Cher Anish,
Je me permets de t'écrire parce que je voudrais te présenter quelqu'un. Un artiste. Bien que ça ne soit plus tout à fait ça entre nous, depuis cette sale affaire du mois de février, je garde une vraie tendresse pour toi. Tes sculptures, qu'elles soient organiques, réflexives, sensibles ou trash, me bouleversent depuis longtemps. Je me souviens toujours avec émotion de ta Monumenta de 2011 et de l'énorme aubergine trilobée aux intérieurs de matrice rougeoyante, palpitante, que tu avais imaginée pour remplir le Grand Palais. De tes vortex aussi (bon, on oublie celui de la nuit blanche 2016 qui ne fonctionnait pas vraiment). Même tes réactions, mesurées, face aux dégradations de ta sculpture Dirty Corner (aka Vagin de la reine) à Versailles, m'avaient touchée. J'aime le dialogue inédit que tes sculptures de métal monumentales instaurent entre le ciel et la terre. J'aime les amas de pigments teintés de tes souvenirs d'enfant indien, tes amalgames de matière aux allures de viscères sanguinolentes, ton mélange de violence et de douceur.
Anish Kapoor - Leviathan, 2011 - Courtesy Lisson Gallery
Mais voilà. Depuis février, il y a cette vilaine tache de noir entre nous. Qu'est-ce qui a bien pu te passer par la tête pour décider d'acheter une couleur ? Et non seulement de l'acheter, mais de la privatiser, de la réserver à ton usage exclusif. On dirait Deutsch Telekom qui se paye le Magenta en 2007, Milka le violet, ou Red bull le bleu et argent... Quand c'est à des fins commerciales, même si ça reste ridicule et scandaleux, on peut encore comprendre... Mais un artiste ? Tu imagines Yves Klein privatiser le bleu IKB qu'il avait créé et déposé en mai 1960 ? Jean-Sébastien Bach verrouiller le Ré Mineur?
Anish Kapoor - Shooting into the Corner, 2008-2009 - Courtesy Lisson Gallery
Cela dit, je comprends que ce noir, le Vantablack, créé par des scientifiques anglais, soit captivant. Ce n'est pas rien. On plonge dans la chimie, là. Ce genre de couleur, qui finit par être une matière, est composée de petites forêts de nanotubes de carbone, chacun constitué d'une seule couche d'atome de carbone. Du coup, ce noir est si «profondément noir que vous ne pouvez presque pas le voir. Il a une sorte de qualité irréelle», plaidais-tu à la BBC. Et c'est vrai que l'effet produit quand on en badigeonne un objet est stupéfiant: tous les reliefs sont gommés. L'oeil n'arrive pas à distinguer autre chose qu'une masse noire compacte. La couleur transforme tout en ombre. A tel point que l'on s'en sert pour cacher les avions furtifs et même les satellites espions.
Et on voit bien ce que tu veux faire avec ton Vantablack. On l'imagine déjà, la pièce immersive que tu vas nous proposer, à l'intérieur de laquelle on pourra entrer et perdre tous nos repères. Un peu comme ce qu'avait fait Olafur Eliasson avec l'ascenseur de l'ex espace Vuitton, rue Bassano, sur laquelle veillait l'ange Marie-Ange Moulonguet. Un trou noir artistique.Vertigineux. Mais revenons au jeune artiste grec que je veux te présenter Anish, Athanasios Zagorisios. Tout vous sépare à priori, hormis l'art. Entre toi, l'artiste anglais né en Inde, multimillionnaire et adoubé par la Reine, dont les œuvres sont exposées dans tous les musées du monde et atteignent des prix stratosphériques et lui, ce jeune artiste grec qui expose dans la petite (mais bonne !) galerie parisienne de Laure Roynette.
Athanasios Zagorisios - copyright Instagram Pauline Simon
Autant ta pratique artistique est flamboyante, ultra démonstrative, facilement monumentale est totalement organique , autant la sienne est conceptuelle, ténue, fragile , à la limite du perceptible. Lui c'est le genre de garçon qui travaille sur "l'esthétique de l'éphémère" et qui enseigne à l'académie Platon. Ça fait rêver, non ? Il faut que tu voies son travail sur "l'effet Peltier", ce déplacement de chaleur à proximité de circuits électriques, simplement matérialisé par un fil de coton. C'est d'une délicatesse...
Athanasios Zagorisios - Courtesy Laure Roynette Galerie
Il a aussi créé un niveau à eau de la mer Égée, il emprisonne le temps dans des boites en plexi et le fait apparaître, il crée un parfum en s'inspirant de la cérémonie du thé... Des choses très simples, très sensibles qu'il aime partager.
Et c'est justement à propos du partage que j'aimerais vous mettre en relation. Ah oui, parce que j'ai oublié de te dire, mais Athanasios a trouvé un noir plus noir que le tien. Le tien est opaque à la lumière à 99,6%; le sien à 99,9%. Bon, je ne sais pas combien l'entreprise britannique qui a mis au point ton Vantablack te l'a vendu et je te laisse gérer avec eux le coté vente abusive/ produit défectueux. Mais ce qui est super sympa, c'est que justement, Athanasios a récupéré les droits de ce nouvel ultra noir, celui à 99,9%, et qu'il entend le partager avec tout le monde : il le met à disposition de tous les artistes qui veulent l'utiliser. Au lieu de te payer des royalties pour utiliser ton Vantablack à 99,6%, on peut se servir gratuitement du sien à 99,9%.
Ultra noir - Athanasios Zagorisios - Courtesy Laure Roynette Galerie
Il en a fait une petite oeuvre d'ailleurs, exposée comme un bijou. Son noir, il le présente sur une tesselle façon Ipod, comme un objet précieux, dans un écrin de verre. A coté une pince à épiler qui permet de manier l'objet sans l'abîmer. Tu devrais jeter un coup d'oeil et l'essayer. Pas de royalties, c'est royal, c'est cadeau.
Pour aller plus loin:
Galerie Laure Roynette 20 rue de Thorigny 75003 Paris
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