Séance sur la collection « Sociorama » (27/02/17) : une BD sociologique est-elle possible ?

 « Sociorama » est une jeune collection (les deux premières bandes-dessinées étant parues en janvier 2016) qui invite à lire ou relire la sociologie à travers la BD. Nous avons eu le plaisir d’accueillir lors de cette séance, Yasmine Bouagga, codirectrice de la collection, Anne Lambert, sociologue à l’INED et co-auteure de Turbulences, et Julien Guerri, auteur-dessinateur sous le pseudonyme d’Helkarava et auteur de La banlieue du 20h. Chacun des intervenants incarnait un point de vue sur l’ « aventure Sociorama », et une place dans le processus de création. La conférence a commencé par une présentation générale de la collection par Yasmine Bouagga ; puis Anne Lambert et Helkarava ont parlé de leur contribution à leur ouvrage respectif.

Présentant ici le projet et les différentes interventions, nous chercherons à montrer l’enjeu et le défi de la collection « Sociorama » : comment la scientificité de la sociologie peut être réinsérée, réinscrite dans le support a priori non scientifique qu’est la BD ?

Le projet de la collection « Sociorama » (Yasmine Bouagga)

Yasmine Bouagga est sociologue et codirectrice de la collection avec Lisa Mandel, dessinatrice.

La collection résulte du projet conjoint de plusieurs sociologues de l’ENS Ulm qui ont constaté la proximité entre leurs recherches ethnographiques et la BD : la prise de notes ethnographique vise à rendre le plus fidèlement possible ce qui a été observé sur le terrain, et le dessin peut s’avérer un outil très efficace. De plus, la BD comme le travail ethnographique portent une attention toute particulière aux dialogues, qui sont des illustrations sur les relations sociales entre les agents (les personnages) La collection est financée par Casterman, et chaque BD est tirée à 5000 exemplaires. Le projet est semblable à la bédéthèque des savoirs des éditions Lombard, qui, sur un principe similaire associait un essayiste scientifique avec un dessinateur. Ces BD n’ont pas vocation à être un cours illustré, mais un support de vulgarisation qui vise à intéresser le lectorat de BD à la sociologie. Les BD doivent faire 160 pages, être en noir et blanc, sans notes, ni bibliographie, ni termes scientifiques (notions et  concepts sociologiques). Un autre défi est de ne pas faire de la sociologie une source de gags et de rester fidèle à l’enquête de terrain, ce qui est parfois assez difficile à concilier avec l’autonomie des artistes. Comme en témoigne Helkarava, les contraintes ont été assez fortes pour les dessinateurs : le réalisme sociologique et l’exigence d’objectivité ne s’accordent pas toujours au monde tel que les dessinateurs avaient pour habitude de le représenter.

Le processus type de création d’une BD Sociorama est décrit par Yasmine Bouagga : d’abord l’écriture d’un synopsis (quel personnage fait quoi?),  qui doit mettre en avant les résultats de l’enquête. Le story-board est lu et discuté par un comité scientifique pour s’assurer qu’il remplit les exigences de fidélité à l’enquête. Ensuite le travail est assez long : il y a des allers-retours entre le dessinateur et le comité scientifique pendant 9 à 10 mois avant de sortir un volume fini avec une narration fluide qui restitue les résultats de l’enquête.

Ainsi, choisissant de mettre la sociologie en BD, le projet vise à passer d’un support (académique et scientifique : un texte long, non littéraire, avec des notions théoriques et des concepts, des chiffres et graphiques à l’appui…) à un autre (des planches de BD avec beaucoup d’image et peu de texte, sans usage de notions sociologiques ni références bibliographiques….). Quels arbitrages sont nécessaires pour passer de la recherche à la BD ?

La sociologue et le dessinateur, illustrer l’ethnographie d’un long courrier (Anne Lambert)

Turbulences est la mise en BD du travail ethnographique d’Anne Lambert : c’est une de ses premières recherches post-doctorales, une enquête ethnographique sur les longs et courts courriers à Air France. L’idée d’enquêter sur ce terrain lui est venue en suivant une formation anti-stress pour les phobiques de l’avion. Elle s’est intéressée aux deux groupes sociaux constitutifs du personnel naviguant, les pilotes d’un côté, les hôtesses et stewards de l’autre. Ces deux groupes travaillent côte-à-côte dans des conditions très différentes : la sociologue analyse les effets de classe et de genre sur le temps et les conditions de travail.

La BD nous livre trois points de vue sur le vol d’un long courrier, celui des pilotes, d’une passagère phobique de l’avion, et celui des hôtesses et stewards. La présentation d’Anne Lambert met d’abord l’accent sur le travail de coopération avec le dessinateur Baptiste Virot. Pour traduire en dessins son travail ethnographique, Anne Lambert a beaucoup utilisé le support photographique (qui ne peut pas forcément être rendu dans les publications classiques) pour donner un support solide au dessinateur. La scénarisation de l’enquête permet de mettre en scène de façon synthétique un certain nombre d’idéaux-types observés par l’enquêtrice, et de décrire les rapports sociaux à travers la BD sans employer de concepts sociologiques. On notera que la sociologue est absente de la BD : si Anne Lambert a clairement inspiré le personnage de la jeune passagère phobique de l’avion, le travail de médiation scientifique et scénaristique a pris le parti d’effacer la personne de l’ethnographe de la BD.

Anne Lambert explicite l’enjeu de la vulgarisation dans le monde de la recherche : elle compare les champs académiques français et canadien, où dans ce dernier 20% de l’évaluation du CV d’un chercheur sont consacrés au « transfert de connaissance ». C’est pour Anne Lambert une dimension importante du travail de chercheur, qu’il faudrait encourager davantage. Une reconnaissance institutionnelle des œuvres comme Sociorama permettrait de prendre en compte et de valoriser les efforts pour rendre accessible la recherche scientifique.

 La publication de la BD met l’enquêtrice face à un autre enjeu de la diffusion scientifique : elle est beaucoup plus susceptible d’être lue par ses enquêtés. Pour les ressources humaines d’Air France cela a posé quelques problèmes ; ils n’avaient certes pas droit de regard sur la publication, mais ont réagi en fermant le terrain, alors que l’enquête n’était pas terminée ! La BD a cependant été bien reçue par le personnel naviguant, malgré la caricature qui a pu en être fait ; les pilotes, par exemple, y sont représentés comme étant extrêmement virils. L’autre conséquence de la publication en BD est liée à l’effet du dessin, qui contribue à la caricature : l’oralisation des discours et la caricature présentent certes l’intérêt de donner à voir des éléments saillants, mais ils posent la question de la montée en généralité et de la représentativité de ce qui est dessiné. Un élément de réponse peut être apporté par la démarche de représentation d’idéaux types pour mettre en scène par le dessin des concepts sociaux, qui sont un premier pas vers cette montée en généralité.

Le regard sociologique et le travail créateur, dessiner La banlieue du 20h (Helkarava)

Si dans le cas de Turbulences, sociologues et dessinateurs travaillaient ensemble, La Banlieue du 20h est davantage le résultat des multiples retours sur les choix esthétiques d’un dessinateur, commentés, revus et corrigés par Jérôme Berthaut (auteur de la thèse à l’origine de La Banlieue du 20h). La présentation d’Helkarava nous livre ainsi un autre point de vue sur le travail de création, nous permettant de comprendre plus encore quels arbitrages sont nécessaires pour passer de la recherche à la BD. Le dessinateur raconte comment il a vécu tout le processus énoncé précédemment par Y. Bouagga (proposition d’un scénario, évaluation par la direction de la collection, puis par un comité scientifique, mise au point du story-board, multiples relectures…), illustrant ainsi le long processus de création et d’adaptation. Par son témoignage, nous voyons comment le travail artistique est critiqué par l’œil sociologique ; comment la scientificité de la sociologie est réinsérée dans la BD.

Le contrôle scientifique : la thèse (en amont) et le comité de sociologues (en aval).

D’abord les dessinateurs doivent lire la thèse (ou l’ouvrage sociologique) à adapter en BD – lectures auxquelles ils sont souvent peu familiers – afin de connaitre le propos à illustrer. Puis, le travail de scénarisation commence : le dessinateur doit rendre l’histoire intéressante, « qu’on ne s’ennuie pas à la lire » ; même si le scénario finalement choisi est souvent assez plat car différents points de vue sur un « monde social » doivent apparaître[1]. Pour arriver à la version finale de la BD, les dessins et textes sont revus de près par un comité scientifique : les sociologues veillent à ce que les dessins et bulles soient sociologiquement vraies, du moins probables. Par exemple, le sociologue sera sensible aux registres d’expression des différents personnages, qui sont toujours socialement situés. Ces retours et critiques sont parfois difficiles à recevoir par les artistes : le regard scientifique du sociologue serait-il incompatible avec le point de vue esthétique de l’artiste-dessinateur ? Pour faire une BD sociologique, l’artiste ne serait-il pas le premier à être sensibilisé à la sociologie ; voire converti, jusque dans sa façon de représenter le monde social ?

Avoir un point de vue sociologique sur le monde.

Pour illustrer La banlieue du 20h, Helkarava a réalisé un stage dans un JT afin d’avoir un aperçu visuel et découvrir l’univers professionnel du JT, et des observations pour avoir une « image » de la banlieue. Car l’image qu’il avait de la banlieue posait problème : son approche artistique de la ville ne convenait pas à J. Berthaut, car elle donnait à voir une ville (et surtout, une banlieue) « torturée, salle, sombre ». Aussi a-t-il dû convertir son regard, et abandonner sa vision négative et « sécuritaire » de la banlieue (celle-là même que construisent et présentent les JT), et dessiner des immeubles plus propres, plus accueillants.

L’artiste a donc dû convertir son regard, afin de représenter le monde social tel que le sociologue l’a observé et décrit dans son travail de recherche. Passer d’un support à un autre c’est donc aussi passer d’un univers académique d’initiés (les sociologues ou apprentis sociologues) à un univers « profane » de non-initiés à la sociologie (les dessinateurs). L’illustrateur doit donc en un sens se socialiser à la discipline, afin d’avoir une façon de voir, de penser, et de dessiner plus proche de la réalité sociologique.

L’enjeu et le défi de « Sociorama » est de « résumer » par des dessins (et des bulles de dialogue) une thèse sociologique, sans caricaturer les résultats et en restant fidèles à ceux-ci. Il s’agit donc de transmettre une connaissance sociologique via une histoire (et non uniquement par du texte, des chiffres, et des concepts), et d’initier ainsi à la sociologie, et peut-être surtout au regard sociologique. Mêler sociologie et BD, c’est mêler deux regards sur le monde social, celui du sociologue et celui du dessinateur-auteur. Tous deux doivent faire des « compromis mutuels » : le dessinateur ne peut pas représenter sa propre vision artistique et bien souvent remettre en cause son point de vue esthétique (du moins dans le cas de La banlieue du 20h) ; mais le sociologue ne doit pas oublier qu’il y a une histoire à raconter, des personnages à faire vivre, des lecteurs à  captiver, au-delà de la simple érudition. En tout cas, le projet est bien sous le signe d’une diffusion du savoir sociologique, puisque le lecteur est placé au centre des arbitrages et négociations entre sociologues et dessinateurs.

[1] Par exemple, dans La banlieue du 20h, le lecteur suit un jeune journaliste qui part enquêter sur la banlieue ; et c’est par ce personnage que nous entrons dans l’univers du Journal Télévisé (JT), saisissons son fonctionnement et les rapports entre les salariés (rapports de hiérarchie entre chefs, rédacteurs en chef, présentateurs, pigistes précaires…).

Baptiste Bailly et Théoxane Camara (élèves à l’ENS de Lyon)

Compte rendu de la séance du 13 mars 2017 : Bernard FRIOT, « Émanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech »

« Un chercheur en sciences sociales, on lui demande d’épier l’émancipation. S’il ne fait pas ça, il ne sert à rien. » Si le constat paraît de bon sens, il fait pourtant l’originalité de la démarche de Bernard Friot, économiste et sociologue du travail à l’Université Paris-10 Nanterre, qui a publié en 2014 Émanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech[1]. Ces mots, il les a prononcés le lundi 13 mars 2017, lorsqu’il a été invité à l’ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire « Re/lire les sciences sociales », pour revenir sur son livre ou, plus précisément, sur la théorie de la valeur qu’il construit dans cet ouvrage et l’articulation entre recherche et militance qui lui est propre. Pour discuter avec lui de cette tension réactualisée entre le savant et le politique, Usul, vidéaste et auteur de la web-série « Mes chers contemporains », a proposé une réflexion sur son travail de vulgarisateur, de « passeur d’idées », de « pont » entre la recherche académique, la militance de type CGTo-communiste et les forces vives qui se font de plus en plus entendre chez la jeunesse. Nous présenterons ici les points essentiels du contenu des interventions de Bernard Friot et d’Usul dans l’ordre où elles ont été prononcées.

La démarche de Bernard Friot a pour point de départ un contre-postulat. Selon lui, la science sociale critique postule qu’il n’y a qu’une classe pour soi, la classe bourgeoise dominante, et qu’il n’y a en face d’elle que des dominés, des « victimes » dont elle se donne pour objectif d’être « solidaire » en en dénonçant la misère. Ce postulat, dominant en sociologie à la suite de l’oeuvre de Pierre Bourdieu, participe en réalité d’un récit du réel qui fait l’hégémonie de classe dominante. Il s’agit donc pour lui de pratiquer le postulat inverse, c’est-à-dire qu’il a bien existé et existe encore une classe révolutionnaire, qui, d’une part, a subverti à son profit les institutions capitalistes du travail, et dont, d’autre part, il s’agit pour le chercheur de donner à voir les luttes pour « l’émancipation ». Friot propose donc de faire voir, grâce à ce contre-postulat, le « vol de l’histoire populaire » auquel contribue le postulat de la science sociale critique, en retraçant trois des grandes étapes des conquêtes ouvrières.

La première institution du travail que Friot nous propose de relire à l’aune de son postulat, c’est le marché du travail et le contrat de travail. Se basant sur l’ouvrage de Claude Didry, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire[2], Friot montre que le contrat de travail doit être lu comme une conquête ouvrière et non comme une défaite. Contre le modèle proto-industriel du louage d’ouvrage dans lequel des marchands achètent à des marchandeurs de l’ouvrage fait et dans lequel les ouvriers sont invisibilisés, le mouvement ouvrier a imposé, à travers le principe de subordination du contrat de travail, aux capitalistes l’obligation d’être des employeurs, responsabilité à laquelle ils se dérobaient. De plus, le contrat de travail crée, contre le salaire « prix de la force de travail » du louage d’ouvrage, le salaire à la qualification. Contre le premier qui ne reconnaît les ouvriers que comme des êtres de besoins dont il faut laisser de quoi reproduire la force de travail, le second, lui, reconnaît, par la qualification du poste, une participation à la production de valeur économique.

Toutefois, il ne s’agit que d’une « conquête à demi » – en effet, c’est le poste, qui appartient encore aux capitalistes, qui est qualifié – en regard de la seconde institution du travail que subvertit le mouvement ouvrier : le statut de la fonction publique. Il trouve son origine dans les conquêtes coloniales : c’est pour pouvoir muter à volonté les officiers de marine, qu’est institué la qualification du grade et non du poste. Par le grade, c’est la personne même qui est qualifiée. Dès lors qu’il n’y a plus de poste, qu’il y a un grade, il n’y a plus d’emploi, et donc plus de marché du travail. Le statut de la fonction publique de Maurice Thorez de 1947 sort les fonctionnaires du marché du travail et institue, selon Friot, le salaire à vie, c’est-à-dire un salaire basé sur le grade – qui est un attribut de la personne – et versé à vie – car le régime des retraites de la fonction publique, selon lui, est, plus qu’un revenu différé, la continuation du salaire.

La marque du « vol de l’histoire populaire » s’observe encore dans la lecture de la création du régime général de la sécurité sociale de 1946. N’y voir que « la création de la sécurité sociale », c’est nier la subversion qu’institue le mouvement ouvrier. En effet, la sécurité sociale existe avant 1946 à travers un très grand nombre d’institutions dont la gestion n’est pas accessible aux travailleurs. Ambroise Croizat, en 1946, non seulement unifie le système mais surtout confie la gestion des caisses aux travailleurs qui ont, en 1960, géré jusqu’à l’équivalent du budget de l’État. Il s’agit donc fondamentalement d’un changement de la pratique de la valeur et non pas seulement d’un changement de la répartition de la valeur si l’on veut bien entendre qu’il n’y a pas qu’une « valeur » sans qualificatif et si l’on veut bien voir que la production de santé est, de ce fait, sortie des logiques capitalistes.

Pour Bernard Friot, il s’agit là, dans ces trois « conquêtes » de gestes « révolutionnaires », étant entendu que la révolution, contrairement à l’idée que l’on s’en fait souvent, ne tient pas dans le changement de régime politique, qui n’en n’est que l’aboutissement, mais dans le changement des modes de production. Elles instituent, petit à petit, une nouvelle définition du travail. À ce titre-là, Bernard Friot n’hésite pas à affirmer que la production de santé est communiste : elle est le produit d’une part d’investissements décidés par les travailleurs eux-mêmes et financés par une socialisation d’une partie de la valeur par les cotisations – ce qui fait de ces investissements des biens collectivement possédés – et d’autre part d’un travail payé par des salaires à vie.

Si les thèses de Bernard Friot font de lui, par certains aspects, une figure hybride entre le chercheur et le militant, Usul, qui a mis en vidéos la pensée de Friot, se trouve lui entre le chercheur et le militant au sens littéral. Dans cette intervention, qui est comme un retour réflexif sur une pratique de vidéaste-vulgarisateur qui a plus de profondeur qu’on ne le croit souvent, la question de départ d’Usul porte sur la manière de faire passer les idées que produisent les milieux universitaire et intellectuel aux milieux militants et à la société civile. Il pose la question du théorique et du politique au sein des trois champs médiatique, universitaire et politique. Partant de l’opposition entre émotion et raison, il montre que cette tension est bien moins convenue qu’il n’y paraît au premier abord et qu’elle est en réalité hautement politique.

Sa démarche de vulgarisation est d’abord présentée comme un abaissement des coûts culturels des théories politiques. Le vocabulaire technique dans lequel elles trouvent, sauf rares exceptions, leur formulation exclut de fait les non-initiés. Les idées abstraites issues de la réflexion théorique et d’une conceptualisation élaborée sont exprimées dans une grammaire qui leur est propre. Le travail du vulgarisateur est alors d’opérer une traduction, non pas uniquement lexicale, mais aussi formelle. La mise en récit, la mise en image, l’exemplification, mais aussi les schémas sont autant de manières de faire « passer les idées ». En particulier, les formats type « schéma froid » selon le mot d’Usul, sont beaucoup utilisés par les partis politiques et les médias « traditionnels ».

En réalité, cette manière de penser la communication politique, par ces « schémas froids » qui ne sont, somme toute, que des sortes de Power Points un peu plus ludiques et élaborés[3], est très socialement située. Elle relève d’un « snobisme de classe » : ce format est de fait très professoral, paternaliste, voire infantilisant. Il s’agit, d’une part, de montrer aux masses de manière ludique des faits et des raisonnements qu’ils vont pouvoir « se repasser s’ils n’ont pas compris » pour les partis politiques qui présentent leurs programmes ou, d’autre part, de leur pointer simplement le vrai du faux dans les propositions des candidats pour certains médias, qui donnent par là à leur activité de « fact-checking » une « mission de salut public ». L’objectif qu’il y a derrière cette démarche est de ramener la masse, elle qui réagit épidermiquement et irrationnellement, à « la raison » des élites. Or cette raison est socialement située, elle est bourgeoise : elle assimile la politique au calcul froid et rationnel de l’homo œconomicus, la réflexion abstraite de l’esprit pur, sans corps et sans passion.

Il s’agit bien plutôt de reconnaître et d’assumer corps et passions. Citant Frédéric Lordon, il s’agit de « charger en affects les idées », sans quoi elles n’ont aucune consistance. Il s’agit d’un parti pris à la fois honnête intellectuellement et efficace que de montrer les corps : montrer les corps des chercheurs que l’on cite pour dénaturaliser leur autorité et rendre vivante leur pensée, montrer les corps des dominants qui ne sont pas qu’esprits purs mais eux aussi des êtres passionnels – comme par exemple Jean-Marie Rouart qui se contorsionne devant la subversion des thèses de Friot et leur « égalitarisme fou » –, ou encore montrer les corps des dominés pour leur rendre leur humanité – comme par exemple les « corps qui se redressent » dans La Sociale de Gilles Perret. Le rire, l’humour, joue aussi un grand rôle subversif : il crée de la connivence dont la force ne doit pas être sous-estimée. L’exemple de la campagne de « mèmes » sur internet en faveur de Donald Trump[4] est à ce titre tout à fait représentative : sans pour autant cautionner leur contenu, on ne peut nier que la « haine de l’émotion » des médias traditionnels, qui ont voulu « fact-checker », s’est révélée inefficace. En définitive, le travail d’Usul montre que l’on peut mettre à contribution ces outils communicationnels pour mieux participer d’une diffusion plus large et plus utile des méthodes, des concepts et des résultats des sciences sociales, autrement dit, pour faciliter la lecture ou la relecture les sciences sociales.

[1]     B. Friot et P. Zech, Émanciper le travail: entretiens, Paris, La Dispute, 2014

[2]     C. Didry, L’institution du travail: droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute, 2016. Voir le compte rendu de Jonathan Louli pour Lectures

[3]     Voir notamment celle de la campagne de Benoît Hamon « Dessine-moi la gauche ».

[4] Voir l’article de Politico Magazine

Quentin BRCIC, Maxime FARON, Léo ROSELL, Victor VEY (Elèves à l’ENS de Lyon)

Compte rendu de la séance du lundi 12 décembre 2016 : Hervé Le Bras, « Anatomie sociale de la France. Ce que les big data disent de nous »

Lundi 12 décembre 2016, le séminaire « Re / lire les sciences sociales » recevait le démographe Hervé Le Bras pour discuter de son dernier ouvrage, Anatomie sociale de la France. Ce que les Big data disent de nous, Paris, Robert Laffont, 2016. La séance était co-organisée par le physicien Pablo Jensen, également second intervenant.

L’intervention de l’invité : Hervé le Bras

Le propos général d’Hervé Le Bras dans son intervention était de présenter et d’illustrer, au travers de quelques exemples biens choisis, la méthode qu’il a déployée dans Anatomie sociale de la France.

 Il s’agissait dans un premier temps de montrer la nécessité de croiser les données statistiques, au lieu de les utiliser individuellement, afin de mieux comprendre les comportements sociaux. Ainsi, à regarder les chiffres de loin, une différence sensible entre les hommes et les femmes semble s’exprimer dans le vote en faveur de l’extrême droite : aux dernières élections françaises, 30% des hommes et 26% des femmes ont voté pour le Front National. S’agit-il d’une différence de sexe ? A priori seulement, car il faut regarder la composition de l’électorat : parmi les personnes âgées, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Or, les personnes âgées votent moins pour le FN. En rectifiant avec une structure d’âge égale pour les deux sexes, on obtient 28,3% et 27,7%. L’effet du sexe et de l’âge se composent donc : en ne prenant en compte qu’un seul d’entre eux, on risque de masquer la véritable structure de la société.

Un autre exemple convoqué par H. Le Bras permet de comprendre le jeu complexe de composition des données : le rapport entre catégorie sociale et vote. Il est en effet tentant de penser que la Profession et Catégorie Sociale (PCS) détermine le vote. Hervé Le Bras présente alors un de ces outils de modélisation. Il simule un vote avec pour seule variable explicative la PCS, et attribue à chaque PCS la probabilité de voter pour tel ou tel candidat. Il apparaît que les résultats de la simulation sont très éloignés des résultats empiriques, et qu’il n’est pas possible de trouver les bons coefficients de probabilité.

Ce passage par la formalisation permet ainsi de montrer qu’il est faux de considérer que le vote est déterminé (uniquement ou même principalement) par les PCS.

Après cette première présentation, Hervé Le Bras s’est arrêté un moment sur quelques outils de statistique formelle qu’il utilise dans son livre. Dans un souci de synthèse, nous ne présentons pas ces outils dans le détail ici. Contentons-nous de noter l’idée générale de l’auteur : les méthodes statistiques traditionnelles présupposent des relations de composition trop simples entre les effets des variables. M. Le Bras a notamment souligné le fait que les régressions logistiques supposaient souvent une cumulativité des effets, alors que dans certains cas, selon lui, les effets ne se composent pas par l’addition, mais par la multiplication (il a notamment pris l’exemple du chômage).

Finalement, Hervé Le Bras conclut son intervention par un retour sur ce que permet l’exploration des « Big Data », sous-titre de son ouvrage. Il reconnait qu’il n’utilise pas vraiment de big data, puisque les « big data » sont de l’ordre du milliard de données tandis que celles de l’INSEE sont de l’ordre du million. Mais qu’importe : ce grand nombre de données permet de gagner de la prévision.

Sa démarche, nous dit-il, est rendu possible par l’accès à de nombreuses données de l’INSEE : le croisement des données permet de donner une description fine de la société, grâce aussi à la taille considérable des échantillons. Il prend l’exemple du taux de chômage, expliqué à la fois par l’âge, le niveau d’étude, la présence ou l’absence d’un événement migratoire dans le parcours de vie : les résultats sont dès lors précis et contrastés. Cependant, il ne faut croire que seul le nombre des données peut suffire pour arriver à tout expliquer. La décroissance de l’erreur de prévision est très lente (une seule donnée est associée à 100% d’erreur, mais 100 000 données ne réduit ce pourcentage que de 10 points).

Ainsi, H. Le Bras conclut sur une note optimiste : nos craintes d’un Big Brother, qui à l’aide de nombreuses données, anticiperait nos comportements semblent infondées ; les comportements individuels ne sont pas prévisibles, seuls le sont les comportements agrégés.

L’intervention du discutant : Pablo Jensen

Pablo Jensen a ensuite pris la parole et articulé un propos rapide autour des sciences sociales et de la question de leur formalisation. En effet, aujourd’hui, les big data semblent renouveler les sciences sociales : quelques informaticiens, physiciens (pas tous !) sont attirés par ces données et s’intéressent à la « modélisation du social », avec peut-être pour projet d’une science de la société (enfin !) positive.

Pablo Jensen, lui-même physicien, se détache d’une telle posture. Les sciences sociales sont en effet perturbantes si on les approche de la même manière que les objets traditionnels de la physique: les mêmes causes ne provoquent pas forcément les mêmes effets (le taux de chômage diminue avec le diplôme pour les jeunes… mais ce même taux augmente avec le diplôme pour les plus âgés), et l’expérimentation est en sciences sociales plus complexe.

Pour conclure sur les big data, Pablo Jensen se place du point de vue de Google, plutôt que celui de l’État : cette avalanche de données sert moins au bien commun qu’à celui de l’entreprise. Ainsi, Google, grâce aux données informatiques (historiques des recherches sur le site, « cookies », et autres « traces » que nous laissons sur le web), peut essayer de deviner si un individu est au chômage, et ainsi placer une publicité adaptée à nos « préférences révélées » (pour un travail ou des vacances).

Discussion avec la salle

La question de l’imprécision des catégories en général, et des PCS en particulier, a été plusieurs fois soulevée. H. Le Bras est d’accord, mais souligne que plus les catégories sont fines, moins on gagne d’information… Quant à P. Jensen, il explique la nécessité des catégories génériques : il n’existe pas de catégories pertinentes en soi. Il peut néanmoins être utile d’utiliser des catégories plus fines sur un cas précis.

Lorsque l’un des participants a demandé à H. Le Bras d’expliquer les raisons d’un fait (le vote FN par les personnes âgées) mis en avant dans le livre, le démographe en a profité pour rappeler que son livre n’est pas fait pour expliquer sociologiquement. Le but de son livre est avant de l’ordre du constat : il s’agit de « mesurer », de faire une « anatomie sociale » de la France.  Ce thème de la démarche de H. Le Bras a permis d’aborder la question du public auquel il s’adresse, puisque son livre n’est ni tout à fait de la vulgarisation, et ni vraiment à l’usage d’universitaire. Le démographe avoue alors regretter le manque de lisibilité de son ouvrage (toutefois toute relative, et malgré ses efforts, notamment sur la mise en page des graphiques) : il est difficile de maîtriser 22 millions de données…

La présence d’un démographe et d’un physicien à la même table, et même, une certaine harmonie, a pu surprendre. En témoigne un assez long moment d’échange avec la salle sur la possibilité d’un dialogue entre des disciplines a priori éloignées, ainsi que sur la question de l’interdisciplinarité. P. Jensen nous met en garde : sa propre ouverture disciplinaire et celle de H. Le Bras lui semblent exceptionnelles. Le dialogue ne se passe pas, en général, et il faut le forcer un peu. A chaque fois que le dialogue a lieu, il s’appuie d’ailleurs des opportunités, sur des cas spécifiques. H. Le Bras se méfie lui aussi de la fameuse « interdisciplinarité » : selon lui, c’est à l’intérieur de l’individu qu’elle doit d’abord avoir lieu. Il prend son propre parcours, qui, après une formation à Polytechnique, lui a permis d’approfondir la démographie et de s’intéresser également aux mathématiques, à la sociologie et même à l’architecture. Les deux intervenants sont d’accord pour souligner le principal risque de l’interdisciplinarité : le survol artificiel de la discipline qu’on ne connaît pas. Il s’agit en effet de s’ancrer dans une tradition, de maîtriser des outils qui ont une longue histoire.

Enfin, les big data ont suscité quelques interrogations de la part du public, qui a souhaité approfondir ce thème. Que nous permettent-elles de comprendre ?

Le Bras et P. Jensen sont d’accord pour y voir parfois un effet de mode : les conférences sur les big data sont souvent creuses, et les enquêtes les utilisant peuvent reposer sur des effets de manche. Pourtant, l’utilisation des big data a bien des effets, mais davantage pour des entreprises privées sur Internet, comme Google, Amazon, qui s’en servent pour proposer des produits adaptés aux goûts, besoins, etc. de chaque utilisateur.

Notre rapport aux big data est lui-aussi intéressant. Elles suscitent des réactions très différentes : on peut craindre le pouvoir qu’elles donnent à Google, on peut redouter l’émergence d’un Big Brother, on peut considérer qu’elles vont révolutionner le monde… Toutefois, P. Jensen relativise l’importance de ces big data : spécialiste des systèmes complexes, il explique que les « données complexes » ainsi que l’accumulation immense des données, ne donnent pas forcément de meilleurs résultats. C’est un point qui avait déjà été abordé par H. Le Bras : la capacité à « déterminer » est décroissante avec le nombre de données. Même si on double les données accessibles, on n’augmentera pas tellement la précision de notre connaissance. Le big data, ce n’est donc pas la panacée. En revanche, il considère la « révolution numérique »  comme quelque chose de plus large, à la fois économique, social, politique, et qui peut, elle, davantage révolutionner l’univers de la connaissance.

Robin Lenoir et Tom Cluzeau (élèves à l’ENS de Lyon)

Bourgeoisie et distinction sociale

La conférence du 18 janvier 2016, organisée dans le cadre du séminaire « Re/lire les sciences sociales », donnait la parole à Michel Lallement et Anaïs Collet. Sociologue spécialiste du travail, Michel Lallement a récemment publié Logique de Classe. Edmond Goblot, la bourgeoisie et la distinction sociale, un ouvrage dans lequel il retrace le parcours biographique d’Edmond Goblot, philosophe spécialiste de logique du début du XIXe siècle et contemporain d’Émile Durkheim. Il est par ailleurs l’auteur du célèbre ouvrage La Barrière et le Niveau, étude sociologique sur la bourgeoisie qui a contribué à fonder la sociologie des classes sociales. Au travers de cette biographie, Michel Lallement s’interroge sur les conditions de production de l’œuvre de Goblot et en propose une relecture. Également sociologue, mais spécialiste de sociologie urbaine et de sociologie des classes sociales, Anaïs Collet, la seconde intervenante, a récemment publié Rester Bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction. Cet ouvrage rend compte des stratégies de gentrification d’ancien quartiers populaires par les nouvelles classes moyennes venues s’y installer.

La Barrière et le Niveau à l’aune de ses conditions sociales de production (Michel Lallement)

La conférence a été ouverte par Michel Lallement, qui a présenté son intervention comme une réflexion de sociologie du travail et d’épistémologie de la sociologie, dont l’objectif est de mettre en lumière les conditions de production de la connaissance, conçue comme production de l’esprit. En cela, Michel Lallement se positionne bien en sociologue du travail : la philosophie et la sociologie sont pensées comme des constructions sociales nées d’un travail de pensée et d’écriture, au même titre que n’importe quelle autre production, les conditions de cette production devant donc être interrogées. C’est dans cette perspective qu’il a présenté les résultats de sa recherche, en mettant en lumière quatre points essentiels pour comprendre l’œuvre d’Edmond Goblot.

Dans un premier temps, Michel Lallement s’est intéressé à l’enfance de Goblot et à son milieu d’origine : Edmond Goblot est originaire d’une famille petite bourgeoise qui profite fortement de la mise en place de l’administration républicaine, dans laquelle le père d’Edmond fait carrière pour s’élever socialement. Cette dernière se caractérise par un fort principe de solidarité entre membres, qu’il s’agisse de solidarité matérielle (prêts d’argent, cours à distance) ou d’un appui prenant la forme du conseil ou de l’encouragement. Il faut également souligner la prédominance accordée à la réussite scolaire, pour les filles comme pour les garçons, laquelle incite les enfants à faire des études et à travailler dur pour s’élever socialement. Dans un deuxième temps, Michel Lallement est revenu sur le parcours scolaire et la carrière d’Edmond Goblot, bon élève, qui entre à l’ENS de la rue d’Ulm après trois ans de préparation, et y rencontre Henri Bergson (issu de la promotion précédente) ainsi qu’Émile Durkheim, son condisciple. Il bénéficie par la suite de l’augmentation du nombre de postes d’enseignants et entre dans la fonction publique pour y faire carrière en tant que professeur de lycée, puis de faculté. Son parcours scolaire et sa carrière sont typiques de ceux d’une génération d’enseignants qui profitent des bienfaits de la IIIe République, bien que sa carrière ait été plus lente et moins brillante que celle de la plupart de ses condisciples de Normale. En 1898, il réussit une thèse sur la classification des sciences.

Les troisième et quatrième points soulevés par Michel Lallement concernent le parcours intellectuel de Goblot. D’une part, la pensée de ce dernier ne peut être comprise qu’au travers du prisme du débat entre positivisme et spiritualisme qui divise les philosophes de l’époque. En effet, sa socialisation familiale et son parcours scolaire puis professionnel l’orientent plutôt vers le positivisme, ce qui se l’amènera à abandonner ses idées religieuses, à entreprendre des études de médecine et à faire une thèse sur la classification des sciences. Mais cette inclination pour le positivisme est rapidement contrebalancée par l’influence qu’ont sur lui ses maîtres en philosophie, à l’ENS notamment, presque tous spiritualistes. Ce dilemme intellectuel a marqué toute son œuvre intellectuelle et constitue un élément décisif pour comprendre La Barrière et le Niveau – ouvrage mêlant philosophie et sociologie dans une logique interdisciplinaire positiviste, mais qui demeure néanmoins héritier de la logique aristotélicienne, en vogue chez les spiritualistes. D’autre part, Michel Lallement s’est intéressé à la thèse de Goblot, dans laquelle ce dernier défend un point de vue très hétérodoxe et fortement positiviste : selon lui, toutes les sciences suivent la même évolution historique, elles sont d’abord inductives, puis montent en généralité et ainsi acquièrent progressivement le statut de science hypothético-déductive. Toutes les sciences commencent donc par s’appuyer sur l’observation et l’expérience et sont donc soumises à des représentations du monde qui sont le produit d’une activité collective. De ce fait, la sociologie est supérieure à toutes les autres sciences, y compris la logique même, qui n’en sont que des ramifications. On comprend mieux alors l’intérêt de Goblot pour la sociologie et l’existence d’une œuvre comme La Barrière et le Niveau.

L’étude de parcours de Goblot permet ainsi de comprendre les conditions de production de La Barrière et le Niveau, ouvrage de sociologie sur la bourgeoisie, écrit par un logicien lui-même bourgeois mais héritier d’une « bourgeoisie de capacité » faiblement dotée en capital économique, qui s’élève grâce à la méritocratie républicaine.

Cette étude des conditions sociales de production de La Barrière et le Niveau permet à Michel Lallement de proposer, dans la dernière partie de son intervention, une relecture de cette œuvre affranchie de l’héritage bourdieusien. En effet, le chercheur voit dans l’ouvrage de Goblot une application à la bourgeoisie des principes de classification de la logique et plus spécifiquement des thèses qu’il a défendues dans son Traité de Logique : la bourgeoisie justifie son existence en tant que classe sociale en produisant un discours de classification des attitudes, goûts, manières d’être entre ce qui est bourgeois et ce qui ne l’est pas ; or cette classification est fondée sur une série de paralogismes, c’est-à-dire de raisonnements faux.

Deux types de paralogismes sont mis en avant : d’une part, le « paralogisme de critère », qui articule des formes de jugements de niveaux différents pour produire des critères d’appartenance à la bourgeoisie. Par exemple, un bourgeois se doit d’être original dans sa manière de s’habiller pour se distinguer du peuple (théorie de la barrière entre les deux classes sociales), mais il ne doit pas être original et s’habiller comme ses pairs (théorie du niveau, de la similitude entre tous les membres d’une même classe sociale) ; ce raisonnement articule comme égales une proposition au niveau collectif (l’ensemble des bourgeois doit se distinguer de l’ensemble du peuple) et une proposition au niveau individuel (le bourgeois doit s’habiller comme les autres membres de sa classe sociale), d’où la contradiction de la proposition selon laquelle il faut à la fois être original et ne pas l’être.

Le second type de paralogisme est appelé « paralogisme de jugement » ; il s’agit là d’un raisonnement articulant types différents de jugement. Par exemple, l’idée selon laquelle les dépenses inutiles permettent de fonder la bourgeoisie s’appuie sur le raisonnement selon lequel le paraître vaut davantage que l’être, ce qui est un jugement d’expérience. D’autre part, la richesse apparente reflète la valeur sociale, ce qui constitue un jugement de valeur. Le critère des dépenses inutiles est donc imposé comme découlant logiquement de l’essence même de la bourgeoisie et est imposé comme tel, alors qu’il s’agit en fin de compte d’un critère socialement défini et imposé par une classe à l’ensemble de la société comme moyen de la définir. Ainsi, la bourgeoisie fonde son existence en tant que classe sociale, mais aussi l’ensemble de ses critères d’appartenance sur une série de paralogismes qu’elle fait reconnaître comme logiquement valables, et donc indiscutables, par l’ensemble de la société.

Nouveaux « bourgeois » et stratégies de distinction inédites : le processus de gentrification (Anaïs Collet)

L’intervention de Michel Lallement a été suivie par celle d’Anaïs Collet, qui a présenté son ouvrage Rester Bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, dans lequel elle présente les stratégies des nouvelles classes pour se distinguer et acquérir le statut de nouvelle bourgeoisie. Elle a évoqué en particulier son travail dans le Bas-Montreuil, effectué dans les années 2000, au moment où la gentrification du quartier était la plus intense et où les stratégies de distinction étaient les plus visibles.

La population enquêtée pour sa recherche fait partie des « nouvelles classes moyennes » caractérisée par les médias à ce moment-là de « bobos » (« bourgeois bohèmes »), terme à la mode et omniprésent. Elle se caractérise par des revenus moyens, la possession d’un petit patrimoine économique lui permettant de devenir propriétaire à Montreuil et une dotation substantielle mais ambiguë en capital culturel. En effet, nombre de ses enquêtés ont fait des études supérieures, peu brillantes et souvent décousues (années hors du système scolaire, bifurcations), majoritairement dans les domaines de l’art et des sciences humaines et sociales, et un grand nombre d’entre eux travaillent dans le milieu artistique. Cette population se caractérise également par une surreprésentation des individus en ascension sociale ou déclassés par rapport à leur milieu d’origine ; on trouve notamment un grand nombre de couples mixtes avec un ascendant et un descendant. La plupart des individus interrogés refusent l’étiquette de « bourgeois », associée dans leurs représentations à la grande bourgeoisie de l’ouest parisien, et se reconnaît au contraire dans le terme « bohème ». Il ressort de l’enquête que l’installation à Montreuil constitue d’abord un choix de raison imposé par des revenus et un patrimoine ne permettant pas de devenir propriétaire à Paris. La sortie de Paris intra muros est généralement mal vécue dans un premier temps et s’apparente à un déclassement, les banlieues étant l’objet d’une stigmatisation et d’un amalgame avec les quartiers sensibles.

Après avoir présenté son enquête, Anaïs Collet a présenté une partie des résultats de celle-ci, en particulier le processus de gentrification. Il s’agit d’un processus de reclassement économique et symbolique du quartier, qui passe par une réhabilitation du quartier en termes de structures et d’habitations (rénovation des logements, transformation des anciennes usines désaffectées) et en termes de représentations (perception du quartier comme « bobo » et plus comme « quartier sensible »). Ce processus de reclassement n’est permis que par l’implication des individus, appellés « gentrifieurs », au travers de choix résidentiels, de la manifestation quotidienne de leurs préférences et de leurs habitudes de vie. Deux phénomènes sont donc à l’œuvre dans cette réhabilitation : la transformation des regards et les travaux de réaménagement des bâtiments anciens.

La réhabilitation du quartier passe d’abord par une nécessaire transformation du regard des habitants sur leur propre lieu de vie : d’abord perçu négativement, car associé dans la presse au « problème des banlieues », le Bas-Montreuil est décrit par les habitants comme un lieu dont on découvre petit à petit le « charme », le « calme », comme un morceau de « campagne » aux portes de Paris. Le travail de réhabilitation symbolique passe donc d’abord par les représentations des habitants eux-mêmes, qui investissent affectivement leur quartier puis incitent leurs connaissances à venir également s’installer dans le quartier et à participer au même processus de reclassification. Le second versant du processus se caractérise par une transformation de l’habitat et des bâtiments : les anciennes usines et bâtiments industriels sont reconvertis en ateliers, en lieux de stockages ou en habitation, les maisons sont rénovées et redécorées. Le quartier devient ainsi à l’image du goût des habitants et reflète matériellement les valeurs et dispositions de cette nouvelle bourgeoisie artiste (mise en scène de soi et de ses goûts, travail manuel, refus du « prêt-à-consommer »). Enfin, l’afflux d’habitants appartenant à la classe moyenne et la valorisation du quartier par les habitants (notamment au travers d’articles de journaux ou de productions artistiques des journalistes et artistes locaux) conduit à une revalorisation du quartier dans la presse et dans les représentations communes, ce qui se traduit par une revalorisation économique et une hausse des prix immobiliers.

Questions de la salle

La dernière partie de la conférence a été consacrée aux questions. La première concernait la perception d’eux-mêmes qu’ont les « gentifieurs » du Bas-Montreuil et leur rapport au terme « bourgeoisie » ; Anaïs Collet a précisé en réponse qu’il existait aujourd’hui plusieurs bourgeoisies, et non plus une bourgeoisie unifiée comme à l’époque où écrit Goblot et que ses enquêtés se reconnaissaient dans un certain type de bourgeoisie et n’aspiraient pas à entrer dans la grande bourgeoisie de l’ouest Parisien. Elle a également précisé que ses enquêtés ne revendiquaient pas l’appellation «  bourgeois », mais se reconnaissaient plus facilement dans le terme « bohême ». La deuxième question, adressée à Michel Lallement, portait sur le rapport de Bourdieu à l’œuvre de Goblot, qui n’est pas explicitement citée dans ses ouvrages en dépit de la paternité par ce dernier du concept de distinction. En réponse, Michel Lallement a émis plusieurs hypothèses, la première étant que Bourdieu n’ait pas lu Goblot, ce qui semble assez improbable ; la deuxième hypothèse, celle précisément d’une volonté de distinction de Bourdieu qui ne cite pas toutes ses sources pour s’en démarquer. La troisième penche plutôt vers un décalage intellectuel : Goblot s’intéresse aux paralogismes contenus dans le discours bourgeois et à la manière dont ils s’imposent à tous, tandis que Bourdieu produit une sociologie des rapports sociaux qui s’attache à mettre en lumière les relations entre les différentes classes sociales. Enfin, une dernière question était adressée à Anaïs Collet à propos des difficultés rencontrées sur son terrain d’enquête, à laquelle elle a répondu en soulignant que la population des quartiers en cours de gentrification font preuve d’un désir fort d’évoquer leur expérience et leur quartier, enfin de faire évoluer les représentations sur ce dernier. Elle n’a donc eu aucune difficulté à recruter des enquêtés désireux de s’exprimer sur la question. 

Audrey Bister

La condition carcérale : regards croisés

     Ce mercredi 13 janvier 2016, le séminaire « Re/lire les sciences sociales » avait le plaisir d’accueillir Didier Fassin, pour discuter de son dernier ouvrage L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, avec Christine Barbier, Bruno Milly, et Jean Saglio. La prison était au cœur des discussions, en croisant les regards de l’anthropologue avec ceux d’un confrère, du représentant de l’association de la CIMADE de Lyon et d’une professionnelle, conseillère au Ministère de la Santé pour le secteur carcéral.

            Après deux courtes présentations, Didier Fassin prit la parole et articula son propos autour de deux points : le travail ethnographique et la violence carcérale, en s’appuyant sur la lecture préalable d’un long extrait de son ouvrage. L’auteur y présente sa rencontre, dans la maison d’arrêt où il a mené son enquête pendant quatre ans, avec un jeune homme, Corsaire de son nom de rappeur, vingt-sept ans, corps musculeux, borgne, respecté autant que craint, jouissant du privilège de voir ses droits moins bafoués que les autres détenus et pouvant circuler plus librement, peu de temps avant l’arrivée d’un « accident ». La première surveillante, désirant conforter son autorité, décide d’installer un co-détenu à Corsaire. Devant le refus de ce dernier de réintégrer sa cellule une fois le nouvel arrivant installé, les surveillants déploient la force et le conduisent en cellule d’isolement, en employant les grands moyens : renforts d’autres surveillants et équipements complets. Le directeur, apprenant les événements, déplore que la première surveillante ait voulu imposer ainsi son autorité, alors même qu’il appréciait Corsaire et venait tout juste de le convaincre de suivre une formation, premier pas vers une réinsertion.

            L’ensemble de l’extrait, situé au chapitre 7 – La violence, toujours recommencée, permet à Fassin de réfléchir à sa démarche ethnographique. En revenant sur l’étymologie du terme, il insiste sur les enjeux d’écriture propres à la démarche de restitution des évènements survenus sur le terrain. L’ethnographie ne peut être un discours d’autorité découlant d’une présence ; elle doit offrir une intelligibilité sensible à travers une écriture immersive. Ainsi, le lecteur doit parvenir à vivre, au moins en partie, l’expérience qu’a vécue l’ethnologue. La compréhension du monde carcéral ne peut passer que par cette empathie : l’écriture devient le vecteur de la connaissance si, et seulement si, elle parvient à donner vie à son sujet. L’enjeu est politique : le livre ethnographique réussi est une fenêtre sur des univers que nous méconnaissons malgré leur proximité. L’ethnographie n’est pas un travail de dévoilement, mais un travail de découverte des autres ; ainsi que de soi.

            L’extrait est révélateur de la relation humaine forte qui s’installe entre le chercheur et les hommes et femmes qu’il observe : la présence prolongée sur un terrain développe une double confiance, des observés envers l’observateur, et de l’observateur sur ses propres observations. La relation entre Corsaire et Didier Fassin ne fut pas spontanée : le second connaissait le premier bien avant que ne s’engage leur conversation, mais n’osait pas l’aborder, et ce n’est qu’au bout de la troisième année qu’il parvint à engager des conversations banales avec les détenus. La présence prolongée est également nécessaire pour comprendre la monotonie comme l’exceptionnel, lesquels ne se comprennent qu’au regard l’une de l’autre. Enfin, l’ethnographie ne peut se suffire à elle-même : si l’on veut comprendre les hommes, l’on ne peut s’enfermer dans une méthode ; les approches historiques, sociologiques, démographiques sont autant d’atouts dans la main du chercheur.

            L’histoire de Corsaire est intéressante à plus d’un titre : elle est révélatrice de la violence carcérale, laquelle ne se limite pas aux violences inter-individuelles qui, bien que spectaculaires et relayées largement par les médias, restent rares. La violence de l’institution est autrement plus brutale et insidieuse : moins évoquée, elle prive pourtant les détenus de leur dignité, depuis les fouilles à nu jusqu’aux douches dont l’accès est soumis à l’arbitraire des surveillants, en passant par les cellules partagées pour lesquelles n’existe pas même l’intimité des sanitaires. La prison punit bien plus qu’elle ne le prétend : elle n’est pas seulement un lieu de privation de la liberté, elle est une privation affective, sexuelle, de la dignité, de l’intimité, de l’autonomie.

            Cette violence carcérale n’est pourtant que la conséquence d’une première violence : la violence pénale. Alors que les crimes diminuent depuis trente ans, le nombre de détenus a explosé. Les délits mineurs sont de plus en plus punis, la violence pénale se tourne vers la consommation et le trafic de cannabis et les délits de la route, condamnant à la prison là où hier les coupables partaient avec une amende. Les peines planchers et l’application de peines anciennes à des individus libres renforcent la surpopulation carcérale. Le choc de l’incarcération, enfin, que les magistrats pensent positifs, augmentent encore les suicides et la désocialisation.

            Didier Fassin conclut finalement en nous posant deux questions : pourquoi punissons-nous ? Et comment ? La voie est ouverte pour une anthropologie du châtiment, déjà bien entamée par l’auteur.

            Vient le tour des intervenants. Jean Saglio commence par un éloge de l’ouvrage de Didier Fassin avant d’exprimer quelques réserves. En tant que membre de la CIMADE actif dans la prison de Corbas, Jean Saglio reproche à l’ouvrage d’analyser trop superficiellement les rapports de pouvoir au sein de la maison d’arrêt étudiée. Il suggère alors les limites d’une anthropologie trop peu participante, qui induirait l’omission des réalités vécues par les acteurs de cet espace.

            Il privilégie également une approche centrée sur le droit que délaisse l’ouvrage : la prison est un monde régi par le droit et de nombreux conflits sont en réalité des luttes pour la prédominance d’un niveau de droit sur l’autre. Ainsi du refus d’un directeur d’accorder l’encellulement individuel alors qu’il est un droit reconnu légalement à tout détenu : le droit qui confie la gestion de l’établissement au directeur l’emporte dans l’espace de la prison sur les droits dont peuvent se prévaloir les détenus.

            Didier Fassin se défendra d’avoir eu un regard limité en soulignant l’aspect partiel et partial de l’analyse de Jean Saglio : dans son activité associative, il n’a accès qu’aux détenus étrangers qui font la démarche de contacter la CIMADE, c’est à dire une petite minorité de détenus. Qui plus est, l’approche par le droit est très restrictive et tend à imposer une lecture scientifique des représentations des acteurs eux-mêmes, à imposer le regard du chercheur en restant peu attentif à la multiplicité des voix exprimées dans l’espace carcéral.

            Christine Barbier intervient en deuxième : après avoir souligné la qualité de l’ouvrage, elle s’attelle à une description de la santé en prison, depuis le constat déplorable d’une santé à la traîne jusqu’aux droits bafoués des détenus qui croupissent dans des prisons insalubres sans possibilité de soins décents, à l’encontre de la loi de 1994 accordant l’égalité de traitement entre le milieu libre et le milieu carcéral.

            Cependant, la prison n’apporte pas tant la maladie qu’elle ne l’accueille : les détenus sont majoritairement issus de milieux défavorisés, qui même libres n’avaient déjà pas accès aux soins, qui sont peu réceptifs à la prévention, et entrent en prison déjà malades. Pour certains, la prison devient l’occasion d’accéder aux soins. De plus, le Ministère de la santé est parvenu à améliorer la santé en prison depuis trois décennies, malgré les efforts immenses qu’il reste à réaliser.

            Mais si la santé est plus prise en compte, la construction de nouvelles prisons modernisées mais moins humaines, le vieillissement de la population carcérale avec la progression des maladies liées à l’âge, la mauvaise prise en compte des besoins psychiatriques d’un certain nombre de détenus et les difficultés financières soulèvent de nombreuses difficultés pour les années à venir.

            Bruno Milly achève les prises de parole des intervenants. Une fois encore, la qualité de l’ouvrage est soulignée. Confrère de Fassin, Bruno Milly s’interroge sur l’absence de construction d’idéaux-types dans l’analyse de Didier Fassin, et sur son passage d’observations micro aux analyses macro. Comment Didier Fassin est-il passé de son expérience de terrain à son anthropologie du châtiment ?

            En auteur, Bruno Milly souligne les choix d’écriture de l’ouvrage, lequel s’éloigne du ton académique, relègue les notes de bas de page à la fin et restreint fortement leur nombre. En rappelant le succès du précédent ouvrage de Didier Fassin : La force de l’ordre: Une anthropologie de la police des quartiers, il l’interroge sur le public qu’il cherchait à atteindre par son travail.

            Les réponses de l’enquêteur enquêté sont précises : Didier Fassin n’a pas établi d’idéaux-types pour ne pas alourdir ni durcir les distinctions et sombrer dans un déterminisme facile, en privilégiant les différenciations aux typologies. Son passage de la micro au macro s’appuie sur un travail de longue haleine, après plusieurs années sur un même terrain, qui permet de conforter ses analyses dans le temps et de formuler des hypothèses plus larges dès lors que le terrain ne les a jamais démenties. L’anthropologie du châtiment est le résultat de son ambition d’élaborer une ethnographie totale, en rupture avec l’hyper-spécialisation de certaines carrières universitaires. Enfin, Didier Fassin admet sans mal son intention avec cet ouvrage : se rapprocher du roman afin d’ouvrir la prison aux citoyens, de permettre à tous, et pas seulement à ses confrères et aux étudiants, de comprendre mieux la prison.

            La séance s’achève par les questions de la salle. Deux questions sont posées par des étudiantes : que peut-on faire des témoignages ? Qu’est-ce qui se sait sur chacun en prison ? L’anthropologue répond qu’il faut accueillir le témoignage et l’écouter, peu importe sa provenance. Le travail d’anthropologue consiste à recueillir tous les témoignages et les écouter avec la même attention. Quant à l’information en prison, elle se diffuse très rapidement, de manière officielle mais surtout officieuse : tout se sait, même mal.

            Puis, le président de l’association Renaître PJ2R, association d’anciens prisonniers, tient à apporter son analyse de première main sur l’univers carcéral. S’il reconnaît à l’ouvrage de Didier Fassin une grande qualité, il lui reproche cependant de ne pas considérer suffisamment les conséquences de son statut de chercheur dans ce que les surveillants lui ont donné à voir. Le racisme et la violence des surveillants existent, seulement ils ont su lui cacher. En tant qu’ancien prisonnier, le président de l’association a pu le constater directement. Dès lors, l’ouvrage sombre dans une description compassionnelle du personnel de la prison.

            Le président de l’association s’étonne également de l’ouverture de la prison que soulignait l’anthropologue : elle est au contraire un milieu fermé passé maître dans l’art de la dissimulation. Enfin, il insiste sur l’état déplorable de la santé en prison et reste dubitatif devant les progrès proclamés.

            Didier Fassin se défend pourtant de toute partialité, même involontaire : les détenus ont autant de place dans son ouvrage que les surveillants, et sa présence prolongée bien qu’intermittente, sur quatre années lui a permis de gagner la confiance de tous les acteurs de la prison, au point même qu’il s’est déjà retrouvé enfermé en cellule par inadvertance. Il reconnaît néanmoins qu’il ne pourra jamais savoir ce qu’est la prison d’expérience, dès lors qu’il n’est pas enfermé. Cependant, il espère avoir pu donner accès aux discours des surveillants comme des détenus. L’auteur nuance également l’absence de violence qu’il prêterait aux surveillants, en rappelant plusieurs extraits de son livre.

François Rulier

Graffitis modernes et contemporains

Compte rendu de la séance du 21 mars 2016 avec Charlotte Guichard et Bernard Fontaine.

Charlotte Guichard, chercheur au CNRS, était invitée par le séminaire « Re/lire les sciences sociales » pour présenter son récent ouvrage, intitulé Graffitis. Inscrire son nom à Rome, XVIe-XIXe siècle (Seuil, 2014). L’auteur y propose une courte étude des graffitis laissés sur des œuvres d’art célèbres par des artistes venus à Rome pour les admirer et les copier. Ces graffitis, objets jusqu’alors délaissés par l’histoire de l’art, sont à même de révéler toute l’épaisseur d’œuvres sans cesse réactualisées : ils sont appréhendés comme un « levier » méthodologique efficace pour contribuer au développement d’une approche anthropologique des œuvres, qui vise à étudier leur « vie sociale » plus que leur codification formelle et esthétique.

Bernard Fontaine, professeur d’arts plastiques, ex-graffeur et auteur de plusieurs ouvrages sur les graffitis, était invité à ouvrir la réflexion sur le développement de cette pratique à l’époque contemporaine. Le croisement entre une étude d’un type très particulier de graffitis à l’époque moderne et un panorama général du graffiti contemporain devait fournir des éléments pertinents pour poser sur cette pratique des questions communes à travers les époques, les lieux et les contextes sociaux.

Une « archéologie du rapport à l’art » par l’étude des graffitis

Dans son intervention, illustrée par la projection de nombreux graffitis, Charlotte Guichard a d’abord rappelé que l’idée de cette étude est partie d’un « choc », celui du constat que nombre d’œuvres canoniques, et notamment des fresques, n’ont pas l’apparence lisse et figée que véhiculent les livres d’art. Nombre d’entre elles sont striées de graffitis, souvent des noms gravés ou inscrits à la sanguine. Ces objets largement délaissés par l’histoire de l’art traditionnelle, qui privilégie une approche esthétique et formaliste des œuvres, invitent le chercheur à considérer plutôt ces dernières comme des « artefacts visuels » dotés d’une matérialité, d’une épaisseur sans cesse augmentée par les évolutions de leur « vie sociale », thème emprunté à l’anthropologue Arjun Appadurai. C’est aussi l’histoire du rapport à l’art que l’étude des graffitis laissés sur les œuvres permet de compléter. L’approche choisie est en rupture avec celle de la tradition panofskienne, esthétisante et formaliste, en laquelle Charlotte Guichard voit un développement de la théorie classique de l’art, fondée sur un idéalisme du « Beau » et définie à Rome au XVIIe siècle par des auteurs comme Giovanni Bellori. La focalisation sur les graffitis réalisés sur les œuvres correspond au contraire à une « approche pragmatique, soucieuse du geste et de la matérialité ».

Les graffitis réalisés par des artistes sur des fresques qu’ils sont venus admirer ou copier procèdent d’un rapport bien particulier aux œuvres d’art. Pour comprendre les graffitis dans leur historicité, Charlotte Guichard a rappelé qu’il était nécessaire de se défaire d’une approche morale qui prévaut souvent, et qui les associe traditionnellement à une volonté de rupture, de transgression et de vandalisme. Bien au contraire, il s’agissait pour les artistes concernés de revendiquer une filiation. Un exemple a été particulièrement mis en avant pour illustrer cette idée. Il s’agit de la cheminée de marbre placée sous une fresque de Raphaël, Héliodore chassé du temple, dans les chambres du palais pontifical au Vatican. En 1627, Nicolas Poussin y grave son nom. Après lui, près de soixante-dix artistes, essentiellement français, l’imitent pendant plus d’un siècle. La cheminée est transformée en un monument à la gloire de la fresque de Raphaël. Y graver son nom correspondait à la revendication d’une double filiation : celle de Raphaël bien sûr, mais aussi celle de Poussin. Pour Charlotte Guichard, ces graffitis sont aussi la trace d’une volonté politique, particulièrement forte sous le règne de Louis XIV, de transférer la centralité artistique européenne de Rome à Paris. L’Académie de France à Rome, fondée en 1666 à l’instigation de Colbert, et qui permit à la plupart des artistes français qui inscrivirent leur nom à Rome de séjourner dans cette ville, fut l’outil institutionnel de mise en œuvre de cette politique.

Finalement, l’étude de ces graffitis permet de faire une « archéologie du rapport à l’art ». Elle révèle dans ses aspects les plus concrets ce qui a précédé la tradition muséale et patrimoniale qui structure aujourd’hui notre rapport distancié et contemplatif aux œuvres. Ce rapport aujourd’hui aboli aux œuvres d’art était empreint, bien au contraire, de proximité, d’échange, d’admiration et d’appropriation active.

Qu’est-ce que le graffiti contemporain ?

L’intervention de Bernard Fontaine a dressé un bref panorama du graffiti contemporain. La complexité et la diversité des réalités recouvertes par le terme « graffiti » ont été rappelées. Ainsi, il faut distinguer les « tags » qui correspondent à de simples noms écrits avec un lettrage simple, des « graffs » qui correspondent à un lettrage plus travaillé, comportant des contours et des couleurs. Enfin, le terme « street art », apparu dans les années 1980, ne concerne pas seulement les graffitis mais renvoie à toute intervention artistique située dans l’espace public. Les œuvres d’Ernest Pignon-Ernest, de Daniel Buren ou encore de Tania Mouraud ont été prises pour exemples. Appliquée aux graffitis, la notion de « street art » renvoie pour certains à leur reconnaissance par l’establishment artistique et à son institutionnalisation notamment par le biais d’expositions.

Malgré cette grande diversité, il est possible de dégager des caractéristiques communes aux différentes pratiques du graffiti contemporain. Il a essentiellement été question des développements du writing, pratique née aux États-Unis dans les années 1960-1970 avant d’être rapidement diffusée en Europe. Là-encore, l’exposé a été illustré par de nombreuses photographies, notamment des œuvres de pionniers du writing tels que Taki 183, livreur new-yorkais qui recouvrait les murs de la ville de son surnom dans les années 1970, ou encore le jeune habitant de Philadelphie qui, dès les années 1960, inscrivait son surnom, « Cornbread », sur les murs de sa ville mais aussi en des lieux destinés à obtenir une visibilité médiatique maximale, comme un éléphant du zoo ou le jet privé des Jackson 5. Bernard Fontaine montre qu’il y a chez ces pionniers trois des caractéristiques principales du graffiti contemporain : d’abord la recherche d’une visibilité maximale du nom que l’on inscrit, ensuite le fait que ce nom soit un surnom, ce qui permet de conserver l’anonymat, cette pratique étant enfin fortement marquée par l’illégalité qui la caractérise. Par ailleurs, il a été souligné que c’est l’usage de bombes aérosols qui a permis le développement massif de cette pratique.

Enfin, Bernard Fontaine a évoqué diverses expériences artistiques, plus ou moins récentes, centrées sur le graffiti. Il a notamment été question des « musées imaginaires », expositions illégales de graffitis organisées récemment en France par le collectif 1984, dans des lieux désaffectés. Ce type d’initiatives correspond, selon Bernard Fontaine, à la volonté d’exposer des graffitis sans en perdre la dimension essentielle de l’illégalité.

Questions

Plusieurs questions portant sur divers aspects des graffitis – par exemple sur la concurrence, la dédicace et la citation, ou encore leur dimension politique – ont fait ressortir la dimension essentiellement collective de leur pratique. Les graffitis d’artistes étudiés par Charlotte Guichard dans la Rome de l’époque moderne comme les tags et graffs contemporains apparaissent rarement seuls : le plus souvent, un même espace en est recouvert. Les graffitis sont le résultat de pratiques collectives et contribuent eux-mêmes à créer de la collectivité. Ce qui s’y élabore, ce sont des codes, des références, des savoirs communs à un groupe. Par conséquent une question centrale est celle de la focale pertinente à adopter pour considérer un mur recouvert de graffitis. Faut-il y voir un ensemble, une œuvre collective et par conséquent l’interroger de manière synchronique ? Ou faut-il au contraire en distinguer les différentes pièces qui s’y juxtaposent pour reconstituer dans la diachronie la formation du tout ? Les considérer comme des palimpsestes, comparaison utilisée par Charlotte Guichard et déjà mobilisée par le photographe Brassaï à propos des inscriptions murales parisiennes du début du XXe siècle, semble permettre de mêler ces deux approches.

La question de l’influence de la graphie des imprimés sur celle des graffitis a également permis de dégager une problématique commune aux différents graffitis étudiés par les deux auteurs présents. Mobilisant les travaux d’Armando Petrucci sur les « écritures exposées », Charlotte Guichard émet l’hypothèse que l’abondance de graffitis à Rome à l’époque moderne puisse être en partie expliquée par l’existence d’une « culture graphique » particulièrement développée dans cette ville, où les inscriptions monumentales étaient nombreuses. Bernard Fontaine a insisté sur l’influence des comics américains des années 1960-1970 sur le lettrage des premiers graffs, en donnant l’exemple du dessinateur Vaughn Bodé dont les personnages et le lettrage furent massivement repris par les premiers writers. Finalement, Charlotte Guichard voit dans l’existence d’une véritable culture savante mêlée à un savoir-faire de la graphie un point commun essentiel entre les graffitis romains de l’époque moderne et les graffitis contemporains.

Enfin, Charlotte Guichard a été invitée à revenir plus en détail sur la dimension « pragmatique » de son travail. Elle a pu ainsi expliquer que ses questionnements s’inscrivaient dans la filiation de la sociologie dite « pragmatique » et a cité notamment les travaux de Luc Boltanski et d’Antoine Hennion. Parce que cette sociologie invite à étudier des gestes, des controverses, des objets locaux et situés, elle est plus adaptée que la sociologie dite « critique », jugée par l’auteur trop surplombante pour étudier des objets tels que les graffitis. En histoire, ce questionnaire « pragmatique » est notamment mobilisé par des auteurs comme Daniel Roche ou Stéphane Van Damme. En histoire de l’art, il invite à se situer « au ras des œuvres » et à s’intéresser à leur matérialité. Charlotte Guichard est revenue sur les impacts concrets de cette approche sur sa pratique de chercheur : il a parfois fallu attendre longtemps la luminosité adaptée pour pouvoir photographier, dans un sombre recoin, tel ou tel graffiti qu’on ne peut voir que de biais.

Jean-Baptiste Vérot

Explorer la transition énergétique : suivre les processus de concentration de ressources énergétiques diffuses

Compte-rendu de la séance du 7 mars 2016 avec Olivier Labussière et Yannick Régnier

Olivier Labussière, géographe du laboratoire Politiques publiques, action politique et territoires (PACTE) spécialisé dans l’étude des dimensions sociotechniques et spatiales de la transition énergétique, a été convié à présenter les perspectives épistémologiques ouvertes par L’Énergie des sciences sociales, un ouvrage collectif paru en 2015 qu’il a codirigé avec le socio-économiste Alain Nadaï. Analysant les modalités sociétales de l’évolution des systèmes énergétiques, cette synthèse interdisciplinaire entend repenser la contribution des sciences sociales à la réflexion et à l’action publiques en renouvelant les problématiques de recherche sur l’énergie.

L’intervention d’Olivier Labussière a été prolongée par un dialogue avec Yannick Régnier, second invité chargé de projet au CLER (Réseau pour la transition énergétique) et co-initiateur du réseau français « Territoires à énergie positive » créé en 2010. Initiée par une redéfinition du processus de transition énergétique, la séance a permis d’examiner la notion « d’énergie diffuse » à la lumière du cas concret de la concentration du gaz de houille en Lorraine, avant de parvenir à une réflexion plus globale sur la capacité des sciences sociales à expliquer l’émergence des énergies non-conventionnelles, sur les processus de construction d’une ressource, et sur l’étendue future du pouvoir d’action des politiques énergétiques.

1. Redéfinir la transition énergétique : les « potentiels de transition »

En ouverture, Olivier Labussière rappelle que L’Énergie des sciences sociales, aux antipodes d’un état de l’art académique, est une « proposition diplomatique » qui tente de structurer et d’initier des interactions à l’intérieur du collectif des chercheurs sur l’énergie en SHS (élaboration d’un agenda scientifique partagé, aptitude à diffuser les résultats obtenus auprès des décideurs et du grand public).

Définir la transition énergétique (TE) exige de cerner un processus polymorphe très difficile à appréhender, souvent réduit à des temporalités historiques ou à des échelles territoriales préconstituées – alors que la TE procède d’assemblages complexes. Les dynamiques de TE ont tendance à recomposer le social : il y a émergence de nouveaux collectifs sociotechniques autour des nouvelles technologies ; ces collectifs créent de nouvelles réalités autour de l’énergie : de nouveaux assemblages spatiaux, scalaires, temporels, de nouvelles hiérarchies de valeur (potentiels, priorités, etc.). Il convient donc d’adopter une définition plurielle de la TE : il y a de multiples tentatives de nouveaux contrats sociaux environnementaux selon le passé, les héritages d’infrastructure, et le rapport à la matérialité des sociétés.

Par-delà cette diversité avérée des situations, trois insuffisances cumulatives persistent qui réduisent la compréhension des processus de TE. Par ordre croissant de complication figurent :

  • la focale excessive mise autour du potentiel technologique : la technologie est souvent réduite à un artefact et pourvue d’un potentiel intrinsèque qui en fait un objet stable, clos sur lui-même, et doté d’une contribution apriorique (par exemple, telle quantité d’énergie pour tel équipement) ;

  • la réduction de la TE à un simple franchissement de barrières : restrictive, la focale technologique déforme les autres aspects de la TE – notamment sociaux – en les présentant comme autant d’obstacles à dépasser (les « seuils » ou « goulets d’étranglement » par exemple : imperfections du marché, blocages institutionnels, acquisition de l’acceptabilité sociale, impacts sur l’environnement). Ces aspects affectés de négativité sont de fait exclus de la TE : on considère qu’ils ne participent pas de la construction de la technologie, ni de sa capacité à réorganiser le monde selon des voies soutenables ;

  • en résultante, l’incapacité de parvenir à une compréhension systémique de la TE : une TE est trop souvent réduite à un processus de substitution énergétique (passage d’un point A à un point B), alors que sa réalité relève davantage d’un faisceau de dimensions en émergence (organisation d’un réseau dynamique de relations nouvelles ou recomposées).

Pour identifier les processus et les manifestations afférents à la TE, Olivier Labussière propose de partir de potentiels énergétiques afin de parvenir à mesurer la soutenabilité de « potentiels de transition ». Cette soutenabilité se décline selon trois dimensions :

  • l’appropriation et partage des ressources : rematérialiser l’analyse et reconsidérer la ressource sous l’aspect d’une variabilité, d’une fluctuation, d’un mode de gisement, des possibilités d’appréciation et d’exploitation, des effets politiques de la localisation des stocks – changement de repère possible à condition de restituer à la technique son caractère de médiation entre l’homme et le monde, médiation assimilable à une intelligence des choses (Simondon, 1958) ;

  • la concrétisation des systèmes techniques : l’assemblage technologique est irréductible à un artefact, car il résulte d’un assemblage social et technique long à stabiliser (incompatibilités institutionnelles, incapacités à faire face aux nouveaux enjeux soulevés par les technologies) ;

  • la lecture des spatialités : la distribution spatiale des réseaux sociotechniques confère à l’espace une fonction de mise en présence de l’homme avec l’environnement, si l’on définit l’espace géographique via le concept spatiotemporel de « configuration d’accès » (Gottmann, 1952 : l’accès à l’espace, et donc à la ressource, dépend des ressources visées et de l’état des technologies à une date « t »).

2. Le concept « d’énergie diffuse » comme nouvelle catégorie explicative de la transition énergétique : l’exploration du gaz de houille lorrain, étude de cas.

Afin d’illustrer cette réflexion épistémologique sur les paramètres et les paradigmes qui sous-tendent la TE, Olivier Labussière présente et analyse un processus de concentration de ressources énergétiques diffuses à travers le cas de l’exploration récente du gaz de houille par forage horizontal multi-drains dans le bassin houiller lorrain (travail de recherche mené par l’École des Mines de Nancy grâce à un financement CNRS).

Il justifie préalablement la pertinence de la notion « d’énergie diffuse » : elle permet de transcender la dichotomie renouvelable/non renouvelable en apportant un nouveau mode de caractérisation de certaines ressources via leur degré matérialité – en l’occurrence, il s’agit de l’état diffus pour le solaire, l’éolien, l’énergie cinétique des marées ou encore les gaz non conventionnels dispersés dans des roches réservoirs. Pour Olivier Labussière, les énergies diffuses constituent un fait anthropologique majeur, car elles appellent un travail supplémentaire sur la ressource (concentration, mise au point technique) qui génère activement des mutations sociales (colonisation intensive de l’espace pour maximiser la surface d’exploitation, stabilisation de nouvelles formes de jugement collectif sur ces énergies émergentes).

Après avoir expliqué le principe de concentration CBM/Coal matrix au centre du cas lorrain, Olivier Labussière se livre à un bref rappel chronologique qui retrace la construction de l’assemblage sociotechnique autour de l’exploration du gaz de houille dans cet espace. Jusqu’aux années 1990, la Lorraine est dominée par un jeu de pouvoir territorialisé autour des houillères du Bassin Lorrain (EPCI mises en place par l’État dès l’après-guerre par l’intermédiaire des Charbonnages de France). Les années 2000 marquent l’avènement d’une nouvelle donne territoriale, car la cessation de l’activité minière fait évoluer favorablement la politique territoriale française vis-à-vis des opérateurs extérieurs : le sous-sol lorrain s’ouvre à des opérateurs privés.

EGL est un opérateur australien qui a choisi de délocaliser ses activités d’exploration vers l’Europe, en particulier vers la Lorraine dont la position stratégique à l’échelle européenne (interface entre bassins de demande, conjonction de gazoducs) présentait un atout majeur. L’État lui a accordé trois permis d’exploration dans les marges de la zone frontalière. Arrivé sans connaissances de la géologie régionale et du système administratif français, EGL s’est mis en relation avec d’anciens directeurs des mines, ce qui lui a permis de collecter des archives sur le sous-sol (forages et coupes stratigraphiques, plan de mines, données sur le personnel et les infrastructures) puis de définir la zone d’un forage d’exploration.

Olivier Labussière souligne ici qu’EGL a réussi à se constituer une « agence » (un système de relations actorielles) pour se mettre en relation avec le monde des mines, récupérer une information, en développer une compréhension grâce à des intercesseurs locaux : en essence, il s’agit d’un processus de captation d’un héritage et d’un réinvestissement de cet héritage dans la construction d’un futur énergétique non conventionnel. Construire des futurs non conventionnels dans une transition énergétique revient à fabriquer de nouvelles temporalités. C’est un travail relationnel : sélection d’entités, formation d’un collectif restreint, advenue de nouveaux axes temporels avec détachement d’éléments du passé pour recréer de nouveaux environnements informationnels qui, dans le cas lorrain, sont devenus structurants pour les nouvelles visées d’exploration.

L’intérêt présenté par ce cas d’étude réside également dans la diversité des évolutions juridiques et politiques qu’il a suscitées. En effet, à l’échelle nationale, les lois sur les ressources ne parviennent pas toujours à prendre en charge ces situations de reprise de l’activité minière, très locales ; par ailleurs, la dimension diffuse de cette ressource a mis en échec les tentatives de listage à des fins d’inventaire juridique. Mais dans le débat national, le cas lorrain a été fécond car il a circulé et produit des différences : il a montré notamment que l’on peut exploiter les gaz non conventionnels sans recourir à la fracturation hydraulique, rendant le débat sur la ressource elle-même inutile (pour le gaz de charbon) et contribuant à éclairer des controverses connexes (pour le gaz de schiste notamment).

Olivier Labussière rassemble son analyse en concluant qu’une ressource n’est pas simplement réductible à sa physique : en quelque sorte, les molécules de gaz ne sont pas « dans le sous-sol » mais à l’autre bout d’une chaîne sociotechnique. Cette dernière est à la fois complexe – parce qu’elle constituée de nombreuses intermédiations, et composite – parce que l’assemblage sociotechnique demeure peu visible, peu discuté et inégalement connu selon les échelles politiques et territoriales.

3. Du modèle au schéma d’action : le « Territoire à énergie positive », horizon d’une territorialisation de la production énergétique

Yannick Régnier, chargé de projet au CLER, entend présenter les principes, les choix et les modes d’action à l’origine du schéma de « Territoire à énergie positive » qui matérialise une façon spécifique de concevoir la TE. Le CLER est un réseau de praticiens qui travaille sur la TE et rassemble près de 270 acteurs (petites entreprises, collectivités locales, entreprises publiques, recherche et développement). Du point de vue de ses membres, la TE est un processus qui se manifeste lorsqu’une production énergétique non durable est relayée par des investissements qui porteront leurs fruits au bout d’une certaine durée. D’après le scénario de l’association négaWatt (2011), ce gain d’efficience et de durabilité peut emprunter deux voies majeures : la réduction de la consommation d’énergie (efficience énergétique ou « sobriété énergétique »), et l’usage des énergies renouvelables.

Le schéma de « Territoire à énergie positive » a été mis au point par le CLER. Figurant parmi ses concepteurs, Yannick Régnier en condense la définition : il s’agit, pour un espace défini, de la diminution de la consommation énergétique corrélée à l’accroissement de la part d’énergie produite par des sources renouvelables locales. L’objectif est de produire quantitativement autant que l’on consomme, mais sans s’enfermer dans une logique d’isolationnisme énergétique. Cette reterritorialisation de la production énergétique constitue un levier créateur de développement local (voire régional) qui permet une appropriation du territoire énergétique par les autochtones. Un tel retour vers les collectifs d’acteurs va de pair avec un accroissement de l’usage de l’entrée sociale pour traiter les problématiques énergétiques (besoins des ménages, questions sanitaires), grille d’analyse que Yannick Régnier trouve beaucoup plus éloquente que l’entrée quantitative ou climatique.

L’implémentation d’un « Territoire à énergie positive » passe principalement par l’installation de dispositifs techniques et politiques qui permettent aux acteurs territoriaux de mobiliser eux-mêmes de la création de valeur dans le secteur de l’énergie, afin de parvenir à une autonomie relative (dans un sens positif de gain de latitude économique). En Allemagne par exemple, 50% de l’investissement dans les infrastructures de production énergétique (éoliennes, photovoltaïque) a été en réalisé par des locaux, en majorité des agriculteurs, contre à peine 10% d’investissements par les acteurs territoriaux en France.

Le CLER fait partie d’une des principales instances qui a introduit la question du passage aux « Territoires à énergie positive » dans le débat public, à travers la constitution dès 2010 d’un réseau de territoires ruraux alimentés par 100% d’énergie renouvelable. Le CLER joue par ailleurs le rôle d’intermédiaire institutionnel pour les territoires qui manquent de moyens ou de visibilité politique pour notifier les pouvoirs publics de leur initiative. Après le lancement du dispositif national structurant « Territoire à Énergie positive pour la croissance verte » par le Ministère de l’écologie de S. Royal, le CLER a reporté son action sur la médiatisation des retours d’expérience territoriaux (usage des enveloppes de l’État, manière de mettre en place les dispositifs), évoluant ainsi vers une compréhension plus inclusive et plus fine de la TE puisque capable de prendre en charge la complexité de la dimension sociale de ce processus à une échelle très locale.

4. Synthèse du débat avec le public

Une première réaction du public interroge la capacité de la notion de « bien commun » à favoriser l’advenue de la TE tout en contribuant à faire évoluer le rapport des sociétés aux ressources. Pour Olivier Labussière, un tel abord par le bien commun permettrait d’éviter la définition apriorique de la ressource comme stock, afin de parvenir à une nouvelle ontologie dynamique où la ressource est une propriété (une désignation sociale) qui est attribuée par qualification et par reconnaissance. Ces processus de désignation peuvent cependant être détruits par le recours aux instruments de gestion politique centralisée, l’impersonnalité de ces derniers fermant des possibilités d’approche du bien commun par d’autres entrées (entrée sociale, représentationnelle, etc.). La notion de bien commun demeure donc incertaine : politisation, enjeu d’appropriation, dé-communication et multiplication d’usages rivaux.

Yannick Régnier prend quant à lui l’exemple de l’élaboration d’un plan climat-énergie territorial qui comporte souvent une évaluation économique sectorielle très coûteuse et poussée mais très abstraite. Dans ce cas, un retour vers des indicateurs sociaux et des préoccupations moins techniciennes permettrait d’éviter de se noyer dans des analyses quantitatives trop poussées, tout en produisant des diagnostics territoriaux plus pertinents car plus proches de leur objet (usage des ressources, points de départ des politiques d’optimisation).

Le second temps majeur du débat se focalise sur le rôle joué par la centralisation/décentralisation dans le déroulement de la TE. Olivier Labussière fait d’emblée état de la fragilité de ces catégories d’analyse. Il remarque que la TE excède les cadres de lectures traditionnels de centralisation/décentralisation : émergence de sources locales de renouvelable, mobilisation par les acteurs locaux de réseaux supranationaux, et diversité catégorielle des recours (subventions nationales et régionales, mobilisation locale, appui législatif européen) remettent en question les oppositions d’échelles trop schématiques.

Yannick Régnier rejoint cette idée d’une indistinction des dimensionnements : les territoires se sont certes mis en capacité d’agir grâce à l’émergence d’opérateurs et d’investisseurs dans les projets, et ce essentiellement à échelle locale, mais la taille de ces opérateurs et l’éventail de leurs domaines de compétence sont encore trop peu adaptés à la hauteur de l’enjeu d’autonomie territoriale. L’Allemagne constitue l’exemple opposé : des opérateurs gèrent de façon intégrée les services de fourniture d’eau, d’énergie et de transport dans la plupart des grandes villes (Munich, Berlin). En France, la situation est bien moins avancée : la situation monopolistique d’EDF-GDF pour la propriété des réseaux de distribution d’énergie en est une illustration parmi d’autres. Pour Yannick Régnier, un des leviers majeurs de décentralisation à mettre en œuvre serait ainsi d’autoriser les collectivités locales à se doter d’un opérateur territorial (mixte, privé ou public), compétence que la réforme territoriale de 2015 et la Loi de transition énergétique n’ont toujours pas déverrouillée.

Paul-Étienne Pini

Les graffitis, au carrefour de l’histoire de l’art et des sciences sociales

graffitis

Avec son dernier ouvrage, Graffitis. Inscrire son nom à Rome, XVIe-XIXe siècle (éditions du Seuil, 2014), Charlotte Guichard propose une étude particulièrement originale et propre à enrichir le dialogue entre les sciences sociales et l’histoire de l’art. Cette discipline, étudiant les œuvres d’art par des questionnements et une approche traditionnellement esthétique et formaliste, a longtemps délaissé la réflexion sur la « vie sociale » des œuvres. Depuis plusieurs années cependant, nombre de travaux ont contribué à combler ce manque, en mobilisant, pour une histoire de l’art renouvelée, les questionnements de la sociologie et de l’anthropologie : il s’agit alors d’interroger les cadres sociaux de la production artistique ou encore le rapport entretenu avec les œuvres d’art par les agents sociaux.

L’étude des nombreux graffitis réalisés sur diverses œuvres romaines à l’époque moderne, objets jusqu’alors peu considérés, permet à Charlotte Guichard de participer à ce renouvellement et d’en révéler toute la fécondité heuristique. Ses analyses conduisent notamment à identifier un rapport aux œuvres caractérisé par l’échange et la proximité, mais également fortement déterminé par des volontés institutionnelles comme celles de l’Académie de France à Rome. Plus encore, en interrogeant par exemple des signatures apposées au XVIe siècle sur des fresques de l’antiquité romaine, elle construit une réflexion particulièrement pertinente sur un « régime d’historicité » révolu.

Après une présentation de l’ouvrage par son auteure, la discussion sera engagée avec Bernard Fontaine, spécialiste du graffiti contemporain, ce qui permettra de questionner les évolutions dans le temps de ce qui relève d’une même pratique : écrire son nom sur un mur.

Charlotte Guichard est chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine (UMR 8066). De sa thèse de doctorat en histoire de l’art est issu l’ouvrage intitulé Les amateurs d’Art à Paris au XVIIIe siècle (Champ Vallon, 2008). Elle a récemment dirigé De l’authenticité. Une histoire des valeurs de l’art (Publications de la Sorbonne, 2014).

Bernard Fontaine est professeur d’arts plastiques. Ayant pratiqué le graffiti, il contribue régulièrement au magazine spécialisé Paris Tonkar. Il est l’auteur de Graffiti. Une histoire en image (Eyrolles, 2011) et de Découvrir et comprendre le graffiti (Eyrolles, 2014).

Jean-Baptiste Vérot et Adèle Arghyris

Plus d’informations : http://www.liens-socio.org/Graffitis-inscrire-son-nom-a-Rome
https://www.facebook.com/events/1746882292211527/

Explorer la transition énergétique : suivre les processus de concentration de ressources énergétiques diffuses

La transition énergétique est une question de société, une question politique qui implique des prospectives et des choix. S’imposant récemment dans les débats, elle invite non seulement les citoyens mais aussi les chercheurs à se positionner sur un futur socio-environnemental.

ENERGIEDans l’ouvrage collectif, récemment paru, L’énergie des sciences sociales (Editions de l’Alliance Athéna), Olivier Labussière, Alain Nadaï, Sandra Laugier, Pierre Charbonier, Claude Gilbert et Sébastien Velut, inspectent l’aptitude des sciences sociales à participer effectivement aux programmes politiques et citoyens relatifs à l’énergie. En effet, la question vitale de l’énergie est historiquement axée sur des préoccupations techniques et technologiques qui marginalisent le potentiel heuristique des sciences sociales à participer aux débats. Or la diversité des scénarios possibles, l’effet profondément systémique des énergies sur les territoires, sur l’environnement, sur les sociétés et sur l’économie soulignent que la transition énergétique est un construit, négociable et à négocier. À ce titre les sciences sociales sont dans l’impératif d’élaborer un agenda de recherche, pour placer les questions d’éthique et de gouvernance à l’amont des aménagements énergétiques et pas seulement à l’aval. Au travers de cet ouvrage, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire ou encore la géographie sont invités à structurer la multiplicité de questions à la fois techniques, scientifiques, morales et politiques dans une cohérence académique.

Pour discuter du défi des sciences sociales de construire un agenda de recherche autour de l’énergie, le séminaire « Re/lire les sciences sociales » accueille Olivier Labussière et Yannick Régnier, le 7 mars 2016, à l’ENS de Lyon.

Olivier Labussière est maître de conférence à l’université Joseph Fourrier de Grenoble, il est membre du laboratoire PACTE et délégué CNRS sur la question de « la transition énergétique : transformation sociotechnique, spatiale et temporelle ». Ses intérêts en tant que chercheur en géographie et en aménagement touchent à la restructuration des territoires dans la transition énergétique, au prisme notamment de l’aspect paysager. Une enquête sur les politiques des énergies renouvelables et une spécialisation sur les instruments de rénovation thermique des bâtiments notamment lui permettent d’avoir un regard épistémologique doué d’une expertise technique.

Yannick Régnier est chargé de projet au CLER, le Réseau pour la transition énergétique. Le CLER est une association pour la protection de l’environnement et la défense des énergies renouvelables. Créée en 1984, le CLER anime un réseau de 200 adhérents, tous intéressés par la promotion et la mise en œuvre d’initiatives pour une territorialisation des projets énergétiques. Yannick Régnier a co-initié et anime depuis 2010 le réseau des « Territoires à énergie positive » en France. Il a coordonné le projet européen « 100% Renewable Energy Source Communities » (2012-2015) et il à également collaboré à un projet de recherche en sciences humaines et sociales sur les dynamiques d’émergence de politiques locales d’énergie.

Sur une proposition d’Olivier Labussière, la séance ne se contentera pas de résumer les problématiques énoncées dans l’ouvrage collaboratif L’énergie des sciences sociales, mais engagera le dialogue à partir du cas d’étude concret d’une énergie diffuse. Ainsi Olivier Labussière commencera-t-il par présenter l’exemple de « l’exploration du Coalbed methane par forage horizontal en région Lorraine ». Détaillant ce type d’énergie diffuse, son intervention questionnera les problèmes liés à la concentration d’une matière. En effet, la transition énergétique qui repose de plus en plus sur des énergies diffuses (soleil, vent, gaz non conventionnels) pose la question d’un effort supplémentaire de la part des sociétés pour construire et rendre acceptable ce type de ressource.

La séance se déroulera en deux temps forts avant débat avec l’assemblée autour des axes suivants :
– « Des ressources à construire : des héritages sociogéographiques à redécouvrir »
– « Les sciences sociales face aux énergies non conventionnelles »

Une fois posés les termes du cas d’étude, Olivier Labussière et Yannick Régnier discuteront donc des enjeux relatifs aux énergies non conventionnelles et à la manière dont les sciences sociales peuvent éclairer ces questionnements.

Lise Landrin

Plus d’informations sur le site du séminaire : http://www.liens-socio.org/L-energie-des-sciences-sociales

Autour de la distinction sociale, d’Edmond Goblot à la bourgeoisie contemporaine

Michel Lallement est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Paris), titulaire de la chaire d’Analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations et membre du Lise-CNRS. Il est l’invité du séminaire « Re/lire les sciences sociales » à l’occasion de la parution de son livre : Michel Lallement, Logique de classe. Edmont Goblot, la bourgeoisie et la distinction sociale, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’histoire de profil », 2015.

Discutante : Anaïs Collet, maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Strasbourg. Elle est l’auteure de Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, Paris, La Découverte, 2015.

La séance aura lieu le lundi 18 janvier 2016, de 13h30 à 16h, à l’ENS de Lyon, site Descartes, salle F001.

lallement goblot

Dans son dernier ouvrage, Michel Lallement se penche sur la carrière du philosophe Edmond Goblot (1858-1935), et plus particulièrement sur son essai désormais classique : La barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne (1925). C’est en sociologue du travail qu’il envisage l’œuvre de Goblot (au sens large : ouvrages, articles, carrière professorale, engagement politique…). La barrière et le niveau est un ouvrage pionnier qui dépeint les pratiques, les représentations et le discours que produit collectivement la bourgeoisie. L’un des mérites de l’ouvrage de Michel Lallement consiste à rappeler que l’ambition réelle de Goblot n’est pas seulement de faire le portrait d’un groupe social, mais de travailler sur les jugements de valeur produits par la bourgeoisie, et destinés à convaincre la société de son importance. C’est pourquoi Goblot, à la différence des tenants du matérialisme marxiste, insiste sur l’institution symbolique des classes sociales et non sur leur position dans le processus de production ; revenu et fortune sont pour lui des critères secondaires. Goblot démontre que toute démarcation sociale produite par la bourgeoisie (dans la mode, l’art, les salons, l’éducation, etc.) est à la fois barrière et niveau, c’est-à-dire qu’elle est à la fois un obstacle pour le plus grand nombre et un caractère commun à ceux qui passent la barrière. En logicien, Goblot considère que la plupart de ces jugements ont des fondements illogiques et en déduit la disparition à venir de cette classe.

Cependant, la confirmation empirique de cette hypothèse reste à nuancer. Comme le souligne Philippe Coulangeon, « les préférences esthétiques et les pratiques culturelles comptent, dans les sociétés occidentales contemporaines, parmi les attributs symboliques qui supplantent progressivement la propriété et la consommation ostentatoire des biens matériels dans les rituels d’identification réciproque de la vie sociale »[1]. De nombreux travaux sur la bourgeoisie parus depuis l’apport fondateur de Bourdieu vont dans ce sens, notamment ceux d’Anne-Catherine Wagner, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, ou encore plus récemment les travaux d’Anaïs Collet. Cette dernière est sociologue, maîtresse de conférence à l’université de Strasbourg, spécialiste de sociologie urbaine et des classes moyennes. Elle a publié récemment Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction (2015). Elle étudie les mécanismes à l’œuvre dans les processus de gentrification à Lyon et Paris, et spécifiquement dans deux quartiers : la Croix-Rousse et le Bas-Montreuil. En effet, une frange des classes moyennes en ascension sociale s’approprie l’espace et le transforme afin d’accroître son capital symbolique. C’est un travail sur l’environnement qui est à l’œuvre, donc une forme de distinction en acte, inscrite dans la matérialité de l’espace, notamment par le biais de la production collective d’une image ou d’une histoire assignée au quartier – et ce, en vue d’assurer un « entre-soi » excluant les classes populaires. On sent l’importance de cet entre-soi dans l’essai de Goblot : il considère notamment que le logement occupe une place importante dans les formes de la distinction sociale. Il explique par exemple qu’« habiter une maison de peu d’apparence, dans un quartier où il y a des pauvres (…) sont des maux redoutés surtout à cause de l’humiliation »[2] qu’ils produisent chez les bourgeois.

Les analyses de Goblot sont encore mobilisées et mobilisables pour penser la bourgeoisie aujourd’hui : « L’avantage du bourgeois, dit-il, est tout entier dans l’opinion et se réduit à des jugements de valeur : ce n’est pas à dire qu’il soit mince : c’est une grande supériorité que d’être jugé supérieur »[3].

Rémi Rouméas

[1]   P. Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie : le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 1, 2004, p. 59-85.

[2]   E. Goblot, La barrière et le niveau. Etude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, Alcan, 1925, p. 18.

[3]   Ibid,  p. 5.

Anthropologie de la condition carcérale : Re/lire reçoit Didier Fassin

Didier Fassin est l’invité du séminaire « Re/lire les sciences sociales » à l’occasion de la parution de son livre : L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2015.

L’ouvrage sera discuté par Christine Barbier, médecin inspectrice de santé en milieu carcéral, Bruno Milly, professeur de sociologie à l’Université Lyon 2 et directeur du Centre Max Weber et Jean Saglio, directeur de recherche CNRS en sociologie et intervenant en prison pour l’association Cimade.

La séance aura lieu mercredi 13 janvier 2016 de 13h30 à 16h à l’ENS de Lyon, site Descartes, salle F004.

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« La justice est l’ultime instance où se proclame et se rappelle la valeur des choses », lit Didier Fassin sur le mur d’une audience à laquelle il assiste au cours des quatre années d’enquêtes qui nourriront L’ombre du monde. Femme aux yeux bandés, aveugle à un monde qui ne peut prétendre guider les choix de sa balance : l’allégorie se voudrait le miroir d’une justice autonome, pour laquelle l’attribution raisonnable de la peine ou de la rétribution serait un aboutissement, descendant de la cime surplombante et isolée du dialogue entre juge, avocat et procureur. Et quelle image plus répandue que celle de la prison-îlot, machine close à la marge de quartiers industriels sans âme, où aboutiraient les processus de punition exemplaire, de marginalisation des individus jugés dangereux voire de rédemption ?

C’est contre ce poncif d’une prison close que s’élève Didier Fassin dans L’ombre du monde, paru en 2015 aux éditions du Seuil. Instrument central de l’imaginaire collectif, cette dernière constitue aussi, dans nos sociétés occidentales du XXIe siècle, le centre névralgique du système pénitentiaire compris dans son acception la plus large. À l’heure où les motifs d’emprisonnement se font de plus en plus anodins, et quand bien même la peine d’emprisonnement reste minoritaire, son horizon étend son possiblecelui vers lequel tous les regards se tournent – pour le nombre croissant des individus pris aux rets du judiciaire. Ultime et plausible menace. Depuis maintenant une trentaine d’années, le taux d’homicides volontaires ne cesse de reculer. Celui des peines carcérales connaît en revanche des envolées vertigineuses. En France, on comptait 20 000 détenus en 1955 pour plus de 68 000 en 2010. L’éventail des peines conduisant à l’incarcération ne cesse de s’élargir vers les délits les moins graves, donnant lieu à la multiplication d’incarcérations courtes mais biographiquement décisives pour ceux et celles qui en font l’objet. Loin d’être une forteresse éloignée des bouillonnements sociaux, l’institution carcérale est modelée par les évolutions culturelles, politiques et historiques de la société qui lui donnent sens. Depuis la « Révolution Conservatrice » des années 1970 – 1980 (d’où émergèrent Ronald Reagan aux États-Unis, et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne), le penal welfarism, qui alliait une extension de la protection sociale à une limitation du périmètre carcéral, est en berne. Le « populisme pénal » devient, en Occident, un motif politique, avec la montée en puissance d’un discours sécuritaire et un retour en force du motif du châtiment (contre le « laxisme »). La peine doit sanctionner « sans pitié » des « coupables » assignés avec insistance à leur faute individuelle. La France n’échappe pas à ce retournement structurel des mentalités et des politiques. Pour la première fois depuis les débuts de la Ve République, l’arrivée au pouvoir d’un président socialiste en 2014 n’a pas influé d’un iota sur l’irrépressible tendance à la hausse du nombre de détenu (en 1981, leur nombre avait chuté de 22%).

Sans surprise, on apprendra que le portrait-robot du détenu français est un homme jeune, peu diplômé, issu des milieux modestes, vivant dans des quartiers populaires urbains HLM et le plus souvent noir ou basané. Populations criminogènes ? Didier Fassin préfère rappeler le caractère profondément relationnel de la peine. Autrement dit, dans la lignée de l’héritage analytique durkheimien dont on retrouve la trace dans les écrits d’Howard Becker, la prison n’enferme pas ceux qui ont commis des crimes mais ceux qui ont été reconnus comme criminels, ou, plus communément aujourd’hui, délinquants. Tous les délits n’ont pas la même visibilité sociale, toutes les populations ne subissent pas le même contrôle et certaines voient se tourner vers elles plus souvent que sur d’autres la focale du périscope judiciaire. Ainsi, les délits fiscaux n’aboutissent que très rarement à des peines d’emprisonnement, là où la délinquance routière peut conduire rapidement à la maison d’arrêt. Les premiers sont majoritairement l’apanage des classes moyennes ou supérieures blanches. Les seconds des classes populaires de quartiers urbains défavorisés aux dominantes ethno-raciales maghrébines et subsahariennes. En rendant visible ce qu’une société donnée, en l’occurrence la société française de 2011 à 2014, considère comme passible d’emprisonnement, la prison met au jour les processus judiciaires d’attribution et d’exemption de la peine.

C’est bien ce caractère relationnel de la condamnation qui rend impossible toute conception en vase clos de la prison. On a vu à quel point, sur un plan macrosocial, l’usage de l’emprisonnement par les institutions pénales s’imbrique dans l’imaginaire social d’une « opinion publique », de partis-pris politiques, de pressions de collectifs variés – sans qu’il soit pour autant possible de réduire les uns aux autres. Au plan microsocial des trajectoires individuelles, il importe – pour décortiquer la machine –  de mettre au jour le processus d’emprisonnement bien en amont des premiers pas en cellule. Comprendre l’imbrication de la prison dans notre société, c’est remonter le fil des modes de sélection de populations amenées à commettre des actes passibles de sanctions, à être repérées comme telles, jugées et condamnées. Au fil de l’histoire, c’est tout un réseau d’acteurs, de la police aux magistrats, en passant par la presse, qui donne à la prison son sens et rend plus ou moins probable son intervention dans des histoires individuelles.

La condition carcérale ne se limite pas qu’à la compréhension de la place de l’institution pénitentiaire au sein du système juridique français. Elle renvoie aussi – et l’un ne va pas sans l’autre – à ce qui se dit, ce qui se fait, ce qui se pense entre les murs où vont et viennent des détenus et des surveillants. L’espace carcéral étudié, en l’occurrence celui d’une maison d’arrêt située dans la banlieue d’une grande agglomération, est en fait poreux en lui-même, accueillant des visiteurs, des avocats, des médecins, des journalistes, des chercheurs, des médias, des téléphones portables, des nouvelles du monde. La grille d’analyse que privilégie Didier Fassin renvoie aux inégalités sociales globales structurant la société française. Celles-ci se traduisent d’une part par la surreprésentation relative en prison des catégories les plus directement affectées par la précarité et la disparité, mais aussi par des comportements, souvent violents, de subversion des classiques dominations socio-raciales, qui se font parfois réponses au système pénitentiaire. C’est que, pour Didier Fassin, la fonction de la prison n’est plus de sanctionner les délits mais d’apporter une réponse répressive à la question sociale en la fondant sur un argumentaire moral. La prison devient un outil de gestion des inégalités dans lequel se décline l’exclusion. La vacuité du temps d’emprisonnement, l’immobilisme muet des heures perdues en cellule, qui atteignent les refuges de la vanité ou de l’amour-propre, inculquent à ceux qui les subissent le rappel de leur place, déjà marginale, dans les échelons de la hiérarchie sociale.

Présente en amont, par les processus de sélection sociale des détenus, structurant l’expérience carcérale, la thématique des inégalités sociales se retrouve aussi en aval. Trop engorgées pour mener à bien leurs missions de réinsertion sociale, les prisons françaises sont le lieu de séjours qui fractionnent encore plus des trajectoires sociales d’ores et déjà heurtées et précaires, coupant court à des possibilités de CDD ou d’engagements dans des processus de formations professionnelles. L’emprisonnement d’un individu peut également contribuer à la fragilisation du réseau de ses proches, en particulier de la cellule familiale.

En somme, le système pénitentiaire légitime les injustices ordinaires et renforce la fragilité des segments de population les plus précaires. Et l’on comprend mieux le titre de l’ouvrage : la prison n’est pas l’ombre du monde social au sens où elle en serait le négatif. Elle est l’ombre portée du social, dont elle illustre le versant punitif – un antimonde, qui tend à la société le double miroir de sa part d’ombre et de son empreinte, son antithèse et, simultanément, son prolongement.

Didier Fassin revendique la pratique d’une ethnographie critique. Prendre le temps d’obtenir et d’accorder confiance aux détenus et aux surveillants, d’arpenter les couloirs de la maison d’arrêt, d’en partager – latéralement, toujours – les événements quotidiens, c’est aussi recueillir des paroles diverses. L’objectivité du chercheur consistera alors, en les resituant dans leurs contextes, à accorder une même attention aux dits des uns et des autres. Son enquête procède d’un aveu qui est aussi un parti-pris : humaniser la prison, non pas pour la rendre plus douce, mais pour donner à voir les êtres humains qui y vivent et participer à l’évolution des représentations. On ne s’étonnera donc pas de l’écriture presque romanesque de ce voyage pénitentiaire. Prenant éthiquement et politiquement parti contre l’institution carcérale telle qu’elle existe aujourd’hui, Didier Fassin produit un ouvrage qui, par sa fabrique scientifique même, interroge avec urgence la responsabilité du chercheur.

Julie Blanc

Saisir l’histoire par les jeux vidéo, compte-rendu de la séance du 30 novembre 2015 autour de Jean-Clément Martin

Jean-Clément Martin, historien spécialiste de la Révolution française et de la Guerre des Chouans, était invité à s’exprimer autour de son livre coécrit avec Laurent Turcot, Au cœur de la Révolution. Les leçons d’histoire d’un jeu vidéo, paru en 2015 chez Vendémiaire. Ayant été sollicité comme conseiller historique et scénaristique au cours du développement du jeu Assassin’s Creed : Unity par le studio Ubisoft, il estimait nécessaire de répondre d’un point de vue d’historien aux attaques de Jean-Luc Mélenchon, accusant le jeu, qui prend la Révolution Française pour cadre, de sacrifier la vérité historique à la mise en scène d’une légende noire de Robespierre et du combat du peuple pour sa liberté. Au-delà des circonstances, Jean-Clément Martin est particulièrement attentif à l’utilisation de l’histoire en dehors de la sphère universitaire, et il insiste fortement sur la nécessité de ne pas négliger un médium aussi puissant que le jeu vidéo et ses millions de joueurs.

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L’historien face au jeu vidéo historique

Tout d’abord, Jean-Clément Martin reconnaît les nombreuses erreurs et approximations historiques qui parsèment le jeu (absence d’animaux dans Paris, tenues vestimentaires anachroniques) et concède qu’un historien sévère ne peut y voir un grand apport. Mais comme il le rappelle, « ne lui demandons pas ce qu’il ne peut nous donner » : tout comme la littérature (Dumas), et même l’histoire (Michelet) prennent des libertés avec la réalité historique, on ne peut attendre une précision universitaire dans un jeu vidéo. Celui-ci peut même répondre à des questions sur lesquelles les universitaires refusent traditionnellement de se positionner :      Jean-Clément Martin salue la capacité des concepteurs de jouer habilement avec des vides historiques et des questions insolubles (le jeu donne par exemple une solution au débat sur la blessure à la mâchoire de Robespierre lors de son arrestation, entre balle perdue et tentative de suicide).

Le lien avec l’histoire est également plus large dans ce jeu : tout comme le héros, pris dans une lutte entre Templiers et Assassins, qui se joue au cours de la Révolution mais aussi à d’autres périodes (l’Antiquité pour le premier opus du jeu, le Londres du XIXe siècle dans le dernier), l’historien doit absolument intégrer la Révolution française dans le cadre plus large des révolutions dites « atlantiques », en Europe, mais aussi en Amérique, et sur la longue durée.

Troisième point important, dans le jeu vidéo, le rapport du joueur à l’histoire tient plutôt de la chronique, au sens où l’entend Walter Benjamin : n’importe qui, parce qu’il vit les évènements, peut être acteur de l’histoire. Pour Jean-Clément Martin, l’expérience du jeu vidéo pose cependant un problème fondamental à notre rapport à l’histoire : en pouvant rejouer à l’infini la même scène, on rompt avec l’irréversibilité historique. Ceci peut avoir, selon lui, des conséquences inquiétantes en termes de responsabilité : si toute scène peut être rejouée, si le joueur peut incarner indifféremment n’importe quel personnage, y compris un soldat SS, pour prendre un cas extrême, alors « avec les jeux, tous les contextes se valent ». Cette question éthique doit être discutée et prise en compte.

La nécessaire prise en compte de l’expérience du joueur

En réponse à cette première intervention, Thierry Joliveau, enseignant-chercheur en géographie à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, est d’abord revenu sur l’intérêt scientifique qu’il porte aux jeux vidéo, avant de réagir à plusieurs éléments avancés par Jean-Clément Martin.

Thierry Joliveau rappelle que les jeux vidéo ont représenté très tôt des espaces réels, bien avant l’essor d’outils comme Google Maps. Le travail préparatoire se rapproche aujourd’hui beaucoup de la topographie, ou des systèmes de représentation numérique en géographie, ce qui explique son intérêt premier pour ce médium.

Le jeu vidéo s’empare de lieux réels, mais les modifie nécessairement pour les rendre jouables : il faut tout d’abord sélectionner des lieux connus et vendeurs (Paris par exemple), mais le rendu doit en être partiel pour ne pas perdre ou lasser le joueur. Thierry Joliveau apporte ici une première critique à la vision de Jean-Clément Martin : on ne peut pas se passer de l’expérience du joueur dans l’analyse du jeu vidéo, comme le soulignait déjà Mathieu Triclot dans son ouvrage Philosophie des jeux vidéo (La Découverte, 2011). Pour le joueur, l’expérience de jeu ne dissocie pas le décor du scénario, ou l’histoire générale de la jouabilité.

Les monuments attendus par la majorité des joueurs doivent être représentés, (il faut placer Notre-Dame de Paris), mais le niveau de détail a ses limites, les maisons étant souvent dupliquées dans le jeu. Or, pour Thierry Joliveau, cette approximation nécessaire est aussi valable pour le cadre historique : Louis XVI est représenté non pas tel qu’il était et que la culture savante le connait (un homme massif de près de 1m90), mais tel que la culture populaire l’imagine (un homme petit et mou).

Revenant sur la question éthique, Thierry Joliveau insiste enfin sur les limites de l’immersion du joueur : il incarne un avatar préfabriqué, avec ses propres logiques et des possibilités fixées par avance. Or, tout comme le lecteur des Bienveillantes de Jonathan Littell est capable de recul, le joueur peut se distancier par rapport au jeu auquel il joue.

La fabrique d’un jeu de stratégie historique

Philippe Malacher, développeur de jeux vidéo historiques chez Ageod, est ensuite intervenu pour présenter son travail et les contraintes liées à la création de jeux historiques, avant de réagir lui aussi au débat.

Il rappelle tout d’abord que le jeu vidéo historique est issu d’une longue lignée de jeux de simulation de guerre, à commencer par leur premier ancêtre, le Kriegsspiel, joué très sérieusement en Prusse dès 1811. La première démocratisation de ces jeux sérieux a lieu dans les années 1960-1970, avec des jeux de plateau, mais c’est en 1980 que le premier jeu vidéo de guerre sur ordinateur apparaît (Computer Bismarck). Aujourd’hui, ces jeux sont beaucoup plus complexes et diversifiés (on ne fait plus seulement la guerre, mais aussi la diplomatie, la gestion de l’économie), et les écarts à l’historicité sont plus ou moins importants selon les jeux. L’argument est d’abord un argument marketing, qu’il faut selon lui se garder de condamner : même le plus petit détail historique peut amener le joueur à se renseigner et à s’instruire en approfondissant par des recherches personnelles.

Présentant son travail, il rappelle les tensions et les contraintes du développement d’un jeu à la fois ludique, vendeur et historique. Les joueurs sont consultés pendant le développement (en tant que « bêta-testeurs ») et après la sortie du jeu, pour apporter des informations historiques, des sources (comme des uniformes militaires précis), ou corriger certaines erreurs, avec exigence.  Mais la rentabilité étant nécessaire pour survivre, il faut parfois « sacrifier l’historicité à la jouabilité ». Les jeux vidéo historiques ne touchant déjà qu’une minorité du public général des joueurs, il est nécessaire de préserver un public assez large en ne tombant pas dans l’excès de détails historiques.

Philippe Malacher insiste enfin lui aussi sur la capacité de recul du joueur adulte, (la clientèle du studio où il travaille ayant par exemple une moyenne d’âge de 35 ans), face à des jeux certes décontextualisés, mais qui ont avant tout pour but d’être ludiques.

***

Après ces présentations, les questions de la salle sont surtout revenues sur les débats lancés par les intervenants, notamment sur le problème éthique de la simulation à volonté, hors de l’historicité et de ses conséquences. Il convient de considérer le jeu vidéo comme d’autres médias, les livres ou les films, qui se permettent des écarts plus importants, et de se garder de tout jugement moral. Jean-Clément Martin rappelle que notre vision du Moyen-Age est elle-même issue d’une représentation fantasmée, née au XIXe siècle dans la littérature et la peinture. Le jeu vidéo est avant tout un objet ludique, par rapport auquel le joueur a des attentes précises, dans un secteur mondialisé. Si l’historicité est un prétexte dont personne n’est dupe, son effet peut aussi être bénéfique : de nombreux joueurs souhaitent par la suite visiter dans la réalité un champ de bataille ou voir un monument qu’ils ont découvert dans un jeu vidéo. Jean-Clément Martin conclut la séance en rappelant l’enjeu fondamental selon lui : il faut que les universitaires s’emparent des jeux vidéo, comme de la fantasy ou d’autres médias extrêmement puissants, touchant des millions de personnes, afin de les étudier, de conseiller, en se gardant de toute posture moralisante.

Louis Fagon

Saisir l’histoire par les jeux vidéo : Re/lire reçoit Jean-Clément Martin

Jean-Clément Martin est historien. Il est l’invité du séminaire « Re/lire les sciences sociales » à l’occasion de la parution de son livre : Laurent Turcot, Jean-Clément Martin, Au cœur de la Révolution. Les leçons d’histoire d’un jeu vidéo, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2015.

La discussion sera assurée par Thierry Joliveau, enseignant-chercheur en géographie à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et Philippe Malacher, développeur de jeux vidéos historiques chez Ageod.

Lundi 30 décembre, de 13h30 à 16, ENS de Lyon, site Monod, Amphi F. 
Plus d’informations : http://www.liens-socio.org/Assassin-s-Creed-les-lecons-d-histoire-d-un-jeu-video

Au-coeur-de-la-Revolution

Historien spécialiste de la Révolution française et de la Guerre des Chouans, Jean-Clément Martin est professeur émérite à l’université Paris-I, après y avoir enseigné ainsi qu’à Nantes. S’il fallait résumer, au plus juste, ce qu’a été son activité durant sa carrière universitaire, on pourrait dire qu’il a « passé trente ans à la construction d’une vision « plus nuancée » de la Révolution », comme il l’écrit en réponse à un commentaire laissé sur son blog Rue 89 le 16 novembre 2014. Cette histoire est notamment rendue possible par la diversité des centres d’intérêt et par la culture de cet historien, qui en appelle très souvent à des formes d’art et de fiction (littérature et cinéma notamment) pour parler de cette révolution. Et s’il est un genre dont il étudie et apprécie les codes, c’est bien la fantasy, genre fictionnel qui ancre sa trame narrative dans un paysage historique précis, à l’instar de L’Enjomineur de Pierre Bordage ou de Game of Thrones de G.R.R Martin. Dans la logique de cette démarche, visant à s’intéresser à ce que les supports non spécialisés peuvent nous apprendre de l’histoire et de notre rapport au passé, Jean-Clément Martin a tourné son regard vers le jeu vidéo, et en particuliervers Assassin’s Creed : Unity dans la conception duquel il a joué un rôle de conseiller historique et scénaristique. C’est cette expérience au cœur du studio Ubisoft, et sa rencontre avec Laurent Turcot, professeur spécialiste de l’histoire du jeu et du divertissement à l’université du Québec à Trois-Rivières, qui a permis l’écriture à quatre mains de l’ouvrage Au cœur de la Révolution. Les leçons d’histoire d’un jeu vidéo, paru chez Vendémiaire en avril 2015. Livre en partie polémique, il est vrai, ou plutôt anti-polémique, puisqu’il répond à l’emballement, aussi bref qu’intense, suscité par les réflexions de Jean-Luc Mélenchon à l’encontre d’un jeu qu’il accusait de sacrifier la vérité historique à la mise en scène d’une légende noire de Robespierre et du combat du peuple pour sa liberté. Mais plus qu’à décortiquer les choix des concepteurs et démêler le vrai du faux, les deux auteurs nous invitent à ne pas négliger le jeu vidéo en tant que média et support.

Cette réflexion sur le jeu vidéo, encore tâtonnante, en France notamment, doit être poursuivie et enrichie. À plus forte raison lorsque l’on constate que l’industrie vidéo-ludique est devenue plus puissante que l’industrie du cinéma et que ses produits sont, aujourd’hui, le premier objet culturel vendu et possédé dans le monde. Et l’histoire a fort à voir avec ce nouveau type de jeu car, du fait même de sa nature entre réalité et virtualité, son espace est souvent créé informatiquement à partir de lieux et de faits réels symbolisés pour les rendre reconnaissables. La vérité historique ou physique est ainsi bien souvent malmenée ou travestie parce que, comme le rappelle fort justement Thierry Joliveau dans son récent article Les lieux réels dans le jeu vidéo. Contribution à une approche géographique des espaces vidéoludiques,  « ce qui importe c’est le gameplay et non la fidélité aux lieux réels. » Une grande partie de la question du lien entre jeu vidéo et histoire se tient dans cette nature si particulière qui offre au gamer une expérience nouvelle, le rapprochant de sensations réelles, déjà éprouvées, le tenant également en haleine, suscitant chez lui de nouvelles sensations, plus fortes ou plus irréalistes. En géographe s’intéressant à l’usage des techniques numériques à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne, Thierry Joliveau a posé, avec d’autres chercheurs comme Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat, certaines bases de l’étude du jeu vidéo comme objet d’étude et de recherches. Car cette porte vers nos modes de représentation et notre rapport au passé, si elle est de fait intimement liée à l’histoire, touche tous les domaines et commence à intéresser des penseurs de tous les horizons des sciences humaines.

Et s’il y a des chercheurs pour étudier ces jeux et leur influence sur nos pratiques sociales, il ne faut pas oublier qu’il y a d’abord des développeurs qui pensent ces jeux en premier lieu, qui prennent les choix nécessaires pour tracer la limite entre ce que le support vidéoludique peut offrir de savoir (historique, notamment) et ce qu’il doit apporter de divertissement ; ce sont eux également qui mettent parfois leur savoir-faire au service de la reconstitution graphique de lieux ou d’événements. Ainsi, il existe des sites spécialisés dans le commerce et la production de jeux historiques, comme Historia Games, et il existe aussi des studios qui vouent leur production au jeu vidéo historique. Représentant d’une de ces structures, Ageod, Philippe Malacher est développeur de jeux vidéo, notamment de stratégie. Il est intéressant de noter son attachement, partagé par son collèque Philippe Thibaut, co-développeur chez Ageod, à faire des jeux de véritables tableaux de l’histoire, à rendre sensible pour le joueur une réalité qu’on a du mal à approcher autrement. Dans un entretien donné à Wargamers en 2013, ils affirmaient tous deux vouloir conserver une grande fidélité à l’histoire et avouaient avoir pour but « de donner aux joueurs un moyen de voyager dans le temps ».

De la conception à l’expérience du gamer, le jeu vidéo est un support hybride fascinant, qui mérite qu’on le considère aujourd’hui comme un média à part entière et comme un objet culturel de grande influence. Aborder scientifiquement et techniquement ce qu’est un jeu et la manière dont il fonctionne est un moyen d’ouverture, un rappel que « la vulgarisation n’est pas vulgaire » comme le dirait Laurent Turcot, ou encore de rappeler que, si l’on suit Jean-Clément Martin, « l’histoire est une démarche avant d’être un domaine ».

Corto Le Perron

 

Howard Becker est l’invité du séminaire RE/LIRE le lundi 12 octobre 2015 !

BeckerLe séminaire « RE/LIRE LES SCIENCES SOCIALES » reçoit Howard S. Becker (sociologue américain, docteur Honoris Causa de l’ENS de Lyon) pour une rencontre autour de son livre

What about Mozart? What about Murder?
Reasoning from Cases
University of Chicago Press, 2014, trad. fr. Et Mozart, alors, qu’est-ce que vous en faites ?, La Découverte, 2015, à paraître
(lire le compte rendu dans Lectures : http://lectures.revues.org/15949).)

Discutant : Jean Peneff, sociologue, professeur émérite auteur de Howard S. Becker, sociologue et musicien dans l’école de Chicago, L’Harmattan, 2014.

Séance préparée et animée par Julie Blanc, Hadrien Le Mer et Pierre Mercklé (ENS de Lyon)

Lundi 12 octobre 2015 / 13h30-16h

Lieu : ENS de Lyon, site Descartes, Amphithéâtre

plus d’informations sur cette séance :
http://www.liens-socio.org/What-About-Mozart-What-About-Murder

Né en 1928, Howard Becker étudie à Chicago à l’époque où Ernest Burgess, Louis Wirth, Everett Hughes et Herbet Blumer y enseignent, se construisant ainsi dans la filiation directe de l’« École de Chicago », au moment où celle-ci doit faire face à un déclin de sa prééminence. De fait, au moment où Becker étudie, l’enquête par questionnaire (dont les réponses font l’objet d’un traitement utilisant des méthodes statistiques développées, entre autres, par Stouffer à Harvard et par Lazarsfeld à Columbia) tend à se substituer au travail de terrain reposant sur l’observation in situ. Face à ce mouvement, l’interactionnisme considère qu’aucune situation ne peut se déduire mécaniquement d’un système, mais résulte à l’inverse d’une construction du ou des sens en situation, à laquelle on ne peut accéder que par la collecte de données qualitatives. Au structuro-fonctionnalisme d’un Parsons, Becker avait répondu par un ouvrage (Outsiders, 1963) où la déviance apparaissait comme le produit d’étiquetages construits par différents groupes (son étude reposait entre autre sur une connaissance intime des milieux du jazz de Chicago… où il travaillait comme pianiste).

What about Mozart ? What about Murder ? Reasoning from cases, est l’occasion pour le sociologue de revenir sur un parcours jalonné de choix simultanément méthodologiques et épistémologiques. Au moment où l’essor des méthodes quantitatives en sciences sociales et la question des « Big Data » posent avec une acuité nouvelle la question du primat de la quantification, Becker met en place une nouvelle réponse, après celle d’Outsiders, plus générale et systématique cette fois, où il théorise l’intérêt heuristique fondamental d’une méthodologie à laquelle il entend donner toute sa cohérence : « le raisonnement par cas ».
Pour Becker, l’établissement d’une corrélation entre deux variables, toujours susceptible de glisser vers l’établissement d’une causalité, ne peut en aucun cas préciser le rapport qu’elles entretiennent. Elle se borne tout au plus à signaler un hypothétique lien entre un élément A et un élément B. Entre les deux, une boîte noire, qui pour Becker constitue le véritable objet de la sociologie. La quantification requiert un sacrifice dont on ne soupçonne pas l’ampleur… Elle conduit à ignorer la manière dont d’autres variables travaillent le rapport statistique apparent depuis l’intérieur de cette boîte noire. De fait, le recul historique permet de montrer à quel point les relations statistiques qui semblaient être les plus rigoureusement établies sont en réalité régulièrement inversées, précisément par ces variables que la statistique estime ne pas être explicatives. Un seul exemple dans un ouvrage qui en présente un très grand nombre.

Depuis les années 1920, la consommation d’opiacés est particulièrement présente aux États-Unis chez les jeunes hommes noirs des quartiers populaires, conduisant ainsi certains sociologues à faire du « genre », de l’« âge », de « l’ethnicité » et du « statut social », des « causes de l’addiction ». Or, aux États-Unis, l’addiction aux opiacés se rencontre, jusqu’à la fin du XIXème siècle, essentiellement chez les femmes adultes blanches appartenant aux classes moyennes et supérieures. L’« approche corrélationnelle » pose donc problème dans la mesure où elle laisse de côté l’ensemble des éléments qui permettraient de comprendre comment cette relation statistique entre A (la consommation de drogue) et B (certains déterminants sociaux) se construit et évolue. Becker commence par montrer que les modes de diffusion du savoir médical au XIXème siècle conduisaient un certain nombre de femmes aisées à utiliser l’opium pour réduire les inconforts de la ménopause. Après l’interdiction de cette drogue, rappelle Becker, les circuits de distribution, désormais clandestins et non plus pharmaceutiques, se réfugient dans les territoires qui n’ont pas le pouvoir politique suffisant pour demander une protection juridique. C’est dans ces quartiers que le marché des opiacés trouvera à la fois une main d’œuvre et des débouchés, faisant de certains jeunes noirs américains issus des milieux défavorisés des consommateurs potentiels. Becker montre ainsi que des informations concernant à la fois les évolutions de la légalité, des circuits de distribution et de la diffusion du savoir médical apparaissent, pour ce qui est de la consommation d’opiacés, comme des variables indispensables pour établir ce que l’on pourrait appeler une causalité comprise.

L’enjeu, on l’a compris, n’est donc plus de préciser le rapport entre deux variables mais d’identifier l’ensemble des variables que met en jeu ce rapport, en consentant à l’irrémédiable complexité d’un réel en mouvement. Plus le sociologue identifie de nouvelles variables, plus son regard s’éduque et plus il devient capable de repérer des mécanismes similaires dans des domaines apparemment radicalement différents. Les questions méthodologiques se mettent alors à foisonner sur les conditions pratiques d’un tel raisonnement. Comment trouver ces variables cachées qui entrent en jeu ? Comment peut-on généraliser à partir d’un cas dont on a reconnu la radicale spécificité ? Où s’arrête cette quête apparemment infinie vers toujours plus de complexité ? Peut-on aller jusqu’à utiliser des cas imaginaires pour enrichir le regard du sociologue ? Toujours attentif aux angoisses pratiques de l’apprenti chercheur, Becker nous donne dans cet ouvrage un certain nombre de réponses, qui soulèvent peut-être autant de questions.

Jean Peneff, ancien élève de Bourdieu parti goûter l’air de Chicago, est un des spécialistes français de Howard Becker, qu’il côtoie depuis des années. Dans Howard S. Becker, sociologue et musicien dans l’école de Chicago, il trace un portrait où le croquis de cette figure singulière de la sociologie se fait plaidoyer pour une « libération » la discipline. « C’est un cas ! » que ce chercheur-pianiste, improvisant sur le clavier de concepts en partie hérités du pragmatisme américain, refusant les règles d’une pédagogie verticale, nourrissant la sociologie par l’art et réciproquement – et s’appuyant sur l’un et l’autre pour se libérer des deux. À travers ce qu’il identifie comme les trois périodes de la carrière de Becker (le jazzman de Outsiders, « les mondes » de l’art ou de professions variées, le chercheur retraité s’attelant à une réflexion critique sur sa discipline et ses méthodes), Peneff dégage quelques grands thèmes d’enquête parmi lesquels se distingue un intérêt renouvelé pour l’action collective, ni totalement régulée, ni totalement libre mais où se glisse, entre standards et déterminismes, l’improvisation constante des joueurs de cette partition sociale. Sans enfermer l’abondante et protéiforme œuvre de Becker, il désigne entre autres lignes de fuite pratiques, un usage incessant de l’observation qui se confond avec l’exigence d’une étude approfondie des terrains abordés.

Au-delà de l’hommage enthousiaste, les pages que Peneff consacre à Becker sont une interpellation à l’endroit de la sociologie et du fonctionnement institutionnel de la recherche en sciences sociales. « On ne peut qu’improviser face à une réalité volatile et mouvante et il ne faut pas souhaiter que la rechercher se solidifie ou se fonctionnarise. Les procédés de création doivent rester ouverts, y compris aux profanes. La sociologie n’est pas une science, au sens hypothético-déductif ; elle avance par bonds… ou en travers. »

Becker, sociologue émancipé, initiateur amusé, nous invite à quelques pas sur le côté.

Julie Blanc et Hadrien Le Mer

 

« La Bibliothèque idéale des sciences sociales : une expérience éditoriale à l’ère numérique »

Conférence de Pierre Mercklé, le lundi 2 novembre 2015 de 17h30 à 19h à l’ENSSIB (Villeurbanne)

couv_bandeauLa Bibliothèque idéale des sciences sociales (Bi2S) achève bientôt sa deuxième année d’existence. Dirigée et animée par Pierre Mercklé et Denise Pierrot, cette collection d’ENS Éditions est une expérience éditoriale singulière, articulant édition imprimée et édition électronique autour d’un projet visant à faire « relire » les sciences sociales en remettant certains de ses grands textes classiques à la disposition du plus large public possible. Avec le soutien de nombreux partenaires dont l’ENSSIB, OpenEdition, Triangle, l’IHPC et la République des Savoirs, tous les titres de la Bi2S sont consultables en accès libre sur le site de la collection, et sont également disponibles dans des formats portables (PDF, ePub) payants, sur le site ou sur OpenEditions Books dans le cadre des abonnements des bibliothèques au programme Freemium. Enfin, certains de ces titres, en fonction des choix du comité scientifique de la collection et des droits obtenus, bénéficient d’une version imprimée.

A l’occasion de cette conférence, Pierre Mercklé présentera cette aventure éditoriale qui prend corps dans la société numérique.

Contact : Julia Morineau (julia.morineau@enssib.fr)

Lieu : ENSSIB (Amphithéatre) – 17-21 bd du 11 novembre 1918, Villeurbanne

Plus d’informations : http://www.enssib.fr/conference-Pierre-Merckle