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Conversions inuit

Revival et transformation spirituelle dans l’Arctique central canadien
Frédéric Laugrand
p. 106-125

Résumés

L’auteur interroge la notion de « transformation spirituelle » telle qu’elle est mobilisée aujourd’hui en milieu inuit par des groupes évangéliques comme le Canada Awakening Ministries (CAM). Bien implanté chez les Inuit du Nunavik et du Nunavut, ce dernier a noué d’étroites relations avec des pasteurs en provenance des îles Fidji. Ses adeptes organisent de nombreux exorcismes et des rituels de guérison de la terre. L’auteur émet l’hypothèse selon laquelle les Inuit en reconnaissent l’idiome tout en disposant de traditions certes fort différentes mais confrontées de nos jours à de multiples défis : d’un côté, l’aiguillon écologique et de l’autre, l’exploitation des ressources nordiques et le discours du réchauffement climatique.

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Texte intégral

  • 1 Voir les discours du Sentinel Group (Otis 2001) ou ceux du Fusion Ministries.

1Les transformations occupent une place centrale dans l’art, les mythes et les traditions chamaniques amérindiennes et inuit. Elles sont omniprésentes au sein de ces univers instables où le visible renvoie toujours à d’autres phénomènes, les humains étant en interaction constante avec des figures non-humaines susceptibles de se métamorphoser ou de se déguiser. Cependant, ces vingt dernières années, la notion de « transformation spirituelle » est aussi apparue au cœur des idéologies évangéliques nord-américaines, qui la mobilisent dans le cadre d’un vaste mouvement de Revival : celui-ci connaît un énorme succès en milieu autochtone, et inuit en particulier1. L’évangélisme constitue une force politico-religieuse incontournable dans le Grand Nord canadien. Plusieurs communautés s’y sont entièrement converties : Quaqtaq, Salluit et Kangiqsujuaq au Nunavik, Qikiqtarjuaq ou Kangiqtugaapik au Nunavut. L’évangélisme a également gagné beaucoup de terrain à Arviat, Pangnirtuuq, Mittimatalik et Rankin Inlet. Quels sont les ressorts de ce succès ? Pour quelles raisons des groupes comme celui du Canadian Awakening Ministries (CAM) parviennent-ils à rassembler autant d’adeptes ? Je propose d’examiner comment les concepts de transformation, de renaissance spirituelle, de guérison/purification et de réconciliation permettent à ce groupe évangélique de présenter aux Inuit un idiome très proche de leurs conceptions chamaniques, alors même qu’il les méconnaît et s’inscrit bien en rupture avec elles – paradoxalement, il est probable que ce soit là un élément-clé de son succès.

2En s’auto-identifiant comme des born again, les Inuit évangéliques se démarquent des religions coloniales antérieures (l’anglicanisme et le catholicisme), faisant valoir la nécessité d’entrer dans une nouvelle vie par un nouveau baptême. Pourtant, en cela, ils procèdent aussi de la même manière que leurs homologues anglicans et catholiques, qui considèrent le baptême comme une transformation. Soulignons le fait que pour les Inuit, le nom (atiq) porte en soi l’identité de la personne : comme chacun possède plusieurs noms, cette identité se décline toujours au pluriel et dans des perspectives relationnelles. Derrière cette injonction de renaître, c’est donc l’ensemble des liens au passé qu’il s’agit de reconfigurer. Mais le CAM va plus loin, en exigeant que toute transformation spirituelle individuelle s’accompagne d’une purification et d’une guérison de la terre – la renaissance individuelle n’étant pas possible sans la régénération de tout le corps social et de l’environnement. L’évangélisme du CAM prend ici l’aspect d’une cosmologie qui, en tant que telle, mêle intrinsèquement temps et espace. La pensée inuit construit le même genre de relations lorsqu’elle mobilise le concept englobant de sila, qui renvoie, selon le contexte, à l’air respiré par la personne, à la sagesse, mais également au temps météorologique, à l’intelligence du monde, ou encore à un esprit puissant (Naarjuk) associé à l’ordre de l’univers qu’on se doit de respecter. Ces éléments, tout comme la fusion du religieux, du politique et de la nature qu’ils induisent, sont d’autant plus intelligibles pour les Inuit que ceux-ci se voient confrontés à une modernité qui a laissé de profondes blessures (la sédentarisation, la scolarisation) et qui continue de faire des ravages.

3Revenons d’abord brièvement sur la notion de conversion, l’un des concepts les plus complexes à saisir selon Pierre-Antoine Fabre (1999). À l’instar des missionnaires, les socio-anthropologues la définissent habituellement comme une metanoia, c’est-à-dire comme un changement radical qui bouleverse la vie des habitants, leurs valeurs et leurs institutions. Plusieurs travaux menés sur la conversion et l’expérience religieuse montrent pourtant que de telles ruptures s’accompagnent souvent de continuités repérables sur d’autres plans. Joël Robbins (2007) et d’autres ont reproché aux anthropologues de mettre un peu trop l’accent sur ces continuités ; mais pour quelles raisons ceux-ci devraient-ils procéder autrement ?

4Dans son étude sur Hermann le juif, Jean-Claude Schmitt (2003) rappelle à juste titre que si la conversion transforme le corps dans le cas qu’il met en lumière, elle n’abolit jamais totalement l’identité antérieure de la personne. Saül devient Paul mais ce dernier garde à jamais ancrée en lui la référence à la religion juive. Pour les Yup’iit de l’Alaska, Ann Fienup-Riordan (1997) a fait valoir l’intérêt de la notion de « négociation », plus adéquate pour rendre compte du phénomène d’interaction à l’œuvre. Cette proposition paraît d’autant plus pertinente qu’elle évite la confusion classique que la plupart des socio-anthropologues commettent en associant trop souvent la conversion à la transformation – alors même qu’une traduction plus ancienne de ce terme, à partir de son étymon grec epistropein, désigne moins l’acte de se transformer que celui de « se tourner vers ». La langue inuit exprime très bien cette nuance, « se convertir » (saagiarpa) renvoyant d’abord à un déplacement du regard. Son synonyme (siqqitiq), plus ancien et tiré du registre de la chasse, désigne lui aussi une transition géographique, la négociation d’un passage difficile comme l’estran ou la descente d’une montagne (Laugrand 2002 ; Laugrand & Oosten 2010a).

5Ces termes montrent que le processus de conversion n’est jamais fermé, qu’il laisse une place à certaines continuités et appelle un double processus de transformation et de transition, l’un n’allant pas sans l’autre, la conversion n’étant jamais une substitution radicale. Je voudrais donc revenir sur un certain nombre d’ambiguïtés et de quiproquos, afin d’éclairer le succès de l’évangélisme en milieu inuit. Présentant d’abord le contexte sociohistorique nordique, je situerai brièvement le CAM au sein de la nébuleuse évangélique et pentecôtiste, en montrant comment celle-ci met en avant l’idée de renaissance. J’examinerai ensuite plusieurs des rituels que le CAM a orchestrés entre 2005 et 2014, avant de revenir sur les notions-clés que sont la renaissance et la transformation pour saisir le succès d’un mouvement bifrons.

Proclamer la renaissance

  • 2 Ces écrits étaient accessibles en caractères syllabiques, un système d’écriture inventé par les mi (...)

6À la fin du xixe siècle et au début du xxe, explorateurs et missionnaires ont tiré la sonnette d’alarme, prédisant l’extinction rapide des peuples inuit alors décimés par l’alcool mais aussi par les maladies qu’ils contractaient lors de leurs relations sexuelles avec les baleiniers euro-américains. L’histoire en a cependant décidé autrement et les populations ont survécu. Les Inuit ont adopté avec beaucoup d’enthousiasme nombre d’éléments exogènes, comme un système d’écriture introduit par les tout premiers missionnaires, des armes puissantes, de nouveaux instruments de musique, etc. Ils ont aussi embrassé assez vite le christianisme. Plus au nord, certains groupes n’ont pas attendu les missionnaires pour se convertir. Découvrant le christianisme à travers des bibles2 qu’ils s’étaient procurés dans les postes de traite, des leaders et des chamanes ont organisé de leur propre initiative des conversions collectives. Ces conversions ont pris la forme de rituels où les participants transgressaient des interdits chamaniques en consommant les parties jusque-là prohibées des gibiers, notamment leurs entrailles (Laugrand 2002). D’autres ont décrété la fin du monde et l’avènement d’un nouvel ordre, si bien que plus d’une dizaine de mouvements religieux ont pu être recensés (Laugrand & Oosten 2010a).

7Les derniers grands chamanes se sont convertis dans les années 1940, de sorte qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les églises anglicanes et catholiques sont entrées dans une phase de consolidation. Les Inuit ont abandonné la pratique du tatouage et pleinement adopté les fêtes chrétiennes, en particulier celle de Noël, qui évoque pour eux les cérémonies hivernales qu’ils célébraient jadis. Les années 1960 ont été marquées par les politiques assimilatrices du Gouvernement fédéral canadien soucieux de sédentariser, d’intégrer et de scolariser les derniers nomades. L’Arctique central a alors vu se constituer plus d’une trentaine de communautés permanentes, avec des écoles, des dispensaires et des structures bureaucratiques. Dès lors, les missions anglicanes et catholiques n’étaient plus les seules à se battre pour le salut des âmes. À la fin des années 1950, les premières églises évangéliques et pentecôtistes se sont installées dans les communautés où elles sont demeurées dans des positions marginales jusque dans les années 1970. Mais avec la poussée des revendications identitaires et territoriales dans les années 1980, elles ont gagné du terrain, séduisant d’abord les plus jeunes générations, une partie des femmes et des élites.

8Aujourd’hui, les sociétés inuit connaissent l’une des croissances démographiques les plus fortes du Canada et font preuve d’une grande résilience politique et culturelle, comme l’illustre la création en 1999 du territoire du Nunavut. Dorénavant, les Inuit disposent de prérogatives importantes sur le plan de la gouvernance et ce, dans plusieurs domaines, en matière d’éducation par exemple. Une assemblée législative élit un Premier ministre, chef du gouvernement. Les populations ont cependant été bouleversées. Un siècle de contacts avec l’État canadien a certes permis une amélioration des conditions de vie (confort des maisons, fin des aléas du nomadisme, déclin des épidémies, fin des mariages arrangés, etc.), mais elle a provoqué de manière concomitante des traumatismes (relocalisations forcées dans les années 1960 ou encore élimination massive de plusieurs milliers de chiens, notamment) et une déstructuration sociale (division des familles et des générations, éclatement des systèmes de partage, etc.). De nos jours, les communautés inuit souffrent ainsi de nombreux maux. Les agences canadiennes de la statistique ne manquent pas de relever ces tristes records : violence domestique, suicide des jeunes, alcoolisme, échec scolaire, malnutrition, problèmes de santé, etc. Dans son étude sur l’église pentecôtiste à Qikiqtarjuaq, Nicole Stuckenberger (2005 ; 2007) montre bien comment celle-ci lutte contre tous ces problèmes sociaux en proposant de restaurer une bonne vie communautaire, par le strict respect de nouvelles règles sans lesquelles toute relation avec Dieu est compromise.

9L’idée d’une transformation spirituelle est récurrente dans les discours du CAM. Un film intitulé Transformations, produit à des fins de propagande par un groupe évangélique américain proche de Billy Graham, le Sentinel Group, joue sur la continuité entre les toutes premières conversions au christianisme du passé et la nécessité d’une reconversion actuelle. George Otis y fait la promotion de la transformation spirituelle à travers la réception de l’Évangile et un contact direct avec Dieu et le Saint-Esprit. Le film débute avec une intervention de Joan Turner, la femme d’un missionnaire anglican resté célèbre et très apprécié de ses ouailles. Joan Turner y raconte une vision qu’elle a eue plus jeune, celle d’Inuit en train de chanter des hymnes et de se réunir pour prier ensemble. Le groupe évangélique rappelle ensuite des événements qui se sont produits en février 1999 à Pond Inlet, et les présente comme la matérialisation de cette vision qui annonce la seconde visite du Saint-Esprit dans les communautés du Nord, et donc le début d’un Revival, d’une vague de renouveau spirituel. Faith Today, un journal évangélique, a décrit les événements3 : un grand bruit se serait soudainement fait entendre lors d’un service religieux, ce quelques années après que des jeunes eurent brûlé, dans un énorme brasier, l’équivalent d’une valeur de 100 000 dollars de cassettes de Heavy Metal, de matériaux pornographiques et de drogue. Le pasteur Bill Arnaquq, quant à lui, a résumé ainsi ce qui advint : « Quelque chose s’est produit sans que nous puissions faire quoi que ce soit, en dehors de notre contrôle. [...] Tout s’est mis à trembler à Pond Inlet (Mittimatalik). Le bruit ressemblait à celui d’un avion, c’était une visite du Saint-Esprit » (Otis 2001). Depuis lors, le CAM et d’autres mouvements évangéliques et pentecôtistes font la promotion de ces événements, les présentant comme l’élément déclencheur du renouveau spirituel.

Le Canada Awakening Ministries au cœur des réseaux évangéliques

10Fondé en 1992 et basé à Niverville, au Manitoba, le CAM joue un rôle moteur au sein de l’évangélisme inuit : il interagit avec tous les autres groupes, appliquant en cela son approche dite « non-dénominationnelle », selon laquelle tout le monde, quelle que soit son affiliation religieuse, est invité à rejoindre ses rangs. Ces relations assez floues mais très étroites que le CAM noue avec une myriade d’autres groupes justifient ici la notion de « nébuleuse évangélique et pentecôtiste ». L’Arctic Mission Outreach Trust Fund lui a offert un appui logistique en finançant la construction de cinq églises. Le CAM maintient également des liens avec l’Alliance Church, fondée jadis par le missionnaire Gleason Ledyard affilié à la Christian and Missionary Alliance, elle aussi proche du réseau de Billy Graham. Il profite en outre du vaste réseau de la Glad Tidings Church qui a ouvert des églises à Arviat en 1969, à Cambridge Bay et Coral Harbour en 1971, ainsi qu’à Baker Lake et Rankin Inlet. Lors d’une cérémonie à laquelle j’ai assisté en octobre 2005, l’église de la Glad Tidings d’Arviat était bondée de monde – couples, familles, jeunes gens et aînés. On put entendre alterner, pendant plusieurs heures au cours de la soirée, musique, prières, hymnes et récits de conversion. Le service religieux souleva beaucoup d’enthousiasme et de ferveur chez les Inuit qui s’étaient déplacés pour écouter un pasteur revenu d’Afrique du Sud. Des membres de l’assistance sortirent des rangs et, s’approchant de l’auditoire, s’effondrèrent sur le sol en pleurant ou en criant, soudainement touchés par le Saint-Esprit.

11Autre mouvement avec lequel le CAM entretient d’étroites relations, celui de la Full Gospel Church, lancé par Bill Prankard en 1974. Ce réseau a ouvert des églises dans une multitude de villages au Nunavik (à Kangirsuk en 1970, à Quaqtaq et Kangiqsujuaq en 1978 mais aussi à Aupaluk, Puvirnituq, Ivujivik, Salluit et Tasiujaq) et au Nunavut (Arctic Bay, Mittimatalik, Pangnirtuuq et Kinngait). Enfin, le CAM a noué quelques liens avec la Northern Canada Evangelical Mission (NCEM) qui a fait son apparition au Nunavik, dans les villages de Puvirnituq et de Salluit (Koperqualuk 2011). Tout comme le CAM, celle-ci promeut l’émergence d’un clergé indigène, d’une église moins hiérarchisée où est affirmée l’autorité suprême des Écritures, ces « inspirations verbales de Dieu », en attendant le retour imminent du Christ et du Saint-Esprit.

12Si le CAM affiche certaines de ses activités sur son blog4, son financement reste obscur. Avec plus de 80 000 dollars de dons en 20145, son budget est substantiel. Depuis 1999, le groupe organise chaque année un voyage en Israël auquel participent des dizaines d’Inuit. Plusieurs voyages ont aussi été effectués au Groenland en 2002 et 2004. À l’occasion de ces déplacements, un objet comme le tambour, pourtant très peu présent dans les pratiques locales en Terre de Baffin, prend une place nouvelle : il devient un symbole culturel qui met en relief la force et la vitalité des cultures inuit. Le tambour est décrit par le CAM comme « les battements de cœur de la vie », et la sculpture en os représentant un danseur au tambour, comme « un symbole de paix, de joie et de célébration » (Laugrand & Oosten 2010a : 355). Enfin, c’est parfois la qulliq, la lampe à huile traditionnelle, qu’on allume pour ouvrir les cérémonies. Plus que les autres groupes, le CAM a tissé d’importants liens avec les peuples indigènes qui, selon sa terminologie, se situent « aux confins de la terre ». Dans les faits, c’est en 2003 que l’homme politique Tagak Curley et l’ancien Premier ministre des Fidji, Laisania Qarase, scellèrent leur collaboration. À cette date, le mouvement évangélique et pentecôtiste était bien établi aux îles Fidji où une Fijian Healing the Land Team avait été créée pour refonder l’identité du pays et restaurer les ressources naturelles. Début 2006, les leaders des Fidji et ceux du Nunavut et du Canada se retrouvèrent en Israël et c’est à cette occasion que fut décidée la venue de l’équipe du CAM au Nunavut. Depuis, les actions du groupe ont lieu presque chaque année dans des villages du Nord, l’un des objectifs étant de réconcilier les peuples et les cultures.

13Le CAM fait de la prière et du baptême par immersion dans un lac les deux grands instruments de la transformation spirituelle. Stuckenberger (2008 : 78) cite sur ce point le pasteur Billy Arnaquq : « le baptême réintègre les prosélytes dans la société en levant tous les obstacles qui bloquent la voie à la guérison ». La puissance de la prière est telle que la plupart de ses adeptes ont en mémoire les miracles qu’elle produit. Ainsi l’épouse d’un leader du CAM m’a fait part de son expérience personnelle :

« Je suis born again depuis presque 48 ans maintenant. J’ai vu beaucoup de choses. La première fois que j’ai été témoin d’un miracle, c’était avec mon mari, alors que nous campions et que j’avais deux enfants en bas âge. Je n’avais plus de lait pour mon bébé, il n’avait pas encore un an. [...] Je pleurais et mon mari m’a alors demandé pourquoi j’étais dans cet état. [...] Il m’a dit, “Mais Dieu veille à tout, il nourrit même les petits oiseaux”. [...] Et le soir, quand on est rentrés, il y a avait une boîte de lait sur un rocher. Je crois au pouvoir miraculeux de Dieu, il n’y avait absolument rien ni personne là où nous étions. »

  • 6 Entretiens réalisés à Maguse River en 2011.

14Un autre adepte m’a expliqué avoir été témoin du pouvoir du sel et m’a rapporté les gestes de son ami6 : celui-ci aurait réussi, un jour où il était pris au dépourvu, à obtenir un « paquet de nourriture » qui lui était soudainement apparu dans l’eau. « Le sel déclenche des étincelles sur l’eau, comme l’électricité », a-t-il ajouté avant de conclure : « Si tu crois en Dieu, tu peux obtenir tout ce que tu demandes ». Pour les évangéliques, la prière est donc un dispositif qui permet de se connecter directement à Dieu, pourvoyeur de tout. Elle n’est pas sans rappeler les irinaliutiit, ces puissantes formules chamaniques avec lesquelles on peut, en cas de besoin, faire apparaître du gibier. La prière fait même aboutir les changements politiques ; elle élimine la corruption, la fraude et les suicides. Selon plusieurs adeptes, c’est elle qui a permis la création du Nunavut, une transformation présentée comme un appel de Dieu à l’unification des Inuit. Le pasteur James Arreak se plaît à le rappeler : « La création du Nunavut est une opportunité pour démontrer le vrai appel de Dieu... Les signes indiquent qu’il faut nous préparer à sa Seconde visite sur Terre. [...] La prochaine étape sera de joindre complètement les congrégations aujourd’hui séparées à travers tout le Nunavut et le nord du Québec en une seule et même Église » (Webster 2004).

15Le CAM promeut en outre un vaste programme moral. Il prône d’abord une sobriété totale face au tabac, aux drogues et à l’alcool. La transgression de ces règles constitue une menace pour le fautif comme pour le groupe. Inversement, leur respect garantit le salut individuel au sein de la grande famille des born again et l’accès à la guérison. Une fois encore, ces règles ne sont pas sans évoquer les tirigususiit (interdits chamaniques) de jadis. La lutte contre les mariages de même sexe permet aux leaders de faire valoir la préséance des traditions inuit : « Selon les valeurs des Inuit, les gays ne sont pas capables de créer de la vie, ils ne peuvent donc aucunement élever un enfant », souligne le pasteur James Arreak (Webster 2004). Le CAM fait plutôt la promotion de la famille et du leadership des femmes dans le domaine public, d’où ses bonnes relations avec des organismes qui, comme Pauktuutit, défendent les droits des femmes inuit. Au Nunavik, plusieurs communautés ont enfin contesté l’enseignement de la théorie de Darwin dans les écoles, indiquant que celle-ci allait à l’encontre des croyances inuit.

  • 7 La référence source n’est plus disponible sur Internet (voir Laugrand & Oosten 2010a : 348).

16Par ses actions, le groupe espère rassembler toutes les forces afin de créer une solide communauté chrétienne. Une convention a d’ailleurs été signée le 21 juin 2006 à Ottawa, témoignant d’une volonté d’inscrire la guérison et la réconciliation dans une réforme politico-juridique : « En tant que peuples des Premières nations du Canada, nous nous considérons guéris, rétablis et libérés. Nous affirmons notre volonté de partager nos lieux d’habitation et notre travail en tant que partenaires dans une transformation réciproque, et nous collaborerons entre nous et avec l’Église au Canada ainsi qu’avec les autres nations et les gouvernements. Nous marcherons ensemble dans la paix, la prospérité et la liberté. Nous nous engageons à restaurer et à promouvoir l’intégrité morale, spirituelle et politique de notre société et l’abandon de toute forme d’aliénation au passé. Nous proclamons notre guérison et notre renaissance sur le territoire du Canada ; et le Canada deviendra une bannière symbolisant la guérison pour toutes les nations du monde7 » (article 2). Ce document a été signé par des leaders autochtones évangéliques, mais sa validité paraît douteuse car ces derniers ne représentent pas l’ensemble des Premières nations. L’idée d’une convention indique bien ici les intentions politiques du groupe.

Les pratiques rituelles contemporaines du Canada Awakening Ministries

Purifier la terre

17Pour le CAM, la transformation spirituelle implique tout à la fois de purifier la terre, d’exorciser les lieux possédés par les forces démoniaques et de guérir et réconcilier les groupes. L’une des premières cérémonies de purification de la terre orchestrée par le CAM fut organisée à Rankin Inlet, du 8 au 11 octobre 2005. Composée d’Inuit et de Fidjiens, l’équipe choisit un ancien site d’échanges situé dans la toundra pour y nettoyer la terre de ses maux par une communion et par le versement de sang dans un trou creusé à cet effet. L’eau purificatrice, associée à l’huile, au sel, et accompagnée de prières, figure ici au cœur du rituel. Cette puissance transformatrice et purificatrice de l’eau fut également convoquée en avril 2014 à Salluit, au Nunavik. Profitant d’une conférence biblique organisée la semaine de Pâques par le réseau d’églises Kuut Umanaqtiit Tuksiarviit (littéralement « les rivières d’eau vivante »), le CAM y tint en effet une séance collective de baptêmes pour plus de 25 jeunes candidats. Le 20 avril, une sortie fut ensuite effectuée dans la toundra avec des aînés, et en compagnie du maire du village : la Fijian Healing the Land Team versa cette fois de l’eau pure et vivifiante sur un rocher, indiquant que la terre était dorénavant guérie, qu’on venait par ces gestes de la rendre à son créateur (blog du CAM, 24 avril 2014).

18Aujourd’hui, ces actions de purification de la terre permettent au CAM de contrecarrer à la fois le discours alarmiste des scientifiques qui s’inquiètent d’un réchauffement climatique et de ses effets sur les ressources (Johnson 2012), et les craintes des écologistes qui voudraient, pour leur part, limiter la chasse et protéger certaines espèces animales, comme l’ours polaire. En effet, pour le CAM, l’accessibilité des ressources ne découle pas du réchauffement climatique mais bien d’un geste de reconnaissance de Dieu qui récompense les Inuit pour leur ferveur – comme les anciens maîtres-animaux de jadis pouvaient relâcher du gibier une fois que les fautes commises avaient été révélées par l’action chamanique. En décembre 2008 et en janvier 2009, lorsque 629 narvals se retrouvèrent prisonniers dans une polynie près de Mittimatalik, le CAM apporta ainsi son appui aux chasseurs inuit qui souhaitaient tuer et consommer ces animaux au plus vite, s’opposant avec vigueur aux écologistes et à certains biologistes qui, eux, réclamaient l’intervention d’un navire brise-glace pour libérer ces animaux. Soutenant à plein l’idéologie de la prédation des chasseurs inuit, le CAM a même introduit la notion « d’environnementalisme biblique » pour rappeler qu’il concevait la nature comme étant au service de l’homme, et non l’inverse (Laugrand & Oosten 2010b).

19Pour les Inuit évangéliques, scientifiques et écologistes sont incapables de voir que Dieu récompense les humains qui entrent dans son Royaume par la repentance ; ils n’incarnent qu’une modernité prétentieuse, sécularisée et désenchantée. Les visions de la « nature » des Inuit et des évangéliques restent bien évidemment très différentes l’une de l’autre. Leur alliance s’impose toutefois face au naturalisme des écologistes et des biologistes qui à l’inverse, ne ménagent plus aucune place au spirituel mais gèrent le règne animal comme s’il s’agissait d’une ressource comptable, comme si l’animal n’avait pas sa propre agencéité et n’était pas en mesure de raisonner ou d’interpréter les gestes des humains. Les chasseurs sont donc d’autant plus sensibles aux gestes et aux discours du CAM que leur conception de la chasse trouve là plus de résonance et une possible continuité à l’intérieur d’une cosmologie plus englobante. En effet, pour les chasseurs, le destin des animaux reste étroitement lié à celui des humains qui les chassent et à des facteurs d’ordre spirituel. Ainsi, selon la conception ancienne de l’angiraaliniq, plus on chasse, plus on montre son intérêt vis-à-vis de l’animal, et plus celui-ci continuera à s’offrir au chasseur, en proie cherchant à renouveler son enveloppe corporelle (Laugrand & Oosten 2014). Inversement, ne plus chasser l’animal, c’est s’en désintéresser. La politique des quotas paraît difficilement acceptable dans ce cadre, d’autant que d’autres options sont privilégiées, comme l’élimination des prédateurs concurrents, l’arrêt immédiat des techniques de marquage dont on souligne qu’elles déplaisent aux animaux, etc. – autant de mesures intolérables pour les gestionnaires de la faune. La christianisation n’a donc pas profondément bouleversé le rapport que les Inuit entretiennent avec les animaux : d’ailleurs, nombre de chasseurs affirment aujourd’hui que Dieu est le véritable propriétaire des animaux, et qu’à ce titre il est en mesure d’en assurer la disponibilité tant que les humains continueront à les respecter et suivront sa Parole.

Exorciser les lieux démoniaques

20La volonté d’exorciser des lieux dits « démoniaques » est omniprésente dans les actions du CAM, qui propose une relecture complète de l’histoire des Inuit. L’idée que des esprits malveillants interfèrent avec la vie des humains rejoint les conceptions des Inuit et se trouve à la base de leurs pratiques chamaniques. Plusieurs rituels mis en œuvre par le CAM et la Fijian Healing the Land Team entre 2006 et 2007 eurent ainsi pour objectif d’exorciser des lieux – idée largement relayée par leurs hôtes fidjiens (Johnson 2012). Ce fut notamment le cas sur l’île de Marble Island, un site que de nombreux Inuit considèrent encore comme habité par des êtres non-humains, notamment par les âmes de défunts : le 11 juillet 2006, 25 Inuit de Rankin Inlet et 11 membres de la Fijian Healing the Land Team s’y rendirent pour y nettoyer la terre. Prenant la mesure du poids du chamanisme, Roger Armbruster, le dirigeant du CAM, concéda qu’il ne le rejetait pas en bloc, reconnaissant même l’existence de bons chamanes : « Les chamanes étaient reliés à la face obscure du monde des esprits. Parmi eux, certains étaient de vrais prophètes de Dieu qui ont préparé la voie pour la réception de l’Évangile et utilisé leur autorité spirituelle pour encourager leurs gens à accepter les enseignements de la Bible », écrit-il sur le blog du groupe. Armbruster fait toutefois référence à des désastres qui se seraient produits jadis, indiquant que des baleiniers avaient « corrompu » les Inuit en abusant de leurs femmes et en abandonnant leur progéniture : « Aujourd’hui, les enfants nés de ces unions illégitimes ont grandi ; imaginez leur crise identitaire [...]. Sans leurs pères occidentaux pour les élever et les aimer, ces enfants ont souffert, et beaucoup ont dû se battre pour s’accepter eux-mêmes [...]. Les mères n’ont pu que se sentir exploitées et sans estime d’elles-mêmes [...] ». Pour le CAM, ces pêchés du passé continuent d’affecter les Inuit d’aujourd’hui. Et la liste est longue : « idolâtrie, sorcellerie, vénération d’esprits ancestraux, adultère, perversions sexuelles, meurtres d’innocents, etc. ». Dirigée par Vuniani Nakauyaca, la Fijian Healing the Land Team prit ce jour-là en charge le rituel de purification et un cairn de pierres fut finalement érigé comme mémorial.

21Les mêmes gestes furent reproduits quelques jours plus tard à Kekerten, une ancienne station de baleiniers près de Pangnirtuuq (Laugrand et Oosten 2010a). Armbruster rapporte cette fois les propos de la pasteure Loie Mike, selon laquelle les problèmes que traverse la communauté découlent d’un sort jeté par un chamane dans les années 1970 : « Les Inuit disent que depuis cette époque, le nombre de baleines diminue encore plus vite et que ces dernières n’ont jamais réussi à se reproduire et à retrouver leur nombre du passé ». Une expédition au parc historique de Kekerten fut organisée le 19 juillet 2006 et quarante personnes y participèrent, à bord de huit bateaux. Une prière fut récitée sur place ; le groupe se divisa ensuite en deux, femmes d’un côté et hommes de l’autre : les participants purent alors se repentir et se demander mutuellement pardon, en leur propre nom et en celui de leurs ancêtres. Par ces opérations, le sort chamanique aurait été retourné, « transformé en bénédiction », conclut Armbruster qui clôtura le rituel par l’érection d’un cairn. Il ajoute que des miracles se seraient produits immédiatement : les eaux de Kekerten auraient retrouvé leur couleur noire, et une nouvelle espèce de poisson y aurait été aperçue. Un autre rituel de purification eut lieu le 13 juillet 2006, dans le village de Pangnirtuuq : ce soir-là, le groupe évangélique se réunit à l’endroit où avait cours le commerce de drogue. Le leader fidjien invita les Inuit et les Blancs de la communauté à purifier la zone selon un protocole désormais classique. Mais cette fois, les festivités se poursuivirent le lendemain avec des membres de l’Église anglicane et de la Full Gospel Church qui avaient été invités à une grande communion : tous les participants purent de nouveau s’y repentir. Jeetaloo, une homme qui se déplaçait en fauteuil roulant depuis plusieurs années, sortit alors de l’assistance et se mit à marcher. Armbruster souligne qu’un autre miracle se produisit sous la forme d’un magnifique arc-en-ciel, preuve, conclut-il, que Dieu venait d’enlever le sort chamanique qui empoisonnait la communauté.

Guérir et réconcilier les générations

22Les thèmes de la guérison et de la réconciliation reviennent enfin de manière récurrente dans les discours du CAM et ce, dès ses toutes premières initiatives. Selon Noor Johnson (2012), l’idée d’une terre maudite par Dieu à la suite des péchés commis par les humains provient directement d’un manuel rédigé par les Fidjiens à partir de leur lecture du Lévitique (Nakauyaca & Ani 2007). Elle a cependant été véhiculée par le CAM dès les années 2000. Ainsi, à l’occasion de la sortie en novembre 2003 du film Broken Promises: the High Arctic Relocation (Tassinari 1994), Armbruster rédigea une lettre de soutien aux Inuit, dans laquelle il exigeait que ces derniers reçoivent des excuses officielles et des compensations financières de la part du Gouvernement fédéral. La même année, il organisa un Healing Workshop afin d’apaiser in situ les stigmates laissés par les relocalisations à Resolute Bay et à Grise Fiord dans les années 1950. Un rituel de nettoyage et de purification fut mis en œuvre : le Cleansing the Land Ritual. Après une confession générale et une communion collective, on procéda au versement de vin sur la terre. La pollution du lieu étant tenue pour responsable de tous les problèmes d’alcool et de violence domestique que connaissait la communauté, le rituel s’acheva dans le bar désaffecté de la base militaire. Son efficacité fut aussitôt relevée par Veronica Dewar, l’ancienne présidente de Pauktuutit, qui indiqua que des arbres commençaient maintenant à repousser sur les lieux : « Se pourrait-il », écrit-elle sur le blog, « que la toundra de l’Arctique ait un jour été couverte d’arbres et qu’il y ait eu ici pendant un certain temps un véritable jardin... que tout cela va revenir, que la terre va se recouvrir d’arbres... C’est une vision en tout cas que j’ai, comme quoi cela vaut la peine de prier ». Le pouvoir régénérateur du Saint-Esprit et de la prière fut donc mis en avant, comme s’il était en mesure de soigner et de régler tous les problèmes sociaux qui affectent les communautés du Nord.

  • 8 Dernièrement, le CAM a participé à la création, au Nunavik, du centre de guérison Aarqitauvik par (...)

23Plus récemment, la réconciliation est un thème qui a permis au CAM de se rapprocher encore plus des aînés et des chasseurs. Une intervention du groupe à Clyde River du 15 au 22 août 2007 est révélatrice de cette orientation. L’équipe composée de quelques Inuit et de deux Fidjiens fut d’abord reçue par le maire de Clyde River, puis par le ministre anglican local et par le groupe des aînés, qui allumèrent pour l’occasion la lampe à huile, la traditionnelle qulliq. Le dimanche 19 août, le groupe se rendit sur le tout premier site où s’était installée la communauté avant sa relocalisation. Les participants chantèrent un hymne en inuktitut et sollicitèrent l’aide de Dieu par la prière, afin que celui-ci transforme les lourdes peines de la communauté en actions de grâce et qu’il fasse ainsi revenir le gibier. L’un des anciens prit alors la parole pour rappeler toutes les iniquités, crimes et péchés commis par les anciens habitants du lieu, et au nom de toute la communauté, il demanda à Dieu le pardon. Sur ce, la réconciliation collective put commencer. Les membres de la Fijian Healing the Land Team s’agenouillèrent et embrassèrent les participants. On effectua des visites à des endroits stratégiques du village, puis un rituel de purification s’ensuivit. Chaque représentant d’une autorité ou d’une institution de la communauté avait apporté un peu de terre de son lieu d’origine : celle-ci fut versée dans une grande marmite devant la foule réunie pour l’occasion. Les cinq principaux leaders identifièrent les cinq principaux péchés commis dans le passé. La terre fut ensuite mélangée à de l’huile et à du sel, et le tout fut répandu à différents endroits du village. La cérémonie s’accompagna de chants et de prières. Le lendemain, le maire dévoila solennellement un document faisant état du nouveau contrat que sa communauté venait de sceller avec Dieu et, à l’instar d’un acte juridique, il le signa publiquement en déclarant que Jésus était dorénavant le maître de Clyde River8.

24Ces rituels furent réitérés à deux reprises par le CAM à Rankin Inlet et à Arctic Bay, du 1er au 7 août 2008 et du 25 juillet au 2 août 2012. Dans les discours prononcés à ces occasions, le groupe valorisa pour la première fois les aînés comme des « gardiens » de la sagesse, des médiateurs en mesure de régler les conflits familiaux. Une puissante demande d’intercession fut envoyée à Dieu du sommet d’une montagne. Photographies à l’appui, le CAM établit le constat qu’entre 2008 et 2012, les lieux avaient bel et bien été transformés, régénérés, la toundra ayant repris le dessus. Le CAM réaffirma alors sa conviction qu’il existait bien un lien entre le cœur des hommes, leur âme et la terre. Et, une fois encore, on fit remarquer que le gibier – des phoques, des narvals, du béluga et d’énormes saumons – était de retour en abondance. D’énormes champignons furent ramassés, mais tandis que les scientifiques attribuèrent leur grosseur au réchauffement climatique, l’équipe du CAM invoqua une récompense divine, et cita un verset d’Isaïe (35-1) qui annonce que la steppe va fleurir et s’épanouir sous l’action divine.

Renaissance, transformation et chamanisme

25En somme, que montrent toutes ces pratiques ? Un point central du discours du CAM est l’idée que la transformation de la communauté implique d’abord une redéfinition des liens que les vivants entretiennent avec le passé. Cette perspective s’avère congruente aux conceptions anciennes des Inuit, pour qui les fautes et transgressions commises par une génération compromettent le salut des générations futures. Les aînés ne tarissent pas d’histoires dans lesquelles cette dynamique est observable à l’échelle individuelle via, notamment, la transmission des noms et des destinées qui leur sont associées. Dans la mesure du possible, les Inuit préconisent de laisser aux mourants la possibilité de se confesser (aniartuq), ce dispositif pouvant faciliter la vie des éponymes et des descendants. Pour eux, il s’agit de se libérer par la parole et de ne rien garder en soi. Lorsque le CAM affirme que les problèmes contemporains des Inuit découlent des péchés et des mauvaises actions des générations précédentes, il présente donc encore une logique qu’entendent bien les Inuit.

26L’idée selon laquelle, pour réussir, le processus de transformation spirituelle individuelle implique une action sur la terre, réactive également une conception ancienne. Nuna, la terre, jouait un rôle-clé dans le chamanisme inuit. La terre, disait-on, souffre vite de l’action des humains, de sorte qu’il était jadis recommandé de déplacer un campement après trois années d’occupation continue, afin d’éviter qu’elle ne se réchauffe. Maggie Akpahatak, une pasteure de Aupaluk au Nunavik, laisse entendre que les Inuit partagent ces conceptions avec d’autres peuples indigènes : « De nombreuses personnes, y compris les leaders qui nous gouvernent, ne voient pas de connexion entre la prière et la repentance et la guérison de la terre, mais nous les peuples indigènes avons compris cela depuis aussi longtemps qu’il y a des gens sur Terre. Ce que font les gens a des conséquences pour la région où ils se trouvent : soit la terre finit par être polluée, soit elle est nettoyée et dans ce cas, elle permet la guérison » (blog du CAM). C’est également par la notion de renaissance et par l’écoute de la parole de Dieu que le CAM rejoint les Inuit. Eva Deer, pasteure de Quaqtaq, confiait ainsi à Louis-Jacques Dorais (2015 : 53) : « En 1980, j’ai offert ma vie à Jésus. [...] Dans l’Évangile selon Jean, la Parole de Dieu, la Bible, parle de la nécessité de renaître. Voici ce que Jésus a dit : “À moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu” (Jean III, 3) ».

  • 9 Entretien, Rankin Inlet, 2004.

27Certains aînés se montrent plus critiques face au CAM et aux autres mouvements, surnommant parfois leurs adeptes qijajuit (« ceux qui pleurent »), mais ils observent eux aussi des ressemblances avec le chamanisme. Felix Kopak y voyait des analogies sur le plan des comportements : « Ces gens qui ont cette nouvelle foi se repentent et lèvent leurs bras au ciel en disant des halaluya haut et fort. La deuxième fois, ils le disent un peu plus fort encore et après la troisième fois, ils agissent de la même manière que les angakkuit [chamanes]. Je ne crois pas que ce soit la bonne foi9 ». Le parallèle qu’établit Kopak entre les évangéliques et les chamanes suggère l’existence d’autres ressemblances, comme la nécessité de suivre scrupuleusement un ensemble de règles, l’importance de confesser les fautes commises, la possibilité d’être possédé par un esprit maléfique ou, au contraire, de recevoir en soi les bons esprits ou bien la Parole de Dieu, etc.

28D’autres aînés font cependant remarquer la supériorité du chamanisme. Felix Pisuk ne s’y est pas trompé, citant les performances du chamane Qimuksiraaq : « Si je vais au service anglican ou au service évangélique et que je souhaite vraiment qu’on me fasse voir quelque chose d’invisible, je ne verrai rien. Par contre, j’ai vu une fois le tuurngaq [l’esprit auxiliaire chamanique] de Qimuksiraaq. Cet esprit avait pris la forme d’un lièvre. Qimuksiraaq sortait et le rapportait de l’extérieur, et on entendait à ce moment-là le bruit du lièvre qui se déplaçait. Il le prenait dans ses bras et l’apportait à l’intérieur. Le lièvre était bien vivant. [...] Aujourd’hui, lorsque je vais à l’église et que je souhaite voir quelque chose, je ne vois absolument rien ». Et Pisuk d’ajouter : « J’ai entendu ces gens de la Glad Tidings Church à la radio. Ils disent : “Prions pour ci ou cela, prions pour un tel qui est malade”. Mais si on disait à ces mêmes gens de se rendre au chevet d’une personne qui a le cancer, aucun parmi eux ne pourrait la guérir. Si on demandait la même chose à un chamane, lui pourrait le faire et cette personne serait guérie » (Kolb & Law 2001 : 79-80). Ces témoignages montrent que pour des aînés qui ont connu le chamanisme, l’évangélisme relève d’une certaine illusion. Les plus jeunes, qui n’ont cependant pas ces références, perçoivent ces pratiques d’une autre manière, voyant là une alternative à l’anglicanisme et au catholicisme, deux églises associées en partie à une longue histoire coloniale.

Conclusion

29Dans ses discours et ses pratiques, le CAM joue simultanément sur deux tableaux. Comme le montre Tanya Luhrmann (2012) à propos de groupes nord-américains, l’évangélisme fonctionne bien sur des ambiguïtés et des contradictions. Chez les Inuit, à une époque où les communautés sont confrontées à une certaine bureaucratisation et à la gestion de nombreux enjeux (sociaux, économiques, éducatifs, etc.), l’évangélisme promeut une spiritualité qui offre une alternative, en ce qu’elle relie l’humain et l’ensemble du corps social à son environnement dans le temps et dans l’espace. Le CAM combat ainsi les maux de la modernité (l’alcool, la drogue, etc.) alors même qu’il en assimile en partie les valeurs (l’individualisme, l’hygiène, etc.). Il rompt avec le passé chamanique mais fait preuve de mimétisme à son égard, comme se plaisent à le souligner certains aînés. Le groupe introduit enfin de nouvelles pratiques rituelles mais celles-ci en rappellent de plus anciennes. En d’autres termes, le CAM préserve ce qu’il combat avec la plus grande énergie, pour reprendre une formule employée par Robbins (2004 : 5 ; 2007) à propos d’autres groupes charismatiques. Cette stratégie lui donne la possibilité de s’afficher comme un mouvement résolument moderne, favorable à la transformation des traditions, au développement socio-économique et politique, à l’exploitation des ressources animales ou minérales. Dans le même temps, le CAM prend la défense des aînés et des chasseurs face à la modernité jugée prétentieuse des écologistes et des scientifiques, par exemple. La capacité du CAM à agir comme un facteur de reconstruction sociale et politique, à relier des traditions anciennes au christianisme et à la modernité, mais également à construire un vaste réseau indigène dans le contexte de la mondialisation sont d’autres facteurs qui expliquent son succès.

30Mais il y a plus. Le CAM réactive le schème de la renaissance, que les Inuit reconnaissent puisqu’ils le mobilisent déjà, que ce soit dans leurs traditions éponymiques – le nom octroyant à la personne une nouvelle identité –, dans le recyclage des âmes animales qui changent d’enveloppes corporelles lorsqu’elles s’offrent en gibier ou, plus largement encore, dans les divers rites de première fois qu’ils pratiquent. L’évangélisme réactualise surtout l’idée d’un univers cosmologique toujours en équilibre, tantôt menacé par des actions démoniaques auxquelles il faut répondre, tantôt susceptible de livrer toutes ses richesses qu’il faut alors exploiter, celles-ci étant le signe d’une récompense spirituelle ou transcendantale.

31Non sans paradoxe, plusieurs des pratiques de guérison de la terre que le CAM met en œuvre renvoient à des pratiques chamaniques très anciennes. La guérison de la terre, par exemple, un espace fortement socialisé, est une action que les Inuit envisageaient bien avant l’arrivée du christianisme. Le missionnaire Edmund James Peck relate ainsi que jadis, des chamanes appelés nunagisaktut apportaient les confessions des humains à la femme de la mer (Sedna), cette opération étant indispensable au rétablissement de la chasse (Laugrand, Oosten & Trudel 2006 : 334). Toutefois, alors que dans ces rituels, les Inuit devaient respecter le territoire et s’y soumettre en suivant toute une série de règles et d’injonctions rituelles (ramper, déposer des morceaux de viande à certains endroits, éviter certains lieux, etc.), dans les rituels évangéliques évoqués ici, l’approche s’est inversée. Les règles d’antan doivent désormais être abolies et la terre, subordonnée à un nouvel ordre politico-religieux. À ce titre, les pratiques rituelles de guérison de la terre du CAM demeurent bien des rites modernes fort distincts des précédents.

32En somme, plus que les autres mouvements qui lui sont apparentés, le CAM a tout d’un Janus bifrons. Le réchauffement climatique, dont l’un des effets immédiats est la multiplication des ressources animales, végétales, et même minérales (en raison de leur accessibilité rendue plus facile par la fonte des glaces), lui permet aujourd’hui d’invoquer une récompense divine. On l’a vu avec le débat sur la taille des champignons, par exemple, qui n’est pas ici imputée à l’augmentation des températures moyennes mesurées par les scientifiques, mais attribuée au retour d’une nature édénique. Il en va de même pour les narvals, dont l’abondance soudaine serait un signe de cette restauration de l’environnement par Dieu. Il y a fort à parier qu’en cas de détérioration des environnements arctiques ou de raréfaction du gibier – ce qui pourrait bien advenir à plus long terme –, le CAM pourra tout aussi facilement retourner son discours, et invoquer cette fois une action démoniaque qui serait due au non-respect des règles et des valeurs qu’il met en avant. Le concept de transformation spirituelle a donc encore de beaux jours devant lui.

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Notes

1 Voir les discours du Sentinel Group (Otis 2001) ou ceux du Fusion Ministries.

2 Ces écrits étaient accessibles en caractères syllabiques, un système d’écriture inventé par les missionnaires wesleyens à l’œuvre auprès des Cris de la baie James. Dans les années 1870, les missionnaires anglicans ont adapté ce système pour traduire et transcrire les premiers catéchismes en langue inuit.

3 http://www.evangelicalfellowship.ca/Page.aspx?pid=1813 (lien valide en juin 2016).

4 http://canadaawakeningministries.blogspot.be/ (lien valide en juin 2016).

5 Information disponible à l’adresse suivante : http://donate2charities.ca/en/CANADA.AWAKENING.MINISTRIES.INC.._.0_133017319RR0001 (lien valide en juin 2016).

6 Entretiens réalisés à Maguse River en 2011.

7 La référence source n’est plus disponible sur Internet (voir Laugrand & Oosten 2010a : 348).

8 Dernièrement, le CAM a participé à la création, au Nunavik, du centre de guérison Aarqitauvik par Eva Deer, une leader de la Full Gospel Church, qui avait été formée à l’école chrétienne des Singing Waters et qui était déjà responsable d’un cercle de guérison (voir Dorais 2015 ; Laugrand & Oosten 2008).

9 Entretien, Rankin Inlet, 2004.

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Pour citer cet article

Référence papier

Frédéric Laugrand, « Conversions inuit »,Terrain, 66 | 2016, 106-125.

Référence électronique

Frédéric Laugrand, « Conversions inuit », Terrain [En ligne], 66 | octobre 2016, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 26 juin 2017. URL : http://terrain.revues.org/15997 ; DOI : 10.4000/terrain.15997

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Auteur

Frédéric Laugrand

Université Laval (Québec, Canada)

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