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L’entreprise comme organisation et comme institution

Un regard à partir de l’institutionnalisme de J.R. Commons
Laure Bazzoli et Véronique Dutraive
p. 5-46

Résumés

Ce texte s’inscrit dans les débats théoriques sur l’analyse économique de l’entreprise en développant une approche fondée sur les apports de l’ancien institutionnalisme et particulièrement sur les conceptions de Commons. L’originalité de cette vision est que l’entreprise doit être conçue à la fois comme une organisation et comme une institution, ces deux notions étant intimement liées. Sur cette base, nous montrons, d’une part, que l’analyse de la coordination nécessite de combiner les dimensions cognitives et politiques des règles constituant l’entreprise et, d’autre part, que la compréhension de l’entreprise ne peut être isolée de celle de la structure institutionnelle de la société et de sa dynamique historique.

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Texte intégral

Les auteurs remercient les deux référés de la revue pour leurs commentaires sur une première version de ce texte.

Introduction

  • 1 Ces distinctions ne sont ni exhaustives ni strictes car il existe des zones de recouvrement entre c (...)

1L’entreprise est devenue, depuis les années 1970 notamment, un enjeu majeur de réflexions et de pratiques dans de multiples domaines. Nous nous placerons ici essentiellement du point de vue théorique et des conceptions développées dans le champ de l’Economie. L’élaboration de “théories de la firme” marque les évolutions de l’analyse économique contemporaine, dans les directions d’une vision contractualiste pour la théorie “standard élargie”, d’une vision cognitiviste pour la théorie “évolutionniste”, d’une vision “entrepreneuriale” et marchande pour la pensée autrichienne, enfin d’une vision “institutionnaliste” et/ou “institutionnelle” pour une nébuleuse d’approches (comme la théorie de la régulation, l’économie des conventions, mais aussi ce qu’on appelle les “théories managériales et béhavioristes” dans le champ plus large de l’économie des organisations)1. Nous voudrions contribuer aux réflexions autour de la “firme” – et partant autour des organisations et des institutions, ces notions étant en jeu dans les débats – dans le cadre de cette dernière nébuleuse. Nous argumenterons à partir du corpus de l’institutionnalisme américain, peu mobilisé, en France notamment, en nous appuyant tout particulièrement sur les travaux de J.R. Commons.

  • 2 Le courant institutionnaliste américain s’est constitué à partir des œuvres de Veblen et de Commons (...)

2S’étant donné pour objet la compréhension de la dynamique du capitalisme et de ses institutions, l’économie institutionnaliste a développé une analyse des institutions de la société moderne dans laquelle “l’entreprise capitaliste” a une place de choix et est envisagée à la fois comme une organisation et comme une institution. L’objectif de cet article est de mettre en évidence les apports de cette problématique institutionnaliste pour l’analyse des organisations en général et de l’entreprise en particulier2. Notre propos ne se “réduit” ainsi pas à un éclairage d’histoire de la pensée – une contribution à une généalogie des approches institutionnelles de la firme –, mais vise à participer au débat actuel sur les théories de la firme – en dessinant les contours d’une théorie institutionnaliste de l’entreprise et en en montrant l’intérêt. De ce point de vue, la question de recherche qui émerge de cette mise en perspective est celle du contenu et des modes d’articulation des notions connexes d’institution, d’organisation et de firme. Nous montrerons que la problématique institutionnaliste appréhende les organisations comme une forme d’institution ce qui conduit à une compréhension originale de l’entreprise capitaliste.

  • 3 Il s’agit d’une première confrontation au sens où les réflexions comparatives que nous proposons mé (...)

3Notre réflexion sera organisée en deux temps. Dans une première partie, nous partirons de l’analyse de Commons qui développe l’idée qu’organisation et institution sont deux notions intimement liées ; ce qui nous permettra d’approfondir la nature institutionnelle des organisations et de l’entreprise comme institution majeure du capitalisme. Dans une seconde partie, nous effectuerons une première confrontation entre la perspective proposée par ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’“ancien institutionnalisme” et les thèses d’un ensemble de théories actuelles (essentiellement la théorie évolutionniste, les théories des organisations, l’économie des coûts de transaction, l’école autrichienne)3. Cette mise en perspective soulignera les points de convergence et de divergence avec les approches actuelles et l’intérêt de la problématique institutionnaliste articulant organisation et institution. L’objectif qui nous anime, in fine, est de repérer les éléments d’analyse caractéristiques d’une telle problématique ainsi que les éléments propres à l’approfondir ou la compléter. Nous pensons en effet qu’une théorie institutionnaliste de l’entreprise reste à construire et que cela suppose d’articuler les apports mutuels des institutionnalistes et de certaines théories actuelles.

1. Les principes institutionnalistes d’une théorie de l’entreprise comme organisation et comme institution

  • 4 Autant que faire se peut, nous traduirons les concepts développés par Commons, tout en insérant, po (...)

4L’économie institutionnaliste étudie la genèse, la nature et l’évolution de l’organisation sociale de la société moderne – économie capitaliste et État de droit – en montrant que les institutions sont la source d’une régulation qui permet à un ordre temporaire d’exister dans un système complexe. Or, pour Commons, l’analyse des organisations est, dans cette problématique, une partie importante de la théorie des institutions qui repose sur l’imbrication radicale de l’individuel et du collectif d’une part, de l’économique et du politique d’autre part. Sur la base de son système de pensée4, nous expliciterons pourquoi et en quoi les organisations peuvent être considérées comme une forme particulière d’institution. À l’heure où un relatif consensus semble se former autour de l’établissement d’une distinction entre les organisations d’un côté et les institutions ou “règles du jeu” de l’autre, la conception institutionnaliste développée par Commons nous invite au contraire à considérer que les deux notions d’institution et d’organisation sont indissociables au sens où elles renvoient, non pas à deux réalités bien distinctes, mais à deux faces du phénomène de régulation et d’un même objet (qui joue un rôle majeur dans ce phénomène) – les entités collectives. Cette problématique conduit à une vision de l’entreprise qui distingue l’institutionnalisme des autres courants de pensée.

1.1. Les institutions comme actions collectives : formes et types

  • 5 Cela est apparu par exemple au colloque “Qu’a-t-on appris sur les institutions ?” organisé par R. F (...)
  • 6 Cf. l’ouvrage majeur de Commons, Institutional Economics. Its place in political economy [1934], p. (...)
  • 7 Pour une analyse du système de pensée de Commons et de l’architecture conceptuelle élaborée qu’il d (...)

5Selon Commons [1931, 1934], une spécificité de l’économie institutionnaliste est d’assumer positivement la diversité qui semble entourer la notion d’institution. Cette diversité n’est ainsi pas appréhendée comme un problème ou une inconsistance théorique, à la différence de l’opinion apparemment courante aujourd’hui5. Suivant la conception de la signification proposée par le philosophe pragmatiste Peirce, Commons veut montrer que les différentes manifestations phénoménales des faits institutionnels peuvent être intégrées sous un même concept parce qu’un principe commun peut être observé derrière cette diversité. Le principe sous-tendant les institutions, quelle que soit leur forme concrète, est celui du (plus ou moins grand) contrôle collectif de l’action individuelle, et plus précisément, du processus de l’action collective en contrôle, libération et expansion de l’action individuelle (“an institution is collective action in control, liberation and expansion of individual action”) ; ce processus s’exprime dans des règles (“working rules of collective action”) auxquelles sont associées des sanctions qui sont envisagées comme des incitations collectives plus ou moins contraignantes à la conformité des individus à l’action collective6. Ainsi, l’ordre social repose sur l’existence d’institutions qui établissent et maintiennent une structure de règles, à la fois coercitive et permissive pour les interactions sociales, parce que cette structure empêche que le jeu des intérêts individuels ne dégénère en violence (régulation des conflits) et que l’incertitude bloque la réalisation des transactions (sécurité des anticipations)7.

Les formes d’action collective

  • 8 Ces deux formes sont considérées comme des formes polaires d’un continuum : “ Collective action ran (...)

6Sur la base de ce principe général, on peut alors revenir à la diversité des institutions. Deux formes essentielles d’action collective sont distinguées par Commons à partir d’un critère d’organisation : les coutumes ou “actions collectives inorganisées” – qui produisent des règles informelles de conduite ; les organisations ou “actions collectives organisées” – qui produisent des règles formelles adossées à des entités collectives8. Les raisons pour lesquelles ces deux formes sont envisagées comme expressions essentielles des institutions relèvent de la nature profondément hétérodoxe de l’institutionnalisme américain dont deux piliers sont la revendication d’un réalisme dans la méthode et la recherche des principes de compréhension d’un système complexe évolutif.

  • 9 [Custom] is that expected repetition of transactions that must be observed by individuals if they (...)

7La première forme d’institution est à relier à la théorie de l’action qui fonde l’analyse institutionnaliste. Celle-ci considère en effet que la compréhension de l’action humaine observée suppose d’articuler les processus mentaux (les représentations) et les comportements effectifs. L’action, nous dit Commons, est toujours “l’opinion-en-action”. Cette articulation conduit à mettre au premier plan le rôle de la propension humaine à former des habitudes dans la possibilité même de l’action raisonnée dans un monde incertain et complexe. Et dans la mesure où les individus sont toujours en interaction avec les autres au sein d’une communauté quelconque, les habitudes individuelles dérivent des habitudes collectives – les habitudes communes à la généralité des hommes disait Veblen, que Commons nomme “coutumes” et qu’il considère être aussi bien locales (propres à un groupe social, à un type de transaction) que générales. Les coutumes sont des “opinions collectives” (représentations collectives) qui modèlent les “opinions individuelles” (les habitudes de pensée et d’action, les “hypothèses habituelles” des individus dans le langage de Commons) et font des individus des “esprits institutionnalisés”. Les coutumes sont envisagées comme la forme institutionnelle inhérente et basique de toute société humaine, et la conformité individuelle aux règles informelles des coutumes comme une condition de la vie en commun9. Cette forme d’action collective est en effet un processus socio-cognitif par lequel une “similarité d’action” peut être produite – c’est-à-dire une compatibilité des comportements grâce à une relative homogénéisation des représentations et une “sécurisation” des anticipations (intériorisation de certaines actions et relations comme “allant de soi” et attendues à perdurer).

8La seconde forme d’institution renvoie à la vision de la société et aux principes d’analyse qui sous-tendent le système conceptuel institutionnaliste. L’institutionnalisme est une posture méthodologique alternative à l’individualisme et au holisme qui fait des transactions entre individus institutionnalisés l’unité élémentaire d’analyse et qui montre l’impossibilité de penser l’ordre social en considérant uniquement les interactions entre individus, même opérant dans le cadre de règles de conduite de l’ordre des habitudes. Si celles-ci sont fondamentales, l’institution de la société se manifeste aussi sous la forme d’organisations – ce que Commons désigne par “l’action collective organisée” et qu’il exprime par la notion américaine originale de “going concern – de types très divers (de la simple association à l’Etat, cf. infra). Les règles, en tant qu’émanation des institutions, ne sont pas seulement des règles sociales informelles, mais sont donc aussi définies et sanctionnées par des organisations. Il s’agit là, pour l’auteur, de développer un concept d’institution qui puisse rendre compte de la seconde fonction des institutions : à savoir, constituer le cadre d’une « action associée » fondée sur la coordination formelle des activités individuelles dans une entité collective avec frontières plus ou moins délimitées ; c’est en effet par cette association que la plupart des activités et transactions sont réalisées, donc que les individus obtiennent les bases matérielles et idéelles de leur existence biologique et sociale (Ramstad [1990]). Ainsi, les individus sont contraints et libérés non seulement par des règles coutumières – dont le respect peut être inconscient – mais aussi par les règles des différents “going concerns” – que l’on pourrait traduire par “institutions organisées” – dont ils sont membres, volontaires (une organisation privée) ou de fait (la société et l’Etat).

  • 10 Ce processus d’organisation de l’action collective, par lequel s’institutionnalisent des structures (...)

9Les deux formes d’expression du contrôle collectif ainsi distinguées ne peuvent être rigidement délimitées. Les institutions organisées ne fonctionnent jamais sans règles de l’ordre des coutumes (spécifiques à une organisation – ce qu’aujourd’hui on appelle des routines – et générales à une société). Mais Commons montre parfaitement que les règles coutumières sont souvent insuffisantes pour coordonner les actions et réguler les conflits, car imprécises et différentes selon les groupes sociaux, donc pour fonder un ordre, notamment dans une société complexe. C’est pourquoi l’évolution de la société marque une tendance à l’organisation, qui se traduit notamment par un processus d’extension et de construction de l’action collective organisée et des règles formelles qui lui sont associées10.

10On voit dès à présent que les concepts développés par Commons ne sont pas courants : la notion d’institution est le moyen d’articuler les niveaux individuels et collectifs des points de vue cognitif et structurel, en entremêlant étroitement les notions d’institution et d’organisation (cf. infra 1.2.).

Les types d’action collective

  • 11 Théret [2001] met à juste titre en avant l’hésitation de Commons sur le degré de “supériorité” de l (...)

11Avant d’aller plus loin dans l’exploration du concept de “going concern”, il faut d’abord exposer un autre élément général de la problématique institutionnaliste, plus particulièrement développé par Commons. Envisager de manière réaliste le processus de l’action collective et les fondements de l’ordre social suppose de “corréler l’économie, le droit et l’éthique”, c’est-à-dire, en termes modernes, de prendre acte de l’embeddedness de l’économique dans le social et le politique. Cette démarche est indissociable de l’intégration du phénomène multiforme de l’exercice du pouvoir, phénomène propre aux sciences sociales pour Commons, et que les économistes ont de manière dominante exclu de leur domaine d’analyse. De ce point de vue, il est possible de conceptualiser les différents types d’institutions organisées constitutives de la société moderne. C’est ainsi que Commons (cf. notamment [1950]) met en évidence trois types de contrôle collectif qui reposent sur trois types de pouvoir et qui s’incarnent dans trois types d’organisation. Sur cette base, il peut développer une conception hiérarchisée de l’ordre social qui met en balance la nécessité de l’autorité et le rôle de l’éthique11.

  • 12 (…) “economic power”, or power of scarcity, (…) being the power of whitholding property rights fro (...)

12Les trois types de pouvoir qui sont à l’œuvre dans la société moderne sont le pouvoir moral, le pouvoir économique et le pouvoir physique. Ceux-ci s’exercent prioritairement dans trois types de going concerns – les organisations “spirituelles” ou morales, les organisations économiques, les organisations politiques – qui se distinguent par le type dominant de sanctions utilisées pour faire respecter les règles (donc par le degré de contrôle de l’action individuelle) – sanction de l’opinion commune associée au pouvoir moral fondé sur la “propagande” ; sanction des gains et des pertes associée au pouvoir économique, pouvoir de “retenir les droits de propriété” fondé sur la rareté12 ; sanction de l’emprisonnement associée au pouvoir physique fondé sur la violence légale. Commons défend notamment deux thèses qui éclairent le sens de la corrélation qu’il considère comme le propre de l’économie institutionnaliste.

13Cette distinction n’est pas stricte au sens où toute institution organisée met en œuvre ou s’appuie, à des degrés différents, sur ces types de pouvoir ; notamment, toutes mettent en œuvre un pouvoir moral, peuvent avoir un impact économique, et impliquent une reconnaissance légale. Par ailleurs, une organisation est, pour Commons, une institution, c’est-à-dire une action collective qui détermine les règles opérant à l’intérieur de son champ de gouvernance ; l’exercice du pouvoir – processus que Commons désigne par “gouvernement” – implique l’existence d’une autorité – ce qu’il appelle une “figure d’autorité” – seule à même de faire respecter une structure de règles et de créer de l’ordre au-delà des conflits. Au total, la société est appréhendée comme un réseau interconnecté de formes d’action collective et de types d’organes d’autorité dont le pouvoir est inscrit dans des structures organisées.

  • 13 La vision traditionnelle selon laquelle l’économie fonctionne d’autant mieux que l’État n’interfère (...)

14Mais l’essentiel pour Commons est aussi de souligner qu’il existe une sorte de hiérarchie entre ces pouvoirs et ces organisations. Dans le monde moderne, le pouvoir moral est celui qui est le moins puissant ; bien au-dessus, on trouve le pouvoir économique ; et le pouvoir supérieur est le pouvoir politique – que Commons nomme “Sovereignty”. Une distinction doit en effet être faite entre “ordre privé” (fondé sur la persuasion morale et sur la coercition économique liée à la rareté et la propriété des biens et des emplois) et “ordre public” (fondé sur la contrainte obligatoire et la force publique) afin d’appréhender leur articulation intime. Les organisations privées sont subordonnées à l’Etat qui, ayant le monopole du contrôle de la violence (extraite historiquement des transactions privées) est l’institution qui garantit les droits et les devoirs des citoyens (concernant la propriété et la liberté) et des autres institutions (cf. Commons [1899, 1950] ; Samuels [1998]). Dans le monde moderne, les transactions sont des « transactions autorisées » et l’Etat en est ainsi implicitement partie prenante via des « transactions autorisantes » par lesquelles s’exprime l’exercice du pouvoir de décision et de régulation. Cette hiérarchie est souple ou subtile. En effet, si l’Etat (et ses organes législatifs, exécutifs et judiciaires) est, par institution même, l’autorité supérieure ultime – celle qui assure en dernier ressort le contrôle social –, il n’y a jamais prédominance absolue d’un type de pouvoir et les organisations privées – au cœur desquelles l’entreprise – exercent, dans la pratique constitutive de la société capitaliste, un gouvernement sur une large part des activités sociales. Ce que veut montrer Commons, c’est que la corrélation des différents champs de la société est nécessaire à sa régulation, à l’activité des organisations et la dynamique des transactions. Ainsi, ordre public et ordre privé s’entremêlent tout en n’étant pas équivalents13.

1.2. Les organisations en tant qu’institutions : les dimensions institutionnelles des organisations

15Développons alors la conception institutionnaliste des organisations envisagées comme une forme d’institution que Commons désigne par le concept de Going Concern. Du cadre général qui vient d’être exposé se dégagent deux principes d’analyse :

    • 14a collective behavior with a common purpose governed by common working rules” (Commons [1924], p.1 (...)

    toute organisation peut être analysée en elle-même, comme une action collective organisée c’est-à-dire comme “un comportement collectif avec un but commun régi par des règles de fonctionnement communes”14 et un “gouvernement” propre qui exerce le pouvoir (le contrôle collectif de l’activité via des transactions autorisantes) ;

  • mais que toute organisation doit être étudiée et conceptualisée en prenant en compte l’interaction hiérarchisée complexe entre ordres public et privé.

  • 15 Comme on va le voir, Commons analyse la double dimension de l’action collective organisée – dimensi (...)

16C’est dans ce double mouvement que l’approfondissement de la notion de going concern – terme qui n’a pas d’équivalent direct en français – va nous permettre de dégager en quoi les organisations sont des institutions. Nous soulignerons notamment que les dimensions institutionnelles des organisations sont constitutives et déterminantes15 ; autrement dit que les organisations sont sous-tendues par un processus d’institutionnalisation. Trois aspects fondamentaux de ce processus peuvent être dégagés à partir des travaux de Commons.

  • 16 Nous reprenons ici une terminologie (la constitution des organisations) utilisée par V. Vanberg qui (...)

17Les deux premiers concernent à ce qu’on pourrait appeler les “fondements constitutionnels” des organisations16. En premier lieu, ces fondements révèlent l’articulation de l’économie et du droit. Ainsi, pour exister, l’organisation doit être au préalable instituée. Il s’agit de la phase de fondation ou de constitution juridique (“incorporation under the law”) par laquelle l’association d’individus devient une personne légale qui existe alors concrètement par une structure organisationnelle. Cette structure se définit par rapport aux buts de l’institution ainsi créée et exprime les relations de pouvoir et d’autorité définis légalement dans ce moment d’incorporation. L’organisation est donc subordonnée à l’institution qu’elle incarne. À partir de ce moment d’incorporation, une organisation – une association d’individus – peut, nous dit Commons, devenir un going concern, c’est-à-dire une institution dont la spécificité est de définir un acteur collectif (corporate actor) et qui acquiert, dès lors, une relative autonomie par rapport au droit.

  • 17 Remarquons que ces termes, dont la postérité n’est pas à démontrer, étaient utilisés par Commons.

18Ainsi, un going concern repose sur deux ensembles de règles. D’une part des “règles externes”, c’est-à-dire des règles de droit qui fondent l’existence légale de l’organisation en déléguant un pouvoir normateur et de mobilisation des ressources à ses représentants (à ceux qui vont exercer le pouvoir, c’est-à-dire, dans le cas des organisations économiques, ceux qui contrôlent les droits de propriété), en reconnaissant la hiérarchie des participants (distinction principal(aux) / agents17, assignation de droits et de devoirs réciproques entre les membres), et en contrôlant (en partie et plus ou moins) l’activité de l’organisation. D’autre part, les “règles internes” que l’organisation peut développer sur cette base pour fonder son gouvernement (organiser l’exercice d’un pouvoir de décision et de régulation), définir les termes de l’appartenance à l’institution et réaliser son activité. On doit donc considérer, comme première dimension institutionnelle de l’organisation, ses fondements légaux et son articulation à l’ordre public, étant entendu que les organisations ont, de ce fait même, une relative autonomie dans laquelle va s’exercer leur propre juridiction en tant qu’institutions.

  • 18 Les règles qui configurent le fonctionnement d’une organisation sont au total de différentes nature (...)

19C’est pourquoi les “fondements constitutionnels” de l’organisation renvoient en second lieu à la structure particulière de règles internes qui constituent l’organisation en tant qu’unité d’action collective ou acteur collectif distinct à la fois de son existence légale et de ses membres individuels. Ce qui rend possible en effet l’activité de l’organisation sont les différentes règles internes qui lient les individus ensembles en coordonnant leurs actions et leurs anticipations. La structure organisationnelle est alors le dispositif de coordination qui assure la mise en œuvre des règles, donc la mise en relation concrète des participants, au nom des (et selon les) buts de l’institution qui définit les règles. Ainsi, une organisation est une institution au sens où une coordination réussie suppose la production et le respect d’un ensemble de règles (négociées et imposées, formelles et informelles), qui représente un ensemble de contraintes et de modèles d’action, de compromis et d’engagements entre les membres sur les modalités d’entrée et de sortie de l’organisation, le type et le degré de participation de chaque membre (modalités d’utilisation des capacités), les modalités de partage du résultat collectif18. La plupart de ces règles sont établies et sanctionnées par les individus investis de l’autorité d’exercer le pouvoir (les « figures d’autorité »). Le gouvernement de l’organisation, selon Commons, c’est l’activité de régulation visant à maintenir le contrôle de l’activité collective et des transactions internes et externes. Dans cette problématique, l’organisation (ce que nous appelons la structure organisationnelle) incarne matériellement l’institution dont elle émane selon une exigence d’efficience, et l’institution « insère [l’organisation] dans un réseau de forces et de pouvoirs » selon une exigence de légitimité (Dufourt [1993], p. 123).

  • 19 A concern is an institution if it goes” … Cela nous permet de comprendre pourquoi Commons a mobili (...)

20Dès lors, il y a un troisième point essentiel pour envisager la nature institutionnelle des organisations : la question de la permanence et de l’évolution des organisations. Commons nous dit : « une organisation est une institution si elle fonctionne dans le temps » ; autrement dit, une organisation est une institution – un going concern proprement dit – si son existence perdure malgré les changements dans les participants, dans son gouvernement, dans les circonstances19. Cette durabilité de l’organisation – qui en fait une institution – renvoie à deux idées.

  • 20 A going concern is joint willingness of all participants” ; “it is a joint expectation of benefici (...)

21La première idée est liée aux fondements comportementaux des organisations. Un going concern est un « comportement collectif ». Ce n’est ni une somme d’individus, ni uniquement une structure, mais un processus – une structure en mouvement qui est le fait des acteurs pris dans un collectif. Le fonctionnement de l’organisation dépend de la volonté (willingness) de l’ensemble des membres à participer à l’action collective, volonté qui dépend elle-même de l’anticipation de bénéfices à cette participation20. Mais on voit ici que la volonté est appréhendée dans un sens institutionnaliste. D’une part, la “volonté collective” constitutive des organisations correspond à une “volonté combinée”, c’est-à-dire une combinaison de volontés différenciées selon la hiérarchie des participations. Ainsi, le rôle des individus dans les organisations ne peut être appréhendé sans prendre en compte leurs statuts et leurs degrés de pouvoir. De ce fait, les participants ont des motivations distinctes – ce qui est très clair dans le cas des organisations économiques – et l’organisation repose sur une diversité cognitive et comportementale dont l’articulation constitue le tout et est déterminante pour la capacité d’une organisation à perdurer. Ainsi, d’autre part, le but commun qui anime les organisations et les comportements de leurs membres doit se comprendre comme l’ensemble des règles (formelles et informelles) propres à l’organisation qui en assurent la cohérence (“kept together by working rules”) et donc la durabilité (“rules that keep the concern agoing »). Les règles définissent en effet un ensemble de représentations partagées et de routines d’une part, et des modes de résolution des conflits (dans et sur les règles) d’autre part. Ainsi, les organisations qui perdurent sont des institutions capables de produire la “willingness” – la volonté, le consentement, la motivation à participer – nécessaire à leur fonctionnement en dynamique.

  • 21 La spécificité de l’évolution sociale réside, selon Commons, dans l’existence d’un pouvoir d’action (...)
  • 22 On trouve aussi chez Commons l’idée que, à côté des innovations résultant du problème solving, il e (...)

22Si les règles ont cette importance, on ne peut cependant en rester à cette appréhension synchronique. En effet, pour Commons, le principe commun de toute organisation qui survit est la capacité à faire évoluer ses règles (et donc ses pratiques) pour s’adapter aux transformations internes (conflits entre membres) et externes (nouvelles conditions). L’organisation comme institution est une entité évolutive dont la dynamique s’inscrit dans le processus évolutionniste propre au domaine social que les fondateurs de l’institutionnalisme ont mis au cœur de leur analyse21. Le processus d’évolution des organisations met en jeu l’articulation des pratiques des membres et des décisions des autorités, articulation qui renvoie à la coexistence de phénomènes d’émergence spontanée et de sélection délibérée. Le changement a sa source dans les pratiques d’innovation des acteurs confrontés à une situation de résolution de problèmes issue du processus passé, de conflits ou de nouvelles conditions de contexte22. Commons appréhende ces pratiques comme le produit de “transactions stratégiques” dans lesquelles les individus explorent leur créativité (de nouvelles solutions), en opposition aux “transactions routinières” qui caractérisent le fonctionnement courant des organisations. Le point important pour Commons est que l’émergence de nouvelles pratiques ne crée pas en elle-même (c’est-à-dire automatiquement et spontanément) de l’ordre et des règles acceptées, mais plutôt de nouveaux conflits et une déstabilisation de la structure de règles existante. Dans la mesure où de nouvelles pratiques affectent l’activité des autres membres et le fonctionnement de l’institution, ce sont les représentants de la “volonté collective”, c’est-à-dire les figures d’autorité, qui vont sélectionner les pratiques considérées comme satisfaisantes pour faire évoluer le collectif, ce qui aboutira à des changements dans la structure de règles qui le constitue. Il ressort deux idées fortes : l’évolution des règles internes d’une organisation dépend fondamentalement de la nature des relations et des conflits entre ses membres ; la durabilité d’une organisation repose sur la capacité de son gouvernement à favoriser l’adaptation des règles (donc les changements organisationnels qui en découlent) et à faire émerger des accords parmi les participants pour générer leur motivation (Commons [1950]). Enfin, le changement institutionnel à ce niveau n’est bien sûr pas indépendant des processus d’innovation et de sélection qui opèrent dans d’autres organisations et dans l’appareil public de régulation (ce que recouvre le terme “environnement” des organisations) ; il est notamment délimité par les possibilités offertes à un moment donné du temps par l’action collective.

23L’analyse précédente vaut pour l’ensemble des organisations, voyons maintenant ce qui fait la spécificité des organisations économiques et plus spécifiquement encore de « l’entreprise d’affaire » (business firm).

1.3. L’entreprise capitaliste comme organisation et institution spécifique

24L’entreprise est considérée par Veblen et Commons comme l’institution économique centrale du capitalisme. Ils ont tous deux proposé une théorie et une vision de l’entreprise capitaliste dont on peut retenir trois thèses : l’une méthodologique, la seconde analytique et la dernière normative.

  • 23 Cette démarche spécifie la méthode évolutionniste mobilisée par les institutionnalistes : elle cons (...)

25En premier lieu, comprendre l’entreprise, comme toute institution, suppose d’adopter une démarche historique23. L’étude du processus historique opérée de manière très approfondie par Veblen et Commons permet notamment de mettre en évidence deux points importants quant aux fondements de l’entreprise moderne.

  • 24 Par l’attribution de la personnalité juridique à ces entités, le droit leur imputant alors beaucoup (...)
  • 25 On a là le fondement historique de l’articulation entre organisation et institution dans la société (...)

26Le développement de l’entreprise est le produit d’un processus d’évolution historique par lequel les organisations sont devenues les formes institutionnelles proéminentes de la société. Les institutions du capitalisme dérivent en partie d’un processus de construction de fondements juridiques par lequel des entités collectives ont acquis le statut de “personnes légales”24. Ce développement s’est fait en deux temps (Dufourt [1993]) : création de la personnalité morale au profit d’un corps politique qui fonde le concept moderne d’Etat doté de la souveraineté ; puis extension du “privilège” de la personnalité morale à des organisations de droit privé qui se sont alors développées jusqu’à structurer la plus grande partie des activités des individus. L’entreprise d’affaire, comme la forme institutionnelle par laquelle la production de “richesses” (cf. infra) est réalisée dans le capitalisme, a émergé d’une concomitance entre l’extension des échanges et la distinction graduelle entre propriété et souveraineté. C’est par une délégation de pouvoir que l’entreprise est devenue une institution et un type de gouvernement ; plus généralement, les institutions économiques – au premier rang desquelles l’entreprise et la propriété (et avec elle les contrats et le droit) – sont le produit du pouvoir souverain de l’Etat (Commons [1924], [1950]). Autrement dit, l’entreprise est le lieu d’exercice d’un pouvoir régulé par l’Etat – l’ordre juridique public –, pouvoir lié à la propriété privée des ressources25.

  • 26 Distinction entre “wealth, materials” et “asset, ownership of materials”, distinction absente de l’ (...)

27Dans ce processus, l’évolution de la notion de propriété est essentielle. L’entreprise capitaliste repose sur une transformation du sens donné à la propriété privée, comme le retrace Commons dans son Legal Foundations of Capitalism [1924] : d’abord, de la valeur d’usage à la valeur d’échange ; ensuite de la propriété corporelle (propriété des choses physiques) à la propriété incorporelle (propriété des dettes) et la propriété intangible (propriété des opportunités d’achat, de vente, de concurrence …). C’est pourquoi, pour les institutionnalistes, comprendre l’entreprise (et plus généralement l’activité économique) suppose d’opérer une distinction entre la production de richesses et l’acquisition de richesses, c’est-à-dire entre deux sens de la notion de richesse – les biens et la propriété des biens26. L’entreprise peut alors être envisagée comme une unité de pouvoir économique dirigée par la logique de l’institution de la propriété et sa dynamique d’évolution. Précisément, Commons définit les organisations économiques comme des institutions qui reposent sur la coercition économique, liée au contrôle des droits de propriété, laquelle a pour principe la sanction des gains et des pertes grâce à la participation aux transactions, l’exclusion des transactions ou la non-interférence dans les transactions ([1934], p. 749) ; concrètement, l’entreprise capitaliste émerge et se développe dès lors qu’elle devient une institution qui contrôle les emplois, les contrats et les gains des participants.

  • 27 Idée que l’expression “pecuniary use of the industrial system” de Veblen résume. Soulignons qu’on n (...)

28En second lieu, l’entreprise est de ce fait traversée par une double logique potentiellement en conflit : la logique de création de richesses – logique industrielle gouvernée par la valeur d’usage et l’efficience, et portée par les groupes sociaux des ingénieurs et des travailleurs ; la logique de l’acquisition de richesses – logique pécuniaire gouvernée par la valeur d’échange et la rareté, et portée par les groupes sociaux des propriétaires et des managers (les business men). Veblen a particulièrement développé l’idée de dualité des habitudes de pensée, ce que Commons envisage comme des coutumes différenciées selon les groupes sociaux. Dans leur vision, l’entreprise est le locus d’une confrontation entre ces principes institutionnels distincts mais sous la domination de la logique pécuniaire : l’activité de production est le moyen pour faire du profit, elle est soumise aux fins pécuniaires. Comme le dit Commons, la production est conditionnée par le “business” dans la mesure même où la possession de la propriété signifie le contrôle discrétionnaire de la richesse27. Or, selon les deux auteurs, cette dualité s’inscrit dans l’organisation de l’entreprise.

  • 28 Son “schéma de la firme” (Gonce [1971]) repose notamment sur la typologie des transactions qu’il pr (...)
  • 29 Le principe de rareté implique que l’augmentation des actifs pour une “personne” a pour corrélat la (...)

29Commons a développé ce point à partir de ses concepts originaux et de sa typologie des transactions qui s’avère être un outil d’analyse puissant28. Pour lui, l’entreprise se comprend comme l’articulation d’une « organisation productive » et d’une « organisation commerciale » qu’il associe respectivement à deux sous-systèmes de l’entreprise : “going plant” et “going business”. Le going plant correspond à l’exercice des transactions managériales pour la création des richesses. L’organisation a ici pour fonction de contrôler et de gérer le travail humain (dans sa triple dimension : manuelle, mentale et managériale) dans le but de produire des valeurs d’usage, qui dépendent de la coordination efficiente des capacités humaines ; ainsi, “le going plant est une structure morte sans l’organisation productive” souligne Commons. Le going business, lui, correspond à l’exercice des transactions de marchandage pour l’acquisition et la valorisation des actifs. L’organisation a ici pour fonction de contrôler et de gérer les actifs (corporels, incorporels et intangibles) dans le but de générer une valeur d’échange, laquelle dépend de la coordination des actifs et du contrôle de leur rareté. L’entreprise comme organisation apparaît donc dans cette analyse comme une structure et un dispositif de coordination permettant l’exercice des fonctions de l’entreprise (production et vente) et des transactions afférentes : « le going plant est une organisation productive [producing organization] fournissant un service au public, alors que le going business est une organisation commerciale [bargaining organization] obtenant un prix du public » (Commons [1924], p. 182). Cette expression résume une thèse centrale des institutionnalistes : valeurs d’usage et valeurs d’échange n’ont pas les mêmes déterminants (la valeur d’usage dépend de l’efficacité, la valeur d’échange dépend de la rareté) et, dans le capitalisme, le going business (l’institution des “affaires”) est le principe qui oriente le going plant (l’institution industrielle) dans le but de réaliser des valeurs d’échange. Par conséquent, si les choses utiles n’ont pas de rareté anticipée, elles ne seront pas créées car elles ne pourront générer de valeur d’échange. Ainsi, l’accroissement de la valeur d’échange, qui est l’objectif de l’entreprise, n’est pas équivalent à l’accroissement de l’efficience, elle peut même aller à son encontre. Veblen a particulièrement mis en évidence le fait que les transactions d’échange de l’entreprise sont dirigées vers le contrôle des droits de propriété (le contrôle des “interstices du marché”) pour des gains pécuniaires et non pour des gains industriels (Veblen [1904]). La logique du business est l’acquisition et le transfert des droits de propriété comme base de transactions futures pour gains pécuniaires. C’est pourquoi, « l’homme d’affaires restreint ou régule la quantité produite afin de maintenir ou d’augmenter sa valeur monétaire » (Commons [1934], p. 286). Il n’y a ainsi aucun présupposé à l’efficience inhérente des entreprises. L’accent est plutôt mis sur l’exercice du pouvoir économique et la tension permanente entre l’expression de ce pouvoir – logique pécuniaire – et le développement de la production29.

  • 30 Commons (cf. tout particulièrement [1934], p.627 s. ; [1924], chap. 5 & 7) mobilise, comme il en es (...)

30Mais Commons – se détachant quelque peu de Veblen – montre que cette tension ne doit pas être pensée comme une opposition ou contradiction nécessaire. D’une part, il s’agit de deux dimensions inséparables, bien que hiérarchisées, de l’entreprise (going plant + going business = going concern) ; d’autre part, le tout (going concern) est plus que la somme des parties : « le going concern est le tout dont les transactions d’échange et de direction sont les parties » (ibid., p. 633). En d’autres mots, l’entreprise est une institution et appréhender l’entreprise comme institution conduit à distinguer trois types de problèmes30 :

  1. Le problème de l’« économie de production » : comment générer et augmenter l’efficience, qui est un produit collectif résultant de la capacité de l’organisation à motiver et développer les connaissances et les compétences technologiques du collectif (“l’efficience multiplie le produit »).

  2. Le problème de l’« économie d’échange » : comment générer et augmenter la richesse pécuniaire, qui repose sur la possession des droits de propriété des facteurs limités résultant de la capacité de l’organisation à anticiper les raretés relatives, c’est-à-dire à acheter, vendre et accumuler les actifs rares (“la rareté transfère la propriété”).

    • 31 Ce point mériterait d’être développé. Il y a en effet ici, chez Veblen et Commons, une réflexion pl (...)

    Le problème de l’“économie institutionnelle” : comment atteindre un compromis entre efficience et rareté, au sens où une entreprise qui fonctionne – un going concern très précisément – est une institution où industrie et affaires, organisation productive et organisation commerciale, sont également prises en compte ou « justement équilibrées », autrement dit où est gérée l’interdépendance des différentes transactions. En effet, l’efficience donne le produit total et la rareté répartit les ressources entre usages alternatifs, donc efficience et rareté sont des facteurs se limitant mutuellement qui doivent être pris en compte ensemble pour que l’entreprise perdure et se déploie dans le futur (futurity). Le rôle central du gouvernement de l’organisation – le niveau du going concern – est de réguler et de contrôler les transactions d’échange et de production par l’exercice de transaction de régulation pour gérer les conflits et stabiliser les anticipations. Le problème est d’induire la participation des membres, de transformer les wills en joint willingness. Pour Commons, la “participation”31 constitue l’actif intangible spécifique et déterminant de l’entreprise comme institution, c’est-à-dire comme entité collective dynamique “qui agit dans le présent mais vit dans le futur”.

31Enfin, considérer l’entreprise comme institution ouvre la voie à un examen critique de sa place dans la société et à une réflexion normative concernant la maîtrise sociale du capitalisme. Cette articulation du positif et du normatif, sous-tendue par le pragmatisme philosophique, est caractéristique du projet institutionnaliste, notamment chez Commons ; elle révèle l’implication radicale de la corrélation de l’économique et du politique, la dimension performative et opérationnelle des sciences sociales.

  • 32 C’est là l’armature de “l’idéal type éthique” du “capitalisme raisonnable” développé par Commons.

32En ne se limitant pas à une analyse de l’entreprise comme organisation mais en l’envisageant comme une institution, on peut voir que l’entreprise n’est pas seulement une entité qui applique des règles, mais une entité qui génère ses propres règles et qui utilise les différents systèmes de règles pour asseoir son pouvoir, c’est-à-dire qui cherche à gagner le contrôle des différents processus institutionnels de décision existant dans la société. Par ailleurs, si l’entreprise est une entité légale qui ne peut exister sans les multiples ressorts juridiques que lui fournit le droit, il n’en reste pas moins que le système juridique du capitalisme n’a pas produit les conditions du contrôle de l’exercice de son pouvoir. L’entreprise en tant que telle n’est pas l’objet d’un droit articulé et cohérent qui viserait l’ensemble de ses dimensions internes et de ses rapports à la société. Les fondements légaux du capitalisme, c’est le contrat et la propriété comme le montre bien Commons, mais pas le contrôle social de l’exercice du pouvoir économique. La question du contrôle social ou de la maîtrise sociale (Bazzoli & Dutraive [1995]) est une interrogation sur les moyens de rendre compatibles les pratiques des entreprises, les intérêts de ses membres et l’intérêt collectif. C’est dans la perspective d’un équilibrage des intérêts (la prise en compte et la confrontation des intérêts des différents groupes sociaux) que Commons envisageait le sens de l’intérêt collectif et de la progression de la démocratie (Bazzoli & Kirat [2001]). Il a défendu notamment la constitution de commissions administratives, ayant une délégation de pouvoir souverain, et désignées pour réguler la délégation de pouvoir aux entreprises32. Ainsi, la problématique institutionnaliste appréhende l’entreprise – cette institution centrale de notre société – comme une structure hiérarchique de contrôle social privé, et, de ce fait, conduit à réfléchir sur une structure démocratique de contrôle social public fondé sur la participation des différents membres de la société. L’économie institutionnaliste, en envisageant les institutions comme des actions collectives et les organisations comme des institutions exprimant une structure organisée de pouvoir, a donc explicitement une dimension normative qui s’inscrit dans une réflexion sur la démocratie et l’articulation entre pouvoir économique et pouvoir politique.

33À partir de ces thèses, nous pouvons proposer une première mise en perspective de la conception institutionnaliste.

2. Une mise en perspective de la conception institutionnaliste de l’entreprise vis-à-vis des “théories de la firme”

34L’idée que nous voudrions développer maintenant est que la conception institutionnaliste de l’entreprise tirée des travaux de Commons et de Veblen, et bien qu’elle fût encore très insuffisamment théorisée, contient un ensemble de perspectives de grande originalité analytique quand on la confronte aux théories actuelles de la firme.

  • 33 Ce corpus recouvre des approches distinctes : une branche néo-classique (la théorie de l’agence), u (...)

35La conception institutionnaliste présente des filiations et des convergences avec les théories des organisations (béhavioristes et managériales) ainsi qu’avec les théories évolutionnistes de la firme. Des lignes de rupture fortes la séparent, au contraire, des diverses approches affiliées au corpus de la “nouvelle économie institutionnelle”33. Cependant, par-delà les convergences et les divergences, le trait qui demeure proprement la marque spécifique de l’institutionnalisme réside justement dans l’articulation fondamentale des dimensions institutionnelle et organisationnelle de l’entreprise, et, en conséquence, des dimensions économique et politique de l’ordre social dans lequel est inséré ce qu’il est convenu d’appeler “la firme”. Ceci conduit à défendre une double idée : la coordination est indissociablement cognitive, sociale et politique et, de cela, dépend la qualité de la participation des individus aux activités de l’organisation sur laquelle la performance repose ; la coordination est aussi imbrication de niveaux de socialisation et de complexité et corrélation des registres d’action, dont dépendent la régulation des pratiques économiques et la dynamique sociale de la société moderne.

36Nous allons développer différents aspects associés à la mise en perspective de l’approche institutionnaliste vis-à-vis des théories modernes de la firme en organisant la réflexion autour des trois niveaux cruciaux d’analyse des faits sociaux : celui des individus dont l’enjeu est une compréhension des comportements et de la rationalité qui rende compte du caractère dynamique de la vie de la firme et plus généralement des phénomènes économiques ; celui proprement dit des organisations où les conséquences d’une conception de l’entreprise comme institution peuvent être mises en avant ; enfin celui de l’ordre global ou de la société conçu comme le niveau où est régulé l’ensemble des interactions entre les organisations et les individus, et donc où peuvent être appréhendées les interrelations entre les différents niveaux d’analyse.

2.1. Conception du comportement économique et dimension cognitive des institutions

37La question des fondements comportementaux de l’analyse économique en général, et de l’analyse des organisations en particulier est une question centrale : parce que l’action individuelle est au cœur des phénomènes sociaux ; et parce que son mode d’appréhension est une ligne de différenciation forte des programmes de recherche.

  • 34 Cf. notamment Simon & March [1958] pour une référence à Commons comme précurseur.
  • 35 Il faut rappeler, à ce propos, que Veblen n’a jamais nié l’existence de la rationalité économique t (...)

38La conception institutionnaliste des comportements (cf. Bazzoli & Dutraive [1998, 1999]) a été élaborée à partir des résultats de la psychologie expérimentale qui s’est développée à l’époque de Veblen (Lewin [1996]) ainsi que des idées issues de la philosophie pragmatiste de Dewey, James et Peirce. Plusieurs particularités proviennent de ces présupposés. La première est d’ordre méthodologique. La prise en compte de la complexité et de l’incertitude associées à toute décision interdit une conception en termes de rationalité substantive et anticipe, au contraire, les contributions de Simon en faveur d’une conception réaliste des comportements économiques ainsi que des relations fertiles entre la psychologie et l’analyse économique34. La seconde est propre à fonder une conception “évolutionniste” des comportements économiques. Le rejet du dualisme cartésien entre le corps et l’esprit par les auteurs pragmatistes a pour corollaire la conviction que la pensée et l’action sont étroitement articulées. D’une part, la pensée est de nature “instrumentale”, tournée vers la résolution de problèmes et la transformation de l’environnement physique et social. D’autre part, les processus cognitifs sont formés à travers des expériences concrètes, ce qui confère une importance déterminante au contexte historique et institutionnel jusque dans la formation des préférences et des catégories de la perception et de la pensée des individus35. Ainsi, l’ensemble des routines, des habitudes de faire et de penser, plus généralement des règles d’action (certaines tacites, voire inconscientes et d’autres explicites voire coercitives), a une fonction cognitive essentielle, celle de construire les représentations individuelles et de constituer des guides pour l’action. S’il est à présent admis par un certain nombre de courants de pensée que les règles jouent un rôle crucial en tant qu’elles transmettent de l’information et de la connaissance nécessaires aux agents, les institutionnalistes ont le mérite d’avoir très tôt montré que c’est parce que la “loi fondamentale de la nature humaine” est d’abord le besoin d’une “sécurité des anticipations” – sans laquelle ni la recherche de l’intérêt individuel ni la réalisation de transactions ne sont possibles – que les institutions (et les règles qui leur sont concomitantes) sont l’unité de compréhension des comportements individuels et le principe explicatif propre aux sciences sociales (alternativement au principe de rationalité substantielle qui ne satisfait pas les critères du réalisme). En particulier la durabilité qui est une caractéristique intrinsèque des institutions autorise la répétition, l’apprentissage des règles et leur assimilation qui sont des dispositions permettant l’acquisition de connaissances et la réduction de l’incertitude, pourvoyant ainsi au besoin de sécurité individuelle et de lien social.

39Le point de vue institutionnaliste – selon lequel les agents sont, en un certain sens, “rule followers” – mérite d’être précisé sur trois points qui en soulignent l’originalité et l’actualité.

  • 36 Nous utilisons ici de façon quasi synonymes les termes d’habitudes, de routines et de règles sachan (...)

40En premier lieu, la question de la “rationalité” de ce type de comportement peut être posée. S’il convient de remarquer qu’un nombre grandissant d’économistes semblent convenir de l’importance des habitudes comme composante essentielle des comportements, la plupart considèrent cependant soit qu’il ne s’agit, au fond, que d’une des formes d’expression de la rationalité standard (le produit de jeux répétés par exemple), soit qu’elles constituent au contraire un argument critique vis-à-vis des conceptions qui restent attachées à une acception forte de la rationalité. La position institutionnaliste se distingue des deux précédentes. Les habitudes36 ne sont pas incompatibles avec les actions délibérées et stratégiques (Commons [1934]). Au contraire, elles sont une condition nécessaire à l’exercice de la rationalité. En effet, en économisant des capacités cognitives pour l’ensemble des activités et transactions qui présentent un aspect routinier, elles permettent aux individus de se concentrer sur des situations inédites, opportunes ou problématiques – des “transactions stratégiques” dans le langage de Commons. Les institutionnalistes contribuent ainsi à une vision élargie de la rationalité, anticipant des études récentes consacrées aux processus cognitifs (Twoney [1998]), et qui revalorisent même le rôle des instincts restés longtemps négligés (Hodgson [1997]). Les activités cognitives tendent, en effet, à être à présent considérées comme une hiérarchie de différents processus mentaux ; les processus de premier plan (la conscience et la délibération) émergeant des niveaux plus souterrains (les instincts et les habitudes mais aussi les intuitions et les émotions), l’ensemble étant étroitement articulé. Dans cette perspective, la rationalité n’est pas associée à l’optimisation et la délibération consciente au cas par cas ; elle correspond à la capacité humaine à concentrer l’activité intelligente sur un nombre limité de facteurs spécifiques pour aboutir à un résultat satisfaisant et repose sur la routinisation des processus cognitifs qui dispensent les individus d’une complète attention et délibération.

  • 37 De même, la critique formulée par Veblen à l’égard d’une conception économique qui ne confère aucun (...)

41Le second point, directement lié, concerne la compatibilité d’un comportement conduit par des habitudes et des règles avec une efficience qui repose, au pire, sur une adaptation aux changements et au mieux sur un comportement innovateur. Il est notable que ce soient les approches qui s’intéressent au changement qui imputent aux routines un rôle dominant dans la prise de décision des agents économiques. C’est le cas par exemple des théories de la firme fondées sur les compétences ou les capacités (autrement dit les approches évolutionnistes). Nelson et Winter ont élaboré une réponse à ce paradoxe à l’aide de la notion de routine de search qu’ils définissent comme le processus délibéré de la recherche de meilleures « façons de faire » (Nelson & Winter [1982]). Cette question était déjà au cœur de l’économie institutionnaliste. Ainsi la conception de l’action basée sur les règles (habituelles et formelles) n’apparaît-elle pas du tout incompatible avec une conception évolutionniste des phénomènes économiques et des comportements qui en sont à l’origine, au contraire. En effet, l’influence structurante des règles n’est pas d’ordre déterministe – elle ne prédéfinit pas le résultat des actions – si bien que leur prégnance sur les comportements n’oblitère ni la liberté ni la créativité des individus. Premièrement, les actions ne leur sont jamais assujetties, car, par nature, les habitudes sont une prédisposition acquise à un mode de conduite (et non à une action particulière) évalué par ses conséquences, et les règles ont toujours à être interprétées (et, de ce fait, elles peuvent être négociées ou détournées). Les transactions sont précisément des situations d’interprétation et d’ajustement de ces “dispositifs cognitifs”. De ce point de vue, Commons estime qu’une théorie institutionnaliste des comportements doit être fondée sur une « psychologie de la volonté »37 (Commons [1934], p. 438) parce que les individus cherchent toujours à travers leurs actions à contrôler leur environnement naturel ou social. Il souligne notamment la dimension stratégique de nombreuses transactions qui, selon lui, s’adossent justement sur les “transactions routinières” parce qu’elles produisent des résultats satisfaisants sans requérir de calcul ni de délibération complexe, et permettent à l’individu de « penser et [de] répondre créativement à la situation [stratégique] telle qu’il l’évalue » (Biddle [1990b], p. 5). Ainsi, le caractère “rule following” des comportements individuels est envisagé à la fois comme un facteur de stabilité, de continuité et – de ce fait même – comme un facteur d’adaptation et de créativité. Deuxièmement, le résultat cumulé des actions n’est pas forcément celui prévu par les agents en fonction des règles. Les transactions sont des situations où les règles et les actions individuelles (les préférences et les volontés) sont constamment en interaction et modifiées par cette interaction. Le changement est le résultat combiné du rôle actif et créatif des individus et d’effets dynamiques de système (comme celui de la causalité cumulative ou des effets d’inertie) qui œuvrent dans le cadre d’une certaine “détermination” institutionnelle (cf. infra, 2.3.). Ainsi, il n’est pas étonnant que soit souvent attribuée une forme de paternité de l’institutionnalisme eu égard au renouveau de l’évolutionnisme en particulier dans le champ de l’économie des organisations (Foss [1998]). En effet, accorder une place centrale aux règles suppose en conséquence une interrogation sur les ressorts de la dynamique des règles elles-mêmes.

  • 38 Sur ce point, malgré leur “révolte” respective contre la conception néo-classique de l’agent, autri (...)

42Dans cette perspective, le troisième point fondamental à souligner est que l’institutionnalisme articule, au sein même de l’action et des processus cognitifs, les dimensions individuelles et collectives, ceci de façon à développer des fondements comportementaux réalistes et d’appréhender la complexité de l’évolution économique. C’est là une ligne de démarcation majeure entre “nouvelle économie institutionnelle” et institutionnalisme38. La disposition à reproduire les actions qui ont été efficaces dans des contextes similaires dans le passé n’est pas proprement individuelle mais présente une dimension sociale inhérente, ce que le concept de « coutume » développé par Commons vise à appréhender. Tout d’abord, le processus d’apprentissage des règles de conduite et des habitudes n’est jamais purement individuel, particulièrement dans les organisations. Selon les pragmatistes, l’apprentissage et la formation des croyances passent par l’expérimentation. Or, il est en réalité peu d’expériences d’où toute dimension collective soit exclue ; l’environnement qui donne sens aux actions et par rapport auquel on les ajuste est social, il implique l’interaction continuelle avec les autres dans un contexte d’institutions mouvant. Lorsqu’on considère les règles du point de vue de leur fonctionnalité, la dimension collective est encore plus manifeste. La réduction de l’incertitude et la sécurité des anticipations sont relatives à l’action des autres individus. Les règles d’action sont aussi des règles de transactions, c’est-à-dire des modes d’élaboration et de coordination des préférences, des valeurs et des représentations qui autorisent une homogénéisation des anticipations mutuelles de membres d’un groupe ainsi que leur compatibilité. En ce sens, l’ensemble de règles qui donne son identité à une institution lui confère le statut d’une “communauté cognitive” en tant que l’ensemble d’individus qui la constitue ont besoin de connaissances communes pour coopérer et agir conjointement.

43Cette idée est à rapprocher des théories contemporaines de la firme qui considèrent qu’une entreprise qui est plus efficiente dans un domaine relativement à ses concurrentes doit sa supériorité à sa capacité à coordonner les compétences de ses membres. À ce titre, la conception de l’entreprise issue des travaux de Commons et Veblen souligne l’idée de coordination cognitive qui opère par les règles et dans les institutions. Cependant, l’entreprise en tant qu’institution n’est pas réductible à cette seule fonction de coordination cognitive. Nous allons développer cette thèse en soulignant les traits originaux de l’approche institutionnaliste concernant la conception de l’entreprise par comparaison avec les idées qui prévalent principalement dans le champ des théories des organisations.

2.2. L’entreprise comme institution : par-delà la “coordination cognitive”, la “coordination politique”

44Si l’on s’intéresse à la généalogie d’une théorie de la firme, devenue un thème d’analyse extrêmement important en économie, on peut considérer que l’institutionnalisme américain compte parmi les économistes pionniers – aux côtés de Marshall, Knight, Coase et Penrose – qui ont refusé de considérer l’entreprise à travers la fonction de production de la théorie des prix (Foss [1998], p. 480). Dans le champ des théories des organisations, beaucoup d’approches ont en commun de considérer l’entreprise comme un mécanisme de coordination répondant à des problèmes différents de ceux qui ont cours sur les marchés et reposant sur des mécanismes distincts. Une des fonctions principales d’une entreprise est, dans cette perspective, d’établir une coordination d’actions entre des individus hétérogènes dont la coopération et la complémentarité sont requises pour la bonne marche de l’entreprise. Mais la conception de l’hétérogénéité des agents et de leurs divergences est différente selon les approches et constitue par conséquent un élément central du débat sur la nature de la firme.

  • 39 Que ce soit sous la forme de la théorie de l’agence ou sous celle de la théorie des coûts de transa (...)
  • 40 D’un point de vue institutionnaliste, on ne peut, comme le fait Williamson ([1985], [1994]), envisa (...)

45Si l’on considère les approches “contractualistes”39, leur représentation de la firme repose sur l’idée que les agents se distinguent essentiellement par les informations qu’ils détiennent. Par suite, la firme sera vue comme un arrangement contractuel spécifique visant à réduire les effets négatifs des asymétries d’information et les défaillances du marché. À ce titre, il n’y a pas, là aussi, de filiation mais bien opposition entre anciens institutionnalistes et nouvelle économie institutionnelle compte tenu du fait que, pour les premiers, la coordination ne peut être conçue d’un point de vue contractuel, trop réducteur, mais beaucoup plus largement par un enchevêtrement de règles de formes et de types pluriels, de même que les asymétries entre les individus ne peuvent être réduites à des asymétries informationnelles puisque sont en jeu des asymétries de connaissances et de pouvoir (Dutraive [1993], [1995])40. De manière plus générale, l’institutionnalisme ne voit ainsi pas l’entreprise comme une modalité de coordination interindividuelle. Cette remarque vaut aussi à l’égard des approches “cognitivistes” qui certes mettent l’accent sur les règles plutôt que sur les contrats mais envisagent cependant le plus souvent la coordination du seul point de vue interindividuel. Or si les règles sont une ressource cognitive, elles le sont pour l’action en commun qui est plus que la somme des contributions des membres de l’organisation. Ceci renvoie à l’idée qu’une entreprise et plus généralement une organisation est un acteur en soi (corporate actor) non réductible aux individus qui la composent, et par conséquent dont l’analyse repose sur des ressorts qui ne relèvent pas de la seule logique individuelle.

  • 41 À l’exception notable de la théorie française de la régulation, ce qui, d’ailleurs, est un trait fo (...)
  • 42 Commons met plus l’accent sur la relation entre employés et employeurs – ce qu’il appelle “les prob (...)
  • 43 Berle et Means font référence à Veblen, et Commons discute de leur thèse dans un Appendice de son E (...)
  • 44 C’est aussi ce que remarque J.D. Chasse [2001] à propos de l’analyse de la relation et des problème (...)
  • 45 L’actualité rappelle la pertinence de ce type de problème, la faillite récente du groupe Enron démo (...)

46Aussi, s’il existe une hétérogénéité des participants, c’est non seulement du point de vue de leurs différences individuelles et subjectives mais aussi du point de vue de différences collectives et objectives entre des groupes auxquels les individus sont associés. Ces différences objectives sont de deux types qui renvoient aux statuts fonctionnels et juridiques de ces groupes. Le premier fait référence à la place de chacun au sein de la division du travail car si une organisation coordonne bien des individus, c’est à travers eux des fonctions et des activités complémentaires qu’elle articule. Le second fait référence aux dispositions légales concernant les participants, c’est-à-dire leurs droits et leurs devoirs vis-à-vis de l’organisation. Une disposition légale particulièrement importante du point de vue de la structuration de l’organisation en groupes concerne celle qui définit le processus de décision. Les institutionnalistes mettent l’accent sur les questions d’autorité et d’appropriation et sur le fait que celles-ci ont une orientation particulière à la structure sociale du capitalisme, dont la nature, nous dit Commons, est d’être “une économie de production pour l’usage des autres et d’acquisition pour l’usage personnel”. La conception de l’entreprise capitaliste développée par Commons et Veblen a l’intérêt majeur d’articuler des champs d’analyse qui font souvent aujourd’hui l’objet de théories différentes41 – les champs de la relation d’emploi, des activités de création technologique et de la corporate governance – et de mettre au premier plan le problème des conflits, conflits d’intérêt et de pouvoir, qui sont aussi des conflits de rationalité et de valeur42. Ces conflits reposent sur une tendance à la séparation entre d’une part les fonctions techniques et productives et d’autre part les fonctions commerciales et financières. L’externalisation des fonctions de financement liée au développement de “la société en nom collectif” à partir de la fin du dix-neuvième siècle approfondit cette tendance à la dissociation car la capitalisation des entreprises (leur valeur sur le marché financier) se fonde de plus en plus sur des éléments de concurrence monopolistique. Les actionnaires, qui sont les propriétaires de l’entreprise, cherchent ainsi à développer le capital intangible puisque qu’il détermine la capitalisation, favorisant alors la suprématie des objectifs liés au going business par rapport à ceux qui sont liés au going plant (cf. supra). C’est pourquoi la question centrale est, pour les institutionnalistes, celle de la régulation des conflits et de la coordination des logiques constitutives de l’entreprise. On retrouve cette mise en avant de la fonction de coordination de différents groupes et fonctions dans l’entreprise dans des théories ultérieures, “béhavioristes” et “managériales”. Les béhavioristes reprennent l’idée qu’une firme est une organisation constituée de groupes dont les intérêts sont différents et que son efficience consiste à les rendre compatibles (Cyert & March [1963]). Le processus décisionnel est assimilé à une série d’arbitrages entre les objectifs des participants. Les approches managériales (Berle & Means [1932, 1959] ; Galbraith [1968]) reprennent, quant à elles, explicitement la thèse institutionnaliste de la “dualité” de la firme43. Cependant, à l’époque où la vision managériale se développe, la propriété et le contrôle sont dissociés, les managers-salariés détenant véritablement le contrôle des décisions stratégiques alors que la propriété est disséminée entre de nombreux actionnaires “absentéistes”. L’époque à laquelle écrivent les anciens institutionnalistes ressemble de ce point de vue plus à la période contemporaine44. Au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles, la gestion des titres était concentrée au sein de quelques trusts, comme aujourd’hui elle est gérée par un nombre relativement limité d’organismes de fonds de pensions ou de fonds d’investissement qui imposent aux managers des critères de gestion favorables aux intérêts des actionnaires au détriment parfois de la logique industrielle45.

  • 46 Que ce soit sous la forme de la théorie évolutionniste de la firme ou sous celle de l’économie des (...)

47Ce qui distingue, malgré ces points de convergence, la vision institutionnaliste est justement la dimension proprement institutionnelle de la coordination par les règles. Les règles ont ainsi aussi pour vocation d’assurer la régulation des conflits, ce qui inscrit l’entreprise dans l’ordre du politique (la légitimité) et non seulement de l’économique (l’efficacité). Cette régulation est véritablement perçue comme une ressource pour l’action tant les conflits d’intérêt et de rationalité peuvent affecter la performance relative de l’entreprise qui dépend de l’adhésion et de la participation de l’ensemble des groupes. Ainsi l’efficience dynamique de l’entreprise repose-t-elle sur la qualité de sa coordination politique. Commons définit d’ailleurs un méta niveau de transaction (rationing transactions) qui est l’activité spécifique de définition de règles de décision et de répartition considérées comme des métarègles, lesquelles s’exercent tant en interne (gouvernement d’entreprise) qu’en externe (régulation légale) de l’entreprise. Il est à notre sens très significatif que ce niveau des “transactions de régulation” soit celui qui soit particulièrement absent des théories modernes de la firme – notamment des approches “contractualistes” et des approches “cognitivistes”46, alors que c’est le niveau propre à appréhender la nature profondément institutionnelle des organisations en lien avec la prise en compte de l’architecture complexe de règles et des rapports de pouvoir. Ainsi, selon le mode de gouvernement, c’est-à-dire le mode de partage du pouvoir et d’exercice de l’autorité dans l’entreprise, les règles peuvent traduire un certain compromis entre les différents intérêts ou à l’inverse traduire la prédominance d’un intérêt. L’entreprise en tant qu’institution est ainsi une instance de production et de mise en œuvre de règles, ces règles assurant une coordination non seulement cognitive, essentielle du point de vue de l’action en commun, mais aussi politique, essentielle du point de vue de la régulation des conflits. Le “cognitif” et le “politique” sont par ailleurs connectés car, pour les institutionnalistes, une part des conflits d’intérêt repose sur des représentations divergentes des objectifs de l’entreprise et de ce qu’est même la richesse.

  • 47 De même, en ce qui concerne les contrats, car, comme le dit Commons, “ modern economic society has (...)

48Cette thèse originale – l’articulation des fonctions cognitive et politique des règles – est liée aux positions méthodologiques caractéristiques de l’approche institutionnaliste qui la distinguent des conceptions actuelles. Les institutionnalistes n’ont pas développé une théorie de la firme au sens de la théorie contemporaine, et notamment de la théorie des contrats, c’est-à-dire au sens d’une théorie microéconomique formelle. En effet, l’intérêt des institutionnalistes pour l’entreprise s’inscrit dans une analyse plus générale sur les ressorts de l’évolution du capitalisme, ce qui implique d’adopter une démarche historique dans laquelle la question cruciale est celle de l’articulation des niveaux d’analyse, c’est-à-dire des interactions complexes entre l’individuel et le collectif – ce qui constitue le projet de connaissance propre à un institutionnalisme méthodologique (Bazzoli [1999]). À l’analyse de la genèse logique des règles à partir des interactions individuelles rationnelles, les institutionnalistes substituent celle de la genèse historique des institutions et de leurs formes organisées à partir des interactions sociales contextualisées. Aucune catégorie d’analyse ne peut être prise comme une donnée a-historique ; il s’agit d’analyser comment les formes modernes de l’entreprise (la corporation) ont émergé de formes anciennes (l’entreprise individuelle organisant l’échange) pour en comprendre la logique et l’influence sur le fonctionnement de l’économie47. D’un point de vue institutionnaliste, la théorie de la firme doit ainsi être une théorie des formes changeantes de la business entreprise (Mayhew [1998]) et des pratiques et règles propres au business, dont la construction sociale doit être mise à jour pour appréhender la dynamique du capitalisme et l’articulation hiérarchisée des règles qui la sous-tend. L’évolutionnisme, fondé sur une manière originale de concevoir les relations “micro-macro”, est donc au cœur même de la méthode d’analyse institutionnaliste.

49Cette orientation évolutionniste nous conduit à la dernière dimension à travers laquelle nous voulons conduire la confrontation des approches sur l’entreprise et spécifier la perspective institutionnaliste : celle de la conception de l’ordre social ou de la société.

2.3. L’organisation (going concern) comme métaphore de la société : évolution et contrôle social

50L’analyse institutionnaliste des organisations et de l’entreprise est donc incluse dans une réflexion plus largement consacrée à la nature de l’ordre social et aux ressorts de son évolution. Ceci est un point commun avec la théorie autrichienne, laquelle, tout en n’ayant pas développé jusqu’à récemment de théorie de l’organisation mais plutôt une théorie des institutions impliquant un questionnement sur la coordination par les règles, tend tout de même à être une référence incontournable des théories contemporaines de la firme. Notamment, le cadre d’analyse élaboré par la théorie autrichienne constitue une origine (implicite ou explicite) de la distinction conceptuelle qui est souvent faite aujourd’hui entre, d’une part, les organisations et, d’autre part, les institutions, la firme étant dans cette perspective soumise à une seule logique organisationnelle, et les institutions tendant à être pensées en “extériorité” aux transactions économiques.

  • 48 C’est la conception développée par exemple chez des auteurs comme Kirzner et Lachmann.
  • 49 Si les approches néo-institutionnelle et autrichienne ne sont pas équivalentes – ni en termes de ce (...)

51Sur quoi cette distinction est-elle fondée ? Elle repose en fait sur un ensemble de dichotomies qui constituent le fond de l’originalité de la pensée autrichienne sur l’ordre et l’évolution sociale. La typologie de référence est celle qui a été formulée par Menger. Il oppose les institutions organiques, c’est-à-dire les règles de comportement qui apparaissent spontanément du fait de l’interaction des individus, des institutions pragmatiques édifiées volontairement pour répondre à une fonction identifiée. S’il ne nie ainsi pas l’existence de règles construites délibérément pour répondre à des objectifs précis, il considère que les sciences sociales se sont insuffisamment penchées sur l’étude de l’émergence spontanée de régularités (Menger [1883]). Hayek [1973] a contribué à radicaliser ce point de vue. Selon lui, en effet, si des objectifs délibérés animent les actions dans les organisations (ou des sociétés de petites dimensions comme les tribus) qui peuvent être ainsi analysées comme des ordres construits (taxis) par des règles concrètes intentionnelles, celles-ci sont immergées dans les processus de marché qui produisent un ordre spontané (kosmos) caractérisé par des règles abstraites non intentionnelles. L’ordre social peut être finalement compris comme un ordre non délibéré, l’étude des phénomènes auto-organisés étant alors prépondérante. La prise en compte des organisations a été, ainsi, longtemps négligée dans le cadre de la théorie autrichienne. C’est moins le cas aujourd’hui, les autrichiens contemporains étant de plus en plus enclins à participer au débat sur la nature de la firme. Cependant la dichotomie entre les phénomènes intentionnels et les phénomènes non intentionnels ainsi que la célébration de l’auto-organisation se perpétuent comme la marque d’une tradition autrichienne qui tend à se diversifier. Deux visions différentes de la firme peuvent être distinguées. L’entreprise est, en premier lieu, analysée à travers sa fonction entrepreneuriale, auquel cas ce sont les dimensions cognitives individuelles associées aux dimensions marchandes (les processus de marché et la coordination par les prix) qui sont mises en avant, la dimension proprement organisationnelle étant négligée48. Dans cette perspective, Lachmann [1970] distingue les « institutions internes spontanées » correspondant aux régularités de comportement non délibérées qui émergent des processus de marché, des “institutions externes construites” renvoyant en particulier au cadre juridique des transactions marchandes. On reconnaît ici la tendance présente, notamment dans l’économie des coûts de transaction (cf. par exemple Ménard [1995]), à opérer une séparation topologique entre d’une part, un cadre institutionnel externe et d’autre part, le marché et les organisations, les activités économiques évoluant librement à l’intérieur d’une structure donnée de règles légales qui n’intervient pas dans l’analyse de la nature des marchés et des organisations. Il s’agit même de mettre au premier plan les « arrangements privés » en tant qu’ils sont indépendants du “cadre institutionnel” et plus efficients que la régulation juridique (Williamson [1985])49. D’autres autrichiens, en second lieu, considèrent bien l’entreprise comme une organisation mais, en approfondissant les catégories de Menger, ils distinguent les institutions organiques des institutions pragmatiques ainsi que les organisations organiques des organisations pragmatiques (Vanberg [1989] ; Langlois [1993]). Cette surenchère n’a pas, à notre sens, pour objectif de mettre à jour une propriété réelle des institutions et de leurs différentes formes, mais traduit plutôt la volonté théorique de démontrer in fine que l’idée d’auto-organisation est le principe général de la coordination sociale qui peut être étendu à l’étude des organisations.

  • 50 Les approches autrichiennes et institutionnalistes présentent un nombre significatif de points de d (...)

52Deux idées démarquent fondamentalement l’institutionnalisme américain des conceptions autrichiennes50. La première est que, du point de vue institutionnaliste, les dichotomies autrichiennes n’ont pas véritablement de sens, ou du moins ne peuvent constituer le critère de démarcation entre les organisations et les institutions, fondé sur la différence stricte entre règles construites et règles spontanées. Cela peut être montré en approfondissant la conception de l’évolution et du changement institutionnel propre à l’économie institutionnaliste.

  • 51 Cet évolutionnisme dérive en partie de l’adhésion, contre les traditions philosophiques hégélienne (...)
  • 52 Ou, comme le dit Ramstad [1990], de la causalité individuelle et de la causalité institutionnelle.

53D’un point de vue méthodologique, l’évolutionnisme signifie, pour les institutionnalistes, l’adoption d’un “paradigme processuel” lequel, afin de comprendre la formation et la transformation des parties et des “touts”, envisage l’ordre social comme un processus sans début ni terme final51. Commons considère ainsi que « l’erreur des économistes est de partir d’un début des temps au lieu de partir des institutions dans toute leur complexité à un point du temps du processus pour en étudier les complexités changeantes » ([1934], p. 213). Dans cette perspective, les régularités émergeant de l’interaction entre individus sont toujours structurées par un certain nombre de conditions institutionnelles qui orientent les décisions individuelles (les “esprits institutionnalisés”) et qui les contrôlent en partie, à travers notamment les phénomènes liés à l’exercice du pouvoir. Autrement dit, selon l’expression de Veblen, les institutions présentes forment les institutions de demain par un processus évolutionniste de sélection, si bien qu’aucune règle n’est totalement indépendante de l’expression de volontés et de contrôle social. Mais, comme nous l’avons vu, cela ne signifie en aucun cas une vision surdéterminant le rôle des institutions. Au contraire, c’est le principe de causalité cumulative qui est au cœur de la théorie institutionnaliste de l’évolution, principe qui tient compte à la fois des déterminations institutionnelles et individuelles52.

  • 53 Ces phénomènes nouveaux sont le produit du fonctionnement du processus social qui génère constammen (...)
  • 54 Que les autrichiens font reposer sur l’imitation des pratiques efficaces à laquelle les institution (...)
  • 55 On retrouve là l’articulation de la contrainte légale et de l’éthique – laquelle guide in fine l’év (...)
  • 56 Le fonctionnement des organisations n’est pas seulement fondé sur des règles concrètes et spécifiqu (...)

54Lorsque des phénomènes nouveaux apparaissent, ils créent de nouvelles opportunités et situations, et polarisent ainsi l’attention stratégique et créative des acteurs53. L’émergence de nouveaux comportements ne crée pas d’ordre en soi mais plutôt du désordre car les habitudes et les compromis sont déstabilisés par les innovations. Ainsi les nouvelles pratiques nécessitent d’être régulées. Du point de vue institutionnaliste, l’évolution repose sur deux processus qui tous deux sont liés à des choix et des contrôles individuels et collectifs : un processus récurrent de variation-innovation dans les comportements (émergence de nouveauté) et un processus continuel de sélection des règles, c’est-à-dire d’institutionnalisation de certaines pratiques. Le passage du niveau individuel au niveau social – en l’occurrence le changement institutionnel – repose en grande partie sur des processus de sélection, parmi la variété émergeant des pratiques individuelles. Ces processus mettent toujours en œuvre, à un moment donné, l’imbrication des différents pouvoirs de décision existant dans une société. La normativité des règles n’est pas le seul résultat d’un processus spontané de propagation54 mais aussi de la “sélection artificielle” de nouvelles pratiques considérées comme “désirables” de la part des “agents” qui ont, dans l’histoire d’une société, acquis le pouvoir de décision et de résolution des conflits sur les règles. Il faut notamment que les nouvelles pratiques adoptées soient en conformité avec la structure juridique existante, ainsi qu’avec l’éthique dominante (ce qui est tolérable ou non d’un point de vue de la morale courante)55. Ainsi, l’évolution des règles relève en partie du résultat de forces spontanées et en partie de processus délibérés, non de conception mais de sélection, les deux étant finement imbriqués et c’est en ce sens qu’il s’agit toujours d’une construction sociale. On a en effet un portrait complexe de la dynamique institutionnelle dans lequel interviennent différents “niveaux” de sélection des pratiques et des règles – sélection au sein des organisations privées, sélection par les autorités judiciaires et politiques – selon une direction à la fois “down top” et “top down” – au sens où le changement institutionnel dérive en partie de l’autorisation et de la généralisation par le juridique et le politique des changements développés au sein des entreprises. Le critère de démarcation entre organisation et institution fondé sur la distinction stricte entre ce qui est construit, intentionnel et ce qui est spontané, inintentionnel n’est alors pas analytiquement opératoire d’un point de vue institutionnaliste, de même que la partition qui en découle entre règles concrètes et règles abstraites56.

55La seconde idée est que, dans ce cas, la société dans son ensemble peut être conceptualisée comme un going concern selon Commons, c’est-à-dire un artefact où se mêlent phénomènes spontanés et sélection délibérée, plutôt que comme un processus auto-organisé.

56À la propagation de la sphère marchande, l’institutionnalisme appose l’idée que l’évolution semble aussi dessiner une croissance des organisations. En effet, les actions individuelles sont de plus en plus incluses dans des actions collectives organisées particulièrement dans les domaines économiques et sociaux. Ainsi les organisations, ou “acteurs collectifs”, constituent-elles une forme institutionnelle structurante de la société moderne ayant un pouvoir déterminant sur les “personnes naturelles” (Zucker [1983]). Dans ce mouvement historique, Commons souligne (relativement à sa typologie des transactions) que l’entreprise capitaliste montre, elle aussi, une tendance à l’élargissement de la part des transactions de direction ainsi que des transactions portant sur les règles de l’organisation par rapport aux transactions marchandes. Ainsi, au niveau de la dynamique sociale globale, il faut tenir compte de l’ascendance des organisations sur la société (et le droit) car, en tant qu’institution, elles ont le pouvoir de créer de nouvelles règles agissant sur l’ordre social. Là encore, le pouvoir des organisations est confronté à des niveaux supérieurs d’autorité ayant la légitimité de sélectionner les pratiques qu’ils considèrent devoir être généralisées et intégrées dans le système global de régulation. Ainsi, il existe un contrôle social des changements institutionnels : le pouvoir des organisations sur leur “environnement” a tendance à s’accroître, celui-ci est toujours par ailleurs un pouvoir autorisé, et l’ordre social n’est donc jamais purement spontané – à moins d’évacuer la question du pouvoir et des conflits.

  • 57 Les institutionnalistes n’utilisent pas le critère d’efficience comme moyen de rationalisation théo (...)

57Dans cette perspective, l’ordre social révèle des propriétés communes avec les organisations, généré par nombre d’interactions entre entités collectives dans un processus continuel d’adaptation. Considérer la notion de “going concern” comme métaphore adéquate de la société revient à articuler trois niveaux de règles : les règles des organisations privées dont les individus sont membres, les règles publiques et juridiques des organisations étatiques dont les individus sont citoyens et les règles sociales générales dont certaines sont garanties par l’Etat et d’autres issues de l’ordre privé (Rutherford [1990]). L’ordre social repose précisément sur la “corrélation” de ces niveaux et de ces champs, c’est-à-dire sur un enchevêtrement hiérarchisé de ces règles, qui renvoient à l’expression de différents pouvoirs et des processus de sélection qui leur sont associés. Autrement dit, l’efficience et l’équité doivent toujours être artificiellement définies et défendues par la coordination politique des différents intérêts et des différents champs organisés de pratiques. L’évolutionnisme institutionnaliste n’est donc pas associé à l’idée que l’existence et l’évolution des formes institutionnelles en général, et des formes de l’entreprise en particulier, seraient guidées par un principe d’efficience (technique – réduction des coûts de transaction – ou subjectif – réalisation des plans individuels...)57. Prendre en compte le rôle de l’intentionnalité humaine et des pouvoirs conduit ainsi à rejeter l’idée que l’ordre spontané gouverné par l’efficience serait la tendance naturelle dans le domaine social, et à considérer que la seule stabilité que la société connaisse dans un univers toujours changeant est produite par l’action collective et une structure coercitive de règles qui articule intimement ordre privé et ordre public. Or, si l’efficience n’est plus envisagée comme inhérente mais devient subordonnée d’une part à la question du pouvoir organisationnel, et d’autre part aux processus de sélection artificielle, alors une réflexion normative sur les moyens d’une régulation plus démocratique du capitalisme devient possible. Là est une différence radicale entre “ancien” et “nouvel” institutionnalisme.

Conclusion

58L’institutionnalisme américain peut être investi aujourd’hui car c’est un courant de pensée précurseur de la tendance aujourd’hui largement partagée dans les sciences sociales au dépassement des écueils des dualismes classiques, tel l’alternative stricte individuel / collectif ou la dichotomie économie / société, ou plus largement l’opposition empirisme / rationalisme. C’est, à notre sens, ces questions de méthode qui sont essentielles et qui sous-tendent les apports analytiques que nous avons voulu ici mettre en évidence à propos de la théorie de la firme. Un double apport de la thèse selon laquelle l’organisation comme institution désigne en même temps une entité légale et un processus de décision qui organise l’activité commune en définissant des règles peut notamment être souligné.

59Premièrement, l’institutionnalisme met l’accent sur les fonctions socio-cognitive et politique des règles pour envisager le problème de la coordination des individus au sein des organisations dans une perspective dynamique. De ce point de vue, le cadre d’analyse institutionnaliste peut intégrer les perspectives “évolutionnistes” ou plus généralement “cognitivistes” et les perspectives “managériales” ou plus généralement “institutionnelles”, parce qu’il donne un poids équivalent à la dimension individuelle et cognitive de la coordination d’un côté et la dimension collective et politique de l’autre, en les articulant intimement au sein des institutions. En revanche, si l’institutionnalisme permet d’étudier finement les dimensions institutionnelles des organisations, il pourrait être utilement complété par les théories des organisations en ce qui concerne la dimension proprement organisationnelle.

60Deuxièmement, cette articulation du “cognitif” et du “politique” renvoie au fait que l’analyse institutionnaliste de l’entreprise est inscrite dans une théorie de la structure institutionnelle de la société et de sa dynamique historique d’évolution, théorie qui met en jeu l’interrelation des niveaux d’analyse et la corrélation des champs de pratique. Si cela conduit à rejeter toute idée d’extériorité des institutions et à étudier les phénomènes économiques sous l’angle du “legal-economic nexus” si cher à Commons, cela ne signifie pas, en ce qui concerne les organisations, d’en rester au seul point de vue juridique : les organisations sont des personnes légales mais pas des fictions légales, et une organisation n’existe en tant qu’institution que dans la mesure où, et partout où, « elle fait des affaires » (it does business) selon l’expression de Commons. Par ailleurs, la problématique institutionnaliste implique d’envisager constamment l’imbrication complexe des types de règles et de pouvoir, ainsi que l’interaction permanente de l’action individuelle et de l’action collective. C’est dans cette perspective qu’elle est fondamentalement évolutionniste, mais d’une manière qui reste originale au sein de la pensée économique et qui ouvre vers une réflexion normative sur la démocratie.

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Notes

1 Ces distinctions ne sont ni exhaustives ni strictes car il existe des zones de recouvrement entre certaines approches. Par ailleurs, cette typologie, inspirée en partie des travaux d’O. Favereau, est évoquée ici a priori mais resterait à être construite ; des arguments susceptibles de l’alimenter seront développés dans ce texte.

2 Le courant institutionnaliste américain s’est constitué à partir des œuvres de Veblen et de Commons, considérés comme les deux fondateurs essentiels. Que ce soit sous la plume de Veblen ou de Commons, il s’agit d’un programme de recherche qui revendique des principes méthodologiques alternatifs (pragmatisme et évolutionnisme étant les deux principaux) pour mettre au premier plan le rôle des institutions dans la compréhension des phénomènes sociaux (Corei [1995]). Dans ce cadre commun, il est reconnu que chacun de ces deux auteurs a développé sa propre perspective. En ce qui nous concerne ici, on peut considérer que Veblen s’est concentré sur le rôle des habitudes de pensée et d’action, c’est-à-dire sur la dimension cognitive des institutions, tandis que Commons a aussi approfondi le mode d’expression organisationnel et (tout particulièrement) politico-juridique des institutions. Si Veblen s’est intéressé à la dimension organisationnelle dans son analyse de l’entreprise capitaliste, l’institution est, au niveau conceptuel, référée aux habitudes. C’est pourquoi nous mobiliserons Commons pour analyser l’articulation institution/organisation et nous retrouverons Veblen lorsque l’on envisagera cette organisation particulière qu’est l’entreprise. Si certains voient dans la pensée de ces deux auteurs des perspectives quasi incompatibles, nous considérons, avec Rutherford [1994] par exemple, que la différence entre Veblen et Commons est plutôt une complémentarité (complémentarité des angles d’entrée et des centres d’intérêt) qui se retrouve d’ailleurs dans leur approche de l’évolution.

3 Il s’agit d’une première confrontation au sens où les réflexions comparatives que nous proposons mériteraient d’autres développements, et aussi au sens où certaines approches – notamment les “institutionnalismes à la française” – ne seront pas abordées, ce qui ne préjuge en rien de l’intérêt de leur confrontation avec l’institutionnalisme américain.

4 Autant que faire se peut, nous traduirons les concepts développés par Commons, tout en insérant, pour certains passages clés, des citations en langue originelle. Signalons que nous avons réalisé une traduction (qui en discute les difficultés) de son article de 1931, parue dans Géographie, Economie, Société (vol. 2, n° 2, 2000) et dans Cahiers d’économie politique (n°40-41, 2001-2002 : Spécial Commons).

5 Cela est apparu par exemple au colloque “Qu’a-t-on appris sur les institutions ?” organisé par R. Frydman sous le patronage du Ministère de la Recherche, Paris, 23 & 24 Novembre 2001, Carré des Sciences.

6 Cf. l’ouvrage majeur de Commons, Institutional Economics. Its place in political economy [1934], p.69 s.

7 Pour une analyse du système de pensée de Commons et de l’architecture conceptuelle élaborée qu’il développe, cf. Bazzoli [1999] et Théret [2001].

8 Ces deux formes sont considérées comme des formes polaires d’un continuum : “ Collective action ranges all the way from unorganized Custom to the many organized Going Concerns ” ([1934], p.70).

9 [Custom] is that expected repetition of transactions that must be observed by individuals if they expect, by dealings with others, to make a living ” ; “ [it is] the only way to obtain life, liberty and property” Commons [1934], p.239, p.45.

10 Ce processus d’organisation de l’action collective, par lequel s’institutionnalisent des structures ayant une inscription matérielle dans la réalité et qui pallient les insuffisances des pratiques coutumières, repose en partie sur un processus de formalisation de ces dernières (“process [by which] dispute resolution leads to certain practices becoming more precise and binding on individuals” Lorenz [2000], p.203, nous soulignons).

11 Théret [2001] met à juste titre en avant l’hésitation de Commons sur le degré de “supériorité” de la contrainte légale. Nous le suivons pour voir dans l’éthique (le bien commun évolutif), donc dans l’ordre culturel, le principe englobant de la corrélation droit-éthique-économie, mais dans l’autorité – ou plus précisément “l’autorisation” –, donc dans l’ordre politique, le pouvoir régulateur supérieur ; c’est en ce sens qu’il s’agit d’une conception hiérarchisée de l’ordre social (Bazzoli [1999]). L’ordre économique, quant à lui, est, pour reprendre un terme de Commons (cf. infra), le “going plant” et le “going business” – le cœur capitaliste de la société moderne.

12 (…) “economic power”, or power of scarcity, (…) being the power of whitholding property rights from others as a means of commanding obedience” (Commons [1950], p.75).

13 La vision traditionnelle selon laquelle l’économie fonctionne d’autant mieux que l’État n’interfère pas n’a pas de sens dans la problématique institutionnaliste qui montre que le marché est un phénomène historiquement institué et que l’économie de marché n’a pu se développer et fonctionner qu’avec la constitution et l’intervention de l’État moderne (cf. infra). Dans cette perspective, non seulement le “laissez faire” n’est pas une absence de d’action publique (puisque seul l’État protège les droits de propriété – protections collectives de la propriété individuelle) mais c’est un certain type d’action publique (selon laquelle il s’agit d’utiliser le pouvoir physique contre les “éléments” qui interfèrent avec la propriété).

14a collective behavior with a common purpose governed by common working rules” (Commons [1924], p.145) ; le commentaire de Parsons [1950] est particulièrement éclairant sur cette question.

15 Comme on va le voir, Commons analyse la double dimension de l’action collective organisée – dimension organisationnelle des institutions et dimension institutionnelle des organisations – mais il s’agit bien, à travers le concept de going concern, de mettre l’accent sur cette dernière dimension.

16 Nous reprenons ici une terminologie (la constitution des organisations) utilisée par V. Vanberg qui, sur ce point, développe une analyse qui manifeste des centres d’intérêts communs avec celle de Commons, même si “l’entrée par le droit” n’a pas les mêmes fondements et les mêmes conséquences chez ces deux auteurs.

17 Remarquons que ces termes, dont la postérité n’est pas à démontrer, étaient utilisés par Commons.

18 Les règles qui configurent le fonctionnement d’une organisation sont au total de différentes natures et plus ou moins directement liées à des règles externes, mais elles sont autant de modalités particulières d’un même mouvement, qui consiste à définir des droits et devoirs réciproques et créer le cadre dans lequel les transactions des membres s’opèrent.

19 A concern is an institution if it goes” … Cela nous permet de comprendre pourquoi Commons a mobilisé le terme de “going concern”, qu’il a dérivé de la jurisprudence américaine et qui signifie dans le langage courant “affaire prospère”, pour désigner l’action collective organisée. Cette notion contient les idées de mouvement (going) et d’entité active (concern), et permet ainsi de se dégager des notions de groupe ou de structure qui sont, pour l’auteur, des “ concepts passifs ”. Commons l’utilise précisément pour mettre l’accent sur la dimension proprement institutionnelle des entités organisées, dimension qu’il renvoie au processus de régulation, comme processus de production, de maintien et de transformation des règles. Dans cette perspective, on peut traduire “going concern” par “organisation en fonctionnement”, même si le terme français de “fonctionnement” n’a pas toute la richesse sémantique des termes anglais “going, agoing, if it goes”. De même, le concept de “working rules” peut être traduit par “règles de fonctionnement” mais au double sens de règles de et en fonctionnement.

20 A going concern is joint willingness of all participants” ; “it is a joint expectation of beneficial […] transactions, kept together by working rules” (Commons [1934], p.422, p. 58).

21 La spécificité de l’évolution sociale réside, selon Commons, dans l’existence d’un pouvoir d’action et de contrôle des “organismes” (individus et organisations) sur leurs “environnements” et dans le fait que l’environnement pertinent est le système de règles existantes établies tant par la coutume, les organisations privées que par l’État. La compréhension du processus évolutionniste met en jeu l’articulation de différents niveaux et domaines d’analyse (c’est-à-dire différents niveaux et domaines d’émergence et de sélection des règles). Nous en resterons ici au niveau des organisations. Pour des développements, cf. Ramstad [1990, 1994], Biddle [1990a] et infra 2.3.

22 On trouve aussi chez Commons l’idée que, à côté des innovations résultant du problème solving, il existe aussi des changements incrémentaux dus à la variabilité inhérente des routines et aux pratiques d’imitation ; cf. Lorenz [2000].

23 Cette démarche spécifie la méthode évolutionniste mobilisée par les institutionnalistes : elle considère l’étude des changements qui se sont opérés dans le passé comme condition de compréhension de la situation présente.

24 Par l’attribution de la personnalité juridique à ces entités, le droit leur imputant alors beaucoup des relations légales qu’il attribue aux “personnes naturelles”.

25 On a là le fondement historique de l’articulation entre organisation et institution dans la société moderne. Ainsi que le souligne Zucker [1983], ce qui caractérise celle-ci est le processus d’institutionnalisation des organisations qui s’est exprimé, notamment, par la transformation des principes juridiques et leur organisation autour du principe de la propriété privée. La question des rapports entre organisation et institution apparaît ainsi comme un véritable enjeu qui véhicule la représentation que les auteurs peuvent se faire du capitalisme.

26 Distinction entre “wealth, materials” et “asset, ownership of materials”, distinction absente de l’économie “classique” qui, pour construire “ une théorie de l’économie pure ”, suppose une identité entre “property rights” et “materials owned” (Commons [1934], p.55 s.).

27 Idée que l’expression “pecuniary use of the industrial system” de Veblen résume. Soulignons qu’on n’a donc pas deux “espaces” bien distincts mais interpénétration “sous influence” entre ces deux logiques ; ce que Veblen développe en analysant la “ contamination ” des principes industriels par les principes des affaires.

28 Son “schéma de la firme” (Gonce [1971]) repose notamment sur la typologie des transactions qu’il propose pour analyser les interactions sociales et les activités économiques (Commons [1934]) : les transactions d’échange ou de marchandage (bargaining transactions) qui ont pour objet la circulation des richesses via la négociation et le transfert des droits de propriété entre acteurs juridiquement égaux ; les transactions managériales ou de direction (managerial transactions), qui ont pour objet la création de la richesse via une relation hiérarchique entre des acteurs juridiquement inégaux ; les transactions de régulation ou de répartition (rationing transactions), qui gouvernent les autres transactions en ayant pour objet les conditions du partage des bénéfices et des charges entre les membres d’une collectivité, négociées par des représentants ou des supérieurs légitimes en droit. Cette typologie s’articule à la distinction opérée précédemment entre transactions autorisées (authorized transactions : transactions marchandes et managériales que Commons associe aux phénomènes de concurrence-coopération et à “la lutte pour la richesse”) et transactions autorisantes (authoritative transactions : transactions de régulation qu’il associe aux phénomènes d’ordre et à “la lutte pour le pouvoir”). Plus généralement, le système conceptuel de Commons est constitué d’ensembles de triades et de relations parties / touts qui se déploient à différents niveaux de complexité sociale et sur différents champs (cf. Théret [2001]).

29 Le principe de rareté implique que l’augmentation des actifs pour une “personne” a pour corrélat la réduction des actifs pour d’autres, alors que l’efficience signifie l’augmentation globale du produit : efficience et rareté sont donc deux mécanismes différents (“the control of limiting factors [in engineering economy] multiplies the output, but [in proprietary economy] it only transfers a larger share of output at the expense of smaller shares of other people”, Commons [1934], p.631). Cf. infra.

30 Commons (cf. tout particulièrement [1934], p.627 s. ; [1924], chap. 5 & 7) mobilise, comme il en est friand, une série de triptyques pour analyser ces trois catégories de problèmes : “going plant, managerial transactions, efficiency” pour le champ de l’“engineering economy” ; “going business, bargaining transactions, scarcity” pour le champ de la “business economy” qu’il appelle aussi “proprietary economy” ; “going concern, rationing transactions, futurity” pour le champ de l’“institutional economy”.

31 Ce point mériterait d’être développé. Il y a en effet ici, chez Veblen et Commons, une réflexion plus générale sur le “ goodwill ”, thème on ne peut plus d’actualité, qui englobe le “goodwill financier et intangible” et le “goodwill humain”. Pour une première approche, du point de vue de la question de la confiance, cf. Bazzoli & Dutraive [1997].

32 C’est là l’armature de “l’idéal type éthique” du “capitalisme raisonnable” développé par Commons.

33 Ce corpus recouvre des approches distinctes : une branche néo-classique (la théorie de l’agence), une branche “néo-institutionnelle” (l’économie des coûts de transaction), une branche autrichienne ou néo-autrichienne, auxquelles il faut ajouter la théorie des jeux appliquée aux institutions et l’approche constitutionnaliste. Malgré de fortes spécificités respectives, l’unité de ce corpus réside dans la défense de l’individualisme méthodologique, le présupposé d’une “ approche main invisible ” de l’ordre social (comme le dit Vanberg [1989], sauf, peut-être, pour les constitutionnalistes), la séparation de l’économique et du politique, autant de principes qui opposent lesdites “nouvelle” et “ancienne” économie institutionnelle (que nous préférons appeler “économie institutionnaliste” ou “institutionnalisme américain”) ; cf. Rutherford [1994]. Nous évoquerons ici plus spécifiquement les approches williamsonnienne et autrichienne.

34 Cf. notamment Simon & March [1958] pour une référence à Commons comme précurseur.

35 Il faut rappeler, à ce propos, que Veblen n’a jamais nié l’existence de la rationalité économique telle que la concevaient les économistes de son époque, il a seulement souligné que ce type de comportement était relatif aux institutions du début du capitalisme et non un caractère essentiel et a-historique de l’espèce humaine, voulant ainsi affirmer la détermination institutionnelle des comportements.

36 Nous utilisons ici de façon quasi synonymes les termes d’habitudes, de routines et de règles sachant que ces termes recèlent des significations différenciées selon les auteurs qui mobilisent ces notions ; pour une tentative de clarification chez Veblen, Simon, Nelson et Winter, on peut lire Lazaric [2000].

37 De même, la critique formulée par Veblen à l’égard d’une conception économique qui ne confère aucune autonomie aux individus est bien connue (Veblen [1898], p.389-90).

38 Sur ce point, malgré leur “révolte” respective contre la conception néo-classique de l’agent, autrichiens – qui défendent un subjectivisme ontologique – et institutionnalistes – qui adoptent un holisme ontologique articulant monde “subjectif” de la pensée et monde “objectif” de l’expérience – se séparent, bien que certains travaux néo-autrichiens actuels tendent à incorporer les dimensions collectives. De même, la position de North semble avoir évolué depuis ses travaux fondateurs de la Nouvelle Histoire Economique basée sur l’économie des coûts de transaction : en exhortant à son tour à “ l’ouverture de la boîte noire de la rationalité ” en convoquant certaines dimensions sociales, North se rapproche d’une perspective plus institutionnaliste (Denzau & North [1994]).

39 Que ce soit sous la forme de la théorie de l’agence ou sous celle de la théorie des coûts de transaction.

40 D’un point de vue institutionnaliste, on ne peut, comme le fait Williamson ([1985], [1994]), envisager les contrats comme de “purs” arrangements privés et réduire la firme à un “nœud de contrats” inter-individuels ; non seulement les contrats appartiennent à l’ordre juridique – ils ouvrent sur la mise en œuvre de règles de nature étatique, conventionnelle et jurisprudentielle – mais de plus l’entreprise a des fondements corporatifs et collectifs que les contrats ne subsument pas (cf. Bazzoli & Kirat [1998]). Voir aussi Dugger [1996], Knoedler [1995], Pessali & Fernandez [1999], ainsi que Ramstad [1996] qui souligne l’incommensurabilité du sens donné au concept de transaction par Commons et par Williamson.

41 À l’exception notable de la théorie française de la régulation, ce qui, d’ailleurs, est un trait fondamental de sa filiation hétérodoxe.

42 Commons met plus l’accent sur la relation entre employés et employeurs – ce qu’il appelle “les problèmes du travail” –, alors que Veblen se focalise sur les divergences des critères d’évaluation de la richesse économique entre les ingénieurs d’une part et la coalition des banquiers et des managers d’autre part.

43 Berle et Means font référence à Veblen, et Commons discute de leur thèse dans un Appendice de son Economics of Collective Action.

44 C’est aussi ce que remarque J.D. Chasse [2001] à propos de l’analyse de la relation et des problèmes d’emploi faite par Commons.

45 L’actualité rappelle la pertinence de ce type de problème, la faillite récente du groupe Enron démontrant les limites d’un modèle de gouvernement d’entreprise orienté par le seul intérêt des actionnaires ; cf. par exemple l’article de J.P. Pollin, “ Le capital humain doit être mieux rémunéré que le capital financier ”, Le Monde, mardi 26 mars 2002.

46 Que ce soit sous la forme de la théorie évolutionniste de la firme ou sous celle de l’économie des conventions.

47 De même, en ce qui concerne les contrats, car, comme le dit Commons, “ modern economic society has no passed from custom to contract, it has passed from primitive customs to business customs ” (Commons [1934], p.706), ce qui traduit une évolution des formes institutionnelles des contrats.

48 C’est la conception développée par exemple chez des auteurs comme Kirzner et Lachmann.

49 Si les approches néo-institutionnelle et autrichienne ne sont pas équivalentes – ni en termes de centre d’intérêts (organisation versus processus de marché) ni en termes de cadre théorique (théorie des contrats intentionnels versus théorie des processus d’interaction non intentionnels) –, les perspectives développées par l’école autrichienne constituent une matrice importante de la conception de l’organisation et de l’ordre social véhiculée par les théories se réclamant de l’individualisme méthodologique.

50 Les approches autrichiennes et institutionnalistes présentent un nombre significatif de points de discussion, qui sont à la fois des points communs et des divergences, des complémentarités et des oppositions (cf. Dulbecco & Dutraive [2001]). Nous soulignerons ici les différences.

51 Cet évolutionnisme dérive en partie de l’adhésion, contre les traditions philosophiques hégélienne (pour la pensée marxiste) ou écossaise (pour la pensée libérale), au pragmatisme philosophique américain.

52 Ou, comme le dit Ramstad [1990], de la causalité individuelle et de la causalité institutionnelle.

53 Ces phénomènes nouveaux sont le produit du fonctionnement du processus social qui génère constamment une dynamique endogène et des conséquences inattendues, source notamment de nouveaux problèmes et conflits, à quoi s’ajoutent des facteurs exogènes divers de perturbation de l’ordre existant. Il n’y a pas chez les institutionnalistes de théorie des déterminants de la nouveauté – ce qui serait une contradiction dans les termes – mais mise en avant de la capacité humaine à expérimenter et innover. Et, comme nous l’avons vu précédemment, cette capacité est inséparable du comportement habituel formé par les règles existantes.

54 Que les autrichiens font reposer sur l’imitation des pratiques efficaces à laquelle les institutionnalistes ajoutent un processus conscient de négociation par lequel les innovateurs tentent de transformer leur transaction stratégique en transaction routinière.

55 On retrouve là l’articulation de la contrainte légale et de l’éthique – laquelle guide in fine l’évaluation des règles – caractéristique de la vision de l’ordre social proposée par Commons. Dans cette perspective, le processus de sélection révèle, explicitement ou implicitement, un processus de choix collectif entre intérêts et pratiques à privilégier qui se traduit par des changements dans les droits réciproques des individus.

56 Le fonctionnement des organisations n’est pas seulement fondé sur des règles concrètes et spécifiques, mais aussi sur des règles sociales et juridiques générales, et les règles spécifiques ne sont pas toutes concrètes, certaines sont tacites d’autres codifiées. Plus généralement, qu’il s’agisse des règles œuvrant dans les organisations ou des règles sociales générales, on a toujours affaire à un mixte de tacite et d’explicite, de général et de local, de spontané et de construit.

57 Les institutionnalistes n’utilisent pas le critère d’efficience comme moyen de rationalisation théorique. D’une part, l’efficience, comme la justice, sont des critères de valeurs évolutifs qui guident les décisions des autorités et qui œuvrent comme moyen de légitimation des règles dont dépend leur efficacité concrète (cf. la théorie des valeurs raisonnables de Commons). D’autre part, le changement institutionnel peut se heurter à une inertie de certaines habitudes de pensée en raison de résistances qui sont soit cognitives soit liées aux intérêts associés au fait que ces institutions perdurent (cf. la notion d’“ institutions imbéciles ” de Veblen). Comme le souligne Foss [1998], l’appréciation du caractère téléologique et fonctionnaliste que formulait Veblen à l’égard du marginalisme pourrait être étendue aux théories contractualistes de la firme et à l’approche autrichienne de l’ordre social. L’approche institutionnaliste propose au contraire “to know and explain the structure and fonctions of economic society in terms of how and why they have to come to be what they are, not, as so many economic writers have explained, in terms of what they are good for and what they ought to be” (Veblen [1961], p.267).

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Pour citer cet article

Référence papier

Laure Bazzoli et Véronique Dutraive, « L’entreprise comme organisation et comme institution »Économie et institutions, 1 | 2002, 5-46.

Référence électronique

Laure Bazzoli et Véronique Dutraive, « L’entreprise comme organisation et comme institution »Économie et institutions [En ligne], 1 | 2002, mis en ligne le 31 janvier 2013, consulté le 02 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/ei/704 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ei.704

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Auteurs

Laure Bazzoli

Université Lyon 2, Centre A. & L. Walras

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Véronique Dutraive

Université Lyon 2, Centre A. & L. Walras

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