Johanna Rolland nous l’a dit à son arrivée à la tête de la mairie et de la métropole nantaise : désormais, les politiques publiques seront « co-produites » avec les nantaises et nantais en les associant aux grands projets de son mandat. La nouvelle maire de Nantes a promis ainsi d’organiser une série de grands débats citoyens tout au long de son mandat. « Le dialogue à la nantaise se met en place » (1) nous assure-ton. Vraiment ? Pourtant, ce coup-là, ça fait longtemps que Jean-Marc Ayrault nous l’a déjà fait et au regard de ce qu’il en a été réellement (2), on est en droit de regarder tout ça d’un peu plus près.
C’est ce qu’on a été faire en allant à la « Grande journée citoyenne » (3) clôturant le premier « grand débat » organisé par nos édiles locales et intitulé «Nantes, la Loire et nous ». Soyons clair dès le début : il ne nous a fallu pas beaucoup d’investigation pour saisir que ce débat avait comme but implicite de faire passer l’idée de la nécessité d’un nouveau pont enjambant la Loire. En effet, depuis que le bon peuple s’arroge le droit de se mêler impoliment des questions d’aménagement du territoire comme à Notre-Dame-des-Landes, il est nécessaire de travailler un peu le message pour faire passer les choses. Et c’est précisément le but politique de ces « grands débats » opérant à trois niveaux : 1. la saturation de l’espace public par une communication institutionnelle autour de cette fameuse « co-construction », 2. se prémunir de l’éclosion de toute parole collective rétive aux projets imposés par nos chers politiques et autres bureaucrates du développement économique. Et enfin 3. la construction de toutes pièces par des professionnels de la communication d’une parole publique qui sait enfin s’accorder parfaitement avec les désirs des pouvoirs en place. Récit donc de cette « grande journée citoyenne ».
C’est indéniable, cette journée avait l’arrière-goût du sacrifice : passer un beau samedi de la fin mai enfermé n’avait rien de bien motivant. Mais c’était sans compter l’enthousiasme et la fougue de cette petite équipe de Missions Publiques, entreprise de communication parisienne spécialisée « dans les démarches qui visent à mettre en mouvement les citoyens, les élus et les parties prenantes à faire émerger l’intelligence collective dans un processus de co-production », autrement dit à réconcilier le citoyen réfractaire avec le personnel politique. Cette réconciliation n’allant pas de soi en ces temps ingrats, elle demande une véritable méthode présentée ici par le menu.
Première étape : cadrer préalablement ce dont aurait envie de parler le citoyen, des fois qu’il aurait des idées saugrenues comme parler de ses problèmes quotidiens ou critiquer le personnel politique. Non, ici les sujets sont bien clos et formulés dans la novlangue techno-socialiste autour de quatre thèmes. On nous fait glisser ainsi, sans trop de subtilité, vers cet incompressible mais encore inconscient besoin de construire un nouveau pont depuis l’inoffensif « Loire, des pratiques et des usages » jusqu’au crucial « Loire, cœur métropolitain, attractivité et qualité urbaine » en passant par l’incontournable « Loire, mobilité et franchissement ». Histoire de nous faire disjoncter le cerveau comme dans un show télévisé clinquant, ces thèmes sont introduits par un clip vidéo agressif (une image-cliché de Nantes toutes les trois secondes) qui, en cinq minutes chrono, matraque à la fois le sujet du thème, les enjeux et l’avis des experts. On en sort la tête à l’envers avec des yeux de harengs frits…
Seconde étape : le quart d’heure « citoyen ». Après cette tornade d’informations et de points de vue dominants introduisant chacun des quatre thèmes, le brave quidam soucieux de la vie de sa cité est donc invité à débattre vingt minutes avec ses sept autres camarades de tablée. Bien sûr, il ne restera rien de ces propos, hormis les seules réponses aux questionnaires à remplir lors des cinq dernières minutes du temps imparti. Heureusement, car la discussion s’est bien souvent égarée sur des chemins imprévus : le débat sur les usages de la Loire s’est transformé en une discussion à bâtons rompus sur les stratégies et solutions de chacun face aux bouchons automobiles qui asphyxient quotidiennement l’agglomération et nos poumons urbains. Il a fallu bien du courage à l’agent municipal devenu pour l’occasion « facilitateur de discussion » pour tenter de faire revenir au vrai sujet, celui qui devait nous amener inéluctablement vers ce pont tant désiré. Prise de pitié envers ce préposé au recadrage dont le niveau de stress ne cessait de monter, la tablée s’est résolue à remplir le questionnaire qui devait donc clore et résumer le débat. Bref, rien à voir avec ce dont nous avions discuté…
Troisième étape : Éviter toute expression collective qui pourrait échapper à l’élan enjoué vers ce fameux pont. Il nous était imposé de changer de table à chaque thème, nous retrouvant ainsi à chaque fois avec de nouvelles personnes inconnues. La construction d’un point de vue collectif et déviant du chemin tout tracé par la boîte de com’ s’est avéré tout simplement impossible. Pourtant, lors du deuxième thème – « Loire écologique, Loire économique » -, nous avons eu un bel échange avec mes nouveaux camarades de table d’où a surgi un témoignage sur la pollution des sols du quartier du Bas-Chantenay, en pleine gentrification mais situé près d’une zone Seveso, et dans lequel les enfants sont un peu plus malades qu’à leur tour. Un autre évoquait l’arrêt d’un jardin collectif en pleine ville pour cause d’une pollution au plomb du terrain cultivé. N’ayant aucun sens de la mesure, une autre a même évoqué l’idée qu’un collectif citoyen indépendant pourrait mener un état des lieux de tous les endroits pollués sur Nantes. Un enthousiasme joyeux a ainsi porté cette discussion ouvrant sur la possibilité d’une réappropriation collective des problèmes écologiques. Las ! Agacé de l’outrecuidance de notre indésirable digression, le « facilitateur de discussion » nous a indiqué qu’il restait cinq minutes pour répondre au second questionnaire sur « les nouvelles filières énergétiques à développer » (une seule réponse possible) ou sur « quel secteur économique est à privilégier grâce à la Loire » (deux réponses maximum). Autant dire que notre enthousiasme collectif a fait long feu…
La dernière étape de cette magistrale méthode pour « reconquérir les citoyens qui doutent des pratiques politiques » (4) est l’utilisation de la technique du sondage issue des questionnaires pour produire cette fameuse « parole citoyenne » sous la coupe permanente des communicants recadreurs. Évidemment, l’orientation des questions formulées dans cette langue technocratique porte et impose la vision du monde et les intérêts des dominants : croissance économique comme seule visée politique, mâtinée d’une petite dose de greenwashing branché pour faire taire les grincheux. Une vision du monde inquiète de « concilier une centralité métropolitaine réaffirmée autour de la Loire » pour qu’elle devienne « une terre d’innovation écologique et de développement économique » (1 réponse possible). Ou encore une vision empreinte du souci de « la production d’un nouveau paysage novateur des bords de Loire du 21ème siècle et des usages innovants » (2 réponses possibles). Même les plus enthousiastes de mes différents camarades de table se sont agacés de ce carcan idéologique, comme ce futur architecte besogneux s’exclamant « mais y’a vraiment pas de nuances, ça m’agace cette manière de poser les questions… » Désabusée par de telles contraintes, l’échange de la tablée a préféré se terminer en écoutant poliment la plus âgée évoquant sa préférence pour le projet de la reconstruction d’un antique pont suspendu lui « rappelant sa jeunesse ». Même le rapport final de la commission du débat, pourtant peu suspecte d’être en opposition avec la démarche, s’est irrité d’un tel cadrage avec un euphémisme très poli : « la séance de travail sur la préparation des questionnaires a été à notre sens insuffisante pour s’assurer de la pertinence des questions », soulignant également la mainmise de la boîte de communication Missions Publiques sur tout le déroulement et les interventions du débat (5).
Cette journée bien orchestrée conduit donc à des conclusions dictées sur le fameux pont, sous couvert de forum large, ouvert, censé écouter les avis spontanés et imprévus. Qu’importe, puisque tous ceux et toutes celles qui ont participé ont bien compris en fin de journée que l’essentiel se décide ailleurs. Le mois précédent, les instances technocratiques de la métropole nantaise avaient publié six projets de franchissements de la Loire dans une double page, la plupart assez farfelus quand aux enjeux avancés, sauf un. Miracle ! C’est celui qui a les faveurs des décideurs. Une manière de conclure le débat avant son commencement et d’indiquer la valeur réellement accordée à la participation citoyenne.
Deux consolations quand même ! La première est l’échec patent de « la promotion de la capacité citoyenne » : bien que la maire, dans un déni de réalité, continue à revendiquer la grandiose participation de 500 personnes à cette journée (6), seules 261 personnes sur les 5000 contactées ont péniblement répondu présentes pour participer à ce grand cirque. Un manque d’intérêt de la population nantaise pour cette initiative souligné par la presse locale (7). La seconde : le repas délicieux et gourmand du midi. Comme quoi, à Nantes, quoiqu’on en dise, on sait mieux renouveler le vieil adage « du pain et des jeux » que la débat démocratique…
Max Bossis
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Nantes Passion Mai 2015, p. 14 et 15.
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« Impasse des Citoyens. Piège à consultatifs », La lettre à Lulu, n°47, Décembre 2004
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Cette Journée Citoyenne du 30 mai dernier achevait huit mois de matraquages publicitaires sous tous les supports possibles et imaginables pour « reconnecter la ville à son fleuve » et développer « la promotion de la capacité citoyenne ». Un grand raout qui aura quand même coûté la bagatelle plus d’un demi-million d’euros.
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« Nantes, La Loire et Nous, Rapport final par la Commission du débat », p. 17.
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Ibid.
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« Nantes réinvente la démocratie participative », Public Sénat, 5 juin 2015.
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: 20Minutes Édition de Nantes du 1er juin 2015.