Goal Line Technology : un nouveau bug contre son camp

Le match de Ligue 1 Bordeaux-Rennes, ce week-end, a été le théâtre du troisième incident significatif lié à l’usage de la Goal Line Technology depuis sa mise en œuvre dans divers championnats depuis deux saisons. La montre de l’arbitre central Sébastien Desiage a vibré à la 44e minute, indiquant que le ballon était entièrement entré dans la cage bordelaise au moment où le gardien Cédric Carrasso se saisissait de celui-ci, pourtant nettement devant la ligne de but. Sébastien Desiage a heureusement choisi d’ignorer l’alerte et de ne pas valider ce but virtuel, au grand soulagement du gardien des Girondins.

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MAILLOT JAUNE DÉCONSEILLÉ

Selon le prestataire GoalControl, son technicien, dans son car-régie, a constaté immédiatement le bug sonore et a vérifié que les données de visualisation n’indiquaient pas un but, avant d’en informer les arbitres et d’avancer une cause : la couleur jaune fluo du maillot du portier a interféré et induit le système en erreur. L’explication est pour le moins ésotérique, et elle expose une faille importante si vraiment un facteur aussi anodin a perturbé le dispositif.

Le directeur général de GoalControl France, Carlo Murinni, confirme que le technicien a  situé l’origine du dysfonctionnement dans « l’altération d’un paramètre qui sert à accentuer l’intensité des couleurs pour mieux les différencier, lors de la procédure d’implémentation des données du stade » (procédure qui se déroule avant chaque match). Carlo Murinni déclenche une salve préventive : « Le bug a été identifié rapidement et écarté définitivement », une mise à jour a été effectuée pour tous les dispositifs, une nouvelle procédure de contrôle mise en place. « Ce type d’incident ne pourra donc en aucun cas se reproduire ». Mais ces assurances n’effacent pas les doutes nés d’incidents récurrents.

On avait évoqué ici, il y a quelques semaines, un précédent de même nature : en Italie, à l’occasion de Sampdoria-Genoa, c’est aussi un déclenchement intempestif, alors que le ballon évoluait à proximité de la ligne, qui avait nourri la chronique. Cette fois, c’est HawkEye, un système concurrent de GoalControl, qui avait été pris en défaut. Les explications avancées avaient été nébuleuses : « une sorte de court-circuit ». En France, lors de Marseille-Lyon, l’image de synthèse présentée aux téléspectateurs était apparue en nette contradiction avec celles de la télévision, mettant en doute son exactitude.

DES FAILLES ET DES DOUTES

À Gênes comme à Bordeaux, le caractère surréaliste des incidents transparaît dans le fait que c’est l’arbitre qui a dû corriger l’erreur d’une technologie censée se substituer à lui, et donc dû prendre sur lui de désavouer un verdict censé définitif et incontestable. L’utilité de la GLT réside dans sa capacité à corriger des erreurs particulièrement préjudiciables et symboliques, mais qui restent rarissimes. Or deux erreurs en une demi-saison, c’est deux de trop.

Dans ces deux circonstances, l’erreur de la machine a été suffisamment patente pour que l’arbitre la désavoue, mais comment ne pas penser que d’autres passeront inaperçues, conduisant à valider des buts qui n’auraient pas dû l’être ? D’autant que les signaux intempestifs sont survenus sur des situations simples sollicitant peu la technologie : « Là, la situation était limpide, mais que se passerait-il, par exemple, sur un corner avec beaucoup de joueurs près du gardien ? », s’interroge un arbitre de Ligue 1. Comment en effet faire confiance au procédé dans des conditions plus extrêmes, comme par exemple sur cet arrêt de Hugo Lloris lors de Tottenham-Leverkusen ?

LES PARADOXES DE LA GLT

À la Ligue du football professionnel, on confirme « des échanges avec le prestataire concernant cette défaillance », mais le problème n’a pour le moment pas été remonté auprès de l’UEFA ou de la FIFA. La Ligue rappelle aussi que « ce système est une aide à l’arbitrage », et que le bug de Bordeaux « nous rappelle que la décision finale revient à l’arbitre qui est resté vigilant dans cette situation pour prendre la meilleure décision ». Une aide à l’arbitrage qui expose l’arbitre au risque d’une erreur grave qu’il n’aurait pas commise sans cette aide, voilà qui résume le souci. D’autant que la « décision finale » est en réalité attendue de la GLT.

Des incidents mineurs ont déjà été constatés par les arbitres de Ligue 1, notamment des déclenchements tardifs de la montre sur certains buts. Interrogé, l’un d’eux souligne que les tests réalisés quelques heures avant la rencontre, après la remise des montres, sont très minutieux. Interloqué par l’imbroglio de Bordeaux, il remarque que depuis l’introduction de la Goal Line Technology, l’attention des arbitres s’est un peu relâchée quant au franchissement de la ligne de but. À ses yeux, tout cela ne remet cependant pas en cause « un outil puissant qui fait l’unanimité chez les arbitres », et qui a constitué « un soulagement énorme ».

Voilà résumés les paradoxes de la GLT. Son infaillibilité est relative, ce qui remet en cause une partie de sa légitimité. Elle conduit finalement à rendre à l’arbitre une responsabilité qui devait échoir à la machine… Même dans le cas de figure idéal d’une technologie ultra-testée, instantanée, intervenant sur un champ bien délimité et impliquant une décision binaire, des complications se présentent donc. Si ce constat permet de modérer les élans technophiles et de remettre en lumière ce en quoi consiste l’arbitrage – avec son inévitable part d’arbitraire et « d’erreurs » – au moins le débat aura-t-il progressé.

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Contrat en Asie, famille à l’abri (proverbe footballistique)

Oscar, Carlos Tevez et Axel Witsel ont tout récemment allongé la liste des footballeurs de bon niveau qui ont choisi de signer des contrats extraordinairement lucratifs avec des clubs chinois. En 2016, les montants des transferts vers la Chine, « nouvel Eldorado » (comprendre : marché de consommateurs gigantesque où l’État et les investisseurs privés ont décidé de faire du développement du football une priorité nationale [1]) ont dépassé ceux de la richissime Premier League – même si la frénésie actuelle suscite désormais des inquiétudes chez les autorités [2].

Des joueurs se voient ainsi offrir des salaires ibrahimoviciens qu’ils n’auraient jamais obtenus dans les grands clubs européens, avec des primes de but à 150.000 euros selon Gervinho. Au Shanghai Shenhua, Tevez touchera un salaire de 38 millions d’euros par an, soit le record mondial.

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LA BOURSE OU L’ENVIE

Les championnats en voie de développement sont contraints de miser sur des stars sur le déclin, des espoirs déchus et des joueurs simplement moyens, mais le football chinois a décidé de monter en gamme, fût-ce encore avec des seconds choix, pour le moment.

Pour des internationaux qui ont encore plusieurs années au plus haut niveau devant eux, en termes sportifs et de prestige, justifier de pareils choix laisse peu de possibilités [2]. La « découverte d’une autre culture », qui avait été souvent invoquée lors des premières migrations vers le Golfe ou l’Asie, ou le fameux « challenge sportif » peuvent difficilement être avancés (même s’il ne faut pas mépriser, par eurocentrisme, les championnats « exotiques », où les projets de développement peuvent être intéressants). « Le choix est très rarement sportif aujourd’hui. Les sommes sont tellement colossales que le foot devient annexe. (…) Quand on va [en Chine], on fait une croix sur le foot et sur sa vie pendant deux ans », tranche Christian Gourcuff.

En fait, les joueurs doivent bien admettre que leurs motivations sont essentiellement financières. L’admettre sans forcément l’assumer, avec le recours à un argument aussi vieux que l’inflation du marché des transferts : « Je l’ai fait pour mettre ma famille à l’abri ». Axel Witsel en a donné une merveilleuse interprétation à propos de son transfert au Tianjin Quanjian, où il devrait toucher un salaire de 18 millions d’euros par an : « C’était une décision très difficile parce que d’un côté il y avait un très grand club comme la Juventus, mais de l’autre il y avait une offre impossible à refuser pour l’avenir de ma famille ». La déclaration mérite une exégèse.

« IMPOSSIBLE À REFUSER » ?

D’abord, la « difficulté » de cette décision est celle de l’embarras du choix. Et manifestement, l’option de la Juventus était plus difficile à prendre. Ensuite, il y a cette « offre impossible à refuser », qui a le mérite de désigner sans ambiguïté la motivation principale, mais qui relève d’une théorie dont les défenseurs prétendent qu’elle est universelle. Selon celle-ci, on ne peut littéralement pas refuser de tels ponts d’or, et quiconque (y compris parmi les indignés et les moralisateurs) se verrait offrir une telle progression de revenus n’aurait d’autre choix que d’accepter (et aura donc le droit de ne pas subir de commentaires indignés ou moralisateurs). Il y aurait donc un principe de cupidité auquel chacun serait soumis aussi inéluctablement qu’à la pesanteur terrestre. L’« offre impossible à refuser » serait de même nature que celles de Vito Corleone.

Évidemment, ce principe est démenti quotidiennement par la multitude de ceux qui font un choix inverse pour des raisons très variées. Eux vont préférer, à une augmentation de leur revenus, leur qualité de vie, leur qualité de travail, leur projet professionnel, leurs loisirs, leur vie familiale, leur lieu de résidence, le refus de certains compromis, etc. L’idée que l’attrait de la richesse serait irrésistible est très contemporaine, mais elle est aussi fausse qu’imbécile et dangereuse.

Le point d’orgue de la déclaration d’Axel Witsel réside dans cette tentative de donner un caractère quand même altruiste à cette décision, prise au nom de « l’avenir de [sa] famille ». À ce point, il faudrait définir « avenir » et « famille ». À vingt-sept ans, Witsel a déjà accumulé un patrimoine dont l’écrasante majorité des habitants de la planète sera loin de disposer à la fin d’une vie entière. Ce patrimoine et les revenus de ce patrimoine seraient plus que suffisants pour assurer une situation très confortable et les meilleures perspectives soit à une famille à n degrés de cousinage, soit à une famille nucléaire sur x générations (on laisse les spécialistes écrire l’équation). Un contrat avec la Juventus n’aurait pas compromis cet avenir, mais simplement la possibilité d’accumuler un niveau de richesse encore plus élevé.

CHANGER DE DISCOURS

S’agissant de « mettre sa famille à l’abri », l’actualité fait surgir d’autres images. Ce n’est pourtant pas une question de morale, du moins pas sur ce plan. Inutile de s’indigner des rémunérations des footballeurs en les stigmatisant au passage : celles-ci sont fixées par le marché et les joueurs n’en sont pas responsables. S’il faut déplorer leurs niveaux délirants, alors il faut aussi considérer le fonctionnement de l’industrie du football tout entière, et du système économique mondial dont le foot-business est à la fois une émanation et une métaphore.

Pour autant, il reste aux joueurs concernés une part de libre-arbitre dans la possibilité de préférer l’intérêt sportif de leur carrière à leur intérêt strictement financier (sans, donc, compromettre leur fortune) : ceux-là peuvent rejoindre ou rester dans des clubs européens qui leur offriront un statut et des défis sportifs, c’est-à-dire des ambitions que ne peuvent encore procurer Shanghai et Tianjin. Il n’est nulle part facile de bien jouer dans un football de haut niveau, mais l’abandon de l’ambition sportive la plus élémentaire reste frappant. Là encore, inutile de charger les footballeurs qui font ce choix : ils livrent simplement une énième illustration des nombreuses victoires de la logique économique sur la logique sportive, dans le football d’élite actuel.

On peut cependant imaginer qu’ils fassent évoluer leurs discours vers des justifications moins hypocrites que la « mise à l’abri de la famille ». Avec plus de franchise ou avec un peu plus d’habileté. Ils pourraient par exemple dire qu’ils veulent faire partie de l’histoire en participant au développement du championnat de l’avenir, à une aventure géopolitique au cœur des évolutions actuelles de l’humanité et de celles du football mondialisé. Il y aurait dans leur propos une part de vérité qui n’enlèverait pas un dollar à leurs nouveaux contrats.


[1] Les investissements chinois suivent aussi le chemin inverse, avec des prises de participation dans de nombreux clubs et divers partenariats en Europe.
[2] Selon une information parue après la publication de cet article, l’Administration générale des Sports chinoise a annoncé son intention d’intervenir pour réguler et limiter les montants « irrationnels » investis dans les transferts et les salaires, afin de favoriser plutôt le développement de la formation locale, et de prévenir des situations de banqueroute.
[3] Si le championnat chinois attire de meilleurs joueurs, les top-players restent en Europe, où ils préservent leur image et la font fructifier. Witsel évoluait déjà en marge au Zenith Saint-Pétersbourg, Tevez approche les trente-trois ans. La carrière d’Oscar était en panne à Chelsea, mais à vingt-cinq ans, il avait le temps de se relancer.

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Football Leaks : ce que le football est devenu

S’il est difficile d’apprécier l’impact des « Football Leaks », au-delà de la sensation créée par leurs premières révélations (d’autres sont annoncées, concernant notamment la France), et si la nature des faits ne peut constituer une surprise, au moins obligent-elles à considérer frontalement ce que les évolutions économiques du football, depuis une trentaine d’années, ont fait de lui… et à quel point il est le symptôme de pathologies plus globales.

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DANS LE GIRON DU CAPITALISME MONDIALISÉ

On peut trouver la première origine des profondes dérives constatées aujourd’hui dans la transformation des clubs de football professionnels en « entreprises comme les autres », il y a une trentaine d’années, au début d’une ère de folle croissance économique. Dès lors, leurs actionnaires sont entrés en possession de leur patrimoine matériel et immatériel pour en disposer à leur guise. Si les introductions en bourse ont, dans leur grande majorité, constitué des échecs, les clubs sont devenus les proies d’une myriade d’investisseurs internationaux – oligarques russes, fonds américains, milliardaire asiatiques, émirs ou pays du Golfe, etc.

Le football a longtemps constitué un piètre investissement, mais il ménage désormais des possibilités de profits spectaculaires. En outre, il offre à certains pays de puissants outils de stratégie diplomatique et à des individus la possibilité d’acquérir un pouvoir qui déborde largement la sphère sportive et même économique. Il attire enfin tous ceux qu’intéressent des circuits financiers opaques. Le capital des clubs les plus riches n’a généralement plus aucun ancrage local, et il est dispersé dans une nébuleuse de sociétés imbriquées ou dissimulées les unes dans les autres avec d’inévitables ramifications dans l’archipel des paradis fiscaux.

Ayant à gérer des coût salariaux pharamineux, l’oligarchie des clubs européens a milité pour obtenir des régimes fiscaux spéciaux (comme celui des « impatriés ») tout en profitant de la compétition fiscale entre les États. Mais cela ne l’a en rien dissuadée de recourir à des dispositifs moins licites pour rémunérer les stars de ses effectifs en les faisant échapper à l’impôt – notamment via les droits d’image et les formes « dérivées » de rémunération. De nombreux joueurs, avec leurs gestionnaires de patrimoine, avocats fiscalistes et autres conseillers moins officiels, ont eux-mêmes recherché de tels arrangements pour l’ensemble de leurs revenus.

L’ACCUEILLANTE JUNGLE DES TRANSFERTS

Après Neymar et Messi, Cristiano Ronaldo complète donc le trio des plus grandes stars du football impliquées dans des affaires de dissimulation fiscale. Les documents sur la spectaculaire opération dont il est soupçonné d’avoir profité portent aussi la lumière sur le rôle des « super-agents » comme Jorge Mendes. Les premières révélations de la source à l’origine des Football Leaks, l’an passé, avaient aussi pointé à la fois l’omniprésence et la totale opacité de la société Doyen Sports, dont le puissant Nelio Lucas tire les ficelles. Dans les deux cas, on découvre des myriades de sociétés, qui génèrent des commissions en cascade et qui font transiter des sommes par des circuits dissimulés.

On a ainsi assisté à l’apparition d’une nouvelle position de pouvoir occupée par ces « directeurs sportifs » qui ne valorisent pas seulement une compétence à recruter les meilleurs joueurs, mais surtout la puissance de leur réseau et leur maîtrise des circuits par lesquels transitent les propositions…et les flux financiers [1]. Les clubs se les disputent alors qu’ils sont le symptôme d’un système dans lequel les conflits d’intérêts sont centraux et permanents, dans lequel les intermédiaires s’enrichissent de manière opaque.

Agents et directeurs sportifs évoluent sur un marché des transferts dont la croissance a été exponentielle, tant pour le nombre de mouvements de joueurs que pour le montant des sommes versées. Depuis la dérégulation initiale consécutive à l’arrêt Bosman en 1995, presque rien n’est venu s’opposer au mouvement [2].

L’INDIFFÉRENCE DES POUVOIRS PUBLICS

Les syndicats de footballeurs réclament depuis des années une réforme des transferts qui reviendrait à l’abolition du système actuel, excessivement spéculatif et qui prive les joueurs d’une partie de leur liberté de choix [3]. Une telle réforme limiterait aussi le poids des agents et le volume exorbitant de leurs commissions, asséchant une grande partie des flux financiers.

Les pouvoirs publics, peu enclins à ennuyer une industrie prospère dont les vertus lénifiantes ne sont plus à prouver, et comme à leur habitude peu soucieux de l’intérêt général, n’ont pas daigné s’emparer du sujet. Leur laxisme ou leur bienveillance sont flagrants aussi bien en Angleterre, où la Fédération et le gouvernement ont soigneusement ignoré les alertes, qu’en Espagne, où les autorités fiscales ont été d’une passivité dont l’EIC (le consortium de médias qui a traité les données ayant fuité) s’étonne, compte tenu de tous les éléments dont elles disposaient sur les clients de Jorge Mendes.

Championnat le plus riche, qui s’est assuré une hégémonie financière inédite, La Premier League est actuellement secouée par une rafale d’affaires plus ou moins imbriquées, impliquant clubs, joueurs et entraîneurs. L’évitement fiscal y est pratiqué comme un sport de compétition, les capitaux des actionnaires sont d’une traçabilité difficile, le marché des transferts y est hystérique, et des pratiques douteuses y sont banales – comme l’a démontré le scandale qui a coûté son poste de sélectionneur à Sam Allardyce, piégé par des journalistes.

VERS UN CHOC DE CONSCIENCE ?

Pour une part essentielle cependant, cette affaire ne relève pas spécifiquement du football. Elle illustre la cupidité sans limite des hyper-riches, quels qu’ils soient. Une cupidité qui pousse à accumuler des fortunes impensables – et même indépensables. Cristiano Ronaldo, qui gagne près de 7.000 fois le salaire médian espagnol, pays en grande difficulté économique et sociale, a voulu échapper à un taux d’imposition pourtant privilégié sur les sommes qu’il est accusé d’avoir escamotées. Comme s’il s’agissait de refuser le principe même de l’impôt (ce qui, accessoirement, n’empêche pas de s’acheter une image et une conscience avec des opérations caritatives).

Les Football Leaks viennent à suite d’une série de scandales révélés par les Panama Papers et autres Lux Leaks : l’industrie du football s’inscrit naturellement dans cette économie mondialisée au sein de laquelle multinationales et grandes fortunes, avec la complicité des États (et, en Europe, la bienveillance de l’UE), s’organisent pour échapper aux contributions collectives. Ce football financiarisé participe, lui aussi, à cette vaste entreprise de spoliation des citoyens.

Mais sa spécificité est celle d’une industrie du spectacle. D’un côté, on y verra la confirmation de la duperie que constitue cet « opium du peuple ». De l’autre, on y trouvera un espoir que, du fait justement de sa médiatisation et de la notoriété de ses têtes d’affiche, ce scandale contribue à une prise de conscience générale, en particulier sur la nécessité de requalifier l’évasion fiscale en vol de masse, de consacrer les moyens nécessaires à la lutte contre elle, et enfin de la sanctionner à proportion des sommes confisquées à la collectivité [4]. En théorie, les Football Leaks comportent de quoi remettre en cause ce qu’à la fois le football et nos économies sont devenus.


[1] Comme Luis Campos, ex de l’AS Monaco convoité par l’OM mais qui devrait rejoindre le projet de reprise du Lille OSC.
[2] La réforme des transferts du début des années 2000 a eu des effets bien en-deçà de ses ambitions, et plus récemment l’interdiction de la tierce propriété des joueurs n’a pas enrayé la transformation des joueurs en produits financiers.
[3] Une récente étude de la FIFPro estime à 29% la proportion de ceux qui ont été transférés contre leur gré au cours de leur carrière.
[4] Certes, les grands médias sportifs, et en tout premier lieu les diffuseurs, vont éviter (ou être simplement incapables) de traiter le dossier en lui accordant une place significative dans la hiérarchie des informations. D’abord en raison d’un cloisonnement qui sanctuarise le spectacle sportif, et relègue dans le hors-champ tous les autres aspects. Ensuite parce que pour la plupart, ils sont trop intéressés à la vente du produit football pour risquer d’en altérer l’image. Enfin, ils hébergent de bons chiens de garde.

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La Goal Line Technology, approximativement infaillible?

L’incident a été remarquablement peu commenté, en dépit – ou plutôt en raison – de ce qu’il implique. Le 23 octobre, à la 39e minute du derby de Gênes entre la Sampdoria et le Genoa, une tête de Silvestre a frappé la barre avant de rebondir assez nettement devant la ligne. Quelques secondes plus tard, l’arbitre Paolo Tagliovento a toutefois interrompu la partie pour se diriger vers le quatrième arbitre. On apprendra plus tard que toutes les montres connectées à la GLT (Goal Line Technology), sauf la sienne (soit six sur sept), avaient vibré, indiquant que la balle avait franchi la ligne. Après quelques minutes de confusion, l’arbitre n’a pas validé le but et à la pause, un officiel est allé tester le système. Par la suite, la Ligue italienne a évoqué… « une sorte de court-circuit ».

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UNE FAILLE DANS LE SYSTÈME ?

En d’autres termes, l’arbitre central a dû se fier à son propre jugement pour désavouer la technologie qui, précisément, doit l’assister pour pallier ses limites humaines et est censée livrer un jugement infaillible. L’incident est d’autant plus embarrassant que le bug n’est pas survenu de manière totalement inopinée alors que le ballon circulait loin des buts, mais sur une action susceptible de justifier l’usage de la GLT. Laissant penser que cette proximité du ballon avec la ligne a contribué au déclenchement de l’alerte. L’invocation d’une « sorte de court-circuit » ne peut constituer ni une explication décente, ni une manière de clore le dossier.

À Gênes, la GLT aurait donc pu être à l’origine d’une grave erreur d’arbitrage, une de ces erreurs qui ont contribué légitimer le recours à ce système, s’agissant de savoir si oui ou non le ballon a entièrement franchi la ligne – probablement la moins tolérable des erreurs d’arbitrage. L’incident n’est pas négligeable. D’abord, aussi isolé soit-il a priori, il crée une jurisprudence notable : un arbitre peut donc déjuger le système, contrairement au principe même du système. Ensuite, la quasi-infaillibilité de ce dernier est mise en cause par cette approximation grossière. Or, cette quasi-infaillibilité a à la fois constitué l’argument de vente de la GLT et fondé sa légitimité.

Un autre fait de jeu avait soulevé des interrogations en Italie, lors d’un Empoli-Vérone de la 9e journée, le 23 octobre. Les joueurs du Chievo contestèrent un « no-goal » sur une tête de Gamberini. Francesco Centini, spécialiste de l’arbitrage dans la Gazetta dello Sport, assure que l’image de la GLT montrait que seulement 7% de la circonférence de la balle n’était pas rentrée, une proportion qui s’inscrit à l’intérieur de la marge d’erreur du système (HawkEye en Serie A)… Le journaliste dit de la GLT que si elle fournit une réponse, on ne peut garantir qu’elle soit toujours correcte. « À prendre comme un acte de foi », résume-t-il.

DU FLOU SUR LA LIGNE

Un incident d’une autre nature lors de Marseille-Lyon, le 18 septembre dernier, a lui aussi suscité quelque perplexité. L’animation en images de synthèse a montré un ballon ayant franchi à moitié la ligne, alors que sur les images vidéo, il semblait avoir (au moins) presque entièrement franchi celle-ci.

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Le décalage flagrant entre l’image virtuelle et l’image filmée a jeté le doute sur l’exactitude de la GLT, alors que le système retenu en Ligue 1, Goalcontrol, prétend à une marge d’erreur n’excédant pas un centimètre et que « le système de replay de la GLT se base sur le moment où le ballon est le plus proche de l’intérieur du but », selon Carlo Murinni. Le directeur général de Goalcontrol France a aussi invoqué un effet de perspective qui apparaît en l’espèce bien peu crédible.

Les autres explications avancées ici et là ont oscillé entre ésotérisme et sophismes. « C’est un système qui a fait ses preuves, c’est cartésien », voulut croire Joël Quiniou, ancien arbitre et consultant pour RMC. « Ce qu’on a vu n’est pas la réalité et c’est pour cela qu’on a eu un doute », ajouta-t-il avant de nous inviter à l’acte de foi évoqué par Francesco Centini : « Je ne le sais pas si ce système est fiable à 100%, mais tant qu’on n’a pas la preuve qu’il est faillible, il faut lui faire confiance ». Étrange inversion : le système n’est-il pas censé avoir déjà fait la preuve de sa fiabilité ? En définitive, comment ne pas craindre qu’un jour, un but soit validé (ou refusé) alors que des images établiraient qu’il n’aurait pas dû l’être (ou dû l’être) ?

UNE BRÈCHE DANS LA CONFIANCE

L’absence de réaction et de suite donnée aux incidents de Marseille et Gênes s’explique avant tout par la confiance de principe accordée aux dispositifs parés d’une aura de technologie et de scientificité – même si le terme de magie semble parfois plus indiqué. En outre, la remise en cause de la GLT embarrasserait presque tout le monde : les instances qui l’ont adoptée avec enthousiasme, les médias qui l’ont vantée et appelée de leurs vœux, les amateurs de football qui l’ont majoritairement cautionnée… tous auront de la peine à se désavouer[1].

Mais une faille est peut-être d’ores et déjà ouverte dans la confiance accordée à la GLT. Vont s’y engouffrer les théories du complot, mais aussi de légitimes doutes sur son efficacité. Or si la croyance en l’instrument est ébranlée, il risque d’apparaître pour ce qu’il est : très coûteux[2], rarement utile et, finalement, incapable de lever les doutes. « Goal Line Technology ou pas, le ballon, pour moi, est rentré », avait déjà twitté un journaliste lors de OM-OL. Après l’acte de foi, la motion de défiance ?

Au nom des enjeux mêmes qui avaient été invoqués pour appeler la GLT, il serait logique de mener des investigations afin d’établir précisément ce qui a causé le bug de Gênes et un décalage comme celui de Marseille. Afin d’éviter que de tels incidents se reproduisent et, si le mal est plus profond, de réévaluer la fiabilité de l’outil. Il y joue sa crédibilité.

Merci à Stanislas Touchot, dont la contribution à cet article a été précieuse.

[1] Aux Cahiers du football, opposants notoires à « l’arbitrage vidéo », nous nous sommes toujours déclarés en faveur d’un système de validation du franchissement de ligne, à condition qu’il soit instantané et fiable.
[2] 200.000 euros par stade et par an, en Ligue 1.

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Pour en finir avec (le débat sur) Cavani

Certains joueurs alimentent, sans qu’ils en soient toujours responsables, un débat permanent qui ne s’arrête pas à la fin de leur carrière. Edinson Cavani est de ceux-là et il n’y a aucune raison que les controverses à son sujet cessent tant qu’il ne cessera pas d’être lui-même. Car c’est un peu ce qu’on lui reproche : d’être ce qu’il est. Or on sait très bien ce qu’il est : un attaquant qui se crée beaucoup d’occasions, qui en rate beaucoup, mais qui marque quand même beaucoup de buts. Si l’on oublie de considérer un de ces trois aspects, on passe à côté du joueur. Ses statistiques traduisent ce profil de buteur, et réservent quelques surprises…

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À PEINE MOINS EFFICACE À PARIS QU’À NAPLES

On peut déjà reconnaître à Cavani une certaine régularité. C’est un buteur qui n’a pas connu d’éclipse (ni de longue période de blessure) et qui, après ses débuts européens à Palerme avec 13 buts, n’en a jamais inscrit moins de 16 en championnat lors de ses six saisons à Naples et Paris. Il affiche même une moyenne à un peu moins de 22 unités par saison.

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Une part de la déception née de son parcours parisien vient du contraste avec ses saisons napolitaines. En particulier avec la dernière au terme de laquelle il avait culminé à 29 buts en Serie A, alors qu’il n’a jamais atteint la vingtaine en Ligue 1. Trois éléments pondèrent pourtant fortement cette différence. D’abord, la pointe du PSG ayant été presque toujours occupée par Zlatan Ibrahimovic, Cavani n’a pas évolué à son poste de prédilection – évidemment plus favorable pour marquer.

Ensuite, il a moins tiré de penalties en bleu nuit qu’en bleu ciel (15 réussis lors de ses trois saisons à Naples, contre 5 lors de ses trois premières à Paris). Enfin, rapporté à son temps de jeu, moindre dans la capitale, l’écart n’est plus très significatif : 0,64 but hors penalties par tranche de 90 minutes à Naples, 0,6 à Paris. Comme, en outre, Cavani a moins tiré en France (3 tirs par match en moyenne) qu’en Italie (4), seule une lecture superficielle des statistiques conduit à conclure qu’il est significativement moins efficace avec le PSG qu’avec le Napoli.

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Autre paradoxe : la saison dernière, durant laquelle les critiques contre lui ont atteint un pic, Cavani a atteint son plus haut niveau d’efficacité sur le critère des buts par tranche de 90 minutes : avec 19 unités (0 penalty), il a porté son record à 0,74…

MESURE DE LA MALADRESSE : « BIG CHANCES », LITTLE GOALS ?

Reste le reproche cardinal fait à Cavani : sa maladresse ou son inefficacité relative devant le but. L’indicateur le plus fiable est celui des « big chances » tel que le calcule la société Opta à partir de différents critères [1]. En substance, les occasions nettes. De ce point de vue, l’Uruguayen sous-performe, à plus forte raison pour un joueur qui marque quand même autant. Depuis son arrivée à Paris, il ne convertit en effet que 38,2% de ses occasions nettes, alors que la moyenne (pour l’ensemble des joueurs des cinq principaux championnats) est de 41,8% [2]. Encore ce chiffre est-il amélioré par une efficacité de la tête supérieure à la moyenne.

Cavani figure parmi les onze joueurs qui ont obtenu plus de cent « big chances » depuis 2013 (en championnat et Ligue des champions). 7e pour le nombre de ces occasions nettes, il est 11e pour leur taux de conversion en but, à 10 points de la plupart des autres attaquants. Voilà qui résume à la fois sa capacité à se créer des occasions et sa difficulté à les concrétiser. On note toutefois que Neymar – lui aussi positionné sur le côté – qui navigue dans les mêmes eaux (38,5%), ne souffre pas d’une réputation de gâcheur…

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Cavani est l’antithèse du stéréotype de l’attaquant « qu’on ne voit pas de tout le match mais qui marque sur sa seule occasion ». Au contraire, le Parisien est particulièrement visible et ses erreurs d’autant plus voyantes. Mais à nombre de buts égal, quel attaquant faut-il préférer : celui qui ne se procure qu’une occasion ou celui qui s’en procure quatre ? Au moins le second s’est-il donné une chance d’en marquer plus, dans un bon jour…

CE QU’IL FAUT POUR FAIRE UN BUTEUR

Au-delà des chiffres, pour apprécier Cavani, il ne faut donc pas le prendre pour un autre, ne pas se tromper sur ce qu’on lui demande. Le poste de buteur exige beaucoup de qualités différentes, mais rarissimes sont ceux qui les possèdent toutes (d’ailleurs, certaines s’excluent mutuellement). Sa technique n’est ni exceptionnelle ni indigne [3], il n’est ni un grand dribbleur ni un gros frappeur. Mais sa science du déplacement a peu d’équivalent. Par ses courses, ses démarquages et ses appels de balle, il propose constamment des solutions viables et est souvent servi pour se retrouver en position de frappe. Ses buts de la tête, merveilles du genre, témoignent particulièrement de cette affinité avec les trajectoires.

Si certains attendent la situation la plus idéale pour frapper (et optimisent ainsi leur taux de conversion), lui se met dans l’obligation de tenter quoi qu’il arrive. Son nombre de kilomètres parcouru, anormal pour un attaquant, explique en partie qu’il manque chroniquement de fraîcheur et de lucidité au moment de conclure. D’où, aussi, l’irritant contraste entre des buts exécutés de manière clinique et des ratés inexplicables.

Il faudrait justement lui savoir gré de son impressionnante contribution défensive – pressing, replis et replacements. Malheureusement pour lui, le contexte parisien se prête mal à la patience et à l’indulgence, ne valorise pas un niveau d’implication qui ferait de Cavani une idole dans la plupart des autres clubs [4].

2016/17 : CAVANI, FORMULE ENRICHIE ?

Même avec un taux de réussite devant le but plus faible que celle des grands attaquants qui évoluent actuellement en Europe, Cavani fait partie de cette catégorie. D’une efficacité imprévisible sur un match, sa régularité sur une saison (et sur plusieurs) constitue une assurance rare pour un club.

On fait donc assez facilement le tour d’Edinson Cavani, joueur dont la constance en tout permet de savoir à quoi s’attendre. Mais, à vrai dire, on n’en pas forcément fini avec le débat sur Cavani. Le joueur se retrouve cette saison devant le défi de se retrouver titulaire à la pointe de l’attaque, délesté de la présence pesante de Zlatan Ibrahimovic. Un statut qu’il a longtemps déploré de ne pas avoir au Paris Saint-Germain, et qu’il n’avait pas justifié lors de ses intérims dans cette position. Malgré cette pression, et non sans avoir déchaîné de nouvelles critiques après ses matches contre Metz ou Arsenal, il est parti sur des bases statistiques hors-norme : 9 buts en 8 matches de championnat, 3 en 2 de Ligue des champions.

Il ne maintiendra probablement pas un tel rythme, mais il peut s’offrir de nouveaux records statistiques personnels. En ratant probablement toujours autant d’occasions, mais en parvenant enfin à faire reconnaître la nature de son talent.

Merci à Julien Asunçao dont l’aide a été précieuse pour la rédaction de cet article et dont le site sur les statistiques est à recommander.


[1] Pour résumer, les « big chances » correspondent aux situations de face-à-face avec le gardien (duels, mais aussi tirs avec angle dégagé, reprises de la tête face aux cages, etc.).
[2] Championnat et Ligue des champions.
[3] Son déchet technique a probablement été aggravé par sa crise de confiance : au sommet de sa réussite, lors de sa dernière saison à Naples, il affichait beaucoup plus de maîtrise.
[4] Le montant élevé de son transfert (64 millions d’euros), à l’aune duquel il est jugé, n’a pas aidé non plus.

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Ligue des champions : l’UEFA privatise son carré VIP

C’est un pas supplémentaire, ni plus décisif ni plus spectaculaire que tous ceux qui ont précédé, mais dans leur droite ligne : en changeant son système de qualification à la Ligue des champions au profit des quatre championnats dominants, l’UEFA rapproche sa compétition phare d’une ligue privée, sans assumer cet ultime basculement. À partir de la saison 2018/2019, les quatre championnats les mieux classés à l’indice UEFA (c’est-à-dire, pour très longtemps: Premier League, Liga, Bundesliga et Serie A) qualifieront directement quatre représentants chacun, soit… la moitié des 32 participants.

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Ce passe-droit accorde à l’Angleterre, l’Allemagne et l’Espagne une quatrième place directe, et profite particulièrement à l’Italie, qui n’en disposait jusqu’alors que de deux (et d’une place de barragiste). Les barrages n’offriront plus aux autres pays que 6 places en poules, contre 10 précédemment [1]. Autant dire que les clubs monopolistiques ou duopolistiques comme le Bayern, le Real Madrid et le FC Barcelone se voient offrir un ticket à vie pour la Ligue des champions. Et que la voie royale pour les clubs les plus riches de ces quatre championnats s’élargit encore.

OPA SUR LA COMPÉTITION

Parmi les nombreux mécanismes qui ont contribué, depuis une vingtaine d’années, à la concentration de ressources économiques croissantes au sein d’une élite de clubs, la Ligue des champions a joué un rôle déterminant. D’abord au travers de la formule de la compétition avec l’adoption, au début des années 90, de poules qualificatives avant la phase à élimination directe, et l’ouverture, en 1997, aux non-champions des quelques championnats gratifiés de plusieurs places – le tout sécurisé par la désignation de têtes de série. Ensuite au travers d’une redistribution des revenus générés par la C1 favorisant, avec le « market pool », les clubs des grandes nations [2]. La réforme de Michel Platini, au début de son mandat, n’avait procédé qu’en trompe-l’œil à un élargissement aux plus « petits » championnats.

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  • Au cours des dix dernières éditions, les représentants du Big Four (Espagne, Angleterre, Allemagne, Italie) ont trusté 39 places de demi-finaliste sur 40.
  • Lors des dix précédentes, de 1997 à 2006, 6 de ces places étaient encore allées à 4 autres pays : France (2), Pays-Bas (2), Ukraine (1) et Portugal (1).
  • De 1985 à 1996, 24 demi-finalistes sur 40 furent issus de onze autres pays que ceux de ce quatuor…

Cette énième réforme renforcera donc une hégémonie que les précédentes révisions avaient en grande partie déjà assurée [3].

ABOLIR LE HASARD

Magnifiée au détriment de la Coupe de l’UEFA et au prix de la disparition de la Coupe des coupes, la Ligue des champions a généré une manne de plus en plus indispensable pour les clubs désireux de consolider leur domination économique. Du moins jusqu’à récemment, dans la mesure où l’augmentation des droits domestiques, tout particulièrement en Premier League, a relativisé cette manne et déplacé l’enjeu d’une participation : il s’agit désormais plus d’assurer une visibilité et une notoriété mondiales, qui se traduisent par de nouvelles augmentations des revenus globaux. Or, même concurrencée par le championnat anglais, la Ligue des champions est plus que jamais l’instance de consécration de cette oligarchie.

La logique constante derrière ces évolutions est évidemment la réduction de l’aléa sportif au profit de la logique économique (ou de la « sécurisation des investissements »), conformément au vœu de Karl-Heinz Rummenigge. Le président du conseil exécutif du Bayern, qui venait pourtant d’éliminer la Juventus en huitièmes de finale, déplora en mars dernier : « Ce qui ne me plaît pas, c’est que l’on soit tous dépendant du sort. (…) J’en ai assez du sort. » Selon lui, un système de têtes de série (après la phase de groupe) aurait dû épargner à ces deux clubs de se rencontrer si tôt. Des telles confrontations entre cadors autoproclamés sont pourtant assez rares à ce stade de la compétition. Et la Ligue des champions a de plus en plus en réservé ses derniers tours à un aréopage réduit d’équipes, ne ménageant de véritable incertitude que pour son vainqueur final… (lire « Comment la Ligue des champions a rétréci la coupe d’Europe »)

UNE LIGUE PRIVATISÉE PLUTÔT QUE PRIVÉE

Une nouvelle fois, il a été que c’était la menace d’une sécession des clubs les plus riches et de la création d’une « ligue fermée » qui avait conduit l’UEFA, sous la pression, à ces nouvelles concessions. Mais la seule fois où cette perspective a été un tant soit peu concrète fut lors de la première tentative menée… en 1998. Depuis, il semble qu’agiter cet épouvantail suffise à affoler la confédération européenne [4]. On en vient à espérer qu’un projet se monte vraiment, afin que ses promoteurs se confrontent enfin à ce qu’il signifierait et déclencherait. Et affrontent d’éventuelles résistances dans le monde du football, mais aussi dans la sphère publique. La nécessité de cette dangereuse révolution pourrait – tardivement – être mise en doute.

Pour l’heure, nul besoin de parvenir à une telle extrémité. D’une part parce que la menace obtient de très bons résultats, on vient une nouvelle fois de le constater. D’autre part parce qu’en évoluant ainsi, la Ligue des champions offre aux clubs hyper-riches tous les avantages d’une Ligue fermée sans leur imposer ses inconvénients. Car ici, pas de partage des ressources et de mécanismes comme la draft ou le salary cap. L’absence de réelle régulation profite à ceux qui la défendent. Une étude économique allemande ainsi récemment confirmé que le Fair-play financier de l’UEFA n’avait pas entamé l’hégémonie de l’élite actuelle, mais figé la hiérarchie sans enrayer le creusement des écarts de richesse.

DES FRACTURES, TOUJOURS PAS DE RÉSISTANCE

La mesure a suscité quelques remous. Le nouveau président de l’UEFA Aleksander Ceferin a déclaré la regretter, tout en précisant qu’il n’avait pas le pouvoir, seul, de l’invalider. L’Association européenne des ligues de football professionnel (EPFL) a estimé que cette décision allait « avoir un impact négatif sur les championnats domestiques et (…) creuser de façon exponentielle le gouffre sportif et financier entre les plus grands clubs en Europe et les autres ». Les dirigeants de Ligue 1 sont fortement divisés sur la réforme, certains espèrent obtenir des compensations. Au plan national comme au plan européen, les fractures se creusent.

Mais cette évolution prend le caractère de l’inéluctable, voire de la nécessité. Des amateurs de football déplorent des matches trop déséquilibrés et la présence de clubs dépourvus de prestige, sans comprendre que c’est là précisément le résultat des politiques menées depuis deux décennies. L’idéologie élitiste a créé une demande qui la conforte.

Ce qui frappe encore, c’est l’absence de toute réaction un peu consistante, dans les médias spécialisés ou dans le public. Le fatalisme ambiant (c’est-à-dire la croyance que ces évolutions sont inéluctables, croyance qui contribue à les rendre inéluctables) engendre une étonnante passivité et le renoncement à toute résistance. Ces mesures s’inscrivent pourtant directement en contradiction avec les valeurs que tout le monde prétend défendre. Parmi ces valeurs, l’incertitude sportive et l’équité des compétitions en sont pourtant de fondamentales.


photo cc Edwin Lee

[1] La France, en tant que 6e à l’indice UEFA, trouvera des avantages plus relatifs : la troisième de Ligue 1 évitera le dernier tour préliminaire pour disputer directement le barrage. Il évitera aussi les représentants des quatre gros championnats.
[2] La réforme sera assortie d’une refonte de la répartition des revenus, dont les termes n’ont pas encore été précisés.
[3] En parallèle, l’industrialisation du football a favorisé les grands marchés de consommateurs, au détriment des plus petites nations (comme les Pays-Bas, la Belgique ou le Portugal, voire la Roumanie, qui occupaient auparavant une place bien plus enviable dans la hiérarchie sportive). Inutile de rappeler que la dérégulation du marché des transferts, après l’arrêt Bosman de 1995, a aussi joué un rôle déterminant dans l’approfondissement des inégalités.
[4] En juillet, le Financial Times a évoqué un projet de ligue européenne privée promue par Dalian Wanda Group, conglomérat de Wang Jianlin, milliardaire chinois propriétaire de l’agence de marketing sportif Infront.

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Euro : plus riche, moins beau

Si l’on doit considérer un championnat d’Europe comme un joyeux festival des supporters nationaux, celui-ci a été parfaitement réussi. Même les graves incidents initiaux, à Marseille, n’ont pas amoindri l’impression laissée par les troupes islandaise, galloise et irlandaises en particulier – dont le passage aura été gratifié par les beaux parcours de leurs équipes. De ce point de vue encore, le passage à 24 équipes aura été une profitable, même s’il faudrait faire le compte des « petites » équipes qui se seraient aussi qualifiées pour une formule à 16.

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DES PROFITS EN FORTE CROISSANCE

Profitable, cet élargissement l’a été aussi sur le plan financier pour l’UEFA. Après la stagnation entre les éditions 2008 et 2012, les recettes ont connu une forte hausse en 2016 pour atteindre près de deux milliards d’euros (+39%), le bénéfice progressant de 594 millions d’euros à 830 millions (+40%) [1].

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Sur le long terme, on constate la croissance spectaculaire des revenus, multipliés par 13 en vingt ans (depuis England 1996, première phase finale à 16 équipes).

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Tous les postes de recettes ont progressé de 2012 à 2016 : la billetterie mécaniquement, avec 51 matches au lieu de 31, de même que les droits de retransmission pour les mêmes raisons, avec en outre un marché stimulé par le plus grand nombre de nations qualifiées – ce qui aura aussi eu un effet positif sur les contrats de sponsoring.

Cependant, au-delà de la « fête » et du business, une phase finale de Coupe du monde ou d’Euro est l’occasion de faire un point sportif sur l’état du football de sélections, dont on sait qu’il est de plus en plus menacé par l’hégémonie du football de clubs (lire  « Clubs : prendre la place de la nation ») Si le Mondial 2014 avait plutôt marqué un sursaut positif, l’ennui et une piètre qualité auront marqué trop de rencontres tout au long de l’Euro [2].

IL N’Y A PLUS DE GRANDES ÉQUIPES ?

La formule est en partie en cause, avec une phase de poules qui, n’éliminant que 8 équipes sur 24, a contribué à diluer les enjeux de chaque rencontre et a incité à privilégier le calcul (lire « Euro à 24 : trop nombreux pour être heureux »). Les efforts tactiques des équipes modestes ont conduit à une sorte de nivellement, les meilleures formations ne parvenant pas à traduire leur supériorité. Alors qu’au Brésil elles présentaient peu d’écarts de niveau entre elles, en France elles ont peiné à surclasser les seconds couteaux… La diminution des temps de préparation pour les sélectionneurs, accrue depuis de nombreuses saisons, pénalise sans aucun doute leurs projets de jeu plus ambitieux.

Seul Antonio Conte, mais avec un effectif modeste pour une Squadra azzurra, a échappé au bricolage et construit une idée de jeu réussie. Ainsi, les sélections à l’expression la plus accomplie (Allemagne, Espagne) ont plafonné, les plus audacieuses (Croatie, Hongrie) n’ont pas été récompensées. Au-delà d’un vainqueur qui fait passer la Grèce 2004 pour une équipe passionnante, et d’un finaliste qui a procédé par coups, le tournoi s’est offert aux nations cohérentes et valeureuses, portées par un excellent esprit collectif. Sans adopter une posture destructive ni toutes renoncer à jouer, elles ont excellé dans l’art d’empêcher l’adversaire de jouer.

STARS EN VEILLEUSE ET JOUEURS AU BOUT DU ROULEAU

Autre constat désormais rituel : les stars ont peu brillé. Moins en valeur que dans des clubs d’un niveau exceptionnel qui se mettent à leur service, beaucoup ont encore eu du mal à – littéralement – trouver leur place en sélection. Cristiano a dû disparaître de la finale pour voir le Portugal l’emporter, Zlatan Ibrahimovic n’a pas tiré la Suède de son néant, Iniesta n’a pas enrayé le crépuscule de l’Espagne, Hazard ou Modric n’ont pas suffi à éviter la sortie de leurs équipes… Gareth Bale seul aura brillamment su élever le niveau de son onze en se mettant à son service. Griezmann, lui, a profité du mois pour changer de statut, mais les top players semblent de moins en moins compatibles avec leurs sélections [3].

Même si le meilleur buteur et joueur de la compétition fait contre-exemple avec ses 70 matches [4], le placement des tournois finaux en fin de saison constitue un autre facteur négatif pour la qualité du jeu. L’enjeu sportif reste puissant pour les internationaux, mais leur usure physique et mentale est inévitable [5]. Les plus sollicités étant concentrés dans des sélections majeures, c’est un autre facteur de nivellement, pas nouveau, mais qui va en s’accentuant. Pour les stars, les bénéfices d’image sont plus substantiels au sein de leurs clubs, et l’on peut soupçonner un déficit de motivation, qui peut être inconscient. Et l’on verra peut-être, à moyen terme, des joueurs négocier ou imposer leurs dispenses de sélection, comme en basket.

SANS CONTRE-POUVOIRS, UNE FUITE EN AVANT

Dans l’euphorie de résultats financiers qui vont encore augmenter sa prospérité, il y a peu de chances que l’UEFA s’interroge sur la qualité du spectacle et sur la qualité du jeu, quitte à ne pas comprendre que celles-ci sont déterminantes, fût-ce à terme, pour la valeur économique de son produit. Alors qu’elle envisage de réformer la Ligue des champions pour la conformer encore plus aux intérêts des clubs, voire d’en délocaliser certaines rencontres sur d’autres continents, la confédération européenne comme la FIFA sont incapables de concevoir un intérêt supérieur du football, d’opposer – bien que ce soit leur vocation institutionnelle – un contre-pouvoir à des pouvoirs économiques… dont elles ont épousé la logique en devenant elles-mêmes des superpuissances économiques.

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Faute d’engager ce qui devrait ressembler à un véritable programme de protection des sélections, l’Euro 2020 présentera un bilan sportif analogue ou aggravé. Organisé dans treize villes hôtes et autant de pays différents, il va même accentuer la fuite en avant vers le gigantisme. Il n’est pas sûr que la « fête » célébrée en France, ainsi dispersée de Dublin à Bakou et de Bibao à Copenhague, soit aussi fervente. Mais l’UEFA compte bien voir ses recettes de billetterie grimper grâce à une capacité moyenne des stades portée à près de 62.000, contre 48.600 en France (ce qui constituait déjà le record de la compétition). Et c’est tout ce qui compte pour elle.


[1] L’UEFA a communiqué sur une hausse de 34%, mais d’après ses propres chiffres (notamment ceux de son rapport financier 2011/2012), on parvient bien à 39%.
[2] La moyenne de buts par match n’est pas un indicateur suffisant en soi, mais elle est descendue à 2,1, alors qu’elle n’était plus passée sous la barre des 2,5 depuis l’Euro 1996 (voir le graphique).
[2] À l’image de Lionel Messi, annonçant sa retraite internationale après une Copa America frustrante.
[3] Encore aura-t-il fallu le « régénérer » et patienter, en début de compétition, pour qu’il retrouve une bonne forme physique. Mais on devrait s’alarmer plutôt que s’ébaudir que des joueurs supportent une telle charge.
[4] Il existe un indicateur de la « fatigue » des équipes : lire cet article de Pierre Rondeau.

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Éloge de la mélancolie du supporteur

Aujourd’hui, on a pris la regrettable habitude de lancer dans les stades un gingle musical pour saluer un but, peut-être pour justifier l’usage de ces sonos abrutissantes qui, non contentes de ruiner la convivialité des conversations entre spectateurs avant le match ou à la mi-temps, tentent absurdement de rivaliser avec les sublimes clameurs qui s’élèvent des gradins quand l’équipe supportée réussit à marquer. À la 109e minute de France-Portugal, j’ai donc pris sur la tête le fracas du riff de Seven Nations Army retenu pour l’Euro 2016, cette scie qui semble vouloir toujours recommencer la lobotomie précédente. Un coup de gourdin juste après le coup de poignard du but d’Eder.

Le mal était fait, de toute façon. Ce tir parti inopinément pour rejoindre les filets d’Hugo Lloris, sans laisser au doute plus d’une peu miséricordieuse fraction de seconde, avait provoqué une brutale décompression et une sorte de stupeur anesthésiante. Les quelques minutes à jouer permettaient moins d’espérer inverser le sort du match que de se préparer au verdict définitif et à la cruauté des scènes qui suivront. Ce laps de temps ne suffira cependant pas à vaincre l’incrédulité, et encore moins à endiguer la vague de tristesse à venir.

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UNE ILLUSION PERSISTANTE

Au cours des heures qui ont suivi, je n’en ai pourtant pas ressenti les effets très vivement, croyant leur échapper pour divers motifs. D’abord, le sentiment d’avoir consommé l’essentiel de mes réserves émotionnelles au stade Vélodrome, le jeudi précédent, lors d’un rendez-vous qui avait nécessairement quelque chose d’intime pour qui a vécu Séville. Ensuite, étant aussi peu intuitif que possible, j’accorde attention à mes rares intuitions. Or, depuis la veille, je ne sentais pas cette finale, avec le pressentiment que la justice aléatoire du football allait offrir au Portugal une réparation historique. Enfin, je me dis depuis des années que la passion ne pourra résister indéfiniment à des évolutions qui s’aggravent de saison en saison, que l’on peut être de moins en moins dupe de cette « magie », et que cette maladie infantile va finir par guérir.

Cet Euro présentait donc des chances de voir l’illusion se dissiper un peu plus : une fois passées les émotions brutales du supporter, je m’attendais à ressentir en mode mineur l’euphorie d’un titre comme la déception d’une défaite. Perdu. Cette tristesse familière, cette mélancolie rageuse sont revenues intactes, en vieilles connaissances, avec leurs symptômes habituels : jurons inopinés, surgissement non désiré d’images du match, envie compulsive de le réécrire, boucles de « C’est pas possible »… Et ce creux dans le ventre, l’impression de porter une nouvelle cicatrice [1]. Les jours passent et ça ne passe pas, la plaie fraîche peut même en réveiller d’anciennes. On regrette d’être aussi bête et aussi bêtement sentimental.

LES VERTUS DU DÉRISOIRE

Plusieurs auteurs ont très bien décrit les formes de masochisme qu’impliquent, pour le supporter, la rareté des joies et la fréquence des peines [2]. Perdre une finale au terme d’une long parcours, c’est s’exposer au summum de la déception. Ceux qui détestent le football, quand ils moquent le caractère dérisoire de ces manifestations, ne passent pas à côté, mais au travers du sujet : c’est précisément cette futilité qui fait toute la valeur et le sens des sentiments éprouvés, qui leur donne toute leur humanité [3]. À chacun sa quête de transcendance, ses illusions (ou son illusio) : ceux qui les trouvent dans des matières plus nobles et en éprouvent une certaine supériorité sont – il me semble – plus dupes que nous autres.

D’autres encore verront même de l’indécence, par l’époque qui court avec sa litanie de vraies tragédies, à avouer ressentir de la tristesse pour le résultat d’un match de football [4]. C’est, une nouvelle fois, faire moins la part des choses que les passionnés que l’on fustige. On défendra en tout cas le droit de ressentir un deuil futile – le deuil de ce qui n’existera pas – et une déprime qu’il vaut finalement mieux chérir que guérir. Cette passion-là n’est pas un mauvais apprentissage de la vie, ni le pire moyen de conserver une part d’enfance : soyons même reconnaissants de pouvoir encore éprouver ces inconsolables chagrins-là.


[1] Subitement, on se souvient aussi des joies et de la légèreté que procure un titre.
[2] « Pourquoi est-ce qu’on s’inflige ça ? », résumait un lecteur des Cahiers du football à la fin de France-Portugal.
[3] C’est aussi la raison pour laquelle l’argument « Ce n’est que du football » est particulièrement vain.
[4] Il faudrait aussi leur expliquer pourquoi on s’attache aussi intensément à une équipe, mais les ressorts du supportariat sont voués à rester une énigme pour eux.

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Quel millésime pour l’équipe de France 2016 ?

Deux saisons de matches amicaux, avec leurs enjeux qui ne sont pas ceux de la compétition, ont livré d’autant moins d’enseignements sur l’équipe de France que les aléas – blessures, suspensions, méformes – ont finalement conduit à un groupe et des onze significativement remaniés. Les hasards du tirage au sort des poules et l’identité des qualifiés ne lui ont pas proposé d’adversaires prestigieux avant cette demi-finale, prolongeant encore l’incertitude. Hormis le quart de finale contre l’Islande, difficile à interpréter, elle n’a pas offert de match très accompli, ni arrêté de composition et de système clairs. Aussi est-ce, à la veille du rendez-vous de Marseille, son imprévisibilité qui la caractérise finalement le mieux…

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Tant pis pour l’augure, mais le parcours de 2016 s’apparente plus à celui de la Coupe du monde 1982, qui avait proposé deux phases de groupe assez clémentes, avant de l’envoyer en demi-finale contre l’Allemagne, qu’à ceux de 1986 (Italie et Brésil avant la même demi-finale), 2000 (groupe « de la mort » avec les Pays-Bas, la République tchèque et le Danemark, puis Espagne en quart) ou 2006 (Espagne puis Brésil). Dans ces tournois-là, la France avait pu s’étalonner avant d’entrer le dernier carré, et elle avait laissé des traces pour l’histoire, celle de matches mémorables.

UNE SUITE À 2014

Cette fois, elle est devant une alternative : le retentissement d’une victoire contre l’Allemagne et d’une accession à la finale ou une élimination qui risque d’être aussi « froide » que celle de 2014 par le même adversaire. Entre les deux, l’éventualité d’une belle défaite, réinterprétation du Mundial espagnol, qui favorisait un bilan quand même positif… Mais plutôt que d’en revenir une énième fois à Séville, aussi inévitable (et sublime) soit la référence, il est plus simple de se placer dans le prolongement de la Coupe du monde au Brésil. Il y a deux ans, après la série de psychodrames des trois phases finales précédentes, l’objectif n’était pas entièrement sportif : il s’agissait de retrouver un peu de dignité et de présenter une image convenable.

L’atteinte de cet objectif, et le constat de la supériorité allemande (peut-être pas si nette, comme l’avait admis le sélectionneur lui-même), avaient satisfait tout le monde malgré la déception. Occultant au passage que l’élan pris en phase de poule (3-0 Honduras, 5-2 Suisse) s’était amoindri avec le dernier match de poule (0-0 face à l’Équateur) et une qualification beaucoup plus laborieuse qu’elle n’aurait dû contre le Nigeria en huitième (2-0). Les Bleus avaient ensuite manqué de foi et d’audace pour espérer bousculer les futurs champions du monde. On avait laissé Griezmann en larmes, sur la pelouse du Maracana.

L’INSTANT D’APRÈS

Ont-ils aujourd’hui, cette capacité à forcer leur destin ? Le 5-2 infligé à l’Islande a-t-il lancé une meilleure dynamique, marqué une progression en cours et l’affirmation – fût-ce dans la douleur – des meilleurs éléments tricolores ? Faute de le savoir encore, on recense des facteurs positifs plus immatériels : le fait de jouer à domicile et la ferveur du Vélodrome, l’expérience acquise en 2014, le désir d’une revanche… Certains choisiront d’ajouter à cette liste l’intimité de Didier Deschamps avec la providence, ou convoqueront le souvenir de la demi-finale de 1984 dans le même stade.

L’attente de cette demi-finale est longue, mais elle est délicieuse : cet intervalle entre deux tours, durant lequel on combat l’incertitude et l’anxiété par l’imagination, recèle toute la singularité d’une phase finale, le plaisir de se tenir en suspens avant le quitte ou double du match suivant. On pressent en tout cas que l’équipe de France ne pourra – voire ne devrait pas – franchir cette étape sans une part d’irrationnel, sans quelque chose d’épique. Pour nous payer en émotions. Et aussi pour voir la justice poétique du football accorder une réparation des déceptions passées.

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Euro à 24 : trop nombreux pour être heureux

Il y a un argument majeur en faveur d’un Euro à 24 équipes, tel que l’inaugure cette édition 2016 : la possibilité d’y accueillir des « petites » nations qui vont lui conférer quelque diversité, l’ouvrir à d’autres footballs et valoir au pays hôte la présence de sélections aussi sympathiques que, cette année, l’Irlande du Nord et ses supporters enflammés. L’argument se tient si l’on croit spontanément au principe d’élargissement de l’Europe du football, en préconisant une représentation plus large des différentes nations, et en prenant en compte l’augmentation du nombre de fédérations affilées à l’UEFA depuis 1990.

Les intentions du promoteur de cette formule, Michel Platini, n’étaient pas toutes aussi nobles : il y entrait aussi un calcul électoral destiné à lui assurer le soutien des petites fédérations, exactement comme avec sa réforme des compétitions européennes de clubs (offrant à leur représentants une présence plus significative – quoiqu’en trompe-l’œil – en Ligue des champions). Le projet était surtout en phase avec la volonté de croissance de l’UEFA, certaine de voir ses ressources augmenter, en particulier sur les droits de diffusion ainsi que les recettes de billetterie et de sponsoring.

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ENJEUX DILUÉS, MOINDRE INTENSITÉ

Le bilan sportif, au moment où s’achève la phase de poules, est mitigé. Le système de qualification pour les huitièmes de finale, outre qu’il est d’une complexité ubuesque, prévoit ainsi de qualifier quatre « meilleurs troisièmes » des groupes. Un repêchage généreux (le premier tour n’élimine que 8 équipes sur 24) qui a contribué à l’intensité assez faible des rencontres dans la plupart des groupes, l’enjeu étant plus dilué [1]. La formule à six groupes de quatre induit aussi que le calendrier, d’abord extrêmement dense lors de la phase de poule, ménage ensuite de longues périodes de béance pour les équipes.

L’augmentation du nombre de sélections qualifiées entraîne en théorie une baisse du niveau général, alors que l’Euro avait pour intérêt de proposer une compétition très relevée, avec moins de « discrimination positive » (via les contingents de places accordés aux continents) que la Coupe du monde. On peut toutefois considérer que la préférence pour un Euro à 16 équipes relève, de ce point de vue-là, d’une philosophie élitiste. Surtout, on n’a pas relevé, ces deux dernières semaines, de très grands écarts de niveau entre les équipes : comme lors du Mondial au Brésil, la compétition a confirmé que dans le football de sélection, fragilisé depuis des années par l’hégémonie croissante du football de clubs, est l’objet d’un nivellement sensible.

UN SPECTACLE MODÉRÉMENT EXCITANT

L’adage selon lequel il n’y a plus de petites équipes a en effet été une nouvelle fois confirmé. Le resserrement tient à un ensemble de facteurs, parmi lesquels les progrès tactiques généraux, qui favorisent les outsiders – d’autant que les « grandes » sélections (qui récupèrent les joueurs les plus sollicités durant la saison) ont un temps réduit pour travailler et traduire sur le terrain leur supériorité théorique. Elles y parviennent toutefois suffisamment pour se qualifier : le jeu des têtes de série et la formule leur donnent quelques assurances à cet égard. Ainsi, l’élargissement de l’Euro ne les a-t-il pas menacées, au contraire, diminuant nettement l’éventualité d’une élimination prématurée.

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Le spectacle, lui, n’a pas suscité une très grande excitation. Lors de la Coupe du monde 2014, le premier tour avait proposé des matches débridés et des équipes extrêmement séduisantes. Depuis le 10 juin, on a vu peu de scores fleuves, peu de rencontres exaltantes et peu d’équipes au sommet de leur expression – sauf, ponctuellement, dans les groupes les plus relevés et comportant des favoris de l’épreuve : D avec l’Espagne et la Croatie, E avec l’Italie et la Belgique. Pour certaines sélections, comme l’équipe de France, le premier tour a parfois ressemblé à une phase de préparation, avant le passage aux choses sérieuses de la phase à élimination directe. Une première phase saturant les calendriers, présentant une intensité sportive et ménageant les écuries majeures : l’Euro à 24 souffre bien du syndrome de la Ligue des champions.

L’EMPIRE DE L’UEFA

Comme la FIFA avec la Coupe du monde et le CIO avec les Jeux olympiques, l’UEFA aura ainsi contribué à la course au gigantisme qui caractérise les grands événements sportifs. Le fait que la confédération européenne partage très peu ses bénéfices, obtenant même du pays organisateur une exorbitante exemption fiscale, incite à penser que le pays organisateur fait littéralement les frais de cette opération. La facture augmente mécaniquement en raison des coûts liés d’une part à la construction / rénovation d’un parc des stades, d’autre part à la mise à disposition des infrastructures et des moyens publics.

Le gouvernement européen du football y voit d’abord une manière d’étendre aussi bien sa puissance économique que son pouvoir politique. Et cette perspective est si tentante qu’elle ne se pose plus la question de l’intérêt du football lui-même. La visite des sites de la compétition donne le sentiment d’entrer dans UEFA Land, une zone extraterritoriale où la confédération impose ses sponsors, ses règles, son logo, ses images, signifiant bien qu’elle est devenue à la fois une marque et un empire. Peu d’acteurs se demandent si sa vocation est vraiment de célébrer ainsi sa grandeur et de s’enrichir indéfiniment, mais dans les villes hôtes, on a mal ressenti l’arrogance de l’organisateur, se comportant en terrain conquis (ou acquis).

UNE DÉCROISSANCE NÉCESSAIRE

Le bilan global de l’Euro – économique et politique, dans l’opinion et les médias – reste à établir, à ce jour. Il dépendra de facteurs pas tous très rationnels, comme le parcours de l’équipe de France. Même les graves faits de hooliganisme, qui témoignent de la faillite des doctrines policières françaises, pourront être pondérés s’ils ne se reproduisent pas lors de la deuxième phase de la compétition. Le débat sur les très controversées « retombées économiques » ne sera pas tranché, même si elle susciteront d’autant plus de doutes que les coûts auront été considérablement alourdis par la gestion de la sécurité et du maintien de l’ordre.

Pour autant, on dispose d’ores et déjà de suffisamment d’éléments pour remettre en cause les principes qui régissent aujourd’hui l’organisation des grands événements sportifs, dont la démesure est moins que jamais soutenable économiquement et acceptable socialement. Ces compétitions ont tant d’implications publiques que leur organisation ne doit plus échapper à un véritable débat et à de véritables consultations citoyennes – ne serait-ce que pour opposer aux organisations sportives un contre-pouvoir que n’exercent plus les élus et les pouvoirs publics, ni la plupart des médias. Il faut justement espérer que l’Euro 2016 contribue à une réflexion sur la candidature aux JO 2024 dans laquelle Paris s’est lancé sans beaucoup plus de débat que la France, il y a sept ans, lorsqu’elle a postulé au championnat d’Europe dans lequel nous sommes actuellement plongés.


[1] Les qualifications elles-mêmes perdent de l’intérêt, les sélections majeures ayant plus de marge pour se qualifier. Parmi elles, seuls les Pays-Bas manquent à l’appel.

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