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Pascal et les « membres pensants » : Penser l’église, régler l’amour

Alberto Frigo
p. 56-60

Notes de l’auteur

Nous présentons ici, de manière extrêmement synthétique, les résultats d’une thèse de doctorat en philosophie soutenue le 23 mars 2010 à Pise, dans le cadre d’une cotutelle entre la Scuola Normale Superiore de Pise (Italie) et l’Université de Caen-Basse Normandie – directeurs de recherche : prof. P. Cristofolini et prof. V. Carraud.

Texte intégral

  • 1 383-408. On les retrouves presque tous dans l’édition dite « de Port-Royal » (chap. XXVIII-XXIX).
  • 2 Surtout Rm XII, 5 ; 1 Cor VI, 15 e XII, 12 ; Col I, 24. Voir J. Mesnard, Les Pensées de Pascal, Par (...)
  • 3 J. S. Clouston, « Pascal et les membres pensants. Études de quelques fragments des Pensées », Églis (...)
  • 4 Les « membres pensants » comptent sans doute au nombre des « fragments plus étendus et les chapitre (...)

1Dans le grand « chantier interrompu » des Pensées, une série de textes semble étrangement négligée par les interprètes. Il s’agit des fragments que Pascal a réunis sous la rubrique « membres pensants » et qui résultent classés dans l’avant-dernière des liasses à titre, c’est-à-dire « morale chrétienne1 ». Souvent passés entièrement sous silence, ces textes bénéficient – dans le meilleur des cas – d’un commentaire assez laconique, qui se limite à indiquer Saint Paul2 comme source de la réflexion pascalienne. Ce silence presque unanime de la critique3 étonne pour deux raisons au moins. D’abord, parce que les fragments sur les « membres pensants », pour leur ampleur et leur organicité, ne cèdent en rien aux pages les plus célèbres des Pensées4 – comme on peut le remarquer déjà avec une simple lecture de 404 :

Être membre est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps. Le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout et, ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie, il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être, sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps. Enfin, quand il vient à se connaître, il est comme revenu chez soi et ne s’aime plus que pour le corps. Il plaint ses égarements passés.

Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose sinon pour soi-même et pour se l’asservir, parce que chaque chose s’aime plus que tout. Mais en aimant le corps il s’aime soi-même parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui. Qui adhaeret Deo unus spiritus est.

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Le corps aime la main, et la main, si elle avait une volonté, devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime. Tout amour qui va au-delà est injuste.

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Adhaerens Deo unus spiritus est. On s’aime parce qu’on est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre. Tout est un. L’un est en l’autre. Comme les trois Personnes.

2Ensuite, parce que ces pensées relèvent d’une tradition qui dépasse largement Pascal et qui relie les « membres pensants » à des pages capitales de Saint Augustin, de Bérulle et de Rousseau. Autrement dit : les fragments de la liasse « morale chrétienne » brillent d’une beauté et d’une complexité tout à fait remarquables, ouvrant à des questions dont l’ampleur semble même dépasser les limites d’une apologie de la religion chrétienne.

3Dans les pages qui suivent, nous voudrions revenir sur ces pensées pascaliennes injustement négligées par les interprètes et en proposer une lecture plus détaillée et approfondie. Cela implique, d’une part, définir la position des « membres pensants » dans la longue histoire de l’idée du « corps mystique ». Et, d’autre part, (dé)montrer comment Pascal réinvestit ces données de la tradition en vue d’une réflexion philosophique et théologique tout-à-fait originale.

1.

  • 5 The King’s Two Bodies. A study in Medieval Political Theology, Princeton, Princeton University Pres (...)
  • 6 Paris, Aubier, 1948.

4Grâce aux recherches magistrales d’Henri de Lubac et Ernest H. Kantorowicz5, le sens et l’histoire de la notion de « corps mystique » sont désormais bien connus. Dans Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge6 de Lubac nous a livré en particulier une véritable généalogie de cette locution qui, à partir de la littérature patristique, va s’associer à l’image paulinienne du Christ en tant que chef du corps qu’est l’Église. À l’origine, l’expression était utilisée pour désigner non pas l’Église mais plutôt l’Eucharistie. En particulier, on trouve chez les théologiens du haut Moyen Âge un système qui s’organise selon une économie tripartite : il y a le corps du Christ qui est né de la Vierge, le corps qui est l’eucharistie et le « corpus quid est Ecclesia ». L’unité de ce système était assurée par le caractère sacramental de l’eucharistie qui constitue un mystère (d’où l’adjectif mystique) où se croisent le mémorial de la passion de Jésus et l’anticipation de l’unité de l’église céleste. Vers la moitié du XIe siècle les discussions autour des doctrines de Bérenger de Tours viennent toutefois briser cette économie. Face à une conception trop exclusivement symbolique et spirituelle du sacrement, il fallait réaffirmer avec force le caractère réel de la présence du Christ dans l’eucharistie. D’où un glissement insensible du système tripartite vers une dualité, voire une opposition : le corps vrai du Christ, son corps réel qui se fait présence pendant l’Eucharistie, se trouve plus nettement distingué du corps qu’est l’église. Et l’expression « corpus mysticum » devient, peu à peu, une prérogative exclusive de celle-ci : on parle d’un « corpus mysticum ecclesiae », et non plus d’un « corpus mysticum Christi ». Mais, en raison de cette transformation lexicale, c’est le sens même de l’adjectif mysticum / mystique qui connaît une modification profonde : mystique devient en fait synonyme de abstrait, irréel, métaphorique. Une fois brisée l’unité du mystère qui était tout à la fois christologique, eucharistique et ecclésiologique, la dimension concrète de l’Eucharistie finit par s’opposer à l’unité purement formelle, ou « de raison », de l’Église en tant que multitude des croyants. L’Eucharistie est vraiment un corps, on le voit et on le touche, l’Église est un corps seulement par similitude, on en parle comme si il s’agissait d’un corps.

  • 7 Voir M. Bettetini, « “La regola e vita dei frati è (…) vivere senza nulla di proprio” : primi accor (...)
  • 8 Voir Y. Congar, L’Église. De saint Augustin à l’époque moderne, Paris, Cerf, 1970 (2007), chap. XII
  • 9 Des exemples très clairs de ce double mouvement peuvent être trouvés en analysant des questions cla (...)
  • 10 Ce que fait, à la fin du XVIIe siècle, un autre grand théologien, Noël Alexandre, quand il écrit : (...)

5Deux éléments viendront confirmer par la suite cette dérive vers l’abstraction. D’une part, l’utilisation par les grands théologiens scolastiques d’éléments empruntés à la philosophie aristotélicienne. Si Aristote dans sa Politique faisait recours à l’image du corps pour penser le rapport entre les citoyens et la ville, rien n’empêchait, en effet, de reconnaître dans la notion de « corpus mysticum » un simple synonyme de « societas7 ». D’autre part, la réforme protestante imposera aux théologiens catholiques de souligner le caractère visible et hiérarchique de l’Église. Comme le rappelle Pierre Charron, il y a en fait des « schismatiques Allemans » qui affirment « que l’Église n’est point une Église invisible, car c’est un corps mystique de Jésus-Christ ». La notion même de « corps mystique » sera donc de plus en plus mise à l’écart dans les traités d’ecclésiologie qui visent à une fonction strictement apologétique. L’Église est désormais définie comme une « societas perfecta », où le pape a le même rôle que le roi dans les monarchies et qui trouve dans la participation extérieure aux sacrements son fondement de réalité8. C’est ainsi qu’on assiste, entre le XVIe et le XVIIe siècle, au dernier acte de l’histoire de la notion de « corps mystique » : finalement, cette expression est utilisée pour indiquer l’unité proprement abstraite et « de raison » de tous les corps politiques. À côté du « corps mystique » de l’Église on énumère, désormais, une pluralité de « corpora mystica », dont, entre autres : la ville, l’État et la famille. Bref, au fur et à mesure que l’ecclésiologie se rapproche de la philosophie politique, la notion de « corps mystique » s’éloigne de sa signification théologique originelle et devient synonyme d’ « unité métaphorique », « fiction » politique qui a seulement une réalité « de raison9 ». Selon la définition de Suarez, l’Église est « unum corpus mysticum quod moraliter dici potest per se unum » : le fondement réel de l’unité ecclésiale réside plutôt dans l’ordre hiérarchique qui a à son sommet le pape que dans l’unité morale qui fait le corps mystique. Une mutation radicale du sens s’est imposée et il faudra accepter cet usage nouveau de l’expression « corps mystique », ou, au contraire, le dénoncer avec force parce que incompatible avec la tradition10.

2.

  • 11 Y. Krumenacker, L’école française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et l (...)

6Cette sécularisation de la notion de « corps mystique » imposera, au XVIIe siècle, un usage de plus en plus marginal de l’image paulinienne et sa presque totale disparition des pages des théologiens, à une exception près, toutefois, et non des moindres : celle de Bérulle. Le fondateur de l’Oratoire français – et aussi ses disciples, par exemple Condren ou Gibieuf – assignent en effet au « corps mystique » un rôle central dans leur synthèse spirituelle11. Plus en détail, Bérulle y reconnaît l’idée qui permet d’articuler métaphysique et spiritualité. Il s’agit d’une doctrine très complexe qui combine la méditation biblique avec une reprise originale du néoplatonisme. Pour se limiter ici à l’essentiel, on peut dire que chez Bérulle, penser le « corps mystique » signifie penser la « subsistance » du croyant en Christ, ou ce qu’il appelle l’« adhérence » à ses états. La fragilité ontologique de la création qui « tend au néant » et impose à Dieu une création continue devient l’instrument pour rendre compréhensible la vie de grâce du chrétien qui s’« incorpore » au Christ. Bérulle explicite l’image du « corps mystique » en l’associant à une série de textes dans lesquels Saint Paul écrit que les chrétiens sont créés en Jésus-Christ (Gal VI, 15 ; Col I., 16) :

  • 12 Œuvres complètes, 5 : Notes et entretiens. Ordonnances des visites canoniques, Paris, Cerf – Oratoi (...)

Il faut vivre et subsister dans le Fils de Dieu et ne faut avoir vie [et] subsistance qu’en lui. Voyez le rayon du soleil, il n’a point de subsistance en soi, il est tout subsistant au soleil. Et si le soleil est couvert d’un nuage, il pérît aussitôt et Dieu même ne lui conserve l’être qu’en la présence du soleil duquel il dépend. Ainsi vivons-nous de Jésus-Christ, de la grâce, comme membres qui ne doivent, ni peuvent vivre hors de celui qui est leur vie propre et celle de la grâce qui est la sienne, que Dieu ne leur veut conserver qu’en Jésus-Christ, comme il ne leur donne qu’en lui12.

7Dieu conserve les créatures qui ne peuvent subsister sinon dans la dépendance, Christ conserve ses membres qui ne peuvent vivre dans la grâce sinon en Lui. En dernière instance, Bérulle substitue une logique de la relation à la logique aristotélicienne de la substance : l’homme, toujours tiré du néant en tant que créature, doit se réduire à une relation, à un « rapport à Jésus-Christ » dans son existence spirituelle. Comme on le voit, Bérulle propose une sorte d’ontologie de la vie chrétienne qui a son barycentre dans la notion de « corps mystique ». Face à la banalisation du concept de « corps mystique » dans les traités d’ecclésiologie contemporains, il esquisse donc une nouvelle théologie qui met en relation métaphysique et spiritualité et qui utilise l’image paulinienne comme une véritable cheville ouvrière conceptuelle.

8Il s’agissait d’une tentative finalement vouée à l’échec, mais qui pourtant n’est pas passée inaperçue. Avec Bérulle la notion de « corps mystique » sort en fait du domaine de la pure métaphore et regagne une place centrale dans le lexique spirituel. Le milieu de Port-Royal, surtout dans la figure capitale de Saint-Cyran, si lié à Bérulle, témoigne en particulier de l’influence de cette synthèse théologique. Et, selon nous, Pascal aussi.

3.

9Si Pascal reprend l’image du « corps mystique » c’est en effet, tout d’abord, pour repenser de manière radicale la question de l’unité ecclésiale. Face à la confusion qui suggérait la sécularisation du syntagme « corpus mysticum », Pascal affirme une séparation nette entre le domaine de la politique et la réflexion ecclésiologique. L’Église n’est pas une société comme les autres, n’est pas une « persona ficta », une entité juridique qui possède seulement une unité « de raison » et qui se distingue des états ou des royaumes seulement par son législateur et ses fins. L’unité réalisée par une association humaine d’intérêts et de dépendances reste toujours strictement incomparable, aux yeux de Pascal, à l’unité réalisée par les fidèles. En ce sens, ce n’est pas un hasard si, dans les Provinciales et dans les premiers écrits spirituels, Pascal propose des concepts alternatifs à celui (augustinien) de « cité » pour penser l’unité ecclésiale (notamment ceux de « monde », d’« uniformité » et d’« unanimité »). Si la théologie de son temps a fini par rendre équivoque l’expression « corpus mysticum » en l’appliquant aussi aux « corpora mystica politica », Pascal cherche de nouveaux mots qui puissent dire l’unité propre à l’Église.

  • 13 Sauf l’exception notable du Bossuet de la lettre « à une demoiselle de Metz », sur quoi voir G. Rém (...)

10Les « membres pensants » représentent l’achèvement de cette réflexion. L’unité du « corps plein de membres pensants » n’est pas extérieure, fondée sur une liaison abstraite du genre de celle qui unit le corps politique. C’est au contraire le résultat du croisement de deux amours, celui du « tout » pour « la partie », qui précède, et celui de la partie pour le tout : « Leur béatitude aussi bien que leur devoir consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux-mêmes » (392). Or, cette unité volontaire, qui naît de l’amour du corps et du consentement du membre, est la plus réelle et concrète qu’on puisse imaginer. Elle n’est que le reflet de l’unité parfaite, celle de la Trinité, elle aussi fondée sur l’amour et la volonté de consentir à l’amour : « On s’aime parce qu’on est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre » (404). Les membres pensants se révèlent ainsi une ecclésiologie radicale, en contre-tendance par rapport à la théologie contemporaine et qui pense l’unité ecclésiale sur le modèle de celle intra-trinitaire. Chez Pascal, l’« unitas spiritus », proclamée par les mystiques trouve sa vérité profonde dans l’unité de charité garantie par le Saint Esprit : « Tout est un. L’un est en l’autre. Comme les trois Personnes » (404). Contre toute réduction de l’Église à une société assimilable à celles politiques et humaines, Pascal, unique en son siècle13, rapproche la communion des fidèles de l’union des trois Personnes dans la Trinité. Et, il faut le souligner, ce sera seulement au XXe siècle, notamment avec l’œuvre du cardinal Journet, que les intuitions de Pascal trouveront place dans les synthèses des théologiens.

4.

11Une première lecture des « membres pensants » impose donc d’interpréter ces textes à la lumière de l’histoire de l’ecclésiologie moderne et, en particulier, des transformations que connaît l’image du « corps mystique » entre XVIe et XVIIe siècle. Cependant, cette hypothèse nous semble insuffisante pour expliquer complètement ces fragments. L’exigence fondamentale qui, selon Pascal, impose d’imaginer un corps plein de membres pensants risque en effet d’être passée sous silence :

Membres.
Commencer par là.
Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même, il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc. (401).

  • 14 Pour cette tradition, issue de Cant. II, 4, voir, outre les études classiques de Guimet, Pétré et O (...)
  • 15 Voir E. Jovy, « L’ordre de la charité et le pari. Antoine Sirmond, Marandé et M. Louis Bail », in É (...)

12« Régler l’amour » : voilà la nécessité pratique qui fonde la réflexion de Pascal et qui justifie en même temps le titre de la liasse, c’est-à-dire « morale chrétienne ». Et ainsi, c’est l’ombre longue d’une deuxième tradition qui vient se dessiner derrière les « membres pensants ». Qu’est-ce que signifie en effet « régler l’amour » sinon en chercher un ordre, définir un ordre dans et de l’amour, un « ordo amoris » ou un « ordo charitatis », comme déjà le faisaient Saint Augustin et, à sa suite, tous les grands théologiens du Moyen Âge ? Et comment ne pas rapprocher « l’amour qu’on se doit à soi-même » dont Pascal cherche la « règle » du célèbre adage : l’amour bien ordonné commence de soi-même (« charitas bene ordinata incipit a seipso14 ») ? Bref, à côté de celle de l’unité ecclésiale, Pascal semble renouveler dans les « membres pensants » une deuxième question classique et capitale de l’histoire de la théologie, celle de l’« ordo charitatis ». Une question qui avait déjà occupé plusieurs pages des commentaires aux Sentences de Pierre Lombard et qui, après Pascal, continuera à influencer profondément la littérature européenne, au moins jusqu’à Goethe. Mais si, dans le cas du « corps mystique », la situation de l’ecclésiologie et l’offensive contre les jésuites expliquaient suffisamment l’intérêt de Pascal pour l’image paulinienne, ici l’occasion vient plutôt de la philosophie contemporaine. En effet, à notre avis, ce n’est pas un théologien ou un auteur spirituel15 qui impose à l’attention de Pascal la question de l’« ordo charitatis », mais Descartes et ses Passions de l’âme. Les analogies lexicales entre les fragments sur les « membres pensants » et les articles 79-80 du traité sont assez frappantes :

L’amour est une émotion de l’âme, causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables. […]
Au reste, par le mot de volonté, je n’entends pas ici parler du désir, qui est une passion à part et se rapporte à l’avenir ; mais du consentement par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu’on aime : en sorte qu’on imagine un tout, duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre (AT XI, p. 387).

13Mais ce qui est plus essentiel encore, c’est que cette étrange définition cartésienne de l’amour se présente elle-même comme une réponse à la question classique de l’« ordo charitatis ». À la lecture de la correspondance de Descartes et Elisabeth on voit bien, en effet, que c’est une problématique strictement scolastique qui impose au philosophe d’« imagine[r] un tout duquel on pense être seulement une partie ». Ce n’est pas ici le lieu pour examiner en détail ces lettres. Il sera suffisant de rappeler que, avec ses questions, la princesse pousse Descartes à prendre position sur un sujet qui était alors au centre des querelles des théologiens (notamment Vasquez, Suarez et Molina). Et que le philosophe semble avancer sa définition de l’amour comme une possible solution aux apories de l’« ordo charitatis ».

14Pascal pouvait donc trouver, chez Descartes, une reprise strictement philosophique de la question théologique de l’« ordo amoris ». Pour régler l’amour, pour en découvrir l’ordre, dit Descartes, il faut penser, et en particulier « imaginer » un tout dont on est une partie : il s’agit d’une de ces vérités « qui sont plus à notre usage », avec « la bonté de Dieu, l’immortalité de nos âmes et la grandeur de l‘univers » (AT IV, p. 292-293). Pour cette raison, Pascal conçoit un membre qui est aussi et surtout pensant : seulement un membre qui connaît le tout et qui s’imagine à partir du tout peut, en effet, aimer selon la vérité : le membre « quand il vient à se connaître, il est comme revenu chez soi » (404). C’est l’évidence d’une pensée qui garantit à une volonté résolue la possibilité d’accéder à un amour ordonné :

Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent et qui composassent un corps de membres pensants. Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d’y influer les esprits et de les faire croître et durer. Qu’ils seraient heureux s’ils le sentaient, s’ils le voyaient ! Mais il faudrait pour cela qu’ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle (392).

15Et surtout : seulement un membre qui pense peut aussi s’aimer soi-même. Au fond des « membres pensants » en tant que réflexion sur l’« ordo amoris » il y a en effet la volonté de sortir de l’opposition janséniste entre « charitas » et « amor sui ». Pour Pascal, la possibilité d’un amour de soi impose de passer d’une éthique chrétienne, c’est-à-dire d’une doctrine des objets de la délibération, à une morale chrétienne, c‘est-à-dire à une réflexion sur les modes d’un agir libre. Il est inutile de faire des classifications des biens et des gradations des intérêts. L’homme arrive à s’aimer selon l’ordre seulement quand il se pense et veut à partir de l’évidence de cette pensée. Si au contraire il reste prisonnier de la perspective limitée de la partie, l’amour de soi lui devient strictement impensable, impossible parce que sans fondement : « Que si, ayant reçu l’intelligence, ils s’en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s’aimer ». Au contraire le membre peut s’aimer lorsqu’il aime le tout au point d’aimer même soi dans le tout : « le corps aime la main, et la main, si elle avait une volonté, devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime. Tout amour qui va au delà est injuste » (404).

16Les pensées sur les « membres pensants » se trouvent donc à la croisée de plusieurs tendances de l’histoire de la spiritualité et de la théologie. De plus, les questions de l’unité ecclésiale et de l’« ordo charitatis » subiront, après Pascal, des transformations si radicales qu’il faudra attendre le XXe siècle pour voir les intuitions pascaliennes expressément reprises et développées. Face à la crise de la théologie spéculative et scolastique, Pascal propose, avec les « membres pensants », une réflexion sur les rapports entre unité ecclésiale et amour qui n’a pas d’égal pour sa capacité d’harmoniser les ressources de l’exégèse et celles de la nouvelle philosophie.

17Certes, une analyse plus détaillée du rôle des « membres pensants » dans la réflexion pascalienne et une mise en parallèle de la liasse « morale chrétienne » et de la Prière pour le bon usage des maladies s’imposent comme nécessaires pour vérifier et affiner ces hypothèses de lecture. Nous espérons toutefois que cette première mise au point historique aura au moins montré la richesse et l’intérêt de ces textes de Pascal peu connus et trop souvent – et injustement – négligés par les interprètes.

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Notes

1 383-408. On les retrouves presque tous dans l’édition dite « de Port-Royal » (chap. XXVIII-XXIX).

2 Surtout Rm XII, 5 ; 1 Cor VI, 15 e XII, 12 ; Col I, 24. Voir J. Mesnard, Les Pensées de Pascal, Paris, Sedes, 19933, p. 246.

3 J. S. Clouston, « Pascal et les membres pensants. Études de quelques fragments des Pensées », Église et Théologie, 8, 1977, 2, p. 245-263 ; E. Martineau, « Deux clés de la chronologie des discours pascaliens », XVIIe siècle, 185, 1994, 4, p. 695-729 ; P. Magnard, « Un corps plein de membres pensants », in D. Descotes, A. McKenna, L. Thirouin (éd.), Le rayonnement de Port-Royal. Mélanges en l’honneur de Philippe Sellier, Paris, Champion, 2001, p. 333-340 ; F. Gabriel, « Politique, christologie et ecclésiologie dans les Pensées de Pascal », Kriterion, 114, 2006, p. 273-301.

4 Les « membres pensants » comptent sans doute au nombre des « fragments plus étendus et les chapitres plus suivis et plus parfaits » dont parlent les premiers éditeurs du manuscrit pascalien. D’un point de vue strictement matériel ils se présentent comme des textes très soigneusement rédigés, que Pascal semble avoir écrit ou fait copier pendant les dernières années de sa vie.

5 The King’s Two Bodies. A study in Medieval Political Theology, Princeton, Princeton University Press, 1957.

6 Paris, Aubier, 1948.

7 Voir M. Bettetini, « “La regola e vita dei frati è (…) vivere senza nulla di proprio” : primi accorgimenti giuridici, la fictio iuris », in I Francescani e la politica : atti del Convegno Internazionale di studio, Palermo 3-7 dicembre 2002, a cura di A. Musco, Palermo, Officina di Studi Medievali, 2007, p. 44-74 ; S. Rameix, « Corps humain et corps politique en France. Statut du corps humain et métaphore organiciste de l’État », Laval théologique et philosophique, 54, 1998, 1, p. 41-61 et les travaux fondamentaux de P. Hibst (Utilitas Publica – Gemeiner Nutz – Gemeinwohl. Unterschungen zur Idee eines politischen Leitbegriffes von der Antike bis zum späten Mittelalter, Frankfurt am Main – Bern – New York – Paris, Peter Lang, 1991) et H. Hofmann (Repräsentation. Studien zur Wort – und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins 19. Jahrhundert, Berlin, Duncker & Humblot, 20034).

8 Voir Y. Congar, L’Église. De saint Augustin à l’époque moderne, Paris, Cerf, 1970 (2007), chap. XII.

9 Des exemples très clairs de ce double mouvement peuvent être trouvés en analysant des questions classiques de l’ecclésiologie telles que celles des fidèles pécheurs ou du péché de schisme. Nous y reviendrons ailleurs.

10 Ce que fait, à la fin du XVIIe siècle, un autre grand théologien, Noël Alexandre, quand il écrit : « Mais [le corps mystique] n’est pas appelé mystique dans le sens où mystique s’oppose à corps réel et proprement dit. L’Église n’est pas seulement le corps du Christ par métaphore, à la manière dont une ville, un État, une armée sont appelés des corps, à cause de leur unité de gouvernement et de la concorde de tous dans la poursuite d’une même fin. C’est vraiment, réellement et proprement que l’Église est corps du Christ » (cité par E. Mersch, Le corps mystique du Christ. Études de théologie historique, Louvain, Museum Lessianum, 1933, 2 t., t. II, p. 277).

11 Y. Krumenacker, L’école française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Paris, Cerf, 1999 et pour Bérulle, J. Dagens, Bérulle et les origines de la restauration catholique (1575-1611), Paris, Desclée de Brouwer, 1952 ; J. Orcibal, Le cardinal de Bérulle. Évolution d’une spiritualité, Paris, Cerf, 1965 ; L. Cognet, Histoire de la Spiritualité chrétienne, III, La spiritualité moderne, t. I, L’essor : 1500-1650, Paris, Aubier, 1966 ; P. Cochois, Bérulle et l’École française, Paris, Seuil, 1963.

12 Œuvres complètes, 5 : Notes et entretiens. Ordonnances des visites canoniques, Paris, Cerf – Oratoire de France, 1997, p. 333.

13 Sauf l’exception notable du Bossuet de la lettre « à une demoiselle de Metz », sur quoi voir G. Rémy, Une lettre sur l’Église de Bossuet, in A.-É. Spica (éd.), Bossuet à Metz (1652-1659), Bern, Peter Lang, 2005, p. 97-113.

14 Pour cette tradition, issue de Cant. II, 4, voir, outre les études classiques de Guimet, Pétré et Ohly, T. Rupp, Ordo caritatis : The political thought of Remigio dei Girolami (PhD dissertation, Cornell 1988), Ann Arbor (Mi) Univ., Microfilms International, 1988.

15 Voir E. Jovy, « L’ordre de la charité et le pari. Antoine Sirmond, Marandé et M. Louis Bail », in Études pascaliennes, t. VIII, Paris, Vrin, 1932, p. 121-151.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alberto Frigo, « Pascal et les « membres pensants » : Penser l’église, régler l’amour »Courrier du Centre International Blaise-Pascal, 32 | 2010, 56-60.

Référence électronique

Alberto Frigo, « Pascal et les « membres pensants » : Penser l’église, régler l’amour »Courrier du Centre International Blaise-Pascal [En ligne], 32 | 2010, mis en ligne le 26 novembre 2015, consulté le 09 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/ccibp/411 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccibp.411

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Auteur

Alberto Frigo

École normale supérieure de Pise

Université de Caen (UCBN-EA 2129)

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