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Pour comprendre la justice en France: lire Jacques Krynen

06/10/2012 09:16 CEST | Actualisé 04/10/2016 21:40 CEST
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DÉCRYPTAGE - Depuis qu'ils existent les sondages le confirment: les citoyens français n'ont guère confiance dans leur justice. A la différence des autres démocraties européennes et de l'Amérique.

Quand la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a rendu le 12 septembre dernier sa décision favorable au "mécanisme européen de stabilité", l'Allemagne n'a pas bronché. En France, on tousse, y compris à la une du Monde(1), expliquant que "cette situation pose un problème de légitimité démocratique et oppose profondément les esprits allemands, latins et français en particulier".

Ailleurs, le rôle des juges est accepté sereinement. C'est ainsi qu'aucun Américain n'a contesté la décision très discutable de valider l'élection de Bush face à Gore en 2005. La Cour Suprême des Etats-Unis étant respectée, right or wrong, toute la population accepte sa décision. Pourquoi est-ce différent en France?

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Jacques Krynen, l'érudit lumineux

Jacques Krynen, professeur de droit à Toulouse, l'explique magistralement dans L'idéologie de la magistrature sous l'Ancien Régime(2) suivi de L'emprise contemporaine des juges, une histoire de la justice du XIIIème siècle à nos jours, agréable à lire car très bien écrite par un érudit lumineux et jamais docte.

Une petite semaine de quatre jours suffit pour regarder notre histoire, comprendre ce que nous sommes par l'explication de ce qu'ont été les générations précédentes, de nous situer à notre place telle qu'elle s'inscrit dans un destin collectif dans lequel la justice joue un très grand rôle. Dans le cas présent, il s'agit des juges en France.

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"La magistrature contemporaine -écrit Krynen- ressemble à s'y méprendre à la magistrature ancienne. Cela se vérifie à trois niveaux. Tout d'abord dans sa manière de juger: la loi n'est pas pour elle la norme essentielle. Ensuite dans son statut: elle jouit d'une grande indépendance. Enfin, dans ses modes d'expression et d'affirmation collectives: elle se révèle des plus vindicatives (3).

Elle ne s'en tient pas à perquisitionner aux sièges des partis politiques et mettre en examen des dirigeants longtemps habitués à une impunité de fonction. Elle se drape, elle donne de la voix, elle publie, elle manifeste, elle se syndique, elle fait la grève comme si plus rien de ce qui la concerne, les droits, les libertés et pas seulement son statut, ne pouvait être réformé sans son consentement" (4).

La France est un pays singulier pour les juges

La clé de ce qui se passe aujourd'hui en France, pays singulier pour les juges, nullement imité par les autres juges démocratiques, hormis les Italiens peut-être, se trouve dans le premier volume de cette somme L'idéologie de la magistrature sous l'Ancien Régime.

Un drame s'est joué au XIIIe siècle, un peu comme se produit la malformation d'un foetus dans le ventre de sa mère, quand le roi s'est trouvé confronté à la naissance des Parlements. Cela aurait pu déboucher sur une monarchie de plus en plus démocratique comme en Angleterre, mais il n'en a rien été. Les juges de l'Ancien Régime ont voulu prendre au roi sa compétence judiciaire, ce qui est logique car tout pouvoir politique se fondant à l'origine dans la violence doit, pour survivre, s'appuyer sur des juges qui disent "ça ne recommencera plus".

Pour être crus et assurer la paix civile, ces juges doivent se montrer indépendants du pouvoir politique. Mais s'ils se constituent en rivaux des politiques, ils deviennent eux-mêmes des politiques et les deux pouvoirs ne peuvent que s'entretuer.

Mais pourquoi une telle lutte?

Pour une raison étrange identifiée pour la première fois comme telle par cet érudit qu'est Jacques Krynen. Lorsque les juges constituant les Parlements ont voulu expliquer leur théorie de la "représentation" du monarque pour rendre la justice, ils ont emprunté le vocabulaire du droit successoral.

"Les grands juges du Parlement -écrit-il- n'ont jamais franchement écrit ou même déclaré, certes, qu'une forme de mort civile de la royauté justiciaire les désignait comme ses représentants. Mais tout démontre

qu'ils le pensaient" (5).

Et quand la théorie de la représentation non seulement du roi mais de ses sujets fut parachevée, la catastrophe s'annonçait. Inscrite dans le discours parlementaire de la représentation du monarque, la mort symbolique du roi est entrée finalement dans l'ordre du réel. Et la vengeance du roi portée par le nouveau pouvoir politique révolutionnaire qui se sentait lui aussi menacé, a tué aussi les parlements et le pouvoir judiciaire.

Ainsi s'est définie puis ensuite reconquise la place du juge en France, inscrite dans un antagonisme, explicite ou tacite, mais fatal, avec le pouvoir politique et dans un brouillage complet avec le peuple.

Comment en sortir?

C'est l'objet des trois derniers chapitres du deuxième volume de Jacques Krynen. Ce sera le prochain épisode de ce blog la semaine prochaine.

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(1) En date du jeudi 13 septembre 2012.

(2) Gallimard, octobre 2009 et février 2012

(3) L'emprise contemporaine des juges, p.335

(4) ibid. p 361

(5) ibid. p 71

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