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Chroniques et commentaires

La mort de l’ethnologie ?

Réflexions à partir l’ouvrage Ethnologie. Concepts et aires culturelles, sous la direction de Martine Ségalen, Paris, Armand Colin, 2001, 320 p.
Jacques Ivanoff
p. 169-190

Texte intégral

1Par respect pour la « bible » de Robert Cresswell, l’héritier du Grand Ancêtre André Leroi-Gourhan, mais aussi par souci d’économie l’ouvrage est divisé en deux parties :

21) Les concepts avec des contributions de Bernard Formoso (L’ethnie en question, débats sur l’identité), Marianne Lemaire (Le politique), Laurence Caillet et Raymond Jamous (Religion et Rituel), Martine Segalen (La parenté), Georges Guille-Escurer (Technologie et économie : l’homme producteur), E Garine et Philippe Erikson (Ecologie et sociétés), Michèle Croquet (L’anthropologie de l’art), Aurore Monot Becquelin et Valentina Vapnarsky (L’ethnolinguistique, la pragmatique et le champ cognitif).

32) Les aires culturelles avec des contributions de Michael Houseman (Les études africanistes), Philippe Erikson, Jacques Galinier et Antoinette Molinié (Les études américanistes), Alain Babadzan (Les études de l’Océanie), Martine Segalen (Les études européanistes), Raymond Jamous (Ethnologie du monde arabe), Raymond Jamous, Anne de Sales, Bernard Formoso et Laurence Caillet (Ethnologie de l’Inde, de l’aire himalyenne, de l’Asie du Sud-Est, de la. Chine, du Japon).

L’ethnologie menacée

« Les sciences cognitives découvrent les contraintes neurophysiologiques et la part commune d’universaux qui rend l’humanité compréhensible à elle-même, l’ethnolinguistique et l’ethnologie s’attachent davantage à en spécifier la diversité ». (Monod Becquelin & Vapnarsky, p. 156 du volume commenté).

4J’ai choisi de mettre ce texte en exergue car c’est une pétition de principe tout à l’honneur des auteurs qui défendent les valeurs de l’ethnologie et son objet d’étude même et ne tentent pas de la dissoudre dans un cognitivisme bon teint qui cherche à déshumaniser l’objet d’étude des ethnologues (à savoir l’homme dans sa diversité).

5Cet ouvrage veut remettre les pendules à l’heure ; il permet en tout cas à chacun de prendre position dans le faisceau intellectuel immense que nous offre le chantier moderne de l’ethnologie. On est pour ou contre Untel, pour ou contre le développement d’un champ nouveau, pour ou contre les résurgences classiques ou les disparitions aléatoires, mais on ne peut rester insensible à cet ouvrage. C’est là son grand mérite : il force à prendre position tout en éclaircissant le débat contemporain qui forge les carcans idéologiques futurs de la discipline. Il n’impose a aucune adhésion à un principe, idée, discipline ; chez les nouveaux ethnologues, libérés des contraintes idéologiques, subsistent encore la ferveur envers les anciens. L’ethnologie n’est donc pas complètement morte, même si les dangers qui la menacent sont réels : le tout biologique, la volonté de mêler les sociétés « autres » et les nôtres en transférant les outils conceptuels vers la consensuelle sociologie, telle que la réfractent la politique et les médias.

  • 2 Les Moken de Birmanie vivent toujours sur leurs bateaux ; il y a un siècle ils intégraient dans leu (...)
  • 3 Merci à Gabriel Garcia Marquez pour ce titre.
  • 4 Je m’inspire d’exemples que je connais mais qui ne sont pas spécifiques à l’aitre culturelle sud-es (...)

6Les auteurs mettent en lumière le problème d’une ethnologie mondialisée c’est-à-dire où tout serait objet d’étude. La quatrième de couverture « annonce la couleur » en parlant d’un « [...] brouillage du partage entre “eux” et “nous” ; l’ethnologie serait donc une discipline temporelle, donc mortelle ? [...] le monde a changé, l’ethnologie aussi. Son objet s’est profondément modifié : les sociétés réputées “traditionnelles” —qu’il s’agisse des sociétés de l’ailleurs, autrefois appelées primitives ou exotiques, ou bien des paysanneries d’Europe— ont été saisies par la modernité ». Les sociétés sont toujours traditionnelles, c’est simplement le nouveau regard de l’ethnologue qui ne veut plus voir de traditions « exotiques » au nom d’une norme pourtant si souvent décriée2. Les voisins dominateurs il y a quelques siècles, les colonisateurs et missionnaires les deux derniers siècles surtout... tout cela n’a pas détruit les populations qui s’adaptent en fonction de leurs codes culturels, ceux-là même que l’ethnologue doit analyser ! L’ethnologie contemporaine devrait donc être dynamique et novatrice puisqu’elle continue de s’intégrer dans un processus politique et historique dont les populations étudiées ont toujours fait partie. Or, dynamique, elle ne l’est pas ; elle est même rétrograde, car il est péremptoire d’affirmer la mort d’une ethnologie traditionnelle par une bienveillance à l’égard de notre société qui déplace à trop bon compte les centres d’intérêt. Il n’y aura pas de chronique d’une mort annoncée de l’ethnologie3. La peur des sociétés traditionnelles, menaçantes parce que toujours vivantes malgré les avancées théoriques et les déclamations sur leurs morts inéluctables, fait le jeu de la mondialisation de la pensée. Et au nom d’un interventionnisme moral, on prend fait et cause pour les peuples observés et on les enferme dans nos programmes internationaux, inventés par les faiseurs du « prêt à penser ». L’Unesco, le symbole même de cette moralisation mondialiste édite des rapports, véritables oukases planétaires relayées par les ONG, et voue aux gémonies tous ceux qui pensent différemment. L’organisme a suscité des projets, figé des cultures et détruit des dynamiques4.

7Les Occidentaux excluent leurs minorités, les intègrent, ou plutôt tentent de les intégrer et les autres populations dominantes et majoritaires n’auraient pas le droit de le faire. Au nom de la biodiversité humaine, on demande donc aux pays émergents de protéger, c’est-à-dire pour eux d’enfermer ces minorités pour des ethnologues avares et sans pouvoir (Aborigènes australiens et même Papous parfois au mythe tarifé, populations qui s’adaptent au modèle économique que nous leur proposons puis à la morale occidentale). Dans le royaume du néolibéralisme, tout se vend et la culture est devenue une valeur ajoutée pour ces pays en développement. Et que certains membres de ces minorités en voie de disparition puissent sauver la mémoire de leur peuple, voilà l’essentiel. Ce rôle d’ethnologie par ricochet est bénéfique mais les revendications qui en découlent sont abusives. Jacques Galinier (p. 206) rappelle que la question qui est soulevée est « [...] aussi celle, éminemment discutable, du rapatriement des artefacts museaux dans les réserves [...]. » Rendre les objets aux peuples qui ont été spoliés, c’est appliquer des concepts « politiquement corrects » avec leurs cortèges de débordements moraux ; on ne refait pas l’histoire et on ne rendra pas leur âme aux objets volés. On ne peut faire du revival avec des objets séparés de leurs contextes historique et culturel et la réappropriation par leurs créateurs est de l’ordre du folklore.

8La recherche en ethnologie part d’un sentiment trop connu d’égalité et de non-dénigrement de l’autre. Les excès du communautarisme américain et de l’universalisme de leur pensée ont largement montré les limites de ce système, qui au nom d’un respect de tout et de tous, comme d’une identité fondamentale de l’individu (l’unité dans la diversité à la sauce française), détruit les particularismes, les archaïsmes révélateurs, les traditions choquantes (le problème de l’excision et tous les débats autour de ce phénomène « culturel » montre à quel point l’ethnologie n’est pas encore une science apte à faciliter la prise de décision).

L’ethnologie est une science originale

9Vouloir explorer la périphérie de notre science qui se situe fort heureusement à la frontière de nombreuses autres (histoires, linguistique, archéologie, à ne citer que les plus importantes) pour sombrer dans l’attrait de l’inconnu (biologie, psychologie sociale, sociologie appliquée, statistiques, psycholinguistique, etc.) est une chose, mais en nier son noyau dur, son cœur (l’étude des organisations sociales traditionnelles à travers les faits bruts d’abord, les récits, les séances de chamanisme, la langue et surtout la parenté) est une aberration destructrice. Centre/périphérie... un thème à la mode que nous devrions aborder sous un angle épistémologique : Martine Segalen rappelle son utilité à propos de « l’ethnologie » européenne qui, ayant du mal à trouver ses marques, eut recourt à cette dyade désormais reprise par les ethnologues des terrains exotiques. L’ethnologie n’est pas qu’une sociologie comparative, elle n’est pas une psychologie sociale, ni surtout une cogniscience quelconque. Parler des nouveaux rituels, des nouveaux tabous, de l’émergence de nouveaux groupes et clans au sein même d’une société dominante, au moins démographiquement, c’est adapter la sociologie à l’ethnologie, une réduction qui ne sert aucune des deux disciplines. L’ethnologie peut utiliser les outils de la sociologie, mais ceux-ci doivent être clairement identifiés et le but de l’étude clairement énoncé. Un rituel dans une communauté de Beurs de banlieue est-elle une analyse sociologique ou ethnologique ? De quel point de vue se place-t-on et pour quel objectif ? Il faut faire attention à l’amalgame qui plaît tant aux médias chargés de « recracher » les vérités des spécialistes des « sciences de la société ». Pour afficher leur modernisme et leur utilité, on demande donc aux ethnologues de trouver des moyens de survivre économiquement et de se mettre à la solde des projets de développement pour leur servir d’alibis sociaux. Chacun le sait mais tout le monde le tait. Or, la jeune génération à qui l’on répète que l’ethnologie traditionnelle est morte et que les terrains sont à côté d’eux, chez eux, pour autant qu’ils existent encore, n’ont d’autres solutions que d’accompagner des projets de développement, c’est-à-dire de détruire ce qu’ils sont chargés d’étudier.

  • 5 L’Autre n’est pas moi et mon modèle de développement ne peut lui être appliqué mais cependant, tout (...)

10L’ethnologie doit étudier les groupes, sociétés et peuples traditionnels à des fins comparatives, elle ne peut ignorer sa base méthodologique, l’immersion dans un terrain « autre », sans prononcer son arrêt de mort. C’est pourtant ce que la théorisation abusive accomplit car, aborder les sociétés à l’échelle planétaire et étudier leurs interactions, conduit à détruire toute différence intrinsèque aux groupes, quels qu’ils soient. Nous débouchons alors sur un relativisme culturel qui fait le jeu du néolibéralisme triomphant. Bientôt la sociologie n’aura plus qu’à accepter certains domaines réservés (la parenté par exemple) pour s’approprier l’ethnologie. Vigilance donc face aux dérives des ethnohistoires et autres notions pluri-analytiques. On voit bien par exemple que le politiquement correct a déjà affecté certaines réflexions (moins que prévu), et un peuple ne peut être jugé « arriérés », « moins que... », « sans (État...) », « exotique » (G. Guille-Escuret parle fort heureusement de sociétés exotiques, car c’est ce qu’elles sont pour nous, différentes5).

Les concepts

Ethnie et négation du concept d’espace social

11Ce livre était nécessaire et c’est avec plaisir que le lecteur s’attache à la progression des disciplines et sous-disciplines de l’ethnologie car l’ethnologue vit sa propre histoire. Mais le livre marque aussi les limites de ce chantier qui peut maintenant se transformer en champ de ruines. À force de déconstruire et reconstruire, de nier le passé et d’essayer de s’en sortir avec les éternelles définitions (tribu, ethnie, peuple, société, race...), l’ethnologie risque ces temps-ci de se dissoudre dans les autres « grandes » disciplines ; les ethnologues ne peuvent assumer leurs origines, le péché originel de la colonisation et de tout le cortège de théories évolutionnistes qui en découla. Pourtant, qu’elle était belle l’ethnologie exotique ! Et c’est surtout elle qui a donné naissance à notre discipline en lui donnant ses lettres de noblesse. Il n’est pas nécessaire de se dissoudre et de disparaître pour expier. Et les auteurs de cet ouvrage peuvent toujours essayer de gommer le nom des anciens, suspects de n’être pas corrects, entachés par l’histoire coloniale, militaire et littéraire, ils ne pourront pas évacuer Georges Condominas par exemple, qui, avec sa notion d’« espace social » (1981) ou de « technologie rituelle » (1986), avait pourtant réussi à dépasser les clivages et les discussions terminologiques stériles en créant ainsi des outils conceptuels très utiles pour l’ethnographe et l’ethnologue.

L’espace social

  • 6 Dans l’ouvrage, les références sont issues surtout de Current Anthropology... comme si le reste ne (...)

12Les ethnologues spécialistes de l’Asie du Sud-Est ont été gâtés. Entre différentes écoles, ou manières de voir, ils eurent le choix, mais toutes les voies offertes étaient complémentaires. C’est ce qui fit la force des travaux sur cette aire culturelle et du CeDRASEMI, malheureusement démantelé depuis : André-Georges Haudricourt (interdisciplinarité du chercheur qui doit être en même temps un linguiste, botaniste, généticien, technologue, généticien... il était tout cela à la fois —sans être cognitiviste), Lucien Bernot (souci du détail, description minutieuse, anthropologie gestuelle), Jacques Dournes (langue et mythologie comme porteur des valeurs de la cultures et de son « objectif », immersion longue...) et surtout G. Condominas, qui forgea le concept d’espace social dont, curieusement aucun auteur ne parle. G. Condominas ne pourrait être connu comme théoricien puisqu’il est « déjà » connu comme homme de terrain ! Tous ces auteurs ont en commun la valeur du terrain et l’ouverture à l’autre qui, en provoquant notre curiosité et en suscitant notre intérêt, donnait à l’ethnologie exotique cette impression du proche et du lointain. Pourquoi se référer aux Américains6, ancêtres anglais et autres tenants de l’ethnologie moderne. L’espace social est l’ensemble des systèmes caractéristiques d’un groupe, le tout considéré en dynamique et incluant la notion de temps (au sens large l’espace est quadri-dimensionel, incluant l’axe temporel). L’espace social est l’unité réelle dans laquelle la vie quotidienne prend place. Dans certains cas, il peut s’agir d’un État, dans d’autres d’un groupe ethnique, une population de même culture (linguistique, matérielle, rituelle). L’espace social peut n’être qu’un groupe de village (ou une flottille de bateaux), un simple village et même un hameau (ou un bateau ; parfois c’est un clan, un lignage, un réseau dans un village sans pour autant inclure les villages auxquels ils appartiennent). Finalement, l’espace social peut être une combinaison de ces paramètres, résultant en un périmètre incluant ou regroupant d’autres espaces sociaux, ou partie de ceux-ci. L’espace social inclut la structure de base d’un groupe humain (religion, administration, structure de pouvoir, parenté, culture matérielle, langue, etc.), mais aussi un écosystème ainsi que le système économique et agraire dans son ensemble (productions, techniques, variétés, échanges). De la sorte, l’espace social intègre le système agraire qui est son pendant pour les agronomes.

Le système agraire

13Le « système agraire », comme le définit Marcel Mazoyer, est une méthode historique d’exploitation durable de l’environnement, un système de forces productives, un système technique adapté aux conditions bioclimatiques et aux besoins du moment. Mais c’est aussi l’expression spatiale de l’association de la production et des techniques utilisées par une société en vue de répondre à ses besoins. On le voit, l’écologie culturelle est la petite sœur des études agronomiques. Cependant, le concept d’espace social prenait en compte les exigences méthodologiques des deux disciplines, ethnologique et agronomique. Leur lien est incontestable, Garine et Erikson en sont bien conscients puisqu’on accepte que le paysage de la rizière en terrasse a transformé le territoire, autrefois vierge ou réservé à des essarteurs itinérants. La biodiversité (notion tellement en vogue aujourd’hui), a donc été détruite lors de l’apparition de ces terrasses ; et pourtant, ces dernières sont acceptables. Au nom de quoi certaines transformations sont acceptées et d’autres non ? Par le biais de l’environnement et de l’interaction entre politique et environnement, les ethnologues ont l’impression d’avoir trouvé un créneau, une utilité sociale..., enfin le saint Graal est atteint. Mais, si la quête est achevée, les fondements même de l’ethnologie sont morts. La dynamique des systèmes agraires et l’espace social sont deux outils conceptuels qui intègrent l’histoire et n’emprisonnent pas le monde dans une vision écologique stérile.

Et l’histoire ?

  • 7 D’où les problèmes moraux de la technologie dite « archaïque » qui est aussi moderne que nous. Il e (...)
  • 8 Pour reprendre la terminologie de A. Cardiner et des premiers ethnologues s’intéressant à la psycho (...)
  • 9 Y compris l’école hollandaise de Leyden et sa création européanocentriste, l’IIAS, qui a su réunir (...)

14L’histoire qui, avec l’ethnologie, a suscité l’engouement du public, de rivale est devenue compagne. Mais là encore, l’analyse historique à ses limites en ethnologie et les débats théoriques sont immédiats et évidents. Certes, les populations indigènes, exotiques, autres ou tout ce qu’on voudra, ne sont pas sans histoire, aucun peuple ne peut se dire indifférent à l’histoire7 —et les postulats de l’insularité et de la préservation des puretés culturelles ne sont qu’un fantasme d’ethnologue en chambre. L’histoire influe donc bien sûr, mais elle n’en constitue pas pour autant une force culturelle qui permet d’identifier les dynamiques identitaires des « champs sociaux », faisceaux de faits sociaux chers à Marcel Mauss et à ses héritiers. Ce n’est pas parce qu’un peuple a adapté une croyance ou un modèle venu d’une population dominante et donc plus perméable à l’histoire qu’elle est partie prenante du mouvement historique globalisant. Rappelons que l’histoire des peuples dominants est faite de guerres, de récessions démographiques et de croissances, de famines et de périodes de surabondance, et que les populations qu’ils sont censés assujettir s’adaptent mieux qu’eux aux aléas politiques et climatiques (les Chinois et les Barbares, les Moken et les musulmans, etc.). C’est justement sa capacité à survivre aux aléas de l’histoire qui définit un groupe comme une ethnie à part entière. C’est là le problème crucial soulevé par B. Formoso. Une ethnie, ou une société (je suis d’accord sur ce point, le terme étant suffisamment général pour englober tout le monde, assez souple pour permettre aux peuples avec ou sans Etat de s’y retrouver), n’existe que parce qu’elle survit culturellement aux chocs, mais elle ne se définit pas par ces chocs. Les confrontations et interactions ne font que révéler des caractéristiques profondes, des personnalités de base8, des structures sociales, culturelles et donc psychologiques ; ce sont des phénomènes qui rendent la société analysable plutôt grâce, et je regrette de devoir le dire, à des notions et des outils propres à la psychologie. L’histoire est donc un révélateur, parfois le constituant même de bases culturelles. Mais si les populations « indigènes » sont histoire, comme l’impose le point de vue anglo-saxon9 —et politiquement correct—, pourquoi leur refuser le droit de vivre et de mourir, au nom d’un interventionnisme moralisateur ? Certains Amérindiens de la forêt amazonienne sont condamnés à disparaître par l’histoire, mais on va leur fournir des réserves dans lesquelles les territoires seront prédéterminés, dans lesquelles nulle liberté d’action ne sera possible, ni aucune expansion ou régression, bref un lieu ou la vie ne sera pas permise. Ils vivront donc selon le bon vouloir et les critères énoncés par le « bon » occidental. Mais la véritable question qui en découle, c’est la prise de position de l’ethnologue : doit-il intervenir ? Doit-il laisser vivre et mourir les peuples qu’il étudie ? Les échecs cuisants des ethnologues dans les conduites des politiques montrent bien leur impuissance à gérer des situations concrètes. L’ethnologue n’est pas un acteur de développement, il ne doit surtout par cautionner ou même croire qu’il changera quelque chose. C’est le drame de l’ethnologie moderne que de vouloir donner une inscription sociale et politique à une discipline qui ne peut en avoir.

La psychologie

15Même si la psychologie peut apporter beaucoup, le risque est grand que les pourfendeurs de l’ethnologie classique ne s’engouffrent dans la brèche : ce fut le cas de Lévi-Strauss et de tous les auteurs qui, en donnant à l’anthropologie sa position hégémonique, l’ont mise au même niveau que les autres disciplines dont ils vantaient les mérites. Finalement si cette dynamique s’était confirmée, notre discipline se serait réduite à une simple succession de coordonnées psychologiques, quantifiables et peu pertinentes ; les bases de la cogniscience appliquée à l’ethnologie étaient posées. Pour autant, l’ethnologie n’est pas une branche de la psychologie, mais cette dernière devrait donner les bases théoriques nécessaires permettant d’évacuer les fameux problèmes de définition, récurrents en ethnologie, qui obscurcissent les débats et éloignent un peu plus de la réalité complexe de l’Autre.

  • 10 Quoique cela se justifierait pourtant, ne serait-ce que pour l’obtention de données brutes toujours (...)

16L’ethnologie est hégémonique et doit le rester, c’est elle qui doit se servir des autres pour servir son projet et non pas l’inverse. Il est temps, et ceci serait une conclusion pour ce livre, de défendre l’ethnologie comme science rectrice puisque nécessairement associée à toutes les autres tout en gardant sa spécificité propre. Il n’est pas non plus question de défendre seulement le point de vue de l’étude des sociétés traditionnelles pour elles-mêmes, c’est-à-dire sans présupposé comparatif10, car le projet comparatif au moins régional est légitime —et nécessaire à la compréhension de phénomènes plus généraux. Mais on ne fait pas de bon comparatisme régional sans une bonne base, un terrain solide, une expérience. En ce domaine, c’est bien la monographie et donc le terrain, rite de passage obligatoire pour cette confrérie de silence qu’est l’association des ethnologues, qui scelle le destin individuel et professionnel du chercheur. La monographie et le terrain sont les réalités sans lesquelles le projet ethnologique reste lettre morte.

Vive l’ethnologie et les sociétés traditionnelles !

  • 11 Une société traditionnelle qui ne se modernise pas, des croyances anciennes pré-islamiques ou chrét (...)

17Je choisis le terme de société traditionnelle, pour ne pas dire archaïque. Et je considère que les populations qui ont été protégées des influences extérieures sont plus intéressantes que celles qui en ont subi les effets néfastes (du point de vue de leur culture, continuité culturelle par conséquent). Le problème —heureusement très vite évacué dans le livre— de la disparition des terrains traditionnels, n’est qu’un bon prétexte pour tous les ethnologues effrayés par la difficulté d’appréhender un terrain dans sa spécificité et surtout soucieux de ne pas tomber dans l’« incorrection politique »11. Mais la description en elle-même reste un outil théorique et conceptuel valide. Pour décrire ces sociétés traditionnelles et comprendre ce qui forme leurs bases culturelles, nul besoin de se torturer à chercher qui de la parenté, de la religion, de la personnalité, du territoire ou de la langue, en forme le noyau dur. C’est en pure perte que l’on s’essaie à déceler ce noyau dur, qui n’est pas consciemment appliqué, mais aléatoire et fonction du contexte. Il préexiste cependant aux contacts. Il existe bien un territoire de référence identitaire, qu’il soit symbolique ou non (La Mecque pour les musulmans d’Asie du Sud-Est par exemple) ; la langue ne suffit pas à définir l’appartenance car certaines populations (les Yao par exemple) peuvent parler des langages différents et conserver les mêmes traits culturels ; et, à l’inverse de ce que pense B. Formoso, ce n’est pas parce qu’une proximité géographique existe avec d’autres populations que le Yao perdra contact avec sa population d’attache et d’origine. Les études sur les migrations aux États-Unis le montrent clairement. La culture ne disparaît pas au contact de l’autre et G. Condominas l’a souvent répété ! C’est la culture qui resurgit la première, même après les destructions de masse (cf. révolution culturelle en Chine, Khmers Rouges au Cambodge, ou les chrétiens en Russie). Partout et toujours, on peut trouver des résidus de cultures traditionnelles. On en cherche bien en France, pourquoi pas ailleurs ? Seraient-ils soudain moins intéressants parce que plus intégrés et plus proches de nous ? À Patani (frontière de la Malaisie et de la Thaïlande), je me souviens encore du discours de tous mes collègues niant le fait que des traditions puissent survivre puisque l’islam (religion universaliste qui renie le passé) ou les Siamois (et leurs rouleaux compresseurs idéologiques —argent et bouddhisme) étaient passés par là. Pourtant, ces traditions étaient là, partout, pas immédiatement visibles mais conditionnant en fait tout le système ; je pouvais sans aucun complexe renouer avec les grands anciens, pionniers dans cette aire géographique, J. Cuisinier et W. Skeat par exemple. Cela m’a en outre permis de relativiser la qualité des travaux effectués en Malaisie, qui n’avaient pas su voir le traditionnel derrière le moderne et l’intégrer dans une perspective régionale et comparative. L’exemple en avait été montré par un pionnier contemporain, P. E. Josselin de Jong, un des rares ethnologues hollandais qui sut maîtriser le terrain et les réflexions comparatives qu’il entraîne. Non, l’objet ethnologique traditionnel n’est pas mort, loin s’en faut. D’ailleurs, est-il vraiment utile de trouver ce noyau dur culturel qui permettrait à chaque population d’exister ? Les Moken de Thaïlande font référence à un mythe d’origine, pas les Moken de Birmanie, les uns et les autres se réclament pourtant des mêmes symboles culturels et se comprennent parfaitement. La culture c’est aussi ce qui ne se dit pas, c’est donc bien un « organisme ethno-social » qui se construit et se révèle par rapport à l’extérieur, mais qui n’a pas besoin de celui-ci pour exister.

L’écologie, avatar de la « modernité » ou science sans conscience

18Eric de Garine et Philippe Erikson se sont appliqués à rendre compte de la genèse et du développement de la pensée « naturaliste », celle qui dès les origines a séparé l’homme de son environnement et qui aujourd’hui tente de redonner un sens à l’unité du monde à travers un discours écologique. Les différents concepts et concepteurs sont succinctement et intelligemment présentés. On voit comment le déterminisme évolutionniste à tendance ethnocentrique des lumières de l’Europe flamboyante mène aux théories raciales et extrémistes d’un Ratzel. Enfin, on assiste avec soulagement à la réaction Boasienne pour qui « l’histoire, la langue, la culture jouent un plus grand rôle que les conditions naturelles ». Se profile déjà l’ombre tutélaire de M. Mauss, mais celui-ci, dans le domaine de l’étude des rapports de l’homme à la nature a été malheureusement vite dépassé par l’obscurantisme anglo-saxon et la naissance de l’écologie culturelle, celle-là même qui fait des ravages en France. L’homme ne se réfléchit plus que par rapport à son milieu et en fonction de critère moraux « corrects », produits idéologiques des écologistes. Ainsi prisonnier, on évacue peu à peu l’homme, ce qui est le propre de toute réaction aux sciences humaines. Fondamentalement, l’écologie humaine et/ou culturelle est réactionnaire et détruit l’objet même de notre étude. Le milieu est devenu le pivot de la réflexion et d’ailleurs les dérives de la sociobiologie, qui fait l’apologie de la compétition et de la sélection son credo, me renforcent dans ma position. Heureusement qu’à l’image de Mauss, incontournable génie tutélaire de l’ethnologie, des hommes tels Haudricourt ont rendu leurs lettres de noblesse à l’étude de l’environnement et de ses interactions avec l’homme. Mais si leur place dans le panthéon des Grands Hommes est assurée, leur descendance n’ayant pu faire mieux, s’est dévoyée dans des sentiers racoleurs de l’écologie humaine. De ce courant ont émergé certaines notions incontournables, « niches économiques », et le célèbre fourre-tout « écosystème ». Ne parlons même pas de facteurs limitants —non pas un concept mais un simple constat d’étude (démographie, potentiel productif de l’environnement...). Ces termes sont très utiles, mais reconnus et acceptés, ils ne doivent pas être limitatifs, et je ne leur accorde pas le respect dû aux notions sacrées et inamovibles du freudisme et du marxisme.

19La notion de niche écologique peut être adaptée en fonction des terrains. C’est une notion opératoire et dynamique qui permet d’établir une sorte de climax dans les travaux de recherche. Il s’agit d’établir le point d’équilibre dans l’ensemble des relations entre l’homme et son environnement et l’ensemble des relations qu’une espèce entretient avec les autres espèces. Quant à l’écosystème, autre notion et outil nécessaire il est aussi un concept opératoire et donc ouvert et je lui préfère la notion d’espace social forgée par G. Condominas (1980). Il est révélateur que seuls Erikson et Garine mentionnent Condominas dans la partie des concepts et encore ce n’est que pour mentionner l’étude de cas. Or je pense que la notion d’espace social est pertinente et efficace même si elle doit être dépassée par des notions plus précises et affinées en fonction des relations mises en jeu dans un même système.

20Mais cet inventaire ne permet pas d’avancer de nouvelles théoriques, ni n’accomplit aucune percée. Il a le mérite cependant de définir le cul-de-sac écologique (pp. 137-138). Prisonniers du fait que la séparation binaire de la nature et de la culture (et de tous les autres champs d’oppositions, bien pratiques pour l’apprenti ethnologue) est surtout un concept chrétien et occidental, le débat était faussé dès le départ. Comment dès lors intégrer les discours indigènes dans une grille de lecture purement occidentale ? Les dérives sont nombreuses, les drames encore plus et l’avenir sombre. Car les parcs nationaux et les prisons écologiques dominent maintenant le monde et même les populations autrefois « sous-développées » acceptent ce discours mais sans le respect de la différence qui anime encore les sociétés occidentales. Voici venue la grande mode de la transformation des activités économiques traditionnelles en attractions touristiques. Le tourisme, c’est-à-dire l’image tronquée d’un monde qui appartiendrait à tous (minorité, le plus souvent inculte de pays riches) est l’avenir de la tradition. L’ethnologie qui se fourvoie dans les projets de développement, répond aux demandes institutionnelles pour aider à identifier les possibilités touristiques et amadouer les fameux « acteurs sociaux » ne devient qu’un alibi à la destruction de la diversité biologique, culturelle et naturelle de la planète.

  • 12 Cf. Le Monde, jeudi, 15 novembre 2001, p. 13.

21C’est donc l’enfermement pour les sociétés traditionnelles. En cela les questions que posent les auteurs sont pertinentes, car en fin de compte, « Le détour par l’ethnologie nous permet d’éclairer nos propres représentations et de ne pas les projeter trop vite comme des catégories universelles qui régissent nécessairement les systèmes de pensée des autres cultures » et plus loin, « La nature vierge n’existe probablement pas non plus comme catégorie universelle de la pensée des hommes ». Si l’écologie (ou écologisme comme la nomment les auteurs) est bien une production idéologique particulière, pourquoi mériterait-elle une analyse anthropologique ? En étant un projet occidental identifié (et même un projet politique sur lequel se jettent les idéologues indigents), unilinéaire (la nature existe sans l’homme, même si c’est lui qui a conditionné sa réalité), avec des outils conceptuels propres à l’Occident (la nature pour tous, la nature vierge, etc.), quelle est la validité méthodologique et opératoire de ces concepts ? L’ethnologie associée à l’écologie, c’est de l’ethnocentrisme dans sa version la plus grave, l’universalisme conceptuel. Et les Malais et Indonésiens ont bien raison de crier aux Américains et autres porte-parole de la moralisation écologique qu’ils n’ont pas les moyens de préserver les ressources qui soi-disant appartiennent à tous. Les Occidentaux ont pillé la planète, ont fait leurs richesses aux dépens des autres et maintenant veulent appliquer leur économie des ressources alors que les pays eux-mêmes qui en sont détenteurs commencent à « décoller ». Je suis d’accord sur le fait que les discours écologiques ont été intégrés, grâce aux relais des organisations humanitaires, caritatives et internationales, par les pays « émergents » mais je ne pense pas qu’ils aient été partout intégrés dans les cosmologies. Encore une fois, les ethnologues réfléchissent en-dehors de la réalité traditionnelle et à partir de composantes nationales. Et la « forte demande de travaux anthropologiques [qui] se fait jour » ne doit pas être avalisée par les ethnologues. Nous arriverons bientôt à accepter les concepts (en est-ce vraiment ?) d’économie identitaire et écologique. La Corse a su profiter de ces notions floues et à la mode pour revendiquer et obtenir, comme on le sait, des privilèges. Jusqu’où doit aller ce communautarisme écologique et ce repli derrière des identités mal identifiées ? Et l’exploitation économique de l’identité est chose faite12. Ainsi le veut le discours du libéralisme, chacun a le droit de revendiquer ce qu’il semble devoir lui appartenir pour autant qu’il ait les moyens de se faire entendre.

22La demande du marché néolibéral, sous couvert de développement et d’écologie, n’est que de la poudre aux yeux, un miel idéologique et financier dans lequel l’ethnologie se dissout. Nous ne vendrons pas nos âmes au diable. Toute implication d’un ethnologue dans les projets de développement doit être contractuelle, sans possibilité de prise de position pour ce dernier qui rend un service que lui permettent ses outils conceptuels. Ce n’est pas à lui de se compromettre.

Anthropologie de l’Art

23Le développement de cette ethnologie, ou anthropologie (car on fait de l’anthropologie de l’art comme on fait de l’anthropologie de l’image, du film, du visuel) est important. Ces nouveaux champs de recherche sont la suite logique de la séparation de l’ethnologie de son objet d’étude premier. En ethnologie on ne parle plus de primitifs, mais l’art primitif se vend encore bien ; en art on parle de primitifs chez les contemporains et de contemporains pour les primitifs. Bien sûr, le style est une chose, et les « primitifs » participent à l’histoire et sont donc nos contemporains. Mais, là encore nous sommes prisonniers de nos concepts modernes qui ne peuvent plus associer certains termes, art et primitif par exemple, minorité et sous-développé, etc. D’autres terminologies apparaissent ; ethnie des États-Nation en émergence, populations démographiquement inférieures, minorité dominante et que sais-je encore ? De toute façon, l’objet d’art et/ou primitif n’est plus qu’une marchandise vendue au plus offrant ou sélectionné d’un point de vue esthétique occidental. Seuls les privilégiés, les fortunés de préférence, peuvent avoir accès à l’objet d’art traditionnel. Le champ de recherche est bien connu (cf. M. Cotet, p. 141) et l’auteur nous montre bien le glissement sémantique progressif de la notion d’ars à celle de l’art. Mais de même que tout est ethnologie, ou objet d’étude ethnologique, tout est art (art culinaire par exemple) ; il s’agit là encore de ce communautarisme de la pensée pour qui toutes les disciplines et action de l’homme doivent être égales. Mais, en étudiant l’objet artistique dans son contexte ethnologique et sociologique, parlons-nous encore d’art ? Un totem est-il une sculpture ? Une œuvre d’art existe-t-elle en soi ou peut-elle être séparée de son contexte ? Les artistes contemporains (et occidentaux) se penchent sur la relation de l’objet artistique dans son contexte sociologique. L’objet, même industriel, est objet d’art. La révolution dadaïste a pulvérisé les catégories et a entraîné un mélange des genres. On glace des usines, on emprisonne des bâtiments, on emballe des monuments... Bref on sépare l’objet de son utilisation pour lui rendre son identité. On fait de la sémiologie. L’objectivation occidentale a déclaré le totem statue, et la récupération touristique en a fait un objet de consommation, les marchands d’art se réservant la plus belle part de la production. L’ethnologie là encore, participe aux dépouillements culturels de la planète et à son avilissement devant les forces du marché.

  • 13 Notons qu’il existe des masques ailleurs qu’en Afrique, l’Asie elle-même employant les masques pour (...)

24Et, si les objets travaillés sont les mêmes pour tous (p. 143), ils n’en sont pas moins destinés à des usages différents ; et si la lumière peut-être utilisée pour valoriser le mystère des masques il n’en ressort pas qu’ils soient considérés comme une œuvre d’art (du point de vue indigène encore une fois). Et d’ailleurs, le problème se pose à propos d’un autre aspect du rapport entre l’objet sacré et sa forme, celui de sa relation au mythe, particulièrement si l’on s’attache aux masques13. Si même une innovation technique ou esthétique existe, l’objet n’en demeure pas moins le support de la croyance, je ne pense donc pas que les motifs ou les adaptations de la technique moderne changent les fondements culturels, et l’ethnologie a toujours la responsabilité de décodage de ces racines. Certes nous frôlons là les folkloristes, mais il vaut mieux être folkloriste que participer à la destruction de la diversité humaine au non d’une mondialisation sans remède ni recours. On parle d’une instrumentalisation de l’objet. Et si l’objet acquiert un « sens esthétique » dépendant de sa mise en perspective, notamment grâce aux couleurs, aux formes et à leurs combinaisons possibles, il s’agit là d’une cause et non pas de l’explication qui permit la réalisation de l’objet. Même si cette valeur existe indépendamment de la pensée indigène (pas toujours mais souvent) elle ne peut prétendre à un rôle identitaire. La fonction du masque est sacrée ; sa position dans l’univers à un moment donné correspond à des critères sociologiques et religieux.

25Et d’ailleurs, c’est là encore un domaine que les artistes occidentaux découvrent. Ce n’est pas pour autant que les arts premiers ou les utilisations conceptuelles des objets dans les sociétés traditionnelles doivent subir le même traitement analytique que nos objets d’art. La notion indigène du beau serait complexe à analyser, mais c’est pourtant d’abord celle-là que doivent étudier les ethnologues. Et là encore les auteurs renvoient à juste titre à Boas (p. 147), qui fut le premier à ouvrir la voix à une réflexion moins ethnocentrique qui accordait à l’artisan le droit d’innover lui permettant enfin de s’emparer des formes et des significations. Ce fut la porte ouverte à un nouveau champ de recherche sémiologique et l’objet pouvait prendre enfin une nouvelle dimension dans la réflexion ethnologique.

26En revanche, l’esthétique fonctionnelle de Leroi-Gourhan reste une notion pertinente et opératoire ; en effet l’objet façonné d’une manière esthétisante peut offrir un éventail de possibilités pour son créateur. De là à dire que les formes de l’objet ou de la représentation artistique, par leur structure et la logique combinatoire qui les organise, produisent un sens (p. 149) il n’y a qu’un pas. Bref, ce texte n’offre aucune perspective d’appréhension de l’objet ethnologique et de son analyse anthropologique et artistique. On aurait aimé savoir ce que seront les « tendances », mais leur absence est aussi la marque du vide, ou du plein (Cf. François Chen), une notion chère aux Chinois, le rapport du vide et du plein étant l’essence même de la calligraphie (mélange du sens et de l’esthétique).

L’ethnolinguistique, la pragmatique et le champ cognitif

27L’ethnolinguistique que nous présentent A. Monod Becquelin et V. Vapnarski analyse d’abord la relation de l’observateur à l’observé. Cette relation étant jugée comme influençant sur le discours et l’élaboration des codes que doivent décrypter les observateurs pour permettre la compréhension de la langue, réflexion introductive qui flatte toujours l’ego du chercheur. C’est le B-A/BA de l’enquête mais, en fait, ce n’est qu’une vue de l’esprit car « l’indigène » sait beaucoup mieux que nous manipuler nos contradictions et nos problèmes d’interférences brouillées de morale. Toute cette relation de l’observateur et de l’observé, puis l’étude du contexte jugé pertinent, a donné naissance aux dérives de la pragmatique qui s’occupe de ce qui se passe « autour » du discours pour finalement oublier l’utilité première de la linguistique : comprendre et décrire la langue avec des outils phonétiques et phonologiques, et révéler le mode d’appréhension du monde.

28Saussure et les fondateurs de la linguistique moderne, qui ont servi comme le disent les auteurs de « pilotes » aux sciences humaines et notamment au structuralisme, sont expédiés en un chapitre. Ce n’est pas « tendance » ; l’analyse du discours et de ses conditions d’émergence dans un contexte donné, voilà qui est « in », son « ancrage spatio-temporel », les « forces illocutoires » et la « performativité », voilà les maîtres mots... Cette dérive des termes définissant des contexte simples, le cadre du discours, a toujours été le défaut de l’ethnologie condamnée par ses origines —ancrées dans les « humanités— à ne pas être considérée comme scientifique. Et bien entendu, nous arrivons aux recherches cognitives, le but déclaré de l’ethnolinguistique moderne.

29Le « formatage » de la vision d’un peuple en fonction de sa langue (p. 157) est bien connu et cette réflexion a ouvert la boîte de Pandore du cognitivisme. Car la linguistique tend de plus en plus à se couper de ses nobles racines structuralistes et de la sémiologie qui ont donné naissance à de si bon travaux. On s’attaque maintenant à la pragmatique, à l’énoncé, aux influences neurologiques de l’émission du signe : la langue devient laboratoire où l’expérience —un autre Graal de la recherche en sciences humaines— est possible et peut donc prétendre au statut tant convoité de science « dure ». Fort heureusement, le mouvement de Noam Chomsky avec la grammaire générative nie l’influence profonde de la langue sur la pensée. Et si ces courants ont donné naissance à de nombreux débats stériles et binaires car sans réponses définitives, il n’en demeure pas moins vrai que l’ethnologue qui se penche sur les récits oraux n’a pas à connaître les « protocoles expérimentaux concernant la mémoire de la seiche » ou la « cartographie de l’irrigation sanguine cérébrale différentielle ». Toute analyse ethnolinguistique doit nécessairement tenir compte de la position sociale du locuteur, des références culturelles concernant les définitions du moi (associé par exemple à l’esclave en malais, saya, ou a l’absence de référence personnelle en moken), du temps et de l’espace. Mais c’est le travail de l’ethnologue et de l’ethnographe qui va devoir donner ces éléments à la linguistique. Cette compréhension sociale qui conditionne la compréhension de la langue n’a pas besoin d’une analyse pragmatique dont l’objectif est toujours resté flou et dont les travaux en France sont loin d’avoir apporté de la nouveauté dans le débat.

30Car le projet bio-sociologique, la pragmatique, la psychologie sociale et le cognitivisme ne sont que des moyens de classer la pensée et de faire l’impasse sur la diversité de l’humanité, ainsi réduite à des composantes psycho-biologiques ; et l’ethnologie perd son objet. Le cotexte, le contexte, la coopération... oui, tout cela influence le récit, mais un mythe reste un mythe quel que soit son contexte, et si sa force et sa valeur dans la société elle-même sont fonction, par exemple chez les Moken, de la langue (profane ou sacrée, malais ou moken, etc.), du lieu (île ou continent), du moment (le jour ou la nuit), de l’interaction (présence d’un individu qui reçoit la parole ou non), du mode (chanté ou parlé), son efficacité symbolique demeure identique. Les notions de temps peu marquées (le terme mola indique tout ce qui a plus de deux jours ; les espaces-temps sont linéaires et le passé et l’avenir des réalités conviviales) empêchent la soi-disant « profondeur » ; l’absence de sujet dérange (qui parle à qui ? On est toujours dans le doute) ; tout cela rend difficilement lisible un texte moken, mais le contexte et la connaissance de la société permettent de résoudre les énigmes posées par un texte oral ésotérique où plusieurs significations peuvent coexister.

31La force du récit mythique explique sa facilité de mémorisation. Il est secret, caché, l’apprenti le sait et se concentre en fonction de ce défi et de sa responsabilité. L’objet de la sociolinguistique est plus clair : barrières sociologiques, hiérarchie, niveau social, toutes notions manipulées par les sciences humaines...

32On lira avec attention les pages consacrées aux approches cognitives évidemment nées aux États-Unis ; classifications, organisations, catégories, toutes obsessions des Blancs. Et les auteurs ont bien explicité ce point (p. 166)

« Mais les modèles proposés représentent-ils vraiment le savoir des Trobriandais ou des Hanunoo, ou correspondent-ils plutôt à une représentation formelle capable, parmi d’autres, de produire un système de classification terminologique équivalent à celui qui est observé ? »

33On devine bien vite que la psychologie linguistique a pris le pas et dominé cette discipline émergente. Mais le problème est que le premier travail de l’ethnologue sorti de son ethnographie, consiste à faire des classifications, des comparaisons et des catégorisations ; c’est ce qui a permis aux cognisciences d’envahir notre espace intellectuel, celui-ci n’opposant d’ailleurs aucune résistance...

34Si la section 4 de ce chapitre, « Élucider l’implicite » me semble à nouveau détourner la linguistique de son objet premier, il indique néanmoins les voies modernes de recherches en ethnolinguistique. Le passage sur la mémoire est riche et intéressant car il répond aux questions que se posent les ethnologues sans pouvoir les résoudre. Comment un Moken retient-il un texte dont l’énoncé dure 12 heures après une seule récitation de son maître ? Certes le secret, la connaissance non dite des paradigmes, les techniques de narration, littéraires et les moyens mnémotechniques permettent de conduire le chercheur sur la voie. L’image-mémoire, l’élaboration des représentations du temps, discours rituels qui figent et facilitent l’apprentissage... toutes ces notions doivent être assimilées par ceux qui partent sur le terrain. La mémoire collective ne peut être discutée ici, mais disons simplement qu’une bonne ethnologie régionale et comparative permet de dégager des processus de rejet, d’abandon, d’emprunt d’images issues d’un stock d’imaginaire commun et donc de parvenir à atteindre le réservoir régional de représentations symboliques et mythologiques (âme du riz en Asie du Sud-Est par exemple). Eh oui, la parole est narration, la parole est poétique, la parole est un des lieux de la création artistique. Elle enferme les trésors identitaires des peuples. Alors en dépit des dérives cognitivistes de la linguistique celle-ci reste l’outil principal d’une approche globale d’un fait social. Bref cette poésie révélée est nécessaire à l’homme, comme l’a si justement dit G. Condominas (1993 : 140) :

« Alors que nos sociétés, en dehors de petits groupes d’amateurs et de professionnels, l’ont oubliée, ces cultures nous montrent que la poésie, chez elles au moins, est aussi nécessaire à l’homme que le pain ou le riz. »

Les aires culturelles

35Dans le chapitre 14, « Ethnologie de l’Inde, de l’aire himalayenne, de l’Asie du Sud-Est, de la Chine, du Japon » (pp. 285-314), le parti pris d’associer la Chine à l’Asie du Sud-Est se justifie peut-être pour des raisons d’économie de place dans un livre mais depuis plus de trente ans, l’Asie du Sud-Est s’est libérée de ces deux génies tutélaires, l’Inde et la Chine. Elle a su progresser (en terme de chercheurs sur poste, monographies de terrain, doctorats, associations, publications...), plus que de nombreuses autres aires culturelles. L’Asie du Sud-Est a acquis ses lettres de noblesse depuis longtemps grâce à l’EFEO. Elle a su protéger sa spécificité, défendue par G. Condominas et le CeDRASEMI, sans bien sûr renier les deux influences indiennes et chinoises. L’IRSEA, à Marseille, avait déjà essayé de mettre la Chine (du moins ses marches) et le Tibet dans le domaine sud-est asiatique, pour des raisons de politique scientifique mais ce ne sont pas des exemples à suivre. Les traits caractérisant l’Asie du Sud-Est sont géographiques (péninsule indochinoise à laquelle on a rattaché l’aire insulindienne, un peu arbitrairement), et aussi politiques (colonialisme anglais et français en route vers la Chine ou poursuivant les acquisitions territoriales à la suite de l’Inde —cas de la Birmanie).

36L’Asie du Sud-Est présente des spécificités, la consommation de riz et de bétel ; il faut aussi parler du bouddhisme qui a fédéré ces états sud-est asiatiques, bien que l’islam ait contribué à scinder en deux entités ce monde complexe.

37Parler du postmodernisme et du déconstructionnisme en Asie du Sud-Est semble mal venu : la teneur des travaux menés dans cette aire culturelle a été d’une rigueur et d’un souci du détail exemplaire (épigraphistes d’Angkor, monographie des Montagnards des Hauts-Plateaux du Vietnam...), ce qui nous a permis de nous mettre à l’abri des courants de pensées postmodernistes. Mais il manque à l’Asie du Sud-Est une empreinte anglo-saxonne, et c’est cela qui est visé. Pourquoi ne pas parler de Jacques Barrau (qui évoque l’Asie du Sud-Est comme berceau cultural) ou de A.-G. Haudricourt ? L’absence de ces deux monstres sacrés et à nouveau de G. Condominas (sauf en bibliographie) reste inexplicable ; mais ce n’est certainement pas un hasard. Le comble étant que ces auteurs passés sous silence sont ceux-là mêmes que les Américains respectent.

38Quant à la Chine, il est un fait établi que les ethnologues chinois (surtout les générations « anciennes ») ont été contraints de « fabriquer » des minorités sur le modèle soviétique stalinien. Pourtant les Yi sont une minorité bien structurée, à l’identité forte qui n’a nul besoin de reconnaissance politique ou scientifique pour exister, elle n’est pas qu’un « ensemble hétérogène ». La mise en catalogue des minorités est un phénomène général à l’Asie communiste, voire parfois non communiste. Les disciples de ces ethnologues, pionniers et inventeurs de leurs minorités, continuent de nous les proposer leurs minorités, comme des produits marchands, « prêts à étudier » ; folldorisées à souhait, elles sont donc rassurantes. À l’instar des modèles de pensée, en Chine qui s’exportent et se vendent (Confucius inclus), les minorités doivent s’adapter et proposer sur le marché, nouveau despote asiatique, quelque chose à vendre. Et les minorités de Thaïlande, pays pourtant peu suspect de sympathie envers le communisme, doivent aussi se travestir pour se vendre au tourisme, moyen d’atteindre l’Eldorado néolibéral promis par les banquiers du Nord. Le rôle social d’une minorité, sa valeur culturelle, n’est qu’une force identitaire ; elle existe et ne vaut pas la peine d’être étudiée mais les moyens de transformer cette force en argent est l’objet de toutes les attentions. Outre leur métamorphose en produit, les minorités subissent les politiques d’intégration dans la nation et, comme tout corps constitué, comme tout individu, elles doivent contribuer à l’enrichissement personnel et à celui du pays.

39Cependant, cet aspect est assez superficiel et doit être remis en perspective. La fabrication des minorités en Chine est issue d’une tradition d’assimilation multi-séculaire des Han aux profondes racines idéologiques et culturelles ; l’État, l’écriture, l’histoire même, n’ont pas été interrompus par l’arrivée et l’installation des Mongols et des Mandchous. Et les valeurs morales du confucianisme ont également bien résisté : ordre social, ordre familial, piété filiale, tout ce que l’on trouve dans les textes et livres de Confucius ou Mengzi qui sont à la base de la philosophie chinoise. Dans cet ordre universel, les Han sont les Aînés sous le Ciel, donc détenteurs de l’autorité. Il est de leur devoir de classer, d’identifier les « barbares » afin de les aider à « grandir ». Et comme des cadets ou des enfants, en cas de désobéissance, on saura les remettre dans le droit chemin. L’analyse d’un chercheurs tel Steven Harrel est intéressante pour cette lecture des sources historiques et morales de l’ethnologie chinoise.

40Même si l’on fait abstraction de ce contexte historique qui, comme les origines coloniales de l’ethnologie française, a été fondateur et paraît donc à ce titre légitime, l’ethnologie chinoise a beaucoup innové, et s’est beaucoup remise en question, notamment depuis une dizaine d’années si l’on en croit tout le travail sur 1’« indigenous anthropology in China, the presentation and representation of the discourse of interpretation ». Ce débat comprend celui qui a eu lieu chez nous sur l’orientalisme, sans mentionner tout le travail sur le renouveau des réflexions à propos des politiques au Tibet et les processus de sinisation. Bref, comme toutes les autres, l’ethnologie chinoise est issue d’un contexte aussi peu critiquable que celui qui donna naissance à l’ethnologie française. À travers plusieurs centaines d’articles (en anglais), elle a au moins le mérite d’essayer, dans un climat politique et économique difficile, de se prendre et de se reprendre en main (la jeune génération refuse l’évolutionnisme social), ce qui est loin d’être le cas dans l’Hexagone où l’on court désespérément après une justification de notre discipline, de son objet et de la position de l’ethnologue dans sa société. Si celui-ci et son travail ne doivent pas être séparés de leur environnement socio-économique et prouver leur utilité, alors les Asiatiques sont plus en avance que nous.

Conclusion

41Le danger de l’autonomisation excessive des sous-disciplines est mis en évidence dans le volume. Ainsi M. Segalen évite-t-elle la dérive de l’ensemble du livre pour lui donner une envergure « transversale » qui touche tous les ethnologues. Entre profondeur analytique et transversalité, pour mieux expliquer la genèse des idées, l’ouvrage parvient à offrir un vaste panorama de la recherche anthropologique française. La tendance actuelle est de substituer au dessein de l’ethnologie —étudier les petites sociétés pour comprendre les systèmes et structures sociales complexes—une biologie et une psychologie sociale. Que l’on soit structuraliste, écologiste ou linguiste (i. e. au fond psychologue), le but est identique : on doit réduire l’ethnologie à des sciences qui devaient lui être complémentaires ; les mots d’ordre sont l’individualisation, tout ce qui rend l’individu plus à même de percevoir sa spécificité, unique et donc séparé de son contexte sociologique et de son ethnie. C’est le travers de l’Occident que de penser que le « tout-individu » est le seul mode de vie possible alors même que nous enserrons les individus dans des carcans sociaux dont ils ne peuvent sortir. L’hypocrisie de la flexibilité économique (individu libre de ses racines est exploitable à merci) a touché les sciences. Si l’on accepte que le Sauvage ait une pensée intéressante, un art premier vendable, c’est au nom d’une tradition et d’un conformisme au communautarisme qui a déjà fait ses preuves.

42L’ethnologie nord-américaine a influencé la recherche française toujours en quête de respectabilité après sa période coloniale. Cette recherche a repris les excès anglo-saxons à son compte et voilà que le tourisme devient un objet d’étude acceptable, que les ethnologues indigènes ne sont pas officiellement critiquables, que les objets sont des œuvres d’art et doivent être retournés aux populations.... Mais le revival des populations n’existe guère qu’aux États-Unis (et dans les Chiapas ce qui est plus intéressant) ; c’est dans l’idée de « conservation » et dans cette notion de revival que l’interventionnisme ethnologique puise ses justifications morales. Protéger pour donner aux autochtones les moyens de prendre en main leur destin est un leurre ; chacun sait que nous nous servons de ces prétextes idéologiques pour libérer notre conscience et profiter des crédits alloués aux vitrines sociales que sont devenues les sciences humaines impliquées dans les projets de développement. Le problème de l’engagement de l’ethnologue dans son milieu d’étude est par contre plus ancien et curieusement presque absent du livre ; il doit être trop archaïque —c’est pourtant plus que jamais d’actualité vu que l’Occident est toujours plus impliqué dans les affaires de la planète.

43Car, parallèlement au respect des revivals et des expressions communautaires des peuples autrefois uniquement sujet d’étude, nous donnons des leçons. Ainsi on respecte l’Autre et on ne peut toucher aux minorités des pays émergents autrement que par des compromis (acceptation des politiques nationales) ; alors elles s’intègrent et se « clochardisent », les shows touristiques salvateurs pour la culture, les musées, deviennent les gardiens du temple modernisé (musées interactifs, écomusée). Voici donc les contradictions mises en évidence : d’un côté nous devons laisser les peuples se développer sans notre intervention, car chacun a le droit d’agir selon ses codes culturels, mais il y a tout de même des limites. L’argent des organisations internationales est là pour rappeler ce qui est bien de ce qui ne l’est pas. Si les pays pauvres veulent de l’argent, ils doivent respecter la morale écologique de l’Occident. Heureusement, certaines populations savent encore nous montrer que ces comportements égocentriques, politiques et ethnocentristes sont hors de propos. Les Tziganes et les Moken, par exemple, s’adaptent, ils survivent, comme toutes les populations situées aux franges de la « civilisation ». Les processus de créations ethniques sont infinis et cela est valable pour les populations exotiques ; bien sûr je ne nie pas le fait que les terrains exotiques se réduisent, mais je crois que ces fameuses sociétés exotiques existeront toujours. La culture et la tradition se nourrissent d’apports extérieurs, même violents, et chaque société sait protéger ses trésors identitaires. L’addition et la juxtaposition des ingérences extérieures et modernes est classique. Les sociétés traditionnelles savent absorber les chocs culturels, bien mieux que nous. C’est faire beaucoup d’honneur à la modernité et à notre point de vue dominateur que de penser que les sociétés traditionnelles ne peuvent pas perdurer. Elles savent intégrer, digérer et retravailler les données du présent. C’est d’ailleurs là que l’on perçoit leur force. Les ethnologues ne doivent pas « dramatiser » comme le font les médias pour vendre du « sauvage en voie de disparition ». Les missionnaires du XIXe tenaient déjà ce discours à propos de peuples si « arriérés » qu’ils ne pouvaient que disparaître.

44Nul besoin de le nier : le blocage des chercheurs français comme la volonté qu’ont certains de disqualifier l’ethnologie traditionnelle ne permettent pas aux travaux originaux qui auraient fait avancer la recherche de se frayer un chemin jusqu’aux étudiants. D’ailleurs, la relation maître-élève est décriée car politiquement incorrecte, et les efforts des centres de recherches pour la combattre, le montre bien. Libérer les étudiants et chercheurs des tutelles de certains mandarins est une chose, les obliger à se motiver seuls par rapport à des forces productives extérieures à leur travaux, c’est faire le jeu de la flexibilité, de la mobilité, bref c’est à nouveau emprisonner le chercheur dans un rôle uniquement social. Supprimer le rapport naturel de maître à élève, c’est briser la transmission et détruire les référents idéologiques et conceptuels. Il est triste de constater que les ethnologues eux-mêmes freinent la transmission.

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Notes

2 Les Moken de Birmanie vivent toujours sur leurs bateaux ; il y a un siècle ils intégraient dans leurs mythes les Étrangers Blancs, c’est-à-dire les colons Anglais, sans pour autant perdre leurs racines culturelles. La cohabitation mythologique fonctionnait très bien, même si l’ethnologue avait du mal à accepter cette ingérence des colons dans une soi-disant pureté mythique. Ce sont bien plus les Thaïs qui sont dangereux. Les voilà devenus les nouveaux porte-parole des organisations internationales qui vont enfermer leurs minorités dans des valeurs décrites par les experts. Elles n’auront rien à redire. Ces organismes internationaux relayés par les parcs nationaux et les départements des forêts nationaux appliquent leurs préceptes après s’être assurés d’une destruction de l’identité rendant peu dangereuses les populations concernées ! Et si des critiques apparaissent dans la bouche des Occidentaux, il suffit aux officiels des pays « émergents » (ou tout autre terme qu’on voudra bien leur donner) de soupçonner tous les arrivistes et aventuriers occidentaux de considérer les pays qui les accueillent comme incapables de comprendre les valeurs universalistes et morales imposées par les Blancs pour qu’ils baissent la garde.

3 Merci à Gabriel Garcia Marquez pour ce titre.

4 Je m’inspire d’exemples que je connais mais qui ne sont pas spécifiques à l’aitre culturelle sud-est asiatique. Cf. par exemple l’ouvrage de L. Sponsel (Indigenous rights, publié chez Grinswood), catalogue de vœux pieux ou sur mon terrain même Indigenous people and parks. The Surin Islands Project, UNESCO, Coastal region and small island paper n° 8. On trouve dans ce projet les chercheurs impliqués (l’incontournable utilité sociale du chercheur dans les pays émergents ce qui passerait à nos yeux pour de la compromission), les professeurs d’université, le Royal Forest Department (celui-là même qui emprisonne et interdit aux Moken de devenir des citoyens à part entière), le Department of Fisheries (qui a fait quelques timides essais de scolarisation), l’Office of Environmental Policy and Planning (le nom de ce bureau est déjà tout un poème), Department of local Administration (aucun pouvoir sauf celui de dire non), les inévitables Unesco representatives, les membres des nébuleuses et sectaires Non-governemental organizations... De Moken il n’est jamais question dans les débats décisionnels. On a repertorié leurs forces et leurs faiblesses (sic !) et pour finir l’écotourisme, les shows culturels sont leur seul avenir. Cela les conduira à une sorte de suicide culturel (en apparence) détruisant tous leurs particularismes pour qu’on les laisse tranquille. Ils recomposeront leur société plus tard ou ailleurs... Car je pense que le dynamisme identitaire des peuples minoritaires est plus fort que les lois d’airain qui veulent les détruire (au nom d’une protection).

5 L’Autre n’est pas moi et mon modèle de développement ne peut lui être appliqué mais cependant, tout en étant différent, je lui applique les mêmes valeurs que les miennes.

6 Dans l’ouvrage, les références sont issues surtout de Current Anthropology... comme si le reste ne valait pas d’être mentionné.

7 D’où les problèmes moraux de la technologie dite « archaïque » qui est aussi moderne que nous. Il est délicat de comparer les haches de pierre des Papous avec les haches de pierres des hommes préhistoriques, car on glisse vers le politiquement incorrect, Cependant, des travaux d’ethnohistoire tels ceux menés par les Pétrequin en France et Nouvelle-Guinée, montrent que tout est encore possible.

8 Pour reprendre la terminologie de A. Cardiner et des premiers ethnologues s’intéressant à la psychologie d’un groupe.

9 Y compris l’école hollandaise de Leyden et sa création européanocentriste, l’IIAS, qui a su réunir tous les chercheurs européens (sans oublier quelques « figures » des pays étudiés) en un réseau, contrôlant ainsi le mouvement intellectuel autrefois varié et foisonnant de l’ethnologie en Asie du Sud-Est. Mobilité, bourses, colloques et de nombreuses autres facilités sont offertes, maisn l’indigence des sujets et des résultats est l’image du devenir de l’ethno-vitrine sociale des gouvernants, éthique, biodiversité, préservation, tourisme, environnement, problèmes dits « de société ».

10 Quoique cela se justifierait pourtant, ne serait-ce que pour l’obtention de données brutes toujours utiles et exploitables par les autres ou plus tard, n’en déplaise à certains qui voulaient stopper les travaux de terrain en Asie du Sud-Est sous prétexte que nous avions en France le plus grand nombre de monographies et qu’il fallait rattraper les « théoriciens » anglo-saxon, c’est-à-dire en gros supprimer la spécificité historique de la recherche française.

11 Une société traditionnelle qui ne se modernise pas, des croyances anciennes pré-islamiques ou chrétiennes, des reliquats de technologie préhistorique... toutes notions qu’ils ne pourront manipuler qu’au péril de leur carrière.

12 Cf. Le Monde, jeudi, 15 novembre 2001, p. 13.

13 Notons qu’il existe des masques ailleurs qu’en Afrique, l’Asie elle-même employant les masques pour faire revivre les grands héros épiques et mythiques (topèng indonésien, phram thaïlandais, manora du sud thaïlandais, les phi —esprits— du Laos).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Ivanoff, « La mort de l’ethnologie ? », Techniques & Culture, 41 | 2003, 169-190.

Référence électronique

Jacques Ivanoff, « La mort de l’ethnologie ? », Techniques & Culture [En ligne], 41 | 2003, mis en ligne le 13 janvier 2005, consulté le 13 mai 2016. URL : http://tc.revues.org/91

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Auteur

Jacques Ivanoff

UMR 8098, CNRS, 27 rue Paul Bert, 94204 Ivry Cedex

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