LES BLOGS

"Terre Agitée", un documentaire qui fait de la création filmique un mode d'investigation sociale

En Andalousie, une poignée d'individus déshérités ont donné sens à leur vie en s'appropriant une immense décharge illégale pour la transformer en potager collectif resplendissant.

09/03/2017 18:32 CET | Actualisé il y a 10 heures
pixdeluxe via Getty Images
En Andalousie, des individus déshérités ont donné sens à leur vie en s'appropriant une immense décharge illégale pour la transformer en potager.

La longue crise économique qui sévit en Europe occidentale a poussé de très nombreux employés vers la pauvreté. Ils sont montrés avec justesse comme les victimes d'un système économique oppresseur. Bien que pertinent, ce type d'argument les réduit à une sorte de fatalité socio-économique et fait l'impasse sur leur vie intérieure.

Or certains groupes réagissent à leur situation désespérée en réinventant loin des sentiers battus un univers qui leur est propre. C'est le cas en Andalousie d'une poignée d'individus déshérités depuis la crise de la fin des années 2000 et vivant dans la périphérie de Grenade. Ils ont donné sens à leur vie en s'appropriant une immense décharge illégale à ciel ouvert pour la transformer en un potager collectif resplendissant. Ce monde est à leurs yeux volontairement clos pour les protéger des vicissitudes d'un monde contemporain qui les rejette. Mieux: il se présente comme la réinvention d'un monde sous la forme d'un "paradis terrestre", réactualisation d'une image archétypale qui a hanté le monde occidental depuis des millénaires. Au-delà de la faible valeur marchande des produits de leur maraîchage, contre toute attente ces "gens de peu" se sont ressourcés à partir d'une culture populaire beaucoup plus riche que l'on ne se l'imagine, s'enracinant dans la poésie épique et dans le mythe du grand poète Garcia Lorca.

Dans le film documentaire que Chiara Ambrosio et moi-même avons tourné sur ce sujet, les trois principaux protagonistes –Antonio, Santiago et Oscar- expriment la dureté de leur vie. Ils font face à la sécheresse de la terre qu'ils cultivent, mais conjurent aussi l'histoire de la "Terre agitée" sur laquelle ils ont vécu. Non loin du grand potager qu'ils ont créé se trouvent les fosses communes où ont été enterrés en 1937 les Républicains exécutés par les milices franquistes. Pour exprimer ce vécu douloureux, nos caméras ont "accouché la parole". Poussée dans leurs retranchements, à plusieurs reprises la conversation se fait "dense". Puis nous allons à Viznar, les fosses communes où la famille de Antonio a été trucidée en 1935 par les Franquistes. Comme nous sommes là pour savoir, Antonio, qui a un passé de résistant, hésite. Mais il n'a pas le choix: le tournage est en continu, les caméras sont pointées sur lui. Il finit par s'exécuter. Le sujet est douloureux. Il le contraint à une introspection profonde.

Lorsque Claude Lanzmann encourage les survivants des camps de concentration à revivre la Shoah face à la caméra, on assiste à la résurgence d'une mémoire que l'on croyait définitivement enfouie1. La présence à Viznar de nos caméras sert aussi de déclencheur. Après avoir provoqué des silences, elles font surgir l'indicible, elles libèrent le témoignage des souffrances vécues. Tout tient sur ce qui se tisse entre nous et les trois amis. Au cimetière, comme dans une litanie, Antonio lit les noms des morts figés dans le marbre.

Une autre fois, nous filmons Antonio, Santiago et Oscar dans une scène où ils sont agenouillés dans leur potager comme les acteurs d'une pièce de théâtre. Comment en est-on venu là? Depuis notre rencontre, il avait été question d'une "procession de l'eau". La récolte avait été gravement menacée par la sécheresse. Pour la sauver, Santiago avait envoyé un message de détresse sur la toile, appelant activistes et amis à un grand rassemblement nommé "cérémonie de l'eau". "Il faut réaliser la force d'un tweet! Des milliers de personnes ont répondu à notre appel!" s'est exclamé Santiago. La réplique ne se serait pas faite attendre. Avec des bidons, des cruches ou de simples bouteilles en plastique, des milliers de personnes seraient descendues en procession dans leur potager pour sauver la récolte2.

Pensant réaliser une reconstitution de cette scène fabuleuse, nous apprîmes cependant que seuls quelques uns avaient répondu à l'appel. Nous étions déçues. Mais comme la procession fictive était devenue une légende, elle a continué à nous intriguer. Le nombre de personnes ayant réellement participé au sauvetage du potager nous a finalement paru secondaire. Nous prîmes malgré tout la décision de reconstituer l'événement. Loin de leur apparaître farfelue, l'idée parut faisable aux trois protagonistes. Ils souhaitaient même ardemment la réaliser. Ce fut un acte de foi laïque. Il fallut inventer ensemble. Nous fîmes commencer la "cérémonie" à deux kilomètres du potager, à la "fuente de la lacrimas" (la source des larmes), lieu où Garcia Lorca avait été tué. Les trois amis remplirent chacun un vase d'eau, traversèrent des lieux témoins de la tragédie de la guerre civile et arrivèrent au potager. Là, ils s'agenouillèrent avant de verser symboliquement un peu d'eau sur la terre pour la laver des affronts subis.

Au delà des arguments rationnels qui décrivent habituellement ces événements, nous tentons de reconstruire par bribes les traces d'une émotion encore à fleur de peau. Nous coécrivons avec les protagonistes une histoire réelle mise en scène de manière théâtrale. Ce dispositif fictionnel, qui fait largement place à l'imaginaire3, met en évidence, mieux que ne saurait le faire l'accumulation de données scientifiques, un réel généralement tu4.

"Tierra Inquieta" constitue une nouvelle voie d'exploration documentaire. Dans un premier temps, nos caméras ont agi comme des révélateurs d'émotions enfouies. Dans un second temps, nous avons mis au point un rituel dont l'objectif a été de mettre à jour l'existence d'une communauté d'affects. En transportant une "offrande d'eau", Antonio, Santiago et Oscar se sont confrontés à une autre temporalité et ont manipulé du symbolique. Jouant de postures en rupture avec leur quotidien, ils ont conjuré la sécheresse et honoré leurs morts.

Après s'être agenouillés en cercle, avoir versé l'eau goutte à goutte sur une terre asséchée, puis après s'être relevés, les trois amis restent encore longtemps sur place. Miracle de la performance et du tournage: une fois la scène finale filmée, les trois amis semblent littéralement s'enraciner. Comme dans une performance de Vanessa Beecroft, leur immobilité semble dénoncer le temps écoulé. Ils habitent progressivement les lieux en réduisant la distance avec la nature environnante, dépassant les limites de leur endurance physique, les trois corps ne faisant plus qu'un avec la terre. Ils semblent les nouveaux fruits de leur potager: "Quand l'art sort de son cadre, dit Williams Burroughs –et le mot écrit sort de la page (pas seulement le cadre physique de la page et de l'encadrement, mais les cadres et les pages des catégories définies)- une perturbation fondamentale de la réalité elle-même se produit: la réalisation littérale de l'art5.» Antonio, Santiago et Oscar ont trouvé dans ce barranco un nouveau sens à leur existence. Leur potager leur permet de réinventer leurs vies comme des œuvres d'art.

1 Lanzmann, 1985.

2 Le manque d'eau avait été causé par la sécheresse et par la mairie de la ville qui, soucieuse que les touristes ne manquent pas d'eau, avait décidé de dévier le cour de la rivière.

3 Suhr et Willerslev, 2013.

4 Piette, 2012, p. 20.

5 "When art leaves the frame- and the written word leaves the page –not merely the physical frame and page, but the frames and pages of assigned cetegories- a basic disruption of reality itself occurs: the literal realization of art". Burroughs, (avec Keith Haring), 1988.

Les 11 et 12 mars, rendez-vous au musée du Quai Branly pour un week-end ethnologie (voir le programme ici):

Quai Branly

Lire aussi :

Ce que les robots nous disent de l'art

L'expérience inattendue "Ganesh Yourself" ou comment simuler un Dieu

Le 8 mars en 8 livres

Pour suivre les dernières actualités en direct sur Le HuffPost, cliquez ici

Tous les matins, recevez gratuitement la newsletter du HuffPost

Retrouvez-nous sur notre page Facebook

À voir également sur Le HuffPost: