« Les dictionnaires nous offrent, comme les œuvres littéraires,
les mouvements, les institutions et les créations de la mode, une
image précieuse d’une certaine civilisation, et ils mériteraient
d’être étudiés attentivement par les historiens des idées, non
seulement à cause des renseignements qu’ils nous fournissent
sur les mots, mais encore, et surtout peut-être, en raison de
l’esprit qui a animé leurs auteurs et des conditions qui ont
assuré leur diffusion. » (Matoré 1968 : 26).
1Nombre de chercheurs s’accordent à penser que les années 1950 ont représenté pour l’agriculture une phase de modernisation remarquable. Ainsi, l’historienne Annie Moulin parle avec enthousiasme d’« une spectaculaire mutation » qui « mérite bien le qualificatif de révolutionnaire » (1988 : 211). Avant elle, Paul Houée définissait dans un ouvrage autant scientifique que militant ce qu’il appelait « la révolution contemporaine » du monde rural et de l’agriculture (1972). Quant au géographe ruraliste Bernard Kayser, il évoque, beaucoup plus circonspect, « la modernisation accélérée de l’agriculture française à partir des années 1950 [qui] ne révolutionne pas, contrairement à ce que l’on affirme souvent, une paysannerie séculairement statique et routinière [...] » (1990 : 84). Il confirme en cela l’analyse de Pierre Barral qui, de son côté, tempère la formule, jugée « excessive », d’une « nouvelle révolution agricole » (1978 : 214-216) en lui substituant l’idée moins radicale d’une prolongation des améliorations antérieures. Quoi qu’il en soit, une modernisation des techniques agricoles a bien lieu à cette époque. De nombreux « agents du changement » (Moulin 1988 : 212-215), tant internes qu’externes à la paysannerie, œuvrent pour cela. Parmi eux se trouvent les agronomes. Pouvant « s’acquitter de la fonction d’intermédiaires entre la classe dominante et la paysannerie » (Grignon 1975 : 91), ils sont, en ce début des années 1950, largement acquis à la mystique d’un capitalisme agraire; celui-ci, forgé sur le modèle de l’entreprise industrielle urbaine, tente de rationaliser l’organisation de la production agricole et de prendre part à l’effort de reconstruction nationale. Soutenus idéologiquement par les desseins du Plan Monnet de modernisation et d’équipement, ces agronomes, malgré de faibles moyens matériels (Boulet & Mabit 1991 : 23-24), participent à l’effort de vulgarisation et de modernisation agricoles qui vise à introduire dans les exploitations françaises le modèle organisationnel de l’entreprise capitaliste industrielle. Ils disposent pour ce faire d’outils de propagande parmi lesquels figure le Nouveau Larousse Agricole (1952). C’est plus précisément l’un de ses articles, celui consacré à « La gestion rationnelle des entreprises », qui fera ici l’objet d’une interprétation afin de retrouver et de restituer cet « esprit objectivé » (Descombes 1996 : 289) du capitalisme agraire des années 1950.
2Le Nouveau Larousse Agricole (Braconnier & Glandard 1952) n’est pas à proprement parler un dictionnaire. Il n’est pas, ou n’est plus comme dans sa première version1, un ouvrage qui explique essentiellement des mots classés par ordre alphabétique. Dans cette nouvelle édition de 1952, l’ambition lexicographique originelle cède la place à une logique encyclopédique qui décrit et analyse les choses. Celles-ci s’organisent, comme on nous l’indique dans la préface :
« [selon un plan qui] se déroule logiquement, partant des connaissances du milieu (sol, climat,) et de la plante ou de l’animal, pour aboutir à l’étude des cultures et des élevages, de l’équipement rural, des industries de transformations, des questions économiques et juridiques. Ce plan, qui supprime la fragmentation qu’entraînait inévitablement l’ordre alphabétique, présente les techniques agricoles dans leur unité, en dégage une vue d’ensemble, permet une étude de leurs multiples aspects et conduit plus rapidement et plus sûrement les agriculteurs vers la solution des problèmes auxquels ils se heurtent dans la mise en valeur de leurs sols ou dans l’exploitation de leurs élevages. » (Lemoigne 1952).
3Il est à remarquer que ce « déroulement logique » progresse, pourrait-on dire, depuis le plus « naturel » (« sol », « climat », « plantes », « animaux ») vers le plus « culturel » (« équipement rural », « industries », « questions économiques et juridiques ») des phénomènes étudiés. Il y a dans cette conquête, pratique et intellectuelle, sur une nature « sauvage » qui est mise à distance, voire annihilée comme telle, une conception proprement scientifique de l’objet « agriculture ». Cela est confirmé par l’appartenance disciplinaire du collectif d’auteurs sous la plume duquel est né l’ouvrage, des auteurs qui, dans leur très grande majorité, sont rattachés scientifiquement à l’agronomie. C’est ainsi que Raymond Braconnier, ingénieur agronome de formation, inspecteur général de l’Agriculture et directeur de l’Institut national de la recherche agronomique [INRA], a dirigé la publication de ce dictionnaire en collaboration avec Jacques Glandard, ingénieur agricole. Quant à Jean Piel-Desruisseaux, auteur de « La gestion rationnelle des entreprises » (1952 : 876-880), il occupe la fonction de directeur de l’Institut d’organisation scientifique du travail2 en agriculture (IOSTA).
4Avancer l’hypothèse d’une tentative d’introduction du modèle de l’entreprise capitaliste industrielle en agriculture sur la base d’un outil didactique tel que le Nouveau Larousse Agricole, c’est d’abord, classiquement, relier science et technique dans une logique ou une finalité capitaliste productiviste. La première doit alors servir de base théorique et cognitive au développement pratique et industriel de la seconde. Nous pensons qu’un tel lien existe dans le modèle agricole capitaliste qui, au moins idéologiquement parlant, a partie liée ici avec les « trois idéaux scientifiques » annoncés. Il serait par ailleurs étonnant qu’un ouvrage tel que le Larousse Agricole, encyclopédie dirigée et rédigée par des agronomes, soit exempt de toute pensée scientiste. Maurice Lemoigne3, dans la préface, donne déjà le ton du message qu’il convient d’adresser aux agriculteurs :
« La technique se perfectionne constamment, au fur et à mesure des progrès scientifiques. Les recherches concernant l’action du climat, la nature des sols et leur fertilisation, les découvertes remarquables de la biologie végétale, les résultats souvent spectaculaires obtenus dans la lutte contre les mauvaises herbes, les maladies des plantes et les insectes et autres animaux prédateurs, donnent des moyens d’action d’une puissance inconnue il y a peu d’années. » (Lemoigne 1952 : XXI).
5Le « mode d’emploi du tableau de marche d’exploitation » est peut-être déjà un bon indicateur du travail de (re)définition de l’agriculture moderne auquel s’attellent les agronomes. Ce document invite en effet son lecteur à distinguer deux catégories d’exploitants :
« Ce tableau n’est pas destiné à un agriculteur cultivant son sol depuis de nombreuses années. Un tel homme, en effet, ne pourrait oublier une des opérations nécessaires au bon entretien de sa ferme, le souvenir des actes accomplis l’année précédente étant suffisant pour lui remettre en mémoire tout ce qu’il doit accomplir. Il en est tout autrement d’un jeune cultivateur qui vient de prendre possession du sol dont il doit s’occuper. [...] . Le tableau de marche de l’exploitation a pour but de lui rappeler au moment opportun tout ce qu’il a à faire. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 879).
6La distinction ici esquissée entre « jeunes » et « vieux » exploitants appelle, en filigrane, celle qui sépare « modernistes » et « traditionalistes » dans l’ordre de la constitution et de l’application des savoirs agraires. Le « tableau de marche de l’exploitation » ne s’adresse visiblement pas à une agriculture empirique et routinière, « cultivant son sol depuis de nombreuses années » selon « le souvenir des actes accomplis l’année précédente ». Une agriculture qui, de plus, tend à particulariser et à individualiser la terre ou « son sol », notion qui se différencie de celle, plus impersonnelle, de « sol dont on doit s’occuper ». C’est de la même manière que le toponyme des espaces cultivés4 se voit, quant à lui, ramené à une froide abstraction :
« Le premier travail de l’agriculteur est de prévoir les assolements de ses diverses terres. Il saura, par conséquent, qu’en 1952, par exemple, il ensemencera en orge son champ nommé “champ d’exercice”. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 879).
Figure 1. Tableau de marche de l’exploitation
7Jointes à l’abstraction, ce sont maintenant l’uniformité et l’univocité des « chiffres » et des « lettres » qui assurent le passage —et la dissection méthodique en variables— d’un espace subjectif, vécu, à un espace objectivement mesuré :
« Il [l’agriculteur] lui suffit alors, avec les éléments ainsi constitués, de remplir son tableau : en bas, à gauche, face aux chiffres, il mettra le nom de ses différentes pièces de terre, dans un ordre quelconque (et, à côté, la lettre indiquant la culture pratiquée); en bas, au milieu, face aux chiffres romains, il écrira les noms des engrais ou amendements dont il a l’habitude de se servir ; en bas, à droite, face aux lettres, il inscrira les noms des plantes qu’il compte cultiver. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 879).
8Bel exemple d’altération, sinon de négation, d’une « logique pratique » (Bourdieu 1980 : 135-165) par une raison scientifique, agronomique ! Une telle vision des choses se fait forte de réduire à « un ordre quelconque » des espaces qui, dans la réalité, ne se présentent jamais comme étant physiquement et, peut-être surtout, symboliquement équivalents. Tel champ, par son inscription dans l’histoire collective de l’exploitation, ne pourra, par exemple, être tout à fait identique à tel autre dans l’esprit de l’agriculteur; celui-ci est particulièrement à même d’« individualiser chaque parcelle » (Mendras 1984 : 76) et donc d’établir entre elles un classement ou une hiérarchie quasi sentimentale que la raison savante tente d’abolir ici. Mais le temps n’est décidément plus en agriculture à l’affectif et à l’instinctif (Thuillier 1976 : 154); comme le souligne Maurice Lemoigne, il n’est plus question de mettre en avant cette sorte de nature éternelle qui s’avère peu compatible avec la modernité d’une culture technicienne :
« Dans un État moderne comme la France, où la production agricole joue un rôle capital, le métier d’agriculteur n’est plus une chose simple. La pratique ancestrale, l’amour et l’instinct des choses de la terre, la ténacité, l’économie la plus stricte et l’ardeur au travail ne suffisent plus. Les problèmes avec lesquels le cultivateur est aux prises présentent une complexité de plus en plus grande : complexité technique, économique et sociale. » (Lemoigne 1952 : XXI).
9La connaissance scientifique vise un objet, une nature, qui ne vaut que comme ensemble de régularités généralisables. Notons que ce travail de neutralisation des particularités ne saurait être pleinement efficace sans le recours à l’écrit. Les trois commandements adressés à l’agriculteur —» il mettra le nom... », puis « écrira les noms... » et enfin « inscrira les noms... »— rappellent, avec Jack Goody, que « l’usage de l’écriture [...] est une technique qui permet d’examiner de façon plus minutieuse le savoir d’usage courant, de séparer plus méthodiquement le logos de la doxa5, de pénétrer plus profondément dans la “vérité” » (1979 : 251). Si donc, à travers l’élan moderniste et scientiste qui tente d’emporter l’agriculture en ce début des années 1950, « on ne peut imaginer d’opposition plus radicale entre une connaissance empirique et particulariste et une connaissance scientifique et universaliste » (Mendras 1984 : 76), c’est bien finalement parce que l’idéal scientifique d’objectivité reste inconcevable s’il ne parvient —à l’instar de la séparation fondamentale du travail et du capital dans l’organisation capitaliste— à s’émanciper de la sensibilité et de la personnalité de l’exploitant. Le sujet « connaissant » de la science est un sujet universel, interchangeable, comme semble l’indiquer « l’établissement de documents témoins » en agriculture :
« On peut aussi utiliser des documents établis par des spécialistes ou d’autres agriculteurs, dans des circonstances analogues ou pour des faits identiques à ceux qui doivent être contrôlés. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 880).
10Un tel sujet interchangeable est bien conçu pour une science universelle, c’est-à-dire un mode de connaissance dont les propositions sont vraies quels que soient le lieu mais aussi le moment choisis. Envisagée de la sorte, l’universalité rime ici avec une « décontextualisation »6 de la connaissance à laquelle s’ajoute une « détemporalisation ». C’est ainsi que les « documents témoins peuvent être constitués par des résultats antérieurement constatés et contrôlés dans l’exploitation » (Piel-Desruisseaux 1952 : 880).
11L’utilisation de cet outil graphique que sont les « fiches » est particulièrement recommandée en agriculture pour l’ « Enregistrement des renseignements » :
« Pour éviter des omissions et permettre la consultation facile des renseignements, il est nécessaire d’adopter une forme de documents répondant aux services qu’on attend d’eux; des fiches ont été établies à cet effet. [...] le chef d’exploitation, quelle que soit l’importance de la ferme qu’il dirige, a toujours intérêt à constituer une collection de fiches d’instructions à son usage personnel ou à l’usage du personnel de maîtrise. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 877 et 879).
12Ce processus de stockage matériel de l’information permet l’accumulation d’un savoir empiriquement évolutif, qui est toujours susceptible de s’enrichir :
« Elles [les fiches d’instruction] doivent être complétées chaque fois qu’une modification dans l’exécution des tâches permet d’améliorer le rendement du travail ; lorsqu’une faute ou une erreur se produit, on indiquera son origine et les moyens d’y remédier. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 879).
13Un tel enrichissement ne saurait en fin de compte se passer du recours à l’écrit, sorte de technologie graphique de l’intellect. Lui seul, par la forme stable et permanente qu’il confère au flux initial du message oral, autorise le retour réflexif, l’inspection distanciée du discours devenu statique, et libère du « problème de la mémorisation » (Goody 1979 : 87) inhérent à l’enregistrement de la forme orale :
« L’établissement de documents témoins peut se réduire au souvenir d’opérations antérieures, ce qui, du reste, présente de sérieux inconvénients : limitation de la documentation, insécurité dans la véracité des souvenirs... » (Piel-Desruisseaux 1952 : 879-880).
14Seul l’écrit rend possible ce qui n’est rien d’autre que la mise en place d’« une tradition cumulative d’examen critique » (Goody 1979 : 101) nécessaire à l’avènement d’un mode de pensée proprement scientifique. Un mode de pensée dont l’appropriation symbolique (qui doit faire sens) par le chef d’exploitation sera d’autant plus forte qu’elle prendra la forme d’un travail de l’intérieur, où l’on fait par soi-même. C’est à cette logique que répond l’élaboration de ses propres fiches d’instruction, une tâche qui, fondamentalement, se ramène à l’examen critique de ses propres expérimentations accumulées, notamment « pour éviter les difficultés déjà rencontrées ». L’organisation scientifique du travail en agriculture valide avant tout un savoir issu des faits livrés par l’observation et l’expérience :
« Le contrôle en agriculture. Le contrôle consiste à rapprocher les faits constatés des prévisions, d’une manière permanente ou à des intervalles de temps plus ou moins éloignés. Schématiquement, le contrôle comprend deux stades, auxquels correspondent des documents différents : l’établissement de documents témoins, pouvant être constitués par des prévisions théoriques ou des résultats de contrôles antérieurs; le rassemblement des éléments à contrôler au fur et à mesure de leur apparition, c’est-à-dire l’enregistrement des faits. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 879).
15Une observation et une expérience qui ne valent —dans leur visée de généralisation— que par la répétition ou la multiplication de leur nombre ainsi que par leur inscription dans un temps long :
« L’agriculteur soucieux de gérer rationnellement son entreprise doit réunir, pour chaque parcelle et pour chaque production, un certain nombre de renseignements techniques et économiques que sa mémoire ne pourrait pas conserver infailliblement. Ces renseignements n’auront de valeur qu’autant qu’ils se rapporteront à un grand nombre d’observations au cours du temps. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 880).
16Il apparaît assez clairement que c’est une conception résolument expérimentale —observer, enregistrer, classer et analyser les faits afin d’en tirer des régularités— et inductiviste de la connaissance scientifique qui se déploie ici, c’est-à-dire une représentation de l’activité scientifique comme une accumulation positive de savoirs ou comme un progrès7 cumulatif (Chalmers 1987 : 21-49). Cette représentation, appliquée à l’organisation « rationnelle » de la sphère de la production agricole, doit imprimer durablement, dans l’esprit des exploitants, l’idée impérieuse ou l’incontournable nécessité du progrès technique, de l’innovation et de la modernisation sans fin dans l’évolution de l’agriculture. La science, source de « puissance » dans la « perfection constante » comme le rappelait Maurice Lemoigne dans sa préface du dictionnaire, doit conduire l’agriculture sur la voie d’un progrès matériel illimité qui, toutefois, ne saurait être dissocié, semble nous assurer l’agronome, d’un progrès social :
« Devant l’importance des problèmes économiques et sociaux, certains pensent que la technique doit passer au second plan. C’est là une erreur grave. Toutes ces questions techniques, économiques et sociales sont étroitement liées. La plupart des difficultés économiques et sociales ne peuvent être surmontées que par une technique plus perfectionnée et plus stricte, permettant d’augmenter la production, de maintenir ou d’améliorer sa qualité et de diminuer autant que possible les prix de revient. » (Lemoigne 1952 : XXII).
17Mais à y regarder de plus près, il se pourrait bien que le social, vu comme progrès ou du moins comme « problèmes » et « difficultés » à « surmonter », s’adresse aussi à l’organisation du travail. Une « technique plus perfectionnée » est tout autant susceptible d’intéresser l’organisation rationnelle et scientifique du travail appliquée aux hommes eux-mêmes et à leurs rapports.
18Le temps tel que le conçoit l’auteur de l’article —et par extension la pensée agronomique qu’il représente— est un temps résolument « technicien » (Mendras 1984 : 95-96 et 101). Il s’insère principalement dans une capacité de planification où « dans le domaine de la technique, le chef a pour mission d’organiser le travail » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876). Ainsi, nous dit-on encore, tout travail agricole doit initialement passer par une phase de « préparation [qui] consiste à prévoir les moyens à mettre en œuvre, les méthodes d’exécution du travail, et, enfin, les résultats et les conséquences de l’opération » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876). L’activité agricole, dans laquelle, « plus que dans toute autre activité, rien ne doit être abandonné au hasard » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876), refuse alors l’aléatoire que seule une planification raisonnée des tâches permet d’écarter :
« Chaque opération doit faire l’objet d’une étude de prévision, se rapportant à l’emploi du personnel, du matériel, des produits, et aux résultats à obtenir. La prévision permet de se placer dans les meilleures conditions d’exécution et d’éviter des situations imprévues. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876).
19Ainsi décliné, le temps « technicien » s’impose en agriculture comme un temps « linéaire » (Mendras 1984 : 94 et 113). Il est celui de l’action maîtrisée par la « pré-vision », la programmation de l’« à-venir ». Il s’affirme encore comme étant celui de la progression et du progrès qui s’opposent à la routine tant « l’activité du chef est caractérisée par [...] la nécessité de résoudre des problèmes nouveaux » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876). Une routine dont l’invention idéologique serait « la découverte principale du mouvement agronomique qui se constitue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle » (Grignon 1975 : 78). Celle-ci, pour sa part, s’associe à un temps agraire éminemment cyclique. Temps « traditionnel » d’autrefois, orchestré par l’éternel retour des saisons —soumettant toutefois le rythme de la production aux aléas de la météorologie— et sanctifié par la religion, laquelle permet avec les rites agraires (Lambert 1985 : 40-42; Thuillier 1976 : 149) de distinguer le travail du non-travail (les jours fériés). Ce temps se pose, idéologiquement, par son caractère reproductif, immobile et anhistorique (Eizner 1972 : 318-323), comme l’antinomie d’un temps laïcisé, « technicien et linéaire », porteur de progrès et créateur d’avenir en agriculture. Désormais, l’agriculteur doit voir loin. La maîtrise stratégique du temps s’impose au sein de la nouvelle donne économique en agriculture où le marché, catégorie abstraite et lieu par excellence des fluctuations et du changement, semble être devenu la mesure de toute chose8 :
« Des prévisions budgétaires sont nécessaires, afin d’évaluer les besoins de l’entreprise en capitaux au cours de l’année. Ces prévisions doivent porter sur les dépenses, les recettes et les besoins de trésorerie du fonds de roulement. [...]. Ce calcul permet d’orienter la production vers les spéculations les plus rentables, compte tenu des possibilités techniques et financières, et de la conjoncture du marché. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876).
20Le temps « des prévisions budgétaires » et des « spéculations » est un temps comptable —un nouveau cadre cognitif et normatif qui, bien évidemment, modifie l’attitude traditionnellement méfiante, sinon hostile, de la paysannerie à l’égard du crédit9. Mieux encore, projeté vers l’avenir et donc, objet d’un « calcul » tant mathématique que financier, il est un temps qui s’additionne, c’est-à-dire un temps de l’accumulation pleinement compatible avec « l’esprit du capitalisme » (Weber 1964) et l’« ascétisme séculier » qui le caractérise : le capital, signe de l’élection divine, doit retourner indéfiniment au capital au lieu d’être gaspillé. C’est ainsi, dans cette logique de l’accumulation, que les « capitaux », produits des « spéculations les plus rentables », sont réinvestis afin de « fructifier » : « Activités financières. Au point de vue financier, le chef d’entreprise doit réunir les capitaux nécessaires à l’exploitation, les faire fructifier et en contrôler l’emploi » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876).
21La prévision en agriculture n’est donc pas étrangère à l’esprit du capitalisme qui s’y développe à l’époque. Maintenant, et outre la logique de l’accumulation à l’instant évoquée, il faut, afin d’être complet, relier l’exercice de programmation des tâches agricoles aux relations sociales qui s’instaurent entre dirigeants et exécutants dans le procès de travail. Un autre trait saillant du système productif capitaliste dans son organisation scientifique se laisse alors apprécier :
« La prévision en agriculture. Tout travail, quel qu’il soit, doit comprendre trois groupes d’opérations principales : la préparation, l’exécution et le contrôle. [...]. Le contrôle [mis en exergue dans le texte] consiste à vérifier si tout se passe conformément au programme adopté, aux ordres donnés et aux principes admis. [...]. La prévision peut revêtir trois aspects, suivant qu’elle intéresse le chef d’entreprise, le technicien chargé de la direction du travail ou l’ouvrier exécutant celui-ci. Au stade du chef d’entreprise, la prévision doit porter sur le but à atteindre, les méthodes et les moyens à appliquer. Elle comporte les programmes d’action et de production, les plans de travail et de financement. Au stade du technicien, la prévision revêt un caractère plus précis et plus technique. Pour chaque travail, on prévoit les opérations à effectuer, le personnel et le matériel à utiliser, les approvisionne-ments nécessaires, les temps alloués, les contrôles à pratiquer, les rendements à obtenir, les erreurs à éviter. Enfin, au stade de l’exécutant, il est nécessaire de prévoir les dispositions indispensables à la réalisation du travail suivant le programme fixé. L’ouvrier ne doit rencontrer aucune difficulté résultant d’une insuffisance de prévision; il doit être placé dans les meilleures conditions de travail et recevoir des instructions suffisamment précises sur la conduite à tenir au cours de sa tâche. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876-877).
22Il est aisé de repérer dans ces trois fonctions de la pratique agricole, pratique qui est liée ici à la maîtrise du temps dans le procès de production, le décret d’une division et d’une hiérarchisation indissociablement techniques et sociales des tâches. Le schéma tripartite chef d’entreprise/technicien/exécutant semble correspondre à celui qui discrimine10 les éléments du triptyque théoricien/technicien/praticien dans l’ordre des compétences et des savoirs professionnels mis en œuvre. Un tel schéma consacre visiblement, en tête de liste11, la compétence intellectuelle du planificateur, du méthodologue, du spécialiste de la « maîtrise fonctionnelle » aurait dit Taylor, que personnifie le « chef d’entreprise ». En dessous de celui-ci, mais aussi à mi-chemin entre le théoricien et le praticien, officie ce cadre moyen de l’agriculture qu’est le « technicien » agricole. Affecté au « contrôle » des « ordres donnés », il incarne ce rapport de commandement et de surveillance qui caractérise le schéma taylorien d’organisation du travail, schéma transversal qui vaut pour « tout travail, quel qu’il soit ». Enfin, clôturant la liste, l’« exécutant » se caractérise principalement, et comme son nom l’indique, par l’exécution de tâches essentiellement pratiques.
23Plus fondamentalement, au-delà d’un critère strictement technique qui serait susceptible de justifier à lui seul un principe de division et de hiérarchisation du travail agricole, opère un processus éminemment social de légitimation d’un tel ordre. La distribution verticale théoricien/technicien/praticien sur l’axe des connaissances n’est pas simplement une affaire de compétences techniques. Elle est aussi et surtout socialement sanctionnée. Ainsi, la fonction prévisionnelle (de pré-voyance) qui incombe au chef d’entreprise et qui se distingue des tâches d’exécutions pratiques et non distanciées, réservées aux ouvriers, met symboliquement en jeu deux sens (la vue et le toucher) dont la connotation sociale et historique (Corbin 1991 : 240-241) consacre dans l’imaginaire collectif la domination de l’intellectuel sur le manuel. Il y a cette « prééminence [donnée] aux “sens de distance”, vue et ouïe, capables de fonder une vision objective et active du monde, sur les “sens de proximité”, le toucher et le goût. La conquête collective et individuelle du regard souverain, qui voit loin [c’est nous qui soulignons], au sens spatial mais aussi temporel [idem], donnant ainsi la possibilité de prévoir [idem] et d’agir en conséquence, [...] a pour contrepartie un divorce intellectualiste, sans équivalent dans aucune des grandes civilisations : divorce entre l’intellect, perçu comme supérieur, et le corps, tenu pour inférieur [...] » (Bourdieu 1997 : 34). À la limite, la hiérarchie sociale ne fait dans cette perspective que refléter une sorte de hiérarchie naturelle à travers la mobilisation différenciée des sens selon les individus. Cette pensée naturaliste (Sanselme 1999) est celle d’un « ordre social fondé dans la nature des choses [qui] s’octroie par là la permanence de l’éternité (ce qui est sera toujours, puisque conforme à la nature); il échappe au changement et à la contestation, d’avance disqualifiée comme révolte dérisoire contre la nécessité, des mal classés » (Simon 1991 : 54). Elle est in fine très proche d’une conception organiciste du groupe de production agricole ici considéré tant sa hiérarchie fonctionnelle évoque l’association métaphorique de « la classe supérieure, l’élite, commandant au corps social comme le cerveau commande au corps humain » (Simon 1991 : 55).
24Enfin, toujours en matière de compétences prévisionnelles, il est à remarquer que la division et la hiérarchisation du travail agricole produisent un classement social théoricien/technicien/praticien dont la distribution, du premier au dernier, varie en raison inverse du contact de chacune de ces catégories avec la « terre », c’est-à-dire le lieu de production proprement dit. L’idée et la pratique de l’entrepreneur absent de l’exploitation, qui engage ses capitaux plutôt que sa personne dans l’unité de production, ne sont pas nouvelles (Barral 1968 : 139). Ce qui s’annonce ici, en 1952, n’est que la forte extension, vingt ans plus tard, d’un modèle : celui d’une agriculture industrielle capitaliste dont la forme sociétaire des sociétés civiles d’exploitation agricole [Scea] illustre parfaitement la notion d’agriculture sans sol (Hervieu 1993 : 66-70).
25La prévision en agriculture comme compétence technique est donc avant tout une question de justification d’un ordre social et professionnel inégalitaire. Si le temps et sa maîtrise, pris dans une sociodicée quasi naturaliste, « détiennent ce pouvoir », il ne serait dès lors pas étonnant que la discipline sociale, inhérente à tout rapport humain engagé dans une division et une hiérarchisation sociales du travail capitaliste, s’affiche d’abord sous les traits d’une discipline temporelle qui « figure parmi les premières manifestations de l’organisation capitaliste » (Pinard 2000 : 35).
26Le temps de travail en agriculture doit faire l’objet d’une comptabilité prévisionnelle. Assujetti à un impératif technique puis économique de « rendement », ce « temps réglé » s’ajuste particulièrement bien à la logique d’optimisation de la productivité qui, depuis déjà un siècle, a cours dans l’entreprise capitaliste industrielle urbaine (Thuillier 1976 : 150). Il est, pour ce faire, soumis au chronométrage, autre méthode typiquement taylorienne qui participe alors pleinement de « la prévision en agriculture » :
« Exemple de prévision au stade de la maîtrise : la prévision des temps d’exécution des tâches. Dans le salaire à la tâche, le personnel est rémunéré en fonction du travail produit. Or, toute la difficulté réside dans la fixation de l’unité de travail, c’est-à-dire la détermination de la quantité de travail, exprimée en surface, en poids, en volume, en unités, que l’ouvrier peut fournir sans fatigue anormale, soit dans une heure, soit dans une journée. Même lorsque le personnel est payé au temps (à l’heure, à la journée ou à la semaine), il est nécessaire que le contremaître ou le chef d’exploitation ait une idée précise de la durée d’un travail ou d’une tâche, soit pour y affecter le personnel nécessaire, soit pour rendre compte du rendement de la main-d’œuvre. Seul le chronométrage permet de calculer rationnellement cette quantité de travail. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 877).
27Le temps est donc cette variable « rationnelle » qui entre dans le calcul du « rendement » du travail agricole. Chronométré, il tend à réaliser une inversion majeure en agriculture où « la tâche ne fixe plus les limites temporelles mais le contraire » (Mendras 1984 : 102). Il acquiert en fait ici le statut d’outil à part entière —tout comme l’ouvrier se voit instrumentalisé comme un « personnel à utiliser » dans « la prévision, au stade technicien »— pour « le contremaître chargé de la surveillance » ou « le chef d’exploitation ». Ce temps-outil est aussi un temps-objet. Il se pose comme une extériorité —quelque chose que l’on peut « perdre », par exemple— qui est mesurable ou objectivable et sur laquelle il est possible d’agir :
« Correction des temps de chronométrage. On doit considérer qu’au cours des épreuves de chronométrage la tâche n’est pas effectuée dans des conditions absolument identiques à celles de l’exécution du travail. Il faut, en effet, tenir compte, tout d’abord, de la nécessité des temps de repos. Ensuite, la personne qui a réalisé l’épreuve peut posséder des aptitudes différentes de celles des tâcherons. [...]. Enfin, certaines opérations exigent une finition plus poussée, pouvant entraîner des pertes de temps. [...]. Pour ne pas négliger ces facteurs, les temps obtenus par le chronométrage sont augmentés ou diminués par l’application de coefficients supérieurs ou inférieurs à l’unité. Si, par exemple, le temps de repos doit représenter, pour un travail donné, le cinquième du temps total de travail —c’est-à-dire que, pour une opération exigeant, d’après le chronométrage, 1 heure de travail, il doit être accordé à l’ouvrier 72 minutes—, on affecte le temps de chronométrage du coefficient 1,2. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 877).
28Ce temps-objet est alors ontologiquement indissociable d’un sujet qui tantôt le mesure, voire le « corrige », et l’« affecte » à autrui comme dans le cas du « contremaître » ou du « chef d’exploitation », tantôt le subit comme dans le cas de la « main-d’œuvre », de l’« ouvrier ». Un sujet qui, quelle que soit sa position, s’insère dans un temps chronométré, c’est-à-dire dans un temps qui est fractionné (et fractionnable) et qui n’est pas, bien sûr, sans satisfaire à l’exigence de division parcellaire du travail qui typifie communément le système capitaliste et rompt, en agriculture, avec un modèle artisanal antérieur. Simple décalque de la méthode taylorienne d’étude et de décomposition des temps et des tâches en mouvements élémentaires, celle qui est prônée par le Larousse Agricole rappelle que « la simplification du travail permet d’obtenir le meilleur rendement de ces moyens, avec le minimum de dépense d’énergie, de matière et de capitaux » (Piel-Desruisseaux 1952 : 876). Finalement, c’est dire ici que la discipline sociale inscrite dans la division du travail capitaliste —en termes principalement de subordination et de hiérarchisation sociales des individus au sein de l’entreprise et du processus de production— doit en partie son pouvoir de structuration de l’ordre social à une discipline temporelle —celle du « chronométrage » de l’exécution des tâches agricoles— qui est particulièrement à même de créer un temps sécable.
29L’apprentissage d’une discipline temporelle par l’intermédiaire de laquelle s’installe celle, sociale, de la division et de la hiérarchisation sociales du travail agricole, ne saurait être véritablement efficace lorsqu’elle s’impose trop visiblement de l’extérieur. La familiarisation avec un temps technicien en agriculture doit, là aussi, passer par une « pédagogie de l’intérieur », indissociable d’une « pédagogie de l’exemple » qui met en scène la figure doublement médiane ou intermédiaire du contremaître :
« Le chronométrage est peu appliqué en agriculture : il est difficile de le faire admettre par le personnel. Certains agriculteurs ont été amenés à effectuer les opérations de chronométrage par personnes interposées. À cet effet, c’est le contremaître, chargé du contrôle et responsable de l’exécution de la tâche, qui est chronométré. Le contremaître, qui est généralement un ancien ouvrier, connaît la technique du travail; il peut donc exécuter celui-ci dans les mêmes conditions que les tâcherons. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 877).
30Le contremaître est bien ce « relais » entre le chef d’exploitation, qui par son intermédiaire transmet ses ordres aux « tâcherons », et le monde des ouvriers agricoles qui appliquent ces mêmes ordres. Un relais qui est certes d’une nature technique par sa fonction instrumentale et « organique » au sein de l’exploitation. Mais un relais qui est aussi, et peut-être surtout, culturel par l’origine socioprofessionnelle du contremaître qui s’avère souvent proche, sinon identique, à celle de ses ouvriers. Telle semble être l’importante condition requise pour cette « acculturation planifiée », comme disent les anthropologues, qui vaut comme pédagogie de l’« exemple significatif »12. Une « acculturation planifiée » qui travaille ici à l’avènement d’une agriculture moderne et rationnelle et qui, au-delà de la diffusion de simples traits techniques, véhicule la nouvelle image d’un groupe professionnel dont « l’identité sociale [...] n’est jamais aussi forte que lorsque les catégories de perception du monde social sont le produit direct du monde social à percevoir, lorsque, en d’autres termes, le groupe social se perçoit à partir de ses propres critères [...] » (Champagne 1986 : 59), c’est-à-dire, dans le cas présent, à partir de ses propres [anciens] représentants. Instrument d’un rapport pédagogique qui tend à neutraliser sa part d’arbitraire culturel, le personnage du contremaître rappelle en définitive qu’il n’y a pour les ouvriers de bons « intérêts » que bien « compris » :
« Du reste, ce procédé [du chronométrage par contremaître interposé] n’a besoin d’être adopté qu’au début de l’application de la méthode du chronométrage : lorsque les ouvriers ont compris l’intérêt qu’ils peuvent en retirer —une juste et équitable rémunération— ils n’hésitent plus à subir eux-mêmes l’“épreuve du chronomètre”. » (Piel-Desruisseaux 1952 : 877).
31L’anthropologie capitaliste, qui mesure la valeur humaine à l’aune de la mathématisation, sait se parer de l’emblème imaginaire de la raison émancipatrice...
32Au total, avancer l’hypothèse d’une tentative d’introduction du modèle de l’entreprise capitaliste industrielle en agriculture sur la base d’un outil original tel que le Nouveau Larousse Agricole, c’est créditer théoriquement ou tout aussi hypothétiquement ce document didactique —et plus particulièrement la conception du savoir et du temps agraires qu’il véhicule— d’une fonction ou, mieux, d’un pouvoir de socialisation auprès de la population agricole. Une socialisation que l’on pourrait qualifier de « secondaire » (Berger & Luckmann 1989 : 189-200) dans le sens où cette « acquisition de savoirs spécifiques et de rôles directement ou indirectement enracinés dans la division du travail » (Berger & Luckmann 1989 : 189) succède chronologiquement à une socialisation « primaire », familiale, et tente alors de s’articuler —selon, notamment, ce que nous avons appelé une pédagogie de l’« intérieur » et de l’« exemple »— aux premiers savoirs professionnels dans une sorte de mixte cognitif. Une socialisation qui, cependant, dans la pratique, n’a rien d’automatique ou de mécanique tant le rapport réel des hommes aux normes techniques reste toujours médiatisé par un travail social local de ré-interprétation (Darré 1996). De plus, elle s’appréhende uniquement ici à travers l’examen d’un élément, livresque ou encyclopédique, qui prend place au sein d’une offre plus globale13 de formation technique agricole. Qu’en est-il alors de la demande ? Une partie de la population agricole, que l’on sait à l’époque peu touchée par les innovations techniques (Barral 1968 : 296), a-t-elle effectivement eu recours aux conseils du Nouveau Larousse Agricole ? À défaut de savoir avec précision et certitude quel est, parmi la variété des exploitants agricoles de l’époque, l’idéaltype du lecteur du Nouveau Larousse Agricole14, nous pouvons néanmoins, d’un mot, évoquer celui qui est recherché par les auteurs du présent ouvrage dans leur entreprise de prosélytisme. Cet agriculteur, qui a « compris aussi, nous disent messieurs Braconnier et Glandard, qu’un métier ne fait vivre celui qui l’exerce que s’il est pratiqué avec science et avec raison » (1952 : XXIII), semble tout entier contenu dans l’appellation récurrente « chef d’entreprise ». Il est celui qui sait allier l’autorité domestique du chef de famille à des compétences technique et marchande (Mendras 1984 : 130-133), symboles de la société industrielle (Abdelmalek 1997 : 16). Plus qu’un « métier »15, il incarne en fin de compte idéalement la structure familiale de l’entreprise capitaliste et entre de plain-pied dans le modèle (l’idéal-type) sociétal dynamique de la modernité.