C’est en avril 1922, à Montréal, que parait à l’origine : La crise. Conférence donnée devant la Ligue des Sans-Travail. Comme son nom l’indique, il s’agit de la version écrite d’une conférence donnée par un dénommé Jean Valjean à une audience de chômeurs montréalais. On se rappellera qu’il s’agit d’une époque difficile pour les travailleurs qui font face, entre autres, au chômage et à l’érosion de leur pouvoir d’achat suite à la fin de la première Guerre Mondiale. Cette crise atteindra son point culminant lors du célèbre crash boursier de 1929. C’est dans ce contexte que la Ligue des Sans-Travail invite un conférencier, dont on ne connaît aujourd’hui que le pseudonyme, à prononcer un discours sur les tenants et aboutissants de la crise.
Du texte lui-même on peut dire qu’il s’agit essentiellement d’une analyse de la conjoncture économique de l’époque. La distribution inégale de la richesse à un moment où la technologie et les capacités de production atteignent des sommets est pointée du doigt par l’auteur qui éreinte le capitalisme et la manière dont il fausse les lois du marché au détriment des travailleurs. Jean Valjean a notamment recourt aux principaux concepts de la pensée marxiste dans le développement de son argumentaire, comme le souligne d’ailleurs Houle-Courcelles dans sa préface au texte. Les positions et le discours tenus par les « unions » de l’époque; c’est-à-dire les syndicats de travailleurs organisés selon le modèle américain, sont également durement critiqués par le conférencier. Un autre aspect frappant du texte réside dans le soin égal qu’il met à décrire tant la situation précaire des ouvriers que celle des agriculteurs. L’importance accordée à ces derniers fait apparaître en creux le discours clérical de l’époque et ses tentatives de relancer la colonisation, à laquelle le texte oppose plusieurs arguments. Ce dernier étant du reste assez court, on laissera au lecteur le plaisir de le parcourir et de le découvrir par lui-même; d’autant plus que ses enjeux sont déjà finement analysés par les préfaciers de ses ré-éditions.
En 2010, dans la foulée des travaux de Mathieu Houle-Courcelles sur l’histoire du mouvement anarchiste au Québec, les Éditions Rupture firent en effet paraître une première ré-édition du texte de Jean Valjean, rendant du même coup accessible au grand public ce document dont les idées et la valeur historique offrent un intérêt certain. La préface rédigée par Patrick Tillard et Mathieu Houle-Courcelles présente bien le contexte historique qui a vu naître La crise en plus d’en souligner les divers enjeux. C’est ainsi que Tillard y avance, entre autres, que la prépondérance des forces nationalistes québécoises dans l’espace public contemporain occulte l’héritage des luttes et des acteurs sociaux qui ne leur sont pas directement affiliés. La présence d’un discours socialiste dans l’espace public québécois, bien qu’attestée par des documents tel que le discours de Jean Valjean, semble ainsi avoir été injustement évacuée de la mémoire collective la plus répandue, laquelle lui préfère l’image du militant nationaliste; celle du Patriote. L’omniprésence du « vieux de 37’ » et des symboles liés aux rébellions dans l’imaginaire collectif sont autant de signes d’une tradition qui offre une vision réductrice de l’histoire, à en croire Tillard.
Le pseudonyme de Jean Valjean fait lui aussi l’objet de réflexions intéressantes de la part des préfaciers. Mathieu Houle-Courcelles explique ainsi en quoi ce choix de pseudonyme renvoi à la querelle entre libéraux et cléricaux de l’époque. L’héritage de Victor Hugo, dont les œuvres témoignent d’un engagement certain envers les démunis, est alors très prégnant chez les libéraux. Ce choix est d’autant plus symboliquement chargé que l’œuvre d’Hugo figure à l’index. Il semblerait que l’œuvre d’Hugo ait malgré tout abondement circulé au sein de réseaux littéraires parallèles aux réseaux « officiels » soumis au contrôle clérical; Houle-Courcelles pointe notamment vers l’Institut canadien de Montréal comme vecteur potentiel de cette diffusion. La théorie proposée par Houle-Courcelles en préface à l’édition de 2010 quand à l’identité de Jean Valjean (mais de laquelle il se dédie dans la récente ré-édition pour proposer une nouvelle hypothèse) désigne Jean René de Cotret comme auteur. L’existence d’un pamphlet publié en 1913 sous le titre de Cherté de la vie et autres problèmes économiques et sociaux et également signé du pseudonyme de Jean Valjean serait à prendre comme étant vraisemblablement l’œuvre du même auteur, à en croire Mathieu Houle. Cette brochure ayant été tirée et distribuée à plusieurs milliers d’exemplaire, bien évidemment hors des réseaux littéraires conventionnels, et ce, jusqu’au début des années 1930, on comprend bien l’importance de tout un pan de notre histoire qui reste, il faut bien l’avouer, assez peu fouillé à ce jour. On notera toutefois, entre parenthèses, les travaux récents menés, en autres, par des chercheurs tel que Guillaume Pinson sur le phénomène médiatique et social qu’est le journal au 19em siècle, qui se situent dans la même veine que ceux de Courcelles. Il semble bien que l’emploi du pseudonyme ait été une pratique répandue dans les lettres en général, et les journaux en particuliers, afin d’échapper à la censure politique et cléricale. Courcelles note d’ailleurs que l’emploi du pseudonyme de Jean Valjean est attesté dans au moins deux journaux libéraux de l’époque, à Saint-Jérome, fief conservateur du curé Labelle. Courrier de faux lecteurs, auteur unique utilisant plusieurs pseudonymes au sein d’un même journal ou pour signer un pamphlet; autant de phénomènes littéraires dont la portée va bien au-delà du simple monde des lettres. On ne peut à cet égard que saluer le travail ayant mené à la ré-édition du texte de Jean Valjean, lequel contribue à faire connaître des pans de notre histoire que certains intérêts préféreraient peut-être voir rester dans l’ombre.
Quelques mots, en conclusion, pour souligner la qualité de la ré-édition de 2017 effectuée par les Éditions de la rue Dorion. Sans rien enlever à l’édition précédente, la qualité du travail de mise en page ainsi que la maquette des couvertures impressionnent, et ce titre n’aurait pas à rougir de figurer sur les rayons d’une librairie grand public. On espère d’ailleurs qu’elle saura s’y frayer un chemin puisque, comme nous l’avons déjà mentionné, il semble bien que son contenu possède un intérêt certain pour quiconque s’intéresse à la société québécoise et à son histoire. Certains déploreront peut-être toutefois le retranchement des commentaires de Patrick Tillard, présents dans l’édition de 2010, de cette récente ré-édition. Le remaniement de la préface à la lumière des plus récents travaux de Houle-Courcelles reste néanmoins un incitatif plus que raisonnable à lire cette nouvelle refonte.
Félix Samuel C.
Le texte de 2010 est disponible pour emprunt à la bibliothèque de la Page Noire ou sur Internet dans les archives de l’Union Communiste Libertaire. L’édition de 2017 est en vente à la librairie de la Page Noire (12$). Un exemplaire de la réédition de 2017 est également à la bibliothèque.
Références
Jean Valjean, La crise. Conférence donnée devant la Ligue des Sans-Travail, introduit par Mathieu Houle-Courcelles et Patrick Tillard, Québec, Les Éditions Ruptures, 2010 (1922), 70 p.
Jean Valjean, La crise. Conférence donnée devant la Ligue des Sans-Travail, présentation de Mathieu Houles Courcelles, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2017 (1922), 76 p.
Mathieu Houle-Courcelles, Sur les traces de l’anarchisme au Québec, Montréal, Lux éditeur, 2008, 280 p.