- 2 Membre de la Communauté des Étals Indépendants de l’ex-URSS.
1La Géorgie est une République indépendante2 d’environ cinq millions et demi d’habitants qui s’étend au sud de la chaîne des hautes montagnes du Caucase sur une superficie de 69 700 km2. Le climat y est subtropical, la géographie physique est schématiquement constituée de deux forts massifs, le Grand Caucase au nord, et le Petit Caucase au sud, dominant des terres vallonnées d’altitude variable. Parmi les outils agricoles employés dans ce pays jusqu’au siècle dernier, il en est un, formé de deux baguettes de bois, qui servait à récolter certaines espèces de blé. Cet instrument, dénommé localement chnakvi, mal connu et tout à fait intéressant, pose aux ethnologues quelques problèmes qu’il serait prématuré de considérer comme résolus (Reigniez s/presse).
2La disparition rapide du chnakvi, observée au cours des cinquante dernières années, est probablement due à une conjonction de facteurs dont on peut supposer qu’ils sont principalement d’ordre économique. Le plus marquant d’entre eux fut peut-être l’emprise de l’ex-URSS sur la Géorgie et notamment, deux éléments aux effets d’autant plus rapides qu’ils se sont cumulés : en premier lieu, l’obligation faite aux communautés villageoises de se conformer au système de production soviétique en abandonnant les formes d’exploitation traditionnelles et pluriséculaires qui les caractérisaient ; en second lieu, il s’est produit, par nécessité économique, une importation massive de blé russe sur les marchés caucasiens, d’où une relative inutilité de certaines cultures, pas assez productives —en particulier les espèces difficiles à travailler comme les blés zanduri et makha— qui furent abandonnées avec les techniques de récolte attenantes.
- 3 Le verbe « érusser » est un mot dialectal de l’ouest de la France provenant de l’ancien français « (...)
- 4 Terme que nous avons créé en le construisant comme le mot désherbage (verbe désherber).
3Le principe de fonctionnement du chnakvi repose sur l’emprisonnement puis l’arrachement vertical des épis de blé ou d’orge de leurs tiges, les plantes étant encore sur pied dans le champ. Il convient sur ce point de souligner que cet outil fonctionnait en arrachant, et non pas en érussant3. Ces deux actions sont également différentes du geste qui consiste simplement à cueillir les épis à la main, en les cassant. Les baguettes permettaient d’enlever simultanément plusieurs épis. Pareille technique, identifiée à l’arrachage parce que très proche de lui n’a, en fait, pas de signification propre (François Sigaut, com. pers.), et nous souhaitons la définir par le néologisme de désépiage, en rapport avec le verbe désépier4, qui décrit l’extraction stricto sensu d’un épi, tout en offrant la possibilité de préciser si l’action est effectuée à la main ou avec un outil, sur un seul épi ou sur plusieurs.
4En Géorgie, le rapport entre la plante et le chnakvi est direct, ce qui justifie une cartographie plausible ; mais l’effet négatif induit par un rapprochement aussi simple pourrait faire justement ressortir que ce rapport était exclusif, alors que précisément, nous savons que ce ne fut pas le cas. En effet, certains Géorgiens âgés nous ont décrit un instrument assimilé au chnakvi, qui fut employé dans le sud-ouest du pays (région d’Adjari, près de Batoumi, zone de la Mer Noire) pour récolter une espèce de blé que l’on appelle khaci pouri en géorgien. Cette céréale présente des caractéristiques très proches des espèces de blé zanduri et makha.
5L’académicien géorgien Georges Chitaïa (1987 : 131) parle d’ailleurs de cet outil comme étant très similaire au chnakvi, à savoir constitué de deux baguettes reliées par l’une de leurs extrémités, mais d’une longueur inférieure (entre 25 et 35 centimètres), ce qui semble assez court. L’auteur précise que l’objet, nommé artochani, pouvait être fabriqué en bois de châtaignier, de hêtre ou d’épicéa.
6Nous retiendrons que l’approche anthropologique confirme l’existence de deux outils servant à moissonner par désépiage, aux noms différents, en usage dans plusieurs régions du même pays, sans qu’il soit pour l’instant possible de préciser un rapport d’antériorité ni l’origine de la relation que chaque forme entretient avec la plante travaillée. Toutefois, signaler cette concomitance constitue déjà un fait important, qui n’a été observé nulle part ailleurs —là où est connue cette technique de récolte des céréales.
- 5 Nous remercions Monsieur Guia Berichvili, chercheur titulaire au Musée d’Ethnographie et d’Histoire (...)
7Il faut également noter que le principe de fonctionnement du chnakvi se retrouve dans une autre technique géorgienne, celle de la récolte du miel, pour laquelle on employait autrefois et selon les endroits un outil spécifique, ressemblant au chnakvi, dont les baguettes, longues de 35 à 40 cm, étaient rattachées à l’une de leurs extrémités par un lien souple qui maintenait un petit écartement. Présent dans les régions de Guria et de Samegrelo (Chitaïa 1987 : 131), il portait en Mingréli le nom de chanko ou chanki. Pour extraire le produit, l’apiculteur découpait le rayon (miel et cire) puis mettait les morceaux ainsi obtenus dans un sac de toile qu’il refermait et suspendait à une faible hauteur. De cette manière, le sac restait relativement libre, suspendu au-dessus d’un récipient à large bord. Ensuite, l’opérateur écartait les deux baguettes au niveau de la partie haute du sac, sur laquelle il les réunissait. A ce stade de l’opération, il maintenait le chanko par chacune de ses extrémités, puis exerçait des pressions successives plus ou moins appuyées, avec un déplacement simultané de l’outil du haut vers le bas du sac, le geste étant répété et modulé afin d’exprimer le miel, c’est-à-dire de le faire passer au travers des mailles du tissu5.
8Un autre outil, également dénommé chanko, constitué cette fois de trois baguettes grossièrement taillées réunies naturellement ou artificiellement par l’une de leurs extrémités au moyen d’un lien serré, mais qui autorisait une certaine souplesse, servait à la récolte de la cire : le produit était placé dans un sac et fréquemment arrosé d’eau très chaude, et l’on pressait le tout pour l’en faire sortir. Les pressions sur les trois branches libres étaient exercées simultanément, comme si l’on cherchait à les réunir pour s’en servir comme une sorte de pressoir. Il s’agit là de l’un des seuls outils de ce genre, à trois branches distinctes, dont nous ayons connaissance (Reigniez s/presse ; voir tableau en annexe).
- 6 Comme leur répartition semble le suggérer (voir carte), il est fort probable que les localisations (...)
9Nous ne pouvons que constater l’existence d’une certaine similitude entre les techniques que nous venons de décrire6. Si pour les moissons le chnakvi et l’artochani fonctionnaient sur le principe de l’arrachage vertical (de bas en haut), le chanko double (ou chanki) fonctionnait de haut en bas pour presser et faire descendre la substance ductile. C’est le principe même des baguettes qu’il est important de relever ici, dans la mesure où il apparaît caractéristique de deux produits récoltés en Géorgie, l’un solide, l’autre relativement liquide.
10Aussi, puisque des outils très semblables ont été employés pour assurer deux opérations distinctes, il s’avère désormais difficile de ne pas faire de rapprochements, même s’il faut en nuancer les termes, car chaque technique est le résultat d’une adaptation. On pourrait peut-être établir une localisation géographique et chronologique plus précise encore et, par suite, définir l’antériorité d’un outil sur l’autre, comme l’incidence possible de l’un sur l’autre. La question d’une incidence plus ou moins notable d’une technique sur l’autre doit se poser mais il est prématuré d’y répondre, en l’état actuel des recherches.
- 7 Très modestement et à la suite des savants qui nous ont précédé.
11Ajoutons que cette technique de moisson du blé a été relevée par d’autres scientifiques dans deux autres endroits du monde : le nord de l’Espagne, et certaines hautes vallées du Népal. La voie comparative que nous empruntons, en témoignant par ailleurs de la rareté du phénomène, articule notre problématique : aussi notre article vient-il s’ajouter comme un troisième élément aux travaux déjà parus7.
- 8 Il a travaillé à l’Institut de Botanique Appliquée de Léningrad (aujourd’hui Saint-Petersbourg).
12Dans le nord de l’Espagne, c’est un type d’outil observé en Asturies au cours de la première moitié du XXe siècle par le savant russe Nicolaï Vavilov8lors d’un voyage scientifique qu’il entreprit en Europe, et qui attira l’attention des ethnologues européens. Bien plus tard, en septembre 1979, un groupe de scientifiques, à l’initiative de François Sigaut, se rendit en Asturies où l’observation complète et précise du fonctionnement des baguettes pour la récolte des blés vêtus (épautre) dans les villages de Zureda et de Santibañez de la Fuente, a pu être consignée et filmée, mettant l’objet en valeur (Sigaut 1978).
13Au sein d’une réflexion d’ensemble, François Sigaut suppose, d’une part que cet outil était probablement plus répandu autrefois dans plusieurs régions du monde, et d’autre part, qu’il existe un lien entre l’outil et le végétal récolté, ce qui reste en accord avec les hypothèses émises par Vavilov (Sigaut et al. 1980). Les baguettes observées dans les Asturies mesurent environ 60 cm, leur section est importante (entre 2 et 2,5 cm), irrégulière, ovoïde, ou parfois circulaire. Elles possèdent le plus souvent une zone proximale de préhension qui peut être gravée, alors que la zone distale ne l’est pas ; elles sont donc assez approchantes des baguettes du Caucase, mais typologiquement bien distinctes.
14Un autre type de baguettes, cette fois morphologiquement et typologiquement beaucoup plus proches par leur conception et par leur maniement de celles utilisées en Géorgie, a été signalé au cours des dernières décennies pour les populations de quelques hautes vallées du Népal central, dans les régions de Langthang, du Mustang ainsi que pour le groupe Tamang vivant dans la haute Ankhu Khola, qui récoltait encore, il y a une vingtaine d’années, l’orge et le blé de cette manière (Toffin 1983).
15Les zones de répartition probables du chnakvi en Géorgie depuis le XIXe siècle semblent aujourd’hui pouvoir être situées ; la cartographie correspond globalement —et c’est finalement logique— à celle des blés zanduri et makha. On le retrouve essentiellement dans l’une des anciennes régions de la partie occidentale du pays (Mingréli) et dans le nord-ouest (voir carte). La cartographie précise de cet instrument reste toutefois assez ardue à dresser d’après les rares témoignages ethnographiques et le peu de documents dont on dispose. Au cours du XXe siècle cependant, de bonnes localisations ont été effectuées par des ethnologues géorgiens grâce à des éléments concrets. Ainsi, G. Chitaïa (1980 : 75) repère l’outil dans trois régions du pays : Adjara, Lechkhumi et Mingréli. Mais les aires d’utilisation sont plus difficiles à déterminer en ce qui concerne les périodes antérieures au XIXe siècle.
- 9 Langue sémitique ancienne parlée en Assyrie ; Sargon l’Ancien fut le fondateur du royaume d’Akkad, (...)
16Dans l’ouest du Caucase, c’est le terme de chnakvi qui désigne le plus couramment l’outil. Il existe néanmoins plusieurs variantes phonétiques de ce terme. Les principales sont samkvi, sankvi, shakvi ou chamkvi. Ce mot serait, selon une hypothèse soutenue par certains spécialistes et parce qu’il existerait des rapports d’ordre étymologique, à rapprocher d’un mot beaucoup plus ancien, chinakoû, issu de la langue Svane et qui signifierait « brasser, prendre à bras le corps », sans que soit pour autant précisée l’existence d’un type particulier d’outil en connexion avec ce dernier terme (Bregadze 1982 : 86). Il est intéressant de confronter ce point de vue à une seconde hypothèse qui réunit des spécialistes géorgiens proposant de rapprocher ces termes des matériaux linguistiques de l’Orient ancien, plus précisément de la langue akkadienne9, où le mot sanki signifiait « presser, couper ».
- 10 Il convient par exemple ici de faire la distinction entre couper et détacher par arrachement, de sa (...)
17En l’état actuel de la question, il nous semble prématuré de trancher, même si la seconde hypothèse nous paraît plus séduisante que la première ; elle correspond en effet plus directement à l’action obtenue avec le chanko (ou chanki) double et triple, alors que l’on fait plus difficilement le lien avec l’action de saisir des gerbes, surtout lorsque ce sont les épis seuls qui ont été récoltés. Mais la solution, qui doit tenir compte de paramètres plus vastes, n’est pas si évidente10.
Georgie – Carte schématique des données
Principales régions : 1 – Svanétie, 2 – Ratcha, 3 – Lechkhumi, 4 – Mingreli, 5 – Imereti, 6 – Guria, 7 – Adjari, 8 – Kartli, 9 – Pshavi, 10 – Mtiuleti, 11 – Khevi, 12 – Khevsureti, 13 – Tusheti, 14 – TIANETI, 15 – Kakheti
Localisations : • : récolte de blé avec des baguettes., ◊ : récolte de khaci pouri avec des baguettes, : récolte de miel avec des baguettes., : localisation de blé makha., : localisation de blé zanduri.
18Le chnakvi se compose de deux baguettes de bois, d’une section circulaire d’environ de 1 à 1,5 cm et d’une longueur à peu près égale (environ 50 cm). Il importe peu que les deux baguettes soient très exactement de la même longueur ou strictement rectilignes. Elles sont attachées sur l’une de leurs extrémités par un lien souple qui peut être fixé de deux manières : soit en traversant diamétralement le bois préalablement percé, soit —et c’est la technique la plus commune— en nouant le lien autour du bois, celui-ci étant alors marqué d’une légère incision afin de mieux le recevoir. Autrefois, ce lien était en peau (cuir) ou bien en fibres végétales tressées, mais depuis le XIXe siècle, les paysans ont employé de la cordelette solide (voire d’étroites bandelettes de tissu). D’une longueur de 8 à 10 cm lorsqu’il était tendu, il déterminait ainsi l’écartement maximal de l’une des extrémités des baguettes. On notera que certains auteurs mentionnent des chnakvi dont l’écartement maximal variait de 3 à 3,5 cm (Dekaprelevich & Menabde 1932 : 5, 1, 44), ce que nous avons pu observer sur l’un de ces outils, conservé au Département d’Ethnographie du Musée Djanachia de l’État de Géorgie à Tbilissi. Il est possible que ce lien souple ait eu pour fonction d’assurer une meilleure préhension du chnakvi, dans la mesure où il se trouvait placé du côté de la main directrice. Il assurait probablement une manipulation plus aisée permettant d’obtenir l’écartement voulu à l’autre extrémité, dépourvue en revanche de toute attache. On peut également supposer —et cela n’exclut pas la première remarque— que ce lien servait à solidariser les baguettes, afin d’éviter que l’une d’elles ne tombe lors de la manipulation de l’outil, ce qui pouvait faire perdre du temps à l’utilisateur, nous avons en effet remarqué que les baguettes fines de Géorgie (en bois), du Népal (en bois et bambou), de faible section sont souvent reliées alors que les baguettes plus grandes et de section plus importantes ne le sont généralement pas (outil des Asturies), mais cela ne semble cependant pas systématique.
- 11 Nous adressons ici nos remerciements à l’ensemble des Professeurs et Chercheurs du Département d’Et (...)
- 12 Ce qui dénote, comme nous le verrons un peu plus loin, une probable réparation de l’outil.
19Deux des chnakvi conservés au Musée de l’État de Géorgie à Tbilissi, que nous ont présentés les scientifiques géorgiens11, fournissent certaines informations. Ainsi, le premier de ces deux outils, le plus court, est fabriqué avec deux baguettes, l’une mesurant 47 cm de long, la seconde 48 cm ; elles sont reliées par une corde assez serrée, au point que l’écartement possible entre les deux bois est assez réduit (fig. 1). Les extrémités libres des deux baguettes sont taillées en pointe longue (fig. 2), alors que les extrémités attachées sont taillées en têtes très courtes, à la lame et vraisemblablement au couteau (fig. 3). Un élément intéressant est que l’une est en buis et l’autre en cornouiller12.
- 13 Il n’est pas possible de déterminer précisément si le chnakvi taillé dont nous parlons était, à l’o (...)
20Le deuxième chnakvi est un peu plus long (environ 51 cm)13. Les baguettes sont faites du même bois (probablement du cornouiller) ; leurs extrémités ne sont pas taillées en pointe, mais semblent avoir été travaillées de manière à être très légèrement arrondies (fig. 4). Elles sont reliées par un lien étroit en tissu vert foncé qui autorise un écart maximal d’environ 5 cm. Sur cet outil, il semble que l’on puisse déterminer des zones d’usure consécutives à l’utilisation, de part et d’autre des baguettes.
21Ces deux chnakvi sont constitués de baguettes légèrement courbées ou tordues : nous ne savons pas si ces déformations sont originelles ou si elles résultent d’un usage intensif. Ils portent par endroits plusieurs traces manifestes d’usure par polissage. Enfin, ils sont très maniables et leur poids est très faible, de l’ordre de 100 g seulement (le poids variant plus généralement entre 80 et 90 g).
22Chaque paysan était capable de fabriquer son propre chnakvi, avec du bois de cornouiller (mais pas exclusivement puisque l’on pouvait employer du buis, entre autres), spécialement choisi pour ses qualités de souplesse et de résistance. Les informations recueillies dans plusieurs des régions du nord-ouest de la Géorgie se recoupent et montrent que les formes comme les dimensions de l’instrument peuvent varier d’une zone géographique —et surtout d’un fabricant— à l’autre. Un chnakvi n’est donc jamais exactement identique à un autre.
23Le matériau et la facilité avec lesquels on confectionnait l’outil impliquent sa faible valeur pécuniaire. La cassure de l’un des éléments ou la perte de l’objet n’avait donc pas d’incidence notable et son entretien n’imposait aucune procédure particulière : lorsque l’une des tiges se brisait, elle était remplacée sans tarder. Cela pourrait expliquer pourquoi l’outil conservé au Musée de Tbilissi (cf. supra) est fait de deux baguettes d’un bois différent. Toutes ces raisons semblent rendre compte de la rareté des chnakvi conservés parmi les objets transmis au sein de certaines familles de paysans.
24Pourtant, une question se pose quant à la transmission de l’outil d’une saison à l’autre, et deux hypothèses sont possibles : soit l’outil était fabriqué puis jeté après chaque moisson, soit il était fabriqué, utilisé puis conservé jusqu’à la moisson suivante, et on ne le remplaçait que lorsqu’il se cassait.
Figure 1. Deux chnakvi – Musée d’Ethnographie d’État Djanachia de Tbilissi (avec autorisation des autorités géorgiennes)
Figure 2. Extrémités mobiles des deux chnakvi – Musée d’Ethnographie de Tbilissi (Géorgie)
Figure 3. Extrémités attachées des deux chnakvi – Musée d’Ethnographie de Tbilissi (Géorgie)
Figure 4. Schéma d’utilisation du chnakvi géorgien
- 14 Réalisées sur des outils reproduits à l’identique sur le modèle original.
25Ainsi, l’un des outils présents au Musée de Tbilissi accuse une importante patine, peut-être due à des années d’entretien et de conservation muséologique. Mais nous devons nous convaincre que cette patine est davantage le fait d’une transmission familiale : en effet, si l’objet est assurément resté beaucoup plus longtemps dans les réserves de l’établissement qu’il n’a fonctionné dans le contexte de son utilisation même, c’est pourtant pendant cette période que les traces d’usure, de micro-chocs et les rayures ont logiquement été les plus marquantes, puis se sont progressivement imprimées sur le matériau. Les analyses tribologiques comparatives14 seront d’ailleurs sans doute en mesure de révéler.
- 15 Il existait des baguettes en bois et en bambou (cf. infra).
26Dans un premier temps, on pourrait penser que rien ne justifiait sa conservation d’une année sur l’autre au sein des familles de paysans. Pourtant, il faut convenir, a contrario, que rien ne prouve que les outils n’étaient pas conservés d’une année sur l’autre. En premier lieu, la patine que nous avons observée a pu en partie trouver son origine dans un polissage effectué au moment de la fabrication ; mais nous avons noté certaines marques, traces d’usure ou de probable torsion à l’effort qui semblent plus caractéristiques d’une utilisation dans la durée et qui sont donc sans doute consécutives à un usage répété, à l’exemple des traces de polissage, peut-être dues à de fréquents passages des mains sur les parties préhensiles. Par ailleurs, le fait de conserver ce type d’outil d’une année sur l’autre constitue un choix qui reste bien entendu lié aux qualités mécaniques intrinsèques du bois, qualités qui peuvent ne pas être identiques pour l’objet neuf, fabriqué « en saison », et pour l’objet ancien, conservé depuis la saison dernière : le bois étant plus sec, l’outil est alors devenu sensiblement moins souple et donc forcément plus résistant. C’est un argument technique qui pourrait justifier que l’on conserve l’outil jusqu’à la moisson suivante, certains témoins nous l’ont d’ailleurs confirmé. Notons que les chnakvi, par leur forme et leur résistance précisément, semblent dans ce cas accuser des caractéristiques mécaniques relativement proches des baguettes de moisson en bois utilisées au Népal central15 pour désépier l’orge et le blé. Enfin, notre hypothèse pourrait emporter l’agrément en ce qu’un outil, en théorie, est par nature un allié dont l’homme ne se sépare en principe que rarement. Un pas de plus dans le raisonnement justifierait d’opter pour la transmission plutôt que pour l’abandon systématique après chaque saison. Nous devons préciser enfin un élément anthropologique que nous avons appris de certains habitants de la région de Ratcha : en Géorgie, l’outil se respecte, on ne le jette pas, on ne le brûle pas, il se range et on l’abandonne lorsque l’on ne peut pas faire autrement ; si possible, on le récupère, en totalité ou en partie, on le réutilise, on tente de prolonger sa durée de vie parce que l’on obéit, là comme ailleurs dans le monde, non seulement à ces exigences pratiques, mais également à certaines croyances.
27Le chnakvi était utilisé des deux mains, sans gant de protection, le plus souvent par des hommes (mais les femmes pouvaient également s’en servir). On procédait de la manière suivante : dans le champ de céréales, le paysan ouvrait les baguettes entre lesquelles il engageait une certaine quantité de tiges qu’il répartissait ensuite rapidement et presque simultanément sur toute la longueur de l’ouverture. Puis il rapprochait les deux éléments de bois en les ramenant de part et d’autre des végétaux qui étaient ainsi enserrés, de façon très lâche et sans écrasement : les tiges se trouvaient comme guidées dans l’espace étroit formé par les baguettes. Des deux mains, le paysan saisissait alors un peu plus fermement les deux extrémités du chnakvi qui se refermait alors davantage sur les tiges de céréales, toujours sans les presser. Dans un troisième temps, il remontait les baguettes verticalement, perpendiculairement aux tuyaux donc, en effleurant les tiges de bas en haut, afin de rechercher le contact terminal permettant d’arracher (par rupture d’avec leur tige) les épis qui s’étaient alors coincés dans l’étroit espace entre les bois. Deux témoins oculaires âgés nous ont précisé que le paysan pouvait éventuellement —mais cela était très rare— compléter l’action verticale de son geste en pliant légèrement les poignets (d’un geste net) vers l’avant, ce qui contribuait le cas échéant à achever de désolidariser quelques épis récalcitrants des tiges sur lesquelles ils restaient fixés. Le dernier mouvement consistait à déplacer latéralement les bras et à déposer les épis ainsi récoltés dans un panier à large ouverture déposé tout près, en les libérant par désolidarisation des baguettes. Un ethnologue de la région de Ratcha nous a cependant précisé que l’on pouvait également prendre d’une main les épis restés sur les baguettes pour les jeter dans le panier. Il existe de ce fait deux manières de récupérer les épis.
- 16 Nous remercions Monsieur Guia Berichvili, de Oni (cf. supra), pour nous avoir donné un exemplaire d (...)
28Le geste effectué avec le chnakvi ne demandait nulle force pour assurer le désépiage. Nous avons personnellement manipulé chacune des deux espèces de blé en question, zanduri et makha, dont on nous a d’ailleurs remis un exemplaire16, et nous avons été très surpris de constater avec quelle facilité ces épis tombent lorsque la plante est mûre, au point qu’une pression à peine marquée des doigts simplement posés sur le tuyau, à la base de l’épi suffit à assurer la séparation.
29Les céréales récoltées au moyen des baguettes sont généralement des espèces de blé ou d’orge de montagne, devenues relativement rares. C’est donc à travers les répartitions effectuées par les botanistes que nous pourrons présenter la classification des blés généralement admise aujourd’hui. Il existerait à ce jour dans le monde cinq ou six espèces principales, réparties d’après leurs distinctions génétiques, chacune d’elle étant constituée de plusieurs sous-groupes. Cette classification s’opère entre les blés monococcum comprenant 14 chromosomes (blés vêtus et blés engrain), les blés dicoccum, constitués de 28 chromosomes (blés vêtus et blés nus) et les blés tendres disposant de 48 chromosomes et regroupant également des blés vêtus et des blés nus. Plusieurs classifications secondaires évidemment beaucoup plus détaillées sont proposées par les botanistes ou paléobotanistes (Haudricourt & Hédin 1987 ; Leroi-Gourhan 1994 : 144).
30Dans le cas géorgien, certains historiens pensent que l’usage du chnakvi remonte à l’Antiquité, voire à la préhistoire (néolithique).
- 17 Ou Souanétie dans les anciens textes.
- 18 Georgien, Schätze aus dem land des goldenen vlies, Katalog der Ausstellung des Deutschen Bergbau-Mu (...)
31La première hypothèse retenue découle du fait que l’actuel mot géorgien de « chnakvi » a été étymologiquement rapproché, par les spécialistes, d’un mot issu de la langue Svane, chinakoû, dont nous avons déjà évoqué la signification (cf. supra), cette dernière précision étant implicitement déduite, selon les partisans de cette hypothèse, de la construction idiomatique du mot Svane. Il est vrai que la Svanétie17 est l’une des régions les plus anciennes de Géorgie, lovée dans les contreforts élevés des montagnes du Grand Caucase, et qui abrite des populations dont la culture, les coutumes et la langue figurent parmi les plus authentiques de la Géorgie Occidentale du Nord, comme le montre le schéma généalogique des langues kartvéliennes de Deeters —auquel se réfèrent les chercheurs18. Mais le terme chinakoû n’établit pas clairement qu’il s’agissait véritablement de tiges de céréales dont on aurait préalablement coupé les seuls épis (on ramassait peut-être des brassées végétales).
32La seconde hypothèse dont on se souvient qu’elle rapproche les mots de chanko ou chanki du terme sanki appartenant à la langue akkadienne (cf. supra), laisse également supposer une grande ancienneté des techniques mais pas forcément de l’outil. Ces deux tentatives d’explication renvoient au problème du rapport trans-chronologique qu’il faut trouver entre la description d’un résultat, l’emploi d’une technique et l’usage supposé d’un outil.
33La plupart des savants géorgiens pensent que les premiers paysans ont arraché les blés avec les tiges et leurs racines, puis qu’ils auraient ensuite enlevé manuellement les épis seuls, les tiges restant sur le champ. Certains auteurs (comme Dzidziguri 1994) suggèrent l’existence des baguettes de récolte dès la période préhistorique, se fondant sur l’hypothèse qu’elles auraient constitué un intermédiaire entre les techniques de récoltes manuelles et celles effectuées avec les outils coupants. Nous devons cependant nuancer cette vision simpliste de la chronologie : sur ce point, nous exprimons une certaine réserve, puisque ce raisonnement impliquerait que les lames ou les éclats retouchés de silex n’étaient pas encore connus lorsque l’homme avait mis au point les baguettes, ce qui est un élément discutable et qui n’est de toute manière fondé sur aucune hypothèse ou point scientifique.
34En Caucase, les faucilles n’ont pas fait disparaître l’arrachage à la main, pas plus que ces deux méthodes n’ont empêché de continuer à employer des baguettes. À l’inverse donc, l’existence des baguettes ne peut logiquement se supposer que dans la durée, sur la base d’un raisonnement hypothético-déductif qui devrait se construire sur une déconnexion relative d’avec les techniques connues. De fait, la situation est complexe : les procédés de récolte ont varié en fonction de l’espèce de blé cultivée et l’on ne sait pas depuis quand les outils de récolte en bois sont entrés dans les usages ni combien de pratiques antérieures (et lesquelles), ont existé avant leur mise au point.
35Par conséquent, il est malaisé de conclure à l’emploi de baguettes à récolter dans la période pré-antique. Toutefois, si l’intuition de l’ancienneté de ce type d’outil reste valable, il semble qu’elle ne doive pas être recherchée systématiquement dans des sources archéologiques pouvant constituer de facto des preuves matérielles, mais impossibles à trouver. Elle doit reposer davantage sur une suite de raisonnements qui, bien que du domaine de la spéculation, s’appuient sur des éléments scientifiquement établis et revêtent, à défaut de certitude, un caractère de plausibilité.
36Le fait de trouver des dessins de baguettes de récolte parmi ceux d’autres outils lithiques ou osseux de la culture matérielle néolithique géorgienne dans des travaux récents (Dzidziguri 1994) montre que l’idée est généralement admise aujourd’hui. Notons que les baguettes sont alors, dans le cadre de ces travaux, les seuls outils de bois figurant parmi les dessins d’outils en pierre —alors qu’on n’en a jamais retrouvés en fouilles archéologiques— du contexte chronologique dans lequel cet auteur les place, cela impliquant pour nous, Occidentaux, et par la force des choses, des distinctions fondamentales d’avec les modes opératoires déjà classifiés par André Leroi-Gourhan pour les outils lithiques préhistoriques.
- 19 Que nous appelons des chaînes d’actions.
- 20 Avec certaines exceptions cependant, notamment en ce qui concerne la taille des objets lithiques, d (...)
37Pour rester objective, notre analyse se fonde sur deux points, l’un théorique, l’autre technique. Sur le plan proprement théorique, il faut tout d’abord souligner que les baguettes à récolter de Géorgie constituent un outil double, élément concret qui contraste au regard de la très forte majorité des outils connus dans la période préhistorique dont elles seraient, pour certains chercheurs, supposées provenir. En ce sens, leur manipulation exige donc une série d’actions ordonnées19 (prise des tiges, renfermement, arrachage, rupture et dépose), qui ne sont efficaces et cohérentes que par leur succession puisque l’une ne peut s’effectuer qu’après l’achèvement de la précédente, actions sensiblement différentes de celles, souvent beaucoup plus primaires, constituées par des gestes simples réalisés avec les outils préhistoriques (en pierre, en os...), mieux connus, et dont la triade d’actions pourrait se résumer par les termes : pointe/choc/coupe20. À ce titre, les baguettes de récolte sembleraient devoir s’éloigner des périodes très anciennes parce qu’elles impliquent une diversification technique du geste, contrairement à tous les autres outils datant de la préhistoire, un peu comme si elles se plaçaient, par ces seuls critères, hors du cadre technique de cette période (Leroi-Gourhan 1971 : 47-64).
- 21 Le harpon étant parfois constitué d’un embout mobile fixé sur une hampe, qui s’en détache lorsqu’il (...)
- 22 Par rapport à l’outil d’emploi plus simple, plus primaire. Il convient par ailleurs de distinguer l (...)
38Mais il est vrai que l’on ne peut pas assimiler la classification d’André Leroi-Gourhan à une description très exhaustive de tous les outils préhistoriques, car elle apparaîtrait réductrice, alors qu’elle doit au contraire vivre d’un enrichissement par compléments et diversifications. Cette remarque, qui tendrait à désengager la description de l’action des baguettes d’un contexte préhistorique, ne doit pas être retenue puisque certains travaux portant par exemple sur les harpons magdaléniens ont précisément pu montrer, par comparaison technique reposant sur l’ethnologie, qu’il s’agissait d’armes constituées de plusieurs parties et qui exigeaient des gestes différents de ceux énumérés dans la classification d’André Leroi-Gourhan21. On retrouve ce type de questions avec le propulseur, qui implique un jet différent à celui du lancer réalisé à la main, par exemple. L’outil double ou relativement complexe22 existe depuis très longtemps. C’est un premier point.
39Sur le plan technique maintenant, les éléments qui plaident en faveur de la thèse de l’ancienneté du chnakvi géorgien sont peu nombreux mais tout à fait plausibles.
40En premier lieu, les analyses relatives aux périodes préhistoriques doivent être nuancées, et ce sont dans ces multiples hypothèses que réside la complexité du sujet. Les outils de bois de type bâton à fouir ou bâtons de récolte, les baguettes à récolter le riz sauvage chez les indiens Ojibwas ou celles qui servaient à érusser le riz en Asie du Sud-Est, sont peut-être parmi les plus vieux outils du monde (Reigniez s/presse). Les baguettes à récolter l’orge ou le blé au Népal ou en Asturies supportent la comparaison dans l’histoire des techniques, autant que celles d’un usage équivalent en Géorgie, ces trois dernières régions du monde étant des zones de moyenne ou de haute montagne. Les recherches sont d’autant plus complexes que l’origine même des baguettes de Géorgie reste difficile à cerner puisque l’outil a tout aussi bien pu être créé en Caucase qu’importé d’une autre zone, voire fabriqué sur le modèle d’un objet antérieur, employé dans une autre contrée. Ce sont des hypothèses diffusionnistes qui restent plausibles —et pour l’instant toujours en suspens.
41Or, nous savons que la zone sud de la Géorgie a été récemment le théâtre de la découverte de restes d’hommes fossiles datés de - 1,8 million d’années, vestiges mis au jour entre l’été 1999 et l’été 2001 dans la zone de Dmanissi. Selon les hypothèses en vigueur, un groupe proche de l’Homo Ergaster vivant en Afrique de l’Est semble avoir remonté depuis cette région et suivi les chemins de la Syrie, du Liban, de la Turquie, avant de passer au pied des montagnes du petit Caucase, et peut-être de s’y fixer. Le phénomène est essentiel car il prouve que le plus ancien Européen est passé dans le territoire de la Géorgie. Or, entre la datation de ces vestiges humains —les plus anciens d’Europe— et le moment où les premiers agriculteurs sont attestés en Géorgie, il s’écoule plus d’un million sept cent mille ans, ce qui laisse un temps considérable aux premières populations, d’une part pour se fixer, et d’autre part pour concevoir des outils très rudimentaires, lithiques ou monoxyles, puis ceux, beaucoup plus tard, nécessaires à la cueillette des premiers végétaux sauvages récoltés, puis sujets à une proto-agriculture. La base théorique d’une construction par hypothèse de l’ancienneté des baguettes à récolter est désormais fondée par la mise en place d’une conjonction du double facteur [milieu-prédateur humain], ces outils ayant pu apparaître à partir du moment où se vérifie la triple conjonction [milieu-prédateur humain-végétal consommé].
- 23 En n’oubliant pas l’artochani servant à désépier le khaci-pouri.
42Précisément parce que cette triple conjonction peut remonter à des périodes très lointaines, nous pensons que les baguettes sont fort anciennes et nous partageons en cela les analyses des spécialistes géorgiens, notamment celles de G. Chitaïa, de I. Djavakhichvili, de N. Bregadze et plus récemment de L. Dzidziguri. Nous pouvons ainsi supposer, selon les éléments que les ethnobotanistes ont indiqués, l’outil étant spécifiquement employé pour désépier le zanduri et le makha23, que le chnakvi aurait pu théoriquement apparaître pendant le néolithique moyen ou final, périodes où se sont progressivement fixés les premiers habitats qui ont permis une sédentarisation favorisant à son tour l’organisation des travaux de récolte, proto-agricoles et/ou d’élevage, ainsi qu’une très probable réflexion sur les moyens de les mettre en œuvre. Or, si l’on se réfère aux travaux des ethnobotanistes, ces premiers blés zanduri et makha sont attestés dans les premiers temps de l’agriculture en zone de montagne, lorsque les peuples sédentarisés ont cherché à cultiver des espèces de céréales dont les qualités (rusticité) pouvaient être exploitées... C’est-à-dire dans la période du néolithique final environ, pour le Caucase. En Svanétie par exemple, le seigle et le millet ont été découverts par D. Menabde en 1967 dans la vallée de Tchouxeti : dans le village de Nakra, les grains voisinaient avec des haches de Colchide que la typologie permet de dater du Bronze tardif, alors que dans le village d’Etseri, les grains ont pu être datés des 1er et 2ème millénaires av. J.-C (Tchartonali 1996 : 153).
- 24 Comme certains types de bâton à fouir, destinés ailleurs à la proto-agriculture.
- 25 C’est le temps long du présent ethnographique sur lequel raisonnent les ethnologues.
43Autrement dit, conformément à ce schéma, la fixation de l’habitat, aurait propablement précédé la pratique de l’agriculture. Si les baguettes à récolter semblent constituer l’un des premiers outils de bois de la protosédentarisation agricole24, rien ne permet pourtant d’affiner notre localisation, et l’hypothèse peut l’inscrire tout aussi bien dans des périodes sensiblement plus tardives mais voisines, l’Enéolithique, voire le Bronze. Le raisonnement dans la durée ne devant pas contraindre à définir le cadre de trop strictes frontières chronologiques25.
- 26 Nous ne pensons pas que toutes les faucilles pré-antiques (en os, en silex ou en métal) aient servi (...)
- 27 Soulignons sur ce point que si un jour l’existence du chnakvi est prouvée dans la période néolithiq (...)
44Nous savons que certains outils, comme des couteaux en silex, existaient en Géorgie depuis les Vème et IVème millénaires, ainsi que des faucilles fabriquées au moyen de mâchoires inférieures d’animaux édentées, dont les cavités permettaient d’enchâsser et de fixer, avec de la résine naturelle (ou du goudron), des lames de silex retouchées. Le Bronze et le Fer ont également donné naissance à des outils agricoles et nous pouvons supposer que certains d’entre eux ont pu servir à la récolte de végétaux et de céréales dans les débuts de l’agriculture caucasienne26. Nous pouvons donc avancer l’hypothèse selon laquelle les baguettes ont été mises au point indépendamment, pour assurer une opération que ces outils lithiques, dont l’action mécanique était tout à fait différente, ne permettaient peut-être pas de réaliser. Les recherches archéologiques menées en Caucase prouvent par ailleurs que, dans les périodes pré-antiques, on employait toujours des outils de pierre, d’os ou de bois dans l’agriculture, quelques types d’instruments à tête de métal ayant fait ensuite leur apparition27. Le fait que les baguettes étaient toujours en usage au XXe siècle, quand les outils de métal existaient depuis longtemps, montre à l’évidence que ces derniers n’étaient pas estimés performants pour réaliser un certain type de travail.
45Ainsi, la transmission du chnakvi pourrait être supposée depuis ces périodes pré-antiques, dans les régions de culture des plantes particulières qu’il servait à récolter, jusque dans la période contemporaine, sans évoluer ni dans sa forme, ni dans sa fonction.
46En ce sens justement, nous relèverons le fait que la persistance d’un outil aussi simple n’implique pas de transformation majeure ni dans la forme ni dans les dimensions de l’objet, ce facteur pouvant alors accréditer la thèse de la pérennité de la forme basique dans le temps, et lui associer par répercussion l’implication probable d’une absence de nécessité d’en améliorer les gestes, sans doute déjà parfaitement maîtrisés.
- 28 C’est-à-dire commençant soit par l’amélioration du geste, soit par celle de l’outil, chacune ayant (...)
- 29 C’est-à-dire commençant par la recherche conjointe de l’amélioration de l’outil et du geste, les de (...)
- 30 Comme les autres baguettes à désépier du Népal ou des Asturies ou encore celles servant à récolter (...)
47Et cela est finalement assez logique puisque l’évolution de la forme de l’outil a une incidence sur le geste et qu’inversement, une tentative d’amélioration du geste peut avoir certaines conséquences sur la forme de l’outil. Nous pouvons donc légitimement supposer que la recherche d’évolution alternative28 ou bilatérale29 du chnakvi géorgien30 a été abandonnée très tôt dans le temps, parce que probablement estimée comme n’étant déjà plus nécessaire à poursuivre.
48Or, c’est parce que le chnakvi offre une performance mécanique reconnue comme irremplaçable et inégalable, parfaitement adaptée, qu’il n’a jamais été remplacé par un autre outil : c’est ce constat qui nous renvoie à l’hypothèse de la probable ancienneté de l’objet, et de sa possible mise au point précisément justifiée par la nécessité de son utilisation dans la récolte des céréales qu’il servait à travailler (affirmation du lien outil-plante). Il faudrait probablement formuler la même remarque quant au Népal et aux Asturies.
49Nous supposons par conséquent l’ancienneté probable des baguettes à désépier de Géorgie par le phénomène de la simultanéité des techniques, qui implique que la mise au point d’une technique, d’une opération ou d’un outil ne fait pas obligatoirement disparaître sur l’instant les anciennes techniques, opérations ou outils usités jusque-là. Une utilisation simultanée des techniques, qui se superposent donc dans le cadre de leur propre évolution, sans se détruire forcément, reste l’hypothèse qui semble la plus vraisemblable : dans ce schéma, le chnakvi géorgien tient parfaitement sa place.
50Les baguettes à moissonner le blé ou l’orge sont attestées seulement en trois endroits du monde : a u Népal et dans le nord de l’Espagne, ainsi que dans le Caucase. Nous avons recherché en Géorgie des éléments sur cet outil double, à la fabrication très simple mais à la manipulation visiblement marginale par rapport aux autres outils de récolte conventionnels. Cette enquête nous a confronté à une réalité que bien d’autres pays connaissent : avec la modernité, nombre d’outils disparaissent et, avec eux, tout un savoir-faire dont on ne retrouve des traces que dans certains écrits ou grâce aux témoignages. C’est le cas du chnakvi.
51Avec un objet de ce type, nous constatons d’abord qu’il n’y a pas de correspondance systématique entre la simplicité d’un outil et les actions qu’il implique. Les gestes servant à actionner les baguettes à moissonner sont particuliers, et l’outil lui-même l’est au point de ne pouvoir être précisément localisé dans la chronologie des techniques de récolte. On se souviendra par ailleurs que cette technique se rapproche sensiblement d’une autre, pratiquée dans la même région du Caucase mais pour une autre activité, la récolte du miel : il y a donc là un rapport réel, celui-ci pouvant peut-être fournir sur l’une ou l’autre technique davantage d’informations.
52Enfin, les exemples attestés en dehors du domaine caucasien montrent que les baguettes à moissonner par désépiage constituent un témoignage anthropologique très concret de l’aptitude d’une population à résoudre, lors d’une période donnée, un problème particulier posé par un végétal fragile et difficile à travailler. Il s’agit ici d’un cas identifié où l’outil de bois a été précisément créé en complément d’autres outils agricoles (en pierre, en os ou en métal selon l’époque de son apparition). En Géorgie, comme au Népal ou dans le nord de l’Espagne, l’usage de ces baguettes s’est prolongé jusque dans le milieu du XXe siècle, malgré l’apparition de techniques différentes. Cela constitue peut-être l’un des très rares exemples qui montre qu’un outil agricole individuel de facture archaïsante et de conception élémentaire est resté, dans des conditions à dire vrai bien précises, irremplaçable et d’ailleurs jamais remplacé, ni dans son matériau, ni dans sa fonction.