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Géopolitique du sable

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MOHAMMED VI
Union africaine
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DIPLOMATIE - Le 12 novembre 1984, Ahmed Réda Guédira, conseiller du roi Hassan II est dans la salle des séances de l'Africa Hall, à Addis-Abeba. Les représentants et délégations des pays de l'OUA (Organisation de l'Union Africaine) sont là. Tous. L'ordre du jour vient d'être donné et le représentant du Maroc demande la parole. Derrière son pupitre, il prononcera ces mots: "Voilà, et je le déplore, l'heure de nous séparer. En attendant des jours plus sages, nous vous disons adieu et nous vous souhaitons bonne chance avec votre nouveau partenaire."

Ce "nouveau partenaire", c'est la "Rasd", la "République arabe sahraouie démocratique", État autoproclamé, en 1976, par le front Polisario. C'est le début de la politique de la chaise vide que Hassan II, à l'instar du général De Gaulle, en 1965, imposera au Conseil des Ministres de la CEE. Mais en Afrique, pas de compromis de Luxembourg. En réalité, cette décision, prise par le Maroc, de quitter la table des négociations et, de manière plus large, disparaître en quelque sorte du champ de vision politique africain est le résultat de nombreux bras-de-fer qui, depuis le début des années 1960, bloquent tout processus de négociations régionales.

En claquant la porte de l'OUA, le Maroc a (volontairement ou non ?) réveillé les vieux démons de la discorde africaine. En effet, plus divisée que jamais, l'organisation continentale doit assumer une nouvelle fraction en son sein entre les pays soutiens du Maroc qui reconnaissent la souveraineté du royaume chérifien sur ses provinces du Sud, ceux (plus minoritaires) en faveur d'une autodétermination et d'une "indépendance" du Sahara et ceux, enfin, qui pensent que l'organisation n'a pas vocation à résoudre le problème.

Trente ans plus tard, les choses auront décidément changé. Les interventions internationales, les unions et les désunions modifieront, non la substance du "problème sahraoui", mais les configurations régionales, à tel point que le Maroc demandera à réintégrer l'organisation africaine, dissoute en 2002 et renommée Union Africaine (UA). L'usure diplomatique se sera, en effet, plus actuelle face aux nouveaux défis régionaux et Mohamed VIfera le vœu de vouloir redonner au Maroc sa "place naturelle". Au souverain d'ajouter que "quand un corps est malade, il est mieux soigné de l'intérieur que de l'extérieur".

Mais au regard des évènements qui, depuis plus d'un siècle aujourd'hui remuent la région et, à moindre le mesure, le continent, force est de constater que cette "maladie " imputée au corps est loin de se cristalliser autour de la seule "Rasd". À l'image de Cuba lors du débarquement de la baie des cochons ou de la crise des missiles, le Sahara ne représente, en réalité tant la cause que la conséquence d'un conflit beaucoup plus grand et aux enjeux considérablement plus importants.

Une guerre fratricide

Dans le Nouveau Testament, Abel et Caïn sont frères; ils sont les enfants d'Adam et Eve. L'un est berger, l'autre est agriculteur. Caïn présentera à Dieu, comme offrande, les produits de la terre tandis que son frère lui offrira les premières brebis de son troupeau. Dieu jugera l'offrande du second meilleure que celle du premier et, dans un accès de jalousie, Caïn tuera Abel.

Ce meurtre représentera le premier de l'humanité dans l'imaginaire judéo-chrétien et illustre assez bien, quoique de manière quelque peu caricaturale, la discorde entre le Maroc et son frère voisin, à l'est: l'Algérie. Personne ne tuera personne, évidemment, mais la querelle fratricide entre les deux pays bloquera tout processus de négociation dans la région, créera des querelles qui s'étendront au delà des frontières maroco-algériennes et empêchera toutes tentatives de création d'une Union du Maghreb Arabe.

Cette querelle entre le Maroc et l'Algérie ne saurait s'expliquer sans une brève rétrospective historique qui serait antérieure à nos indépendances respectives. En effet, bien avant la Marche verte ou les accords de Madrid, en 1975 et bien avant la naissance du Front Polisario ou de la "Rasd", la zone du Sahara occidental était déjà, pour l'occupant français, une zone floue.

Historiquement rattachée au Maroc et à l'autorité du sultan, cette zone était considérée, par les autorités coloniales comme un territoire sans eau, "inhabitable et superflu". Celles-ci fixeront les frontières entre l'Algérie française et le Maroc en 1845 avec le Traité de Lalla Maghnia. En 1884, l'Espagne place le territoire sous son protectorat. Les tribus de la région lutteront contre les colons avec l'aide du sultan marocain, mais sans réel succès. En 1912, les Traités franco-marocain et de Madrid actent le régime de tutelle des puissances françaises et espagnoles sur ce qui est considéré comme un "territoire marocain" auquel, jusque là, personne ne semble accorder de réelle importance, sinon les mouvements qui luttent pour son indépendance.

En 1952, la découverte de gisements de pétrole dévoile le potentiel énergétique - et donc économique - de la région. L'indépendance du Maroc en 1956 met fin au protectorat français et espagnol dans le nord du pays; les provinces du Sud restent administrées par les Espagnols, lesquels rétrocèdent, progressivement, des territoires tels que Ifni ou Terfaya. La décolonisation reste incomplète mais malgré cela, le Maroc, en 1962, après l'indépendance algérienne, est en mesure de négocier le statut de ces zones.

Mohammed V et Ferhat Abbas (président du GPRA) s'entendront sur la reconnaissance des frontières tracées par les autorités coloniales. Le coup d'État d'Ahmed Ben Bella, à la tête du FLN, ne reconnaitra pas ces ententes et prônera des revendications socialistes qui trouveront écho au Maroc, au sein de l'UNFP (dont Mehdi Ben Barka était le leader), tandis que le parti de l'Istiqlal revendique un "Grand Maroc", qui comprendrait une partie du sud-est algérien, de la Mauritanie et du nord du Mali.

Les désaccords entre Ahmed Ben Bella et Hassan II, alors jeune roi, ne tarissent pas. Les deux personnalités, intransigeantes l'une comme l'autre entrainent leurs pays respectifs dans une course à l'armement et aux informations contradictoires, relayées par la presse. Les troupes algériennes et marocaines s'installent le long des frontières, des troupes sont envoyées par le Maroc en soutien aux populations, ont fait prisonnier des civiles et des militaires... C'est la guerre des sables.

De la Marche Verte à la MINURSO: chronologie d'une discorde

Les batailles entre le Maroc et l'Algérie se multiplient tout au long du mois d'octobre 1963 jusqu'à ce que soient mises sur la table par l'OUA les négociations d'un cessez-le-feu, le 29 octobre de la même année. Celles-ci échoueront du fait de l'implication d'un trop grand nombre d'acteurs prenant part au conflit. Gamal Abdel-Nasser ou encore Habib Bourguiba tenteront, en vain, d'établir un dialogue entre les deux belligérants. Il faudra attendre le 20 février 1964 pour que Hailé Sélassié Ier, empereur éthiopien et Modibo Keita, président du Mali, arrivent à mettre en place un cessez-le-feu définitif.

Les pertes algériennes, numériquement plus importantes que celles comptabilisées du côté marocain, entraîneront la chute du président Ben Bella. Il sera renversé après un violent coup d'État, en 1965, par son Premier ministre et ami Houari Boumediene. Le nouveau président algérien signera, avec Hassan II, un traité qui délimitera les frontières du Sahara selon les tracés de l'administration française. Ce traité sera ratifié, dans la même semaine, par le gouvernement algérien.

L'attitude expansionniste du Maroc est critiquée en Afrique et dans le monde arabe. En effet, fraîchement libérés, les pays africains et arabes font face à des envolées idéologiques d'ordres socialistes et anticoloniales qui les font se dresser contre les positions marocaines. Hassan II décide alors de rompre avec l'idéologie "tiers-mondiste" des pays africains et arabes, influencés par l'Union soviétique et se tourne vers l'Occident. En consolidant les partenariats économiques et diplomatiques avec l'Europe et les Etats-Unis, Hassan II fait entrer le Maroc dans l'ère du libéralisme et tourne le dos au protectionnisme.

1975 marquera alors une année décisive dans l'histoire, tant du Maroc, que du conflit au Sahara puisque c'est cette année-là qu'aura lieu la Marche Verte. L'Espagne, qui désire se retirer des provinces du sud marocain, veut organiser un référendum; ce dernier est catégoriquement refusé par le Maroc qui avance un lien d'allégeance entre le sultan marocain et les tribus de cette région bien avant la vague de colonisation.

La Cour Internationale de Justice (CIJ) est saisie et reconnaît le lien historique entre le royaume et les provinces du Sud. Hassan II tente alors le tout pour le tout et s'adresse à son peuple; il lui demande de marcher. Marcher pacifiquement, le drapeau marocain dans une main, le coran dans l'autre, afin de libérer, sans les armes, les derniers territoires occupés par l'Espagne. Le 6 novembre 1975, 350.000 Marocains pénètrent dans le Sahara. Ce chiffre, à haute valeur symbolique, représente le nombre de natalités annuelles dans le royaume. Il représente aussi le nombre de Marocains que Houari Boumediene aura expulsés d'Algérie, quelques jours après la Marche Verte.

Les accords de Madrid (1975) marquent le partage du territoire du Sahara entre le Maroc et la Mauritanie et les provinces du sud redeviennent donc "officiellement" marocaines. Mais la légitimité de sa souveraineté peine, sur le plan international, à se faire accepter. S'en suivent alors une série de bras-de-fer. En 1976, l'OUA adopte le principe de l'intangibilité des frontières issues du colonialisme. Le Maroc y voit une tentative de lui faire perdre ce qui, un an auparavant, il avait tant peiné a reconquérir et refuse catégoriquement. Mais le réel défi, dans la région, est marqué par le pouvoir de plus en plus effectif que tient le Polisario.

Fondé en 1973, ce front de libération régionale contre l'occupation espagnole se met à revendiquer, à partir de 1976, une "Rasd" (République arabe sahraouie démocratique) et s'oppose, par les armes, à "l'annexion" du territoire par le Maroc et la Mauritanie. Soutenu par l'Algérie, ce front luttera contre les autorités marocaines et mauritaniennes. L'ONU reconnaitra la légitimité d'un peuple sahraoui et dès lors, le Polisario fera de cet aspect "identitaire" son leitmotiv.

Considéré comme une fraction terroriste par les uns ou comme un mouvement de libération par les autres, le Polisario sera reconnu, en 1979, après le retrait de la Mauritanie du conflit, comme le "représentant du peuple sahraoui" (résolution 34/37). En février 1982, la "Rasd" est admise au 51ème sommet de l'OUA; le Maroc appelle à un boycott et fait pression sur ses voisins de l'est. Un accord est donc trouvé entre Hassan II et Chadli Bendjedid, président algérien, afin que la "Rasd" ne siège pas au sommet.

Mais le dégel entre le Maroc et l'Algérie n'est que de courte durée puisque le rapprochement (quoique infime) entre le Maroc et la Libye de Mouammar Kadhafi (principal soutien de la "Rasd") réactive les rivalités maroco-algériennes. Les années 1980 représentent aujourd'hui les pires de l'histoire des relations entre les deux pays qui continuent de se faire la guerre dans ce Sahara que chacun revendique.

En 1987, le Maroc érige un "mur de sable", barrière de séparation aux frontières stratégiques au Sahara. Véritables "salon de l'armement", ces barrières, truffées de radars, de mines antipersonnel, de mines antichars et abritant de nombreux bunkers sont un véritable "no man's land". Le 29 avril 1991, la résolution 690 du Conseil de Sécurité de l'ONU prévoit la création de la MINURSO (Mission des Nations Unions pour un Référendum au Sahara Occidental). 230 militaires y sont déployés pour des missions de surveillance et de préparation du référendum qui statuera sur la région.

Depuis 1984, quarante pays sont revenus sur leur reconnaissance de la "Rasd" qui est, aujourd'hui, reconnue par 32 États (sur 193 siégeant à l'ONU). L'Organisation des Nations unies ne reconnaît pas la "Rasd" comme un État mais ses prises de position sur le Polisario et les propos tenus par Ban Ki-Moon, en 2015, considérant le Maroc comme puissance "occupante" n'ont pas servi à calmer le climat de tension dans la région. La légitimité de l'ONU, même, reste discutable pour certains qui considèrent ses décisions marquées par un court-termisme qui a participé, sinon causé, l'instabilité en Afrique et au Moyen-Orient.

Aujourd'hui, le Maroc sonne le glas de sa politique de la chaise vide qui se voulait être caractéristique d'un soft power diplomatique, relativement brutal, visant à prendre le dessus sur son adversaire par l'usure. L'Algérie, fidèle à ses principes révolutionnaires a pourtant, au cours des trente dernières années, fait preuve, malgré une très puissante force de persuasion, d'un certain manque de cohérence dans la ligne directrice de sa diplomatie.

Personne ne peut aujourd'hui inverser la vapeur puisque tout renoncement, de la part d'un acteur ou de l'autre, représenterait un échec indéniable. Le Sahara, c'est le terrain de lutte entre les pouvoirs et les intérêts de Rabat et Alger. Malheureusement, il s'agit d'un jeu à somme nulle; le gagnant emporte tout, le perdant perd tout. À ce titre, le Maroc semble tirer son épingle du jeu.

En voulant réintégrant l'UA, Mohammed VI assume, au regard de la communauté internationale, son désir d'"investir" et de développer le continent africain. La crise financière de 2008, la crise de la zone euro et l'élection de Donald Trump font de l'Occident un allié peu fiable. Parallèlement, le souverain a entrepris depuis plusieurs années une campagne de rapprochement, tant économique que politique, sur le continent africain, lequel accueille entre 10% et 15% de l'économie marocaine.

Le projet de gazoduc entre le Maroc et le Nigéria (un des principaux soutiens à la "Rasd") représente, de ce fait, une réelle victoire du royaume chérifien qui veut se faire une place comme nouvelle puissance régionale.

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