La longue marche de Denis Villeneuve vers Hollywood
Avec ses huit nominations aux Oscars, le Québécois Denis Villeneuve s'est établi comme l'un des grands noms du cinéma mondial. De Budapest à Londres, le cinéaste parcourt le monde pour produire et présenter ses films. Il y a 25 ans, curieusement, c'est également en parcourant la planète que Villeneuve s'est lancé dans le cinéma.
En 1990, après des études en sciences et en cinéma, Denis Villeneuve participe pour la deuxième fois à la Course Europe-Asie, qu’il remportera. Animateur de l’émission à l’époque, Michel Désautels se souvient d’un jeune homme dont la timidité ne cachait pourtant pas le grand talent.
« Un grand garçon, pas très bavard, un cérébral, précise-t-il. Contrairement à Patrick Masbourian qui, dans le même groupe, était le plus flamboyant, Denis n’était vraiment pas un extraverti. Il avait tendance à se cacher derrière un humour très fin et très distancié. S’il pouvait à la limite passer inaperçu dans une pièce, quand on se mettait à voir ce qu’il faisait, [c'était] impossible qu’il le reste. »
Le talent du réalisateur ne restera en effet pas longtemps un secret. Dès 1994, son premier court métrage REW FFWD, dans lequel il déploie son style formaliste fait de flirt avec l’expérimental et de chocs visuels violents, lui vaut un premier prix au festival du film de Locarno.
Un 32 août
La suite sera logique : Un 32 août sur terre, son premier long en 1998, fera le tour des festivals les plus prestigieux, dont Cannes, tout comme Maelström deux ans plus tard. Humains en déroute, panache de l’image : Denis Villeneuve impose rapidement ce qui déjà germait dans ses premiers reportages.
« Sa culture cinématographique et son audace derrière la caméra étaient déjà flagrantes, se souvient Michel Désautels. Il faisait beaucoup de narration en changeant les registres, privilégiait les hyper gros plans, prenait la bande dessinée comme référence et avait un sens de la poésie certain. »
L’acteur Maxim Gaudette a fait la connaissance du réalisateur quelques années plus tard lorsque ce dernier lui a confié le difficile rôle de Marc Lépine dans Polytechnique (2009), puis celui du fils dans Incendies (2010).
« Il a une faculté incroyable à faire parler ses images, sa maîtrise de l’outil cinéma est épatante et toujours au service de son récit, de façon sensible, humaine. Même s’il me donnait peu de consignes, par exemple, elles étaient précises et m’aiguillaient vite autant qu’elles me donnaient confiance. Il dit lui-même qu’il n’est pas très bon directeur d’acteurs parce qu’il est impressionné par eux. Mais je comprends pourquoi tous les acteurs hollywoodiens veulent jouer avec lui aujourd’hui. Il a une force tranquille très rassurante. On sent qu’il sait où il va. »
Fait sur mesure pour Hollywood
L’extrême cohérence du parcours de Denis Villeneuve représente aux yeux du critique Georges Privet une des causes de son succès en terre américaine.
« La seule différence fondamentale, à part l'argent, entre les films qu'il a fait ici et ceux qu'il fait là-bas, c'est qu'il initiait et écrivait ses projets ici, alors qu'il est engagé sur des projets préexistants, là-bas. Pour le reste, le regard froid et étranger, les plans abstraits ou filmés à l'envers, la fascination pour les univers étranges et différents montrent qu'entre le poisson parlant de Maelström et les heptapodes d'Arrival, Villeneuve est resté remarquablement fidèle à lui-même. »
Car même dans ses projets de plus grande envergure, comme Prisoners, Sicario ou Arrival, Denis Villeneuve semble avoir su résister aux pressions d’une industrie qui tend à réfréner les élans créateurs.
« Je suis épaté de voir que, malgré la machine hollywoodienne, il garde ses films personnels. On sent sa touche, sa sensibilité », note Maxim Gaudette.
Une observation reprise par Georges Privet : « Les qualités et les défauts de Denis Villeneuve sont essentiellement les mêmes : un don pour l'image froide et élégante, qui tend à garder l'émotion à distance; un sens de la mise en scène, qui s'exerce parfois aux dépens des personnages; un goût du spectacle qui lui permet de rejoindre le public, mais qui tend à l'empêcher de prendre de vrais risques. Qualités et défauts qui tendent à en faire un parfait réalisateur hollywoodien, c'est-à-dire capable d'exprimer sa personnalité à travers la création d'un autre, tous deux asservis aux diktats économiques et créatifs d'un studio. »
Si la suite s’annonce déjà belle pour Denis Villeneuve – il présidera aux nouvelles versions de deux classiques de la science-fiction : Blade Runner et Dune –, elle n’étonne pas Michel Désautels.
« J’ai revu récemment un de ses premiers reportages au Rajasthan, où il filmait un bousier comme un genre de Sisyphe allégorique, et ça m’a rappelé que déjà sa fascination pour le sable et le désert était manifeste. »