B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
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1. Ton évaluation du mouvement Occupy était très enthousiaste. Quelle est ta vision actuelle? Que reste-t-il du mouvement?
Il ne reste pas grand-chose du mouvement en tant que tel: presque tous les campements ont été détruits en novembre et décembre 2011 et il n’y en a eu quasiment aucun nouveau créé depuis. En revanche, le mouvement n’a en aucune façon été battu. À quelques exceptions près, toutes les personnes arrêtées ont été relâchées et entièrement disculpées. L’élimination des campements a seulement eu pour effet de forcer les participants a trouver d’autres terrains de lutte, plus variés. Un nombre incalculable de gens dans tout le pays continuent à se rencontrer régulièrement, à développer des réseaux et à mener toutes sortes d’actions: piquets devant les banques, troubles de réunions de conseils d’administrations d’entreprises, blocages des expulsions de logements, protestations contre les mesures environnementales (Monsanto, Pipeline de sables bitumineux, fracassement de roches pour l’extraction du gaz de schiste, etc.), outre des actions de types plus spécifiquement axées sur l’occupation de lieux comme les tentatives de s’emparer et de rouvrir des écoles et des bibliothèques fermées et abandonnées, ou les tentatives d’occuper des logements vides pour les SDF répondant au slogan Des maisons, pas de prisons. L’une de ces actions les plus intéressantes et les mieux organisées a été Occupons la ferme, qui s’est déroulée un kilomètre de chez moi en avril dernier. Des activistes écologistes se sont emparé d’un grand terrain urbain vide et l’ont transformé en jardin communautaire, en y faisant plus de dix mille semis en quelques jours. Les occupants jardiniers ont été chassés au bout de trois semaines, mais l’agitation continue et a débouché sur une victoire temporaire contre un projet de développement commercial.
Le mouvement Occupy avait déjà comme but implicite de récupérer les terrains communaux: en occupant les places publiques ou les parcs sur ce thème, étant donné que malgré les chicaneries sur les questions de permis, il était évident que ces espaces appartenaient au public et sont, ou étaient à l’origine, prévus pour un usage public. Mais ces actions plus récentes ont le mérite de s’attaquer au fétiche de la propriété privée d’une manière plus directe. Ce fétiche a toujours été extrêmement puissant aux États-Unis et la réaction de la police à sa transgression a toujours été immédiate et brutale. J’espère donc que ce type d’action finira par affaiblir ce fétiche, comme cela s’est produit au moment du mouvement pour les Droits civiques. Dans les années 1950 et 60, quand les Noirs ont commencé des sit-in dans des restaurants, on entendait souvent cet argument: Ce restaurant appartient à son propriétaire, il a le droit d’en faire ce qu’il veut, y compris de décider qui il veut servir. Mais comme de plus en plus de gens continuaient à occuper et à accepter calmement de se faire arrêter, le grand public a peu à peu été amené à réfléchir à l’idée qu’il existe un droit supérieur au droit de propriété: que d’autres droits doivent aussi être respectés, tel que le droit d’être traité équitablement en tant qu’être humain. Je crois que cela pourrait finir par se produire lors des invasions de divers types de propriétés, les gens se rendant compte de l’absurdité de millions de bâtiments vides alors que des millions de personnes sont sans logement. Même actuellement, beaucoup de gens sont favorables à l’idée de défendre une famille contre les expulsions, malgré le fait que, officiellement, une banque soit propriétaire du bien, car ils sont de plus en plus conscients de ce que les banques ont agi illégalement. L’idée de rouvrir des écoles abandonnées, etc. est encore plus exemplaire en ce qu’elle évoque la notion d’une société fondée sur la coopération et la générosité et non sur la quantité d’argent qu’on peut tirer de quelque chose.Les deux inconvénients de ce type d’actions tiennent a ce qu’elles sont très risquées et qu’elles ont donc tendance à n’être le fait que d’une minorité (jeune et masculine principalement). L’occupation d’espaces publics a plus de chances d’attirer la sympathie, le soutien et, en dernier ressort, la participation de masses de gens ordinaires (y compris parents, enfants, personnes âgées ou handicapées...). Mais pour ceux qui veulent repousser les limites et ne craignent pas de prendre des risques, l’occupation d’immeubles vides et leur ouverture au public est une gageure plus efficace et inspirante que de casser des vitres.
Il y en a eu plusieurs, la plupart étroitement liés entre eux. Certains étaient des véritables innovations, d’autres étaient inspirés par des luttes récentes dans d’autres pays (Argentine, Tunisie, Égypte, Grèce, Espagne).
3. Quelles nouvelles valeurs et experiences le mouvement a-t-il apporté
à la pratique?
4. Dirais-tu que le
mouvement Occupy a modifié la perception de la question sociale aux États-Unis?
Oui. Tout d’abord, et c’est une évidence, le thème des 99% contre 1% a recentré l’attention des gens sur le creusement des divisions économiques extrêmes. Deuxièmement, la forme du mouvement a donné un aperçu de la manière dont ces divisions peuvent et doivent être surmontées — par l’action participative collective, par opposition à l’abandon des décisions au politiciens et autres leaders chargés d’agir à notre place.
Oui. Sans cette répression, la plupart des camps existeraient encore (même s’ils commençaient à faire face à des questions problématiques).
Il y a eu différentes contradictions internes. Dans certains endroits, on a déploré des divisions culturelles ou raciales, ou des divisions entre les sans-abri et les autres. Dans d’autres cas, des divisions sont apparues sur des questions tactiques: réformistes contre révolutionnaires ou non-violents contre black bloc. Je mets des guillemets à ces divisions car elles sont quelque peu artificielles et simplistes. Et puis elles ne sont pas identiques entre elles: non-violent ne correspond pas forcément à réformiste, et black bloc n’équivaut pas forcément à révolutionnaire. Selon moi, être révolutionnaire n’exclut pas forcément s’employer à des réformes ou à des améliorations immédiates. Et même si je ne suis pas pacifiste, je pense que dans la plupart des situations les tactiques non-violentes sont plus efficaces que les tactiques de black blocs. (La situation peut être différente dans des pays comme la Grèce où une grande partie de la population sympathise avec la tactique du combat de rue. Mais ce n’est certainement pas le cas aux États-Unis.)
On notera aussi que le spectacle électoral national, qui commença à occuper le centre de la scène au début de 2012, eut aussi tendance à éclipser les autres événements. Quand les élections seront passées, on assistera probablement à une résurgence de l’agitation populaire qui mettra au défi les Démocrates comme les Républicains. On voit déjà un exemple de cela dans la récente grève des enseignants de Chicago qui s’en est pris directement à Rahm Emanuel (ancien chef de cabinet d’Obama et aujourd’hui maire de Chicago). Ces contradictions sont aujourd’hui atténuées mais elles devraient être plus visibles après les élections en novembre.
Non. Le mouvement du Wisconsin, aussi significatif et exemplaire qu’il ait pu être par biens des aspects, ne faisait pas partie du mouvement Occupy. Il a commencé plusieurs mois plus tôt et il fut dès le départ centré très spécifiquement sur la situation politique dans le Wisconsin et en particulier sur certaines lois de cet État et sur les partis démocrate et républicain qui étaient engagés dans l’adoption ou le rejet de ces lois. Il est donc à peine surprenant qu’il se soit rallier derrière le rappel électoral. Presque tout le monde impliqué dans la lutte voulait se débarrasser des Républicains et des nouvelles lois qu’ils avaient votées, quels que fussent leurs désaccords entre eux par ailleurs. Mais cela avait peu à voir avec le mouvement Occupy national. Pour autant que je sache, aucune des occupations ne tomba dans un quelconque piège démocrate. Certains participants voteront certainement pour Obama et d’autres Démocrates comme un moindre mal, mais les assemblées d’occupants ont constamment mis l’accent sur la complicité des deux grands partis avec le système économique dominant et ont unanimement évité de soutenir l’un ou l’autre parti.
Il y a bien sûr des débats animés sur la question voter ou ne pas voter (ou voter pour un troisième parti plutôt que pour les Démocrates). Mais cela aurait été le cas même si le mouvement Occupy n’avait pas eu lieu. L’expérience du mouvement a simplement montré plus clairement que, qu’on choisisse de voter ou non, la politique électorale n’est au mieux qu’une des facettes de la lutte sociale, et qu’un engagement direct sur les questions sociales est en dernier ressort beaucoup plus important et efficace. En outre, malgré le fétichisme qui règne des deux côtés sur cette question, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un choix exclusif. Voir à ce sujet la déclaration que j’ai diffusée il y a quelques semaines: Au-delà du vote.
8. Penses-tu qu’une partie
de l’esprit et des idées d’Occupy se soit diffusée dans le mouvement ouvrier?
9. Comment le milieu
syndical traditionnel, dont on connaît la nature bureaucratique, s’est-il
associé à Occupy?
10. Rétrospectivement,
comment analyses-tu les tentatives d’Occupy de bloquer les ports de la Côte
Ouest et la difficulté du mouvement de se lier aux ouvriers impliqués?
11. À Oakland en
particulier, le mouvement Occupy a-t-il réussi à toucher la communauté noire et,
si oui, dans quelle mesure?
Oui. En fait, il serait trompeur de parler de toucher la communauté noire. Cette dernière fut massivement impliquée dès le début, et constitua un gros pourcentage du campement originel d’Occupy Oakland ainsi que de diverses manifestations et célébrations.
Tout d’abord, on doit noter que les groupes de gauches autoritaires traditionnels (maoïstes, troskyistes, etc.) ont presque tous disparu et personne ne prête attention aux rares qui survivent encore. Dans les années 1960 et 70, ces groupes avaient une certaine influence et l’une de nos tâches premières étaient de dévoiler leur nature et d’essayer de convaincre les gens de ne pas se laisser avoir par eux. C’est aujourd’hui devenu complètement inutile. Le mouvement Occupy était si pénétré de démocratie participative que la seule idée de permettre à on ne sait quel parti d’avant-garde de venir dire ce qu’il fallait faire aurait suscité la risée générale.
Les initiateurs d’Occupy Wall Street comprenaient quelques anarchistes et autres radicaux anti-autoritaires, mais la grande majorité des participants là et dans les autres campements qui surgirent dans tout le pays étaient des péquins lambda qui avaient peu ou n’avaient pas du tout d’expérience politique. Beaucoup étaient des soutiens d’Obama déçus, et quelques-uns étaient mêmes des libertaires de droite et des apparentés au Tea Party qui étaient aussi très remontés contre les récentes manipulations de Wall Street et les renflouements des banques.
Pendant les tout premiers jours, beaucoup d’anarchistes et autres militants de gauche rejetèrent le mouvement avec mépris comme étant du pur réformisme. À leur crédit, quand ils comprirent que c’était un événement majeur et d’une certaine façon un mouvement de masse radical sans précédent, la plupart abandonnèrent leurs idées toutes faites et y participèrent avec un esprit ouvert, pour voir ce qu’ils pourraient apprendre ainsi que ce qu’ils pourraient transmettre. Mais certains s’obstinèrent à considérer cette lutte à l’aune de leurs perspectives idéologiques — comme si la chose la plus importante était de savoir combien de personnes ils pourraient rallier à une perspective explicitement anticapitaliste ou anti-État. Comme je l’ai souligné dans le tract Le réveil en Amérique, je crois que la dynamique d’un mouvement populaire est beaucoup plus importante que ses positions idéologiques affichées. Il est tout à fait naturel que les gens expriment des griefs particuliers sans attendre qu’il soit possible d’envisager des transformations sociales plus fondamentales. De plus, il y a peu de chances qu’ils puissent parvenir au stade suivant s’ils n’ont jamais mesuré leurs forces ou développé leurs capacités de critique dans des luttes plus immédiates. Une fois qu’ils sont engagés dans ce processus, ils mesureront bien assez tôt par eux-mêmes s’il est nécessaire qu’ils aillent plus loin. Presque toutes les révolutions de l’histoire sont passées par ces phases. Pour ne prendre qu’un exemple frappant, au début de 1789, on demanda au peuple français d’exprimer ses doléances ou ses revendications, que leurs délégués présenteraient aux États généraux. Ces cahiers de doléances soulevèrent des centaines de sujets différents, mais ils étaient quasiment tous rédigés sous la forme: Le Roi devrait modifier telle ou telle loi… Le Roi devrait abolir tel ou tel impôt… Le Roi devrait ordonner aux nobles de cesser de faire ceci ou cela… Un observateur superficiel aurait pu en conclure que le mouvement était non seulement totalement réformiste mais totalement monarchiste! Pourtant, quelques mois plus tard, la Bastille était prise et trois ans plus tard le roi était décapité.
13. Serait-il juste de dire
que ces groupes sont prisonniers d’une sorte de vieille bravade militante vaine,
laquelle n’a pas marché à Oakland, sauf pour dégoûter et décourager la plupart
des participants?
Le lendemain, nous nous sommes réveillés pour constater que la couverture des médias s’étaient déplacée sur les rares incidents de vandalisme de black bloc. Presque tous mes amis et moi (radicaux autant que modérés) eurent le même sentiment d’angoisse. Non pas parce que nous nous soucions des carreaux cassés, mais nous redoutions que cet intermède débile ne déforme la perception du mouvement et ne brise son élan. Ce qu’il fit. Les occupants furent rejetés sur la défensive et se montrèrent incapables de résoudre la question à la satisfaction générale. Une grande majorité des assemblées générales reconnut que ce type de vandalisme était contreproductif, mais une minorité notable bloqua tout abandon de la politique de diversité des tactiques. (Au départ cette politique avait l’aire d’être un compromis raisonnable, mais dans la pratique elle signifia qu’une minorité violente pouvait s’incruster dans une manifestation même quand la majorité des participants souhaitaient être non-violents. Ceux-ci avaient alors le choix peu enviable de permettre à la minorité de détourner leur manifestation, ou bien d’être traités de “flics pacifistes” s’ils essayaient de l’empêcher.) Un mois plus tard, à la suite de la concentration obsessionnelle des médias sur la violence irresponsable du black bloc, la portion d’Oakland du blocus de la Côte Ouest du 12 décembre attira peut-être 5000 personnes. L’atmosphère, quoique encore parfois enthousiaste, était beaucoup plus contenue et mal à l’aise, et il n’y eut presque plus de nouveaux venus. Un mois et demi plus tard, la tentative d’occupation d’un bâtiment public d’Oakland le 18 janvier attira à peine plus de mille personnes. Depuis lors, les actions ont rarement attiré plus de quelques centaines de personnes. Ces chiffres sont parlants. Ce serait trop simplifier l’affaire que d’attribuer entièrement ce déclin à la tactique du black bloc, mais le lien est indéniable.
En fait, ce fut plus une question de ton que de tactique, plus une question de bravade que de violence. Comme toujours, la vraie violence est venue presque exclusivement de la police. La prétendue violence du black bloc ne dépassa jamais quelques vitres brisées, quelques bouteilles jetées de loin et quelques semblants de barricades qui n’auraient pas arrêté un landau. Mais ces postures machistes firent le jeu de l’ordre dominant, permettant à son spectacle de recadrer la lutte. Au lieu d’un mouvement joyeux et accueillant réuni pour créer un monde nouveau, on nous réservait le vieux scénario ranci militants contre police — scénario qui tendit naturellement à décourager les autres formes de participation et à renvoyer la plupart des gens dans le rôle de spectateurs passifs. Les militants se demandèrent alors où tout le monde était passé et finalement certains d’entre eux ont conclu que la faute incombe aux réformistes et pacifistes et aux autres gens ordinaires de ne plus venir soutenir la minorité héroïque de martyrs révolutionnaires suicidaires. Tel est le genre de délire avant-gardiste qui détruisit le mouvement radical américain à la fin des 1960 et au début des années 1970, et ce n’est pas étonnant si la plupart des gens n’ont plus envie d’y retourner.Je ne voudrais pas totalement dénigrer les efforts du black bloc. Même si certaines de ces actions ont sans doute été déclenchées par des provocateurs, il est clair que la plupart d’entre elles émanaient d’une rage sincère et tout à fait compréhensible contre le système. Il faut aussi noter que beaucoup de ceux qui y prirent part avaient aussi participé à certaines des actions constructives les plus admirables des campements. Le problème est qu’ils ne semblent pas avoir mesuré sérieusement les effets ultimes de leurs tactiques.
À cet égard, ils feraient bien de réexaminer certaines des tactiques “raids éclair” qui apparurent pendant la lutte anti-CPE en France en 2006. Les insurgés français étaient certes agressifs, mais ils l’étaient de manière créative plutôt que simplement réactive et impulsive. Comme je l’ai signalé à l’époque: Les manifestations de masse ont la force du nombre, mais il leur manque la souplesse qui permet aux raids éclair de se déplacer rapidement, et de se disperser et regrouper selon les besoins. Ce fut la raison principale du développement des tactiques des black blocs au cours des dernières années. Mais les black blocs sont souvent englués dans des fantasmes stupides de combats de rue et de guérilla urbaine. Les raids cherchent à éviter de se confronter là ou le système est fort et cherchent à exploiter ses faiblesses. Ils le combattent autant sur le terrain des idées et des sentiments que sur celui de la force physique. Alors que les actions des black blocs ont tendance à être impulsives, tristement auto-satisfaites et purement destructrices, les raids contiennent une large part de calcul, de créativité et d’humour (Réflexions sur le soulèvement en France).
14. Tu as été encouragé par
le mouvement du Québec. Quels points communs avait-il avec Occupy?
15. Plus généralement,
considères-tu le mouvement des occupations comme un moment d’un mouvement plus
global, soulevant de nouvelles questions politiques et ouvrant de nouvelles
voies à l’action dans la période qui commence?
[Octobre 2012]
Version française d’un entretien de Ken Knabb pour la revue L'Échaudée no. 2 (Paris, décembre 2012). Traduction par Gobelin et Ken Knabb.
Anti-copyright.
[English version of this interview]
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