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La fabrication des saints

Saintes des villes et saintes des champs

La spécificité féminine de la sainteté en Inde
Marine Carrin
p. 107-118

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Thèmes :

religion

Lieux d'étude :

Inde
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Texte intégral

1Comme Michel de Certeau l'a si bien montré dans la Fable mystique, les histoires de saints racontent des « relations » : « Ce sont des récits de transferts, ou d'opérations transformatrices, dans des contextes énonciatifs » (1982 : 65). En Inde, non seulement les hagiographies mais aussi les saints que l'on rencontre, à la ville comme aux champs, nous invitent à nous demander pourquoi cette société produit ce type de figures charismatiques. Les saints y ont toujours côtoyé d'autres personnages religieux, tels les renonçants dont ils ont essayé de se démarquer, en proposant un enseignement ou même en s'opposant directement au pouvoir des rois ou des prêtres, les brahmanes. En milieu hindou, la sainteté s'oppose à la religion établie, celle du brahmane, puisqu'elle transgresse la hiérarchie.

Comment produit-on un saint ?

2En Inde, comme en Occident, le saint produit des preuves tout au long de sa vie. Dès son enfance, il témoigne d'une maturité exceptionnelle. Le saint, bien sûr, est souvent persécuté par les brahmanes, ou par son entourage, qui le soumettent à des épreuves, lesquelles, loin de le désorienter, lui permettent de triompher de ses adversaires. Mort ou vif, il produit des miracles. En milieu hindou, le saint et le dieu se situent dans une continuité1 et il n'est pas nécessaire que l'homme devienne un martyr pour être reconnu comme saint.

3A première vue, l'idéal des saints varie selon le contexte sectaire, la région et l'époque où ils vivent. Toutefois, même si les cas de figure sont nombreux et puisent leur inspiration dans différents courants religieux, on peut dire que l'idéal des saints tend au monisme. De nombreux saints pratiquent une religion d'amour et de dévotion, la bhakti2, qui ne s'adresse pas toujours à un dieu particulier mais à l'Absolu lui-même3. L'accès à la sainteté suppose, bien entendu, un détachement des intérêts de ce monde, présent dans l'idéologie du renoncement4. Toutefois, à l'inverse de l'homme ordinaire, le saint n'attend pas un âge avancé pour renoncer au monde et s'adonner à l'ascèse. En d'autres termes, de nombreuses voies mènent à la sainteté. Mais, le plus souvent, la fusion avec le divin est définie comme une étreinte de l'épouse (le dévot) avec son dieu. Ce thème de l'épouse, métaphore du dévot, va nous servir de fil directeur : pourquoi la sainteté est-elle définie comme une aptitude à la féminité ?

4Et qu'en est-il des femmes, des saintes ? Possèdent-elles par nature ce que l'homme doit acquérir pour poursuivre une vocation spirituelle ? En prenant pour exemple deux cas de saintes rencontrées au Bengale5, je me propose de les confronter aux deux pôles de la dévotion et du renoncement, afin d'essayer de cerner comment on produit des saintes dans les campagnes, ou les villes, de l'Inde d'aujourd'hui.

Une sainte renonçante : Gita Ma

5Après avoir entendu, un jour, chanter des poèmes composés par une sainte du nom de Charu Ma, qui vécut dans la seconde moitié du xixe siècle, au Bengale, je reconnus son portrait dans diverses maisons. Me rendant plus tard à la fête du village de Kendoli, lieu de naissance du poète Jayadeva, auteur de la Gita Govinda6, je rendis visite à un groupe d'ascètes, lesquels vénéraient précisément la sainte ce jour-là. Cette dernière appartient à la grande tradition des saints poètes qui, depuis la période médiévale, chantent leur amour pour leur dieu, tout en s'élevant contre les inégalités de caste7. Toutefois, les stances de la sainte s'adressent davantage à la déesse Kali qu'au dieu Krishna. Il s'agit d'une Kali de compassion, plus proche de l'idéal vishnouite8 que ne l'est la terrible déesse9. Charu Ma avait mené une vie exemplaire qui s'était achevée par son entrée en samadhi, l'« union mystique ». Ce terme désigne également un templion qui témoigne de l'accomplissement spirituel du saint, après la mort de ce dernier. En effet, la vie du saint (ou de la sainte) s'inscrit dans l'espace cultuel par la présence de cet édifice, qu'il faut bien distinguer d'une tombe et que je recherchais ce jour-là...

6Libérée des attaches de ce monde, la sainte avait quitté son corps et la vie. Cependant, ses dévots allaient lui rendre un culte au lieu même où se trouvait un templion qui témoignait qu'un samadhi avait été érigé à sa mémoire, dans l'enceinte du temple de Bokreshwar. Sanctuaire shivaïte, fréquenté par de nombreux personnages religieux appartenant à diverses sectes, ce temple est célèbre pour ses fonctions thérapeutiques. Les pèlerins viennent y demander au dieu Shiva10 d'accomplir leurs vœux.

7Le samadhi de Charu Ma était oublié au milieu d'innombrables templions commémorant, eux aussi, la vocation religieuse d'une bonne centaine d'individus.

8Les ascètes qui devisaient, à l'ombre du temple, se souciaient assez peu de Charu Ma. En revanche, ils nous parlèrent d'une autre sainte ; celle-ci était vivante, ne valait-il pas mieux la voir immédiatement que de poursuivre une ombre ? Se moquant de mes recherches, ils m'indiquèrent la maison de la sainte, qui, affirmaient-ils, nous recevrait immédiatement. Je suivis ce conseil et marchai dans la direction qu'ils nous avaient pointée du doigt, escortée par mes compagnons de route, qui, jusque-là, étaient restés silencieux, un brahmane instituteur de village et une femme santal, du nom de Lokhi. Après avoir passé un bosquet d'arbres, nous arrivâmes chez Gita Ma, dont le nom évoquait les écritures sacrées du Bhagavad-Gita11.

9Cette dernière, m'avait-on prévenue, était une sainte authentique, reconnue par les autorités du temple qui, pour la protéger des vicissitudes que la vie itinérante réserve aux femmes ascètes, lui avaient alloué une sorte de logement en béton. Lorsque Gita Ma, qui méditait à l'intérieur, sortit, je fus littéralement éblouie. Vêtue du sari blanc des veuves, la sainte s'avança vers nous et nous fit asseoir. Elle rayonnait... La sainte scrutait tour à tour le visage de mes compagnons. Elle ne nous demanda même pas pourquoi nous venions et semblait déchiffrer nos existences passées.

10Au cours de l'entretien, je voulus m'enquérir de sa vie, mais elle me fit comprendre combien ma question était inopportune. N'avait-elle pas rompu ses attaches avec le monde ? Nous restâmes quelque temps sans parler, puis elle se décida à me raconter comment elle avait été plusieurs fois en pèlerinage dans le nord de l'Inde. Elle me décrivait sa vie le long des routes, les tracasseries qu'elle avait eu à subir, puis, de nouveau, elle se tut... Nous restions là, assez impressionnés par la paix que cette femme avait su trouver en dépit des vicissitudes qu'elle avait dû subir. Le brahmane, incrédule au départ, se taisait maintenant respectueusement, nous n'avions aucune envie de repartir et pourtant, je ne désirais poser aucune question, surtout pas ! Les rizières s'étendaient, vertes, devant nous, et une vapeur chaude s'exhalait de la campagne entière... Soudain, Gita Ma, qui, depuis quelques instants, avait fermé les yeux, se mit à trembler... Elle était littéralement parcourue de tremblements. Brusquement, elle se mit à pleurer. Elle restait radieuse, blanche, opaque... Nous retenions notre souffle, craignant de déranger la sainte, qui ressemblait à un oiseau, venu se poser près de nous... Les tremblements de la sainte nous fascinaient à tel point qu'il nous devint impossible de nous maîtriser : nous tremblions de la tête aux pieds, et toute pensée semblait suspendue comme une nuée blanche au-dessus de l'eau.

11Telle fut mon introduction à ce que Gita elle-même, dévote du dieu Krishna, appelait la pratique de l'émotion, bhava. Gita Ma donne à ses disciples le darshan, la « vision » de Krishna. En d'autres termes, la sainte procure à ses dévots cette vision intense, qu'ils ne pourraient pas toujours obtenir par eux-mêmes en visitant un des nombreux sanctuaires consacrés au dieu. L'entretien se termina ce jour-là par quelques conseils que nous prodigua Gita Ma : nous devions répéter mentalement le nom de Krishna et nous purifier. La sainte consacra des offrandes sucrées à Krishna et nous en distribua les restes.

12Gita Ma est une sainte, autant qu'une renonçante, vivant des aumônes que lui font ses disciples. Gita Ma ne donne pas d'initiation formelle à ses fidèles. En ce sens, elle rejoint une tradition plus ancienne, selon laquelle les saintes, à la différence des saints, ne deviennent pas toujours des gurus. En revanche, il est certain que Gita Ma s'identifie avec le lieu même de Bokreshwar, lieu shivaïte, certes, mais hanté par la mémoire d'autres saintes, comme Charu Ma. Ici, la généalogie spirituelle prend racine dans le territoire, d'autant plus que le mythe fait de cette terre de pèlerinage un lieu d'ancrage du corps de la déesse, puisque c'est là que retombèrent les sourcils de la déesse Sati, après son suicide. Gita Ma n'accomplit pas de miracles, son efficacité est autre. Comment la définir ? C'est ce que j'essayais de faire avec mes compagnons, mais nous en étions incapables. Une seule certitude nous hantait, il nous fallait revenir. Pour mon ami brahmane, la sainte nous rendait plus proches de Krishna. Pour Lokhi, qui, dans le fond, participait au culte des divinités tribales, toute rationalisation était difficile : « Elle est si blanche », me disait-elle. Non, la sainte était différente de l'image splendide et terrifiante qu'elle se faisait des déesses hindoues, et pourtant ce n'était pas une femme ordinaire...

13A y réfléchir, l'efficacité symbolique de Gita Ma s'exprime davantage par sa forme de présence, par son être que par le contenu énonciatif d'un enseignement quelconque. Si la sainteté implique bien l'acquisition d'une sensibilité particulière qui s'exprime à travers des registres émotionnels plus ou moins étendus, elle peut s'exprimer selon des « voies » différentes. Celles-ci semblent liées à des cadres sociaux, qui rendent pertinente la prolifération des saints et des sectes religieuses qui les ont soutenus à la période médiévale. Dans les villes de l'Inde médiévale, où s'est développé le mouvement de la bhakti, l'importance grandissante du saint a, sans doute, correspondu à un besoin de penser le social à partir d'autres paramètres que ceux fournis par le système hiérarchique. L'apparition du saint (souvent d'origine de basse caste) devient, dans les villes, le corollaire obligé de l'influence croissante des castes marchandes. Pourtant, le saint est dans le monde parce qu'il doit avoir des disciples qui, souvent, ne le reconnaissent comme tel qu'après sa mort. Le saint devient l'alternative du brahmane, chapelain du roi. Ce cadre étant posé, suivons, maintenant, la carrière de notre seconde sainte, Parvati.

Parvati Ma, une sainte des villes

14Parvati Ma était une veuve, encore jeune, qui, depuis vingt ans, avait élevé ses deux enfants, tout en jouissant du statut exceptionnel de sainte, dans les faubourgs de Bolpur12. Originaire de la caste des tanti – tisserands –, Parvati devait sa carrière urbaine à la compréhension de sa belle-famille et au patronage bienveillant et efficace de son imprésario, un membre de la caste devenu commerçant, qui l'avait aidée à bâtir un temple consacré à Krishna.

15C'est lui qui avait été frappé des dons de prophétie de la jeune femme, dons que n'avait pas manqué de souligner le guru de cette dernière, un vishnouite qui habitait Navadip – lieu d'attache du saint Chaitanya (xvie siècle) – et qui venait une ou deux fois par an chanter des hymnes religieux dans les villages du voisinage.

16Pour le guru, les choses étaient claires : Parvati, inspirée par son mari mort, était une veuve exemplaire et ses visions témoignaient des liens qui l'unissaient encore au défunt, homme de grande vertu. La sainte, apparemment, avait réussi sa carrière et personne ne semblait s'offusquer des rapports affectifs qu'elle entretenait avec son imprésario.

17Lorsque je rencontrai Parvati Ma, elle me dit plutôt que c'était le dieu Krishna lui-même – et non son mari mort – qui lui adressait des visions. D'inspiration divine, les visions de la sainte apportaient des réponses aux préoccupations qui agitaient ses disciples. Refusant de parler de son mari ou de son imprésario, la sainte me fit visiter le temple et m'invita à assister au rituel qu'elle célébrait chaque soir. Le temple était couvert d'une fresque naïve, narrant l'enfance du dieu Krishna, que les disciples de Parvati Ma avaient peinte avec application. Tandis que la sainte rendait hommage au dieu, en brûlant des bâtons d'encens devant son image, plusieurs disciples jouaient des cymbales. Parvati Ma distribua les offrandes sucrées qu'elle avait offertes au dieu Krishna, puis elle alla s'asseoir face au temple dans son fauteuil. Un certain nombre de disciples avaient préparé leurs questions, et Parvati Ma n'hésitait pas à intervenir dans leur vie, les admonestant parfois sévèrement.

18Pour conclure ses consultations, la sainte attira mon attention sur la difficulté d'atteindre la connaissance de soi. Chacun, me dit-elle, a plusieurs identités : la première correspond à ce qu'il croit être, la deuxième reflète ce que les autres pensent qu'il est, et la dernière est plus secrète, il n'en prend conscience que par la prière. Le statut de la sainte dépend de son autorité charismatique, laquelle s'exprime dans une relation de clientèle. Comme dans l'hagiographie médiévale, la vie du saint est ici centrale, elle fonctionne comme un scénario mental, dont le caractère édifiant répond aux motivations profondes, et parfois inconscientes, des intéressés. Ainsi, parce que Parvati est une veuve pieuse qui a eu des visions après la mort de son mari et a su « observer des austérités »13, on lui permet d'exister socialement en tant que veuve, ce qui n'est guère la règle générale dans le monde des castes. Certes, la dévotion que la sainte exprime envers le dieu Krishna est en accord avec les valeurs orthodoxes, mais les modalités de son accession à la sainteté ne le sont guère. Ici, ce qui, à nos yeux, peut paraître transgressif – à savoir que l'homme qui a fait de Parvati Ma une sainte est un homme qu'elle aurait pu, en principe, épouser – ne semble pas poser de problème.

19De même caste et plus âgé que Parvati, l'imprésario Jayadev représente certes un second mari idéal. Mais ne nous y trompons pas, à travers Parvati, c'est bien à Krishna, auquel il a érigé le petit temple, qu'il adresse ses dévotions. Ne va-t-il pas jusqu'à vénérer le portrait du défunt mari de sa protégée ? Jayadev non seulement a fait de Parvati une sainte mais il lui permet d'exercer cette sainteté dans le monde, en lui offrant son patronage. Parvati a, bien sûr, renoncé aux valeurs de ce monde mais son fils, lui, est devenu influent. Le prestige dont jouit la sainte transcende son veuvage. Parvati n'est pas devenue veuve en raison des fautes qu'elle aurait accumulées dans des existences antérieures ; il fallait qu'elle soit veuve pour se consacrer entièrement à Krishna et c'est dans ce sacrifice consenti au dieu qu'elle reste fidèle à travers lui à son pati vrata, « devoir d'épouse ».

20Certes, c'est le même mécanisme psychique qui joue dans le cas de saints dont le prestige est national, tels que Sai Baba. Ces saints parviennent à repenser les problèmes de leurs dévots selon des termes traditionnels, tout en pointant du doigt çà et là les aléas du choix individuel, qui, selon eux, relèvent de l'« illusion », maya. Si les saints et les saintes s'entendent à faire tomber leurs dévots dans une forme de dépendance régressive, reste à savoir si ces personnages religieux sont maîtres des transferts qu'ils déclenchent ? En fait, tout se joue à leur insu dans la mesure où c'est la vie même des saints qui rejoint un schéma narratif édifiant, lequel se fond dans l'imaginaire social. Il revient ensuite aux saints, quel que soit leur sexe, de gérer leur vie en lui gardant cette valeur de scénario. Pour ce faire, ils usent de rhétoriques diverses, s'adonnent à l'ascèse, ou s'évertuent à représenter le registre émotionnel de la dévotion religieuse.

21Pour les femmes, toute vie qui s'écarte du rôle traditionnel dévolu à l'épouse est productrice de signes. Pour peu qu'une femme se rebelle contre le rôle traditionnel d'épouse qui lui est imparti, elle a la possibilité d'accéder au religieux, puisque aucune autre forme de rébellion n'aurait des chances d'être entendue. Gita Ma, elle, n'a pas d'imprésario mais elle a reçu la protection des autorités du temple, ce qui constitue une forme de reconnaissance. Elle a quelques disciples mais n'hésite pas à les délaisser pour partir en pèlerinage. En son absence, les disciples se rendent au temple et renouent, par la pensée, avec les saintes qui ont précédé Gita Ma, et dont la mémoire est gardée par de nombreux templions de pierre. Parvati Ma, au contraire, poursuit ses consultations, qu'elle note au préalable dans un agenda, prenant en charge la vie spirituelle de ses disciples.

22Dans les deux cas, un agent extérieur gère les rapports de clientèle qui unissent la sainte à ses dévots : les brahmanes et les ascètes du temple envoient des disciples à Gita Ma, tout comme l'imprésario de Parvati recrute les adeptes de la sainte parmi la petite bourgeoisie.

23Dans le cas de Gita Ma, nul élément biographique apparent ne peut attirer le dévot, sinon bien sûr la force de caractère dont a dû faire preuve cette femme qui a abandonné son foyer14. Comme rien n'est dit à ce sujet, le disciple ne peut que se concentrer sur ce que la sainte veut bien lui transmettre : la « divine émotion ». Mais, ne nous y trompons pas, Gita Ma est assez magicienne pour rester maîtresse de l'émotion qu'elle déclenche, sans diluer celle-ci dans aucune explication. Se refusant à donner à ses disciples le confort de points de repère identifiables dans un scénario édifiant, la sainte leur réfléchit, comme dans un miroir, la passion mystique qu'elle éprouve pour Krishna, le dieu berger.

24La sainteté que l'on attribue à ces deux femmes nous permet-elle de préciser une dimension spécifique de la sainteté féminine ? Il est anodin que la vie de Parvati Ma paraisse linéaire ; ce qui est important, c'est que le veuvage, une des pires calamités qui puisse survenir dans la vie d'une femme hindoue, devienne ici une source de connaissance. Le mari défunt occupe, dans ce cas, la place d'un guru idéalisé. En rêve, il inspire la sainte qui, dans cette vie, bénéficie de l'attention vigilante d'un autre homme, celui-ci pourrait être un mari et, pour cette raison même, symbolise le renoncement de la sainte. Gita Ma a été mariée mais refuse d'en parler, qualifiant le mariage de tourment. Son mari était un persécuteur, comme dans l'hagiographie de Bahini Bai, mais il a aidé Gita Ma, négativement, à affirmer sa vocation. Dans les deux cas, la dévotion féminine se développe en contrepoint d'une vie d'épouse ratée, ou violemment interrompue, et devient bien, selon l'expression de David Kinsley, « une alternative au mariage ». Par ailleurs, la sainteté effarouche les époux, car lorsqu'une sainte commence à faire des miracles, son mari s'enfuit épouvanté...

25Les deux femmes que je viens d'évoquer n'ont pas besoin de faire des miracles pour affirmer leur vocation, ou, plutôt, leurs miracles prennent la forme d'une ascèse spiritualisée. La sainte a souvent besoin d'un imprésario si elle veut mener une carrière urbaine. Dans les monastères, au contraire, la transmission des pouvoirs s'effectue à l'intérieur de l'ordre, soutenue par la rhétorique de la secte et les gestes du rituel.

26Comme l'a montré Catherine Clémentin-Ojha (1990), la sainte est, à certains moments, identifiée à la déesse. Au sein de la secte, ces moments sont définis, voire orchestrés, par la poursuite du salut commun. A l'inverse de ce modèle, les saintes des villes – qui n'ont de comptes à rendre à personne – reçoivent leurs disciples à certaines heures, et le rythme de leurs échanges avec le divin est mis au point par leur imprésario.

27Les saintes des campagnes ne sont pas toujours renonçantes. Très souvent, ces saintes sont, au Bengale, possédées par la déesse et suivent une voie à mi-chemin de la dévotion et du tantrisme. On peut définir ce dernier courant comme une voie de la « connaissance » qui associe la recherche des pouvoirs et l'opposition systématique à la morale établie. Néanmoins, au Bengale, où les courants sectaires ont toujours été importants, on assiste à une sorte de perméabilité du religieux, qui inclut tous les marginalismes spirituels. Dans cette mesure, la sainteté est le lieu de refuge idéal pour certaines figures anomiques qui, parfois, semblent défier toute classification.

28Certaines saintes endossent un rôle social et s'apparentent à l'intellectuel intouchable, décrit par Ravindra S. Khare (1984). D'autres expriment, à travers la déchirure de leur vie, un désir d'individualité. Si la sainte a d'autant plus besoin d'un support rhétorique, c'est parce qu'elle ne possède pas au départ la maîtrise du discours religieux ; elle s'affirme autant par sa manière d'être que de parler. Les saintes, plus que leurs homologues masculins, dosent subtilement le rapport de l'ascèse et des pouvoirs. Femmes, elles s'entendent particulièrement à manipuler ce corps perdu et retrouvé, le leur, et aussi celui de la déesse. Cette perte du corps, point d'achèvement de l'ascèse, est aussi un moyen de prendre en charge le corps de l'autre, le dévot. Ainsi, certaines saintes, possédées par la déesse, s'engagent souvent dans une recherche solitaire des pouvoirs teintée de tantrisme15, et c'est dans l'énergie de la divinité, shakti, qu'elles puisent leur aptitude à guérir.

La sainteté au féminin et l'écriture

29A.K. Ramanujan (1982) met en évidence la cohérence des vies de saintes16, du sud de l'Inde, auxquelles il compare d'autres exemples de saintes célèbres, originaires d'autres régions.

30Selon cet auteur, la vie de toute sainte, quelle que soit son orientation religieuse, est marquée par certaines phases essentielles : se vouer à Dieu, refuser le mariage, ou se débarrasser du mari.

31Je voudrais, maintenant, confronter aux portraits de saintes que j'ai présentés l'hagiographie d'une sainte du Maharashtra, Bahini, qui nous a laissé le récit de sa vie.

Comment Bahini décrit ses vies

32Bahini est née au xvie siècle, d'une famille de scribes. Quelques mois après sa naissance, son père convoque un astrologue qui lui prédit qu'il sera béni par les dieux à travers sa fille. Lorsque cette dernière atteint sa douzième année, elle est mariée à un brahmane, plus âgé et dont c'est le second mariage. Quelque temps après, le père de Bahini est ruiné et son mari emmène toute la famille en forêt. Ils arrivent dans une cité où son mari remplace un prêtre au temple, et Bahini Bai commence sa formation spirituelle. Elle étudie la vie des saints, fréquente les brahmanes, écoute la récitation des écritures.

33La famille possède une vache et un veau, et Bahini nous dit que le veau s'est imposé à elle comme son guru. Son mari, jaloux des attentions que sa femme porte à l'animal, se met à la battre. L'incompréhension dont est victime Bahini redouble sous les accusations d'un personnage religieux, Mambaji, lequel s'oppose violemment aux adeptes de la religion de la dévotion, préférant le ritualisme des brahmanes. Mambaji persuade le mari de Bahini que cette dernière n'aurait pas dû prendre pour maître spirituel un homme de basse caste, qui n'est autre que le saint Toukaram en personne. Bahini exprime combien il est difficile pour une femme de se consacrer à Dieu, sans oublier ses devoirs d'épouse.

34Cette problématique est centrale dans l'hindouisme car la culture indienne conçoit la femme comme épouse et lui enjoint de se consacrer au bien-être de son mari. En effet, tandis qu'en Inde l'homme connaît deux modes d'existence, ceux du grhastha, « maître de maison » et du sanyasin, « renonçant », la femme indienne, elle, ne renonce pas au monde.

35C'est justement ce paradoxe qui pousse Bahini au désespoir : quitter un mari, n'est-ce pas agir contre les Veda, les Ecritures sacrées ? N'est-il pas dit dans les Ecritures que le corps d'une femme produit des désastres ? La jeune femme est hantée par l'idée du suicide, seule la retient la pensée de son fils. Néanmoins, Bahini accepte mal l'idée d'être mère, et imagine parfois son fils comme le compagnon d'une vie précédente. Sa conscience s'apaise lorsqu'elle reçoit une vision de Toukaram, son guru, sous la forme de la mort. Puis, elle médite mentalement sur l'image des pieds de Toukaram et reçoit un mantra – « formule sacrée ». Après avoir reçu cette initiation, Bahini dit adieu à son fils, fixe la date de sa mort et anticipe celle-ci par la méditation.

36Bahini résout donc la contradiction qui existe dans l'hindouisme entre sainteté et féminité en obtenant de son dieu la permission de quitter prochainement la vie. Les souffrances morales endurées par la sainte la conduisent à abandonner son corps qui, après tout, dans la tradition hindoue, n'est qu'illusion. Nous sommes loin, ici, de la problématique chrétienne, où, comme le montre Jean-Pierre Albert (1992), la souffrance doit s'ancrer dans la chair du saint jusqu'à « défaire » son corps, afin que l'esprit puisse être libéré. Si les naissances successives de Bahini sont de longueur inégale, toutes sont marquées par des expériences religieuses. On apprend ainsi que, de sa quatrième à sa sixième naissance, soit elle s'associe aux renonçants, soit elle rend un culte aux brahmanes.

37Cette dualité des orientations religieuses nous montre combien, à cette époque, la religion de la dévotion paraît hétérodoxe. Si la septième naissance de la sainte inaugure le début d'une longue vie religieuse, celles qui suivent sont marquées par d'autres événements, où la sainte soit étudie les Ecritures, soit devient la mère de trois fils, signe des mérites accomplis dans les vies précédentes. Le guru, personnage central, dans cette vie comme dans les autres, tantôt est lui-même un saint (Toukaram), tantôt il se confond avec une image parentale : il devient un mari âgé qui ressemble à un père. A chaque fois, Bahini vit des expériences religieuses différentes qui font de la somme de ces vies une sorte de discours théologique. Bahini est persécutée par son mari et par les personnages religieux les plus orthodoxes. Si elle n'est pas elle-même née dans une basse caste, sa dévotion s'apparente à celle des saints intouchables. Néanmoins, elle exprime sa vocation dans un langage autorisé et meurt au terme d'une vie difficile mais non dramatique.

38Bien différent est le cas de Akka Mahadevi (xiie siècle), dont la solitude s'exprime dans le rejet des normes sociales : elle a refusé d'épouser un roi jaïn qui avait jeté sur elle son dévolu et marche nue, couverte de ses seules tresses (Ramanujan 1982), composant des poèmes et répondant aux questions des ascètes qui mettent en doute sa vocation spirituelle.

39Dans la plupart des cas, les aspirations à la sainteté rencontrent un obstacle, le fait d'être femme ou d'être née dans une caste impure. Les conflits intérieurs que doit surmonter Bahini se retrouvent chez la plupart de ses consœurs, même si le contexte qui voit éclore leur vocation religieuse est quelque peu différent. Ainsi, dans la tradition des saints poètes vishnouites ou shivaïtes, on trouve des exemples du conflit intérieur qui naît chez une femme ayant des aspirations à la sainteté. Par exemple, au ve siècle, en Inde du Sud, Karaikkal est née dans une famille de riches marchands. Elle offre à un ascète une des mangues données en cadeau à son époux. Lorsque ce dernier veut consommer les deux fruits, la jeune femme, désemparée, s'adresse à Shiva et, pour satisfaire la demande de son mari, produit des fruits miraculeux. La mère de Karaikkal demande alors à Shiva la permission de quitter son corps (Arunachalam 1970).

La transmission de la sainteté par les femmes

40Les figures de saintes ne sont pas toujours isolées et ne correspondent pas nécessairement à des accidents de l'histoire. Si, en règle générale, il est plus difficile aux saintes qu'aux saints de former des disciples, l'initiation spirituelle peut également, dans certains cas, se transmettre en lignée féminine.

41Ainsi, dans les milieux shakta, qui célèbrent avant tout la shakti, l'« énergie féminine de la déesse », la femme peut être guru et initier ses disciples (Clémentin-Ojha 1990). Cet auteur nous montre que les saintes de ces ordres monastiques préconisent des voies quelque peu différentes pour atteindre Dieu. Ainsi, tandis que pour Sobha Ma la dévotion l'emporte sur toute autre forme de valeur religieuse, Anandamayi Ma, une autre sainte, insiste davantage sur le rituel : les jeunes filles qu'elle a formées spirituellement dans son monastère reçoivent le sacrement du cordon brahmanique et peuvent accomplir certains rituels, d'ordinaire réservés aux seuls brahmanes. Cette dernière sainte respecte la hiérarchie des castes mais veut établir l'égalité des sexes sur le plan rituel. Anandamayi Ma ne produit pas, à proprement parler, de miracles, ou plutôt ces derniers sont intériorisés sous la forme d'initiations que la sainte prodigue par le regard, le toucher, en rêve, à ses disciples. Ce langage corporel est d'autant plus important que, dans le cas des initiations féminines, il n'existe pas de terminologie comparable à celle qui désigne le disciple dans le brahmanisme, où ce dernier est considéré comme l'embryon de son maître.

42Dans les monastères, la transmission des pouvoirs s'effectue donc à l'intérieur de l'ordre, soutenue par la rhétorique de la secte et les gestes du rituel. De plus, la sainte trouve son point d'appui dans un rituel très élaboré, où elle est censée représenter la déesse. La spécificité de la sainteté féminine réside dans cette faculté que la sainte aurait de prendre totalement en charge spirituellement ses disciples. Un trait qu'on va retrouver chez des personnages religieux féminins plus populaires. Le saint masculin, au contraire, se montre plus ludique avec ses disciples. Il évoque en cela le dieu Krishna lui-même, qui joue avec ses dévots et dont les actes merveilleux sont les lila17, des jeux divins.

Ascétisme et sainteté

43La vie de toute sainte se décompose donc en quatre ou cinq étapes essentielles : se dédier à Dieu, refuser le mariage, défier les normes sociales, recevoir l'initiation (souvent d'un autre saint) et épouser son dieu. Cette dernière étape étant, parfois, la plus difficile à réaliser car lorsque la sainte est déjà mariée, comme Gita Ma, il lui faut rompre avec sa vie d'épouse. Dans certains cas, les saintes, proches du renoncement, peuvent être initiées par un guru, généralement un autre saint, qui leur transmet des formules sacrées – après qu'elles ont confectionné leur propre effigie d'herbes tressées et qu'elles l'ont brûlée –, symbolisant ainsi leur abandon du monde. Toutefois, ce type de sainte peut fonder une communauté de disciples et aller en pèlerinage, revenant toujours, comme Gita Ma, à son lieu d'attache.

44Au contraire, le veuvage permet à Parvati Ma d'accéder à sa carrière spirituelle. Veuve, elle peut s'unir à son dieu, en s'appuyant sur un homme qui ne peut être le rival de celui-ci, l'imprésario. Ce dernier agit comme un médiateur entre le public et la sainte. C'est lui qui décode les excentricités, voire les caprices, de sa protégée pour en proposer une interprétation mystique aux disciples les plus incrédules. Ainsi, un jour que Parvati Ma s'obstinait à parler à un coussin de soie rouge comme si elle s'adressait au dieu Krishna, son imprésario nous fit remarquer que la sainte désirait nous montrer que Krishna pouvait se matérialiser dans les objets les plus anodins.

45Les femmes sont généralement plus proches de la dévotion, mais celle-ci a souvent pour but d'assurer le bien-être de leur famille. Les femmes ascètes s'accordent à rejeter l'idéal domestique et religieux de l'épouse, sans toujours devenir saintes pour autant. En fait, il existe de nombreuses formes d'ascétisme, et les femmes ascètes de toutes tendances s'opposent entre elles par la coiffure, le vêtement, la nourriture ou la voie spirituelle qu'elles ont choisie. Certaines d'entre elles sont sédentaires, tandis que d'autres sont itinérantes. D'importantes différences marquent leur vie religieuse, on rencontre aussi bien des théistes que des adeptes de l'Absolu sans forme. Les ascètes choisissent des voies différentes, le chemin de la connaissance s'opposant à celui de la dévotion. Mais la plupart d'entre elles se préoccupent, avant tout, de leur propre libération, tandis que l'accès à la sainteté suppose également une forme de charisme particulier.

Féminité et émotion

46Le langage des émotions, qui donne sa tonalité à la dévotion, est avant tout féminin, c'est dire que la sainteté est féminine. Selon A.K. Ramanujan (1982), cette féminité s'expliquerait par un désir d'identification avec la figure maternelle, désir qui caractérise l'Œdipe indien, vu du côté masculin (Kakar 1982). En effet, la poésie médiévale de la bhakti compare souvent le dévot à une épouse, et cette image apparaît surtout au Bengale et Edouard Dimock (1989) ne manque pas de souligner à quel point la sainteté du saint est une féminité, laquelle implique selon Sudhir Kakar (Clément et Kakar 1993) « le renoncement au désir phallique ». La théorie indienne des émotions identifie huit émotions primaires qui peuvent affecter tous les êtres humains. D'autres sentiments incluent la jalousie, l'anxiété, le désespoir et peuvent accompagner ou colorer certaines émotions (Lynch 1990). De plus, cet éventail des émotions présuppose une conception hindoue de l'esprit et du corps qui, en fait, s'est développée dans la médecine ayurvédique. Cette dernière identifie deux corps : l'enveloppe matérielle, le corps physique, et le corps intérieur, le corps subtil (Lynch 1990 : 19).

47Au Bengale, le saint médiéval Chaitanya (qui a vécu au début du xvie siècle) a systématisé, dans l'enseignement qu'il a transmis à ses disciples, un usage mystique des émotions que l'on retrouve encore chez des saints du xixe siècle, comme Ramakrisna, ou même chez certains personnages religieux que l'on rencontre aujourd'hui. Chaitanya fonctionne à la fois comme dieu et comme dévot : il doit témoigner de son amour pour lui-même comme dieu. Nous sommes dans le système non dualiste (advaita) : le dévot est confondu avec l'objet de sa dévotion. Cette émotion connaît des registres différents que nous rencontrons, encore aujourd'hui, chez des personnages religieux, inspirés par la personne du saint : pleurs, états statiques, tremblements. Les disciples de Chaitanya ont rapporté que, lorsque le saint entendait prononcer le nom de son dieu, Krishna, il allait jusqu'à s'évanouir, au point qu'on pouvait croire qu'il était victime d'une crise d'épilepsie.

48Certains de ses états émotionnels touchent plus ou moins le corps entier, d'autres sont plus spécifiques. Chaitanya a assumé l'image de Shiva, les cheveux noués en joto, la touffe initiatique des ascètes, et il a crié : « Je suis Shankara (Shiva). » Ici, la distinction sectaire qu'on établit entre shivaïte et vishnouite devient souvent relative ; Chaitanya, possédé, obtient également les ornements de Vishnou : conque, club, disque. La tension émotionnelle et la manifestation de la divinité se situent aux deux extrémités d'un continuum d'expérience religieuse.

49La vie de Chaitanya suit un schéma traditionnel : le saint se marie, prouve ses connaissances pour vivre puis, après la mort de sa femme, devient renonçant. Il fait des pèlerinages, accomplit des miracles et finit par se retirer dans la ville sainte de Puri vers sa trentième année. Néanmoins, Chaitanya, qui n'est ni un organisateur ni un théologien, envoie ses disciples, les « six Gosvamin », pour prêcher la bhakti à Brindavan, la ville du dieu Krishna.

Diversité des voies

50Les saints shivaïtes, eux, insistent sur les valeurs de l'ascèse, le tapas18. Néanmoins, dans l'hindouisme, les saints, même s'ils sont parfois persécutés, ne souffrent pas d'une manière morbide. Ainsi sont-ils souvent accusés de vol ou de délits tout à fait ordinaires, lorsque, par ailleurs, ils dérangent l'ordre établi, représenté, on l'a vu, par le roi et les brahmanes.

51Mais à l'inverse du christianisme, où il faut mettre en scène la destruction de la chair pour affirmer le triomphe de l'esprit, l'hindouisme accepte d'emblée que le saint et son dieu se situent dans une continuité. Ce non-dualisme se reflète à son tour dans la relation qui unit cette fois le dévot au saint. Comme le formule Sudhir Kakar (1982 : 123-150), la manière indienne de vénérer le saint s'explique par une image parentale matérialisée : « Vous êtes parfait mais je fais partie de vous. » Dans le contexte de la dévotion, s'associer à des hommes saints est un acte pieux qui peut enseigner au laïc comment obtenir la libération, moksha, ou du moins l'orienter dans la recherche de l'Absolu.

52Chaque saint indien préconise un sadhana, une manière d'atteindre l'expérience mystique. Chez les vishnouites, l'exercice de la dévotion doit comporter une certaine rigueur : il faut se garder d'un piétisme excessif, souffrir du feu de la séparation pour mériter l'union mystique, conçue sur le modèle de l'étreinte conjugale. En Inde, les manières de parler mystiques sont proches du parler d'amour, et l'émotion du dévot envers son dieu est bien proche de la jouissance.

53Pour les saintes, être possédée par les dieux, c'est aussi accéder à ce dessaisissement de l'être qui peut caractériser l'état amoureux. La « divine émotion » remplit le silence de la contemplation mystique et reproduit dans le langage technique et autorisé de la dévotion les échanges langagiers que le dévot entretient avec son dieu. C'est souvent à ce stade que la sainte quitte son corps, s'absorbe dans une émotion particulière pour communiquer à ses disciples non plus un message, non plus des signes de pouvoir, mais la simple conviction qu'il doit y avoir un parler des dieux.

Recherche des pouvoirs

54Les ascètes, et a fortiori les saintes qui ont suivi la voie tantrique, cherchent à atteindre des pouvoirs (siddhi) en accomplissant des actes (kriya), sans crainte d'affronter par la méditation la déesse Kali sous sa forme la plus terrible. Traversant les apparences et méditant sur les aires de crémation, les ascètes tantriques s'opposent aux valeurs du pur et de l'impur en les inversant systématiquement mais, ce faisant, ils les reconnaissent implicitement. Au contraire, les ascètes renonçantes, adeptes de la dévotion, tout comme les saints médiévaux, ne se soucient plus de l'opposition du pur et de l'impur, et sont souvent porteuses d'un message social égalitaire.

55Toutefois, dans bien des cas, la sainte est plus ou moins identifiée à la déesse. Cette identification n'est pas toujours exprimée ; par exemple, Gita Ma est une sainte des champs, reconnue cependant par les autorités du temple. Mais l'endroit même où elle réside se confond avec un shakta pitha, un des lieux où, selon le mythe, est concentrée l'énergie de la déesse. Aux yeux de certains visiteurs, ce lien confère à Gita Ma une certaine ressemblance avec la déesse, ce dont la sainte se défend bien. Loin d'être une dévote de Kali, elle centre plutôt sa méditation sur Krishna et, certainement, sur l'épouse mystique de ce dernier, Radha.

56Et pourtant, à écouter Gita Ma, on comprend qu'elle est aussi une renonçante, parce qu'elle va méditer dans des lieux sacrés et qu'elle se soucie peu de recruter une clientèle. Certains esprits critiques soupçonnent la sainte de s'associer à des ascètes de toutes tendances et lui pardonnent mal son côté « renonçante », qui défie les normes sociales imposées aux femmes en général.

57Tout cela n'est pas contradictoire dans la mesure où les ascètes renonçantes ne s'attachent à aucune image d'elles-mêmes. Pour de nombreuses ascètes, être initiée dans la voie du renoncement revient à célébrer ses propres rites funéraires au moment de l'initiation, en offrant des boulettes de riz à ses ancêtres. Ce type d'initiation assure la libération au moment de la mort. Ce qui différencie, ici, la sainte de l'ascète renonçante, c'est qu'elle ne se limite pas à sa propre libération mais se tourne vers les autres. On vient chercher la bénédiction de Gita Ma qui cherche à inciter ses disciples à développer leurs propres qualités spirituelles, se gardant bien d'intervenir dans les affaires mondaines.

58En ce sens, Gita Ma est bien différente de Parvati Ma, qui ne cesse d'intervenir dans les choix de vie de ses disciples. Tandis que la première de nos saintes essaie de communiquer la dévotion intense que lui inspire son dieu en se passant le plus possible des mots, la seconde sermonne ses visiteurs et n'hésite pas à leur prédire toutes sortes de calamités, si elle craint de ne pas les voir suivre ses conseils.

59Nos deux saintes, cependant, se réclament bien du même dieu, Krishna, et acceptent des disciples venus de tous les horizons, sans pour autant porter de jugement sur les autres courants religieux.

60Bien différent est le cas de saints dont les adeptes sont organisés en secte et qui gèrent une communauté au pouvoir économique souvent important. Tel est le cas du guru des Radha Soami, une secte qui, pourtant, a puisé ses racines dans le mysticisme médiéval. Dans un tel contexte, le saint devient une figure d'autorité intransigeante, et la soumission des disciples l'emporte sur la recherche spirituelle ; dans ce cas, il n'y a rien à chercher car la discipline de la secte a déjà tout prévu et nous sommes dans un discours totalitaire, où la perfection du saint justifie la soumission qu'il exige de ses disciples.

61Dans les communautés ascétiques de la région de Bénarès, un des éléments principaux de doctrine consiste à brûler, par la prière ou la méditation, les effets du karma, le poids négatif des existences antérieures qui, dans l'hindouisme, enchaîne l'individu au cycle des renaissances.

Un style parental

62Tel est encore le cas de Mataji, une sainte de réputation internationale, qui entend conduire les masses à leur propre réalisation spirituelle. Pour ce faire, la sainte agit directement sur l'énergie psychique de ses adeptes, les faisant masser par des disciples avancés, de façon à faire monter leur kundalini, l'énergie concentrée dans les centres nerveux distribués autour de la moelle épinière. Mataji soulage ses disciples tandis que Gita Ma leur fait prendre conscience de leur dévotion et que Parvati les conseille.

63Ainsi, chaque sainte offre une spécialité, même si, en règle générale, chacune d'entre elles possède des compétences variées. S'adresse-t-on aux saintes en fonction de ses besoins ? Le rayon d'action géographique des saintes semble se répercuter sur leur fonction. On rencontre les saintes des champs à l'occasion d'une visite de temple ou d'un pèlerinage. Au contraire, c'est en lisant les petites annonces, ou en discutant avec des amis, qu'on obtient l'adresse d'une sainte des villes. A vrai dire, on peut se demander d'où viennent le pouvoir des saints des deux sexes et l'incessante demande des disciples ? A lire Sadhir Kakar (1982), on comprend que Mataji a développé un style parental capable de séduire plus d'un disciple à la recherche d'une figure maternelle.

64Le saint ou la sainte hindous permettent à leurs disciples de régresser et d'abandonner à leurs pieds leur mal d'exister. Cette image devient parfois littérale dans la mesure où certaines saintes, comme Mataji, autorisent leurs disciples à vénérer leurs pieds en y posant leur tête. L'adoration des pieds de la sainte évoque une pratique panindienne rendue aux dieux et aux personnages religieux d'importance, mais permet, de plus, un contact avec le corps du saint. Tel est, sans doute, le point essentiel, les autres éléments de la doctrine des saints seraient des rationalisations destinées à soutenir cette image d'une figure parentale forte et positive, capable de faire renaître le disciple dans un nouveau rapport au monde. Certains saints préconisent, au contraire, l'accès direct à la libération, conçue comme une rupture du cycle des renaissances (samsara).

65En ce sens, la fonction du saint (et surtout de la sainte, plus apte encore à faciliter ces transferts) serait de créer des ruptures au niveau idéologique avec l'ordre établi, et, au niveau individuel, en permettant au sujet de réorienter les relations qu'il entretient avec ses proches. Si R. S. Khare (1984) fait du saint poète un penseur social, qu'en est-il des saintes ? Les femmes aussi participent à cette transformation de la société, notamment par l'écriture comme Mira Bai, une reine de la période médiévale, qui rendit un culte à Krishna en s'opposant à son mari et aux sujets de son royaume et, finalement, les convertit à sa foi.

66Gita Ma oppose à l'ordre établi la force qu'elle a pu acquérir en rompant ses attaches avec le monde, et Parvati prouve qu'une veuve, loin d'être victime du rejet social, peut s'attaquer directement aux valeurs du pur et de l'impur en affirmant l'importance première de la dévotion.

67Si la sainteté est féminine, elle implique dans le cas des femmes une réorganisation de leur vie sociale. Alors que le saint peut, en principe, rester marié et poursuivre sa carrière, l'exercice de la sainteté féminine se présente bien comme une alternative au mariage. Si la sainte rompt parfois ses attaches avec le monde, elle reste dépendante de la reconnaissance qu'elle suscite. Car, à défaut de reconnaissance, la sainte s'attirerait des critiques pour son comportement anomique.

68La sainte des bois, la plus proche du renoncement, a peu besoin de l'écriture pour divulguer son enseignement ; elle peut, comme Gita Ma, développer une technique spirituelle, ici la pratique de l'émotion. Gita Ma donne à voir Krishna mais, du même coup, elle se révèle elle-même à ses disciples, comptant sur l'efficacité de sa personne, rompue aux ardeurs de l'ascèse. Gita Ma n'a pas besoin de convaincre, elle terrasse ses disciples, rendant tout scepticisme inutile. Parvati Ma, au contraire, cherche à convaincre son auditoire de la réalité intérieure de sa vie spirituelle, qui exige, pour être accréditée, le décodage inspiré de son imprésario. Ce dernier ne se contente pas de supporter les humeurs de la sainte et d'éponger ses dettes, il recueille les propos de Parvati Ma, lorsque cette dernière s'entretient avec ses disciples, se faisant le scribe attentionné d'une logomachie qu'il s'évertue à ordonner. Les saintes qui fondent une communauté où elles dispensent un enseignement se livrent à différents exercices oratoires, sermons, récitations religieuses ou chants dévotionnels. Toutefois, la plupart du temps, lorsqu'on va consulter un saint, on va chercher son darshan, la vision radieuse qui émane de la personne du saint comme de celle du dieu et qui est, pour le disciple, source de régénération.

69Une sainte comme Mataji, soutenue par les médias et les foules qui l'adulent, n'a plus besoin d'imprésario, un secrétaire et un comptable lui suffisent. Parfois, les meilleurs disciples recueillent les propos de la sainte afin de les publier sous forme d'un enseignement. Nous sommes loin du rapport à l'écriture de Bahini, qui, avec humilité, notait ses échecs aussi bien que ses victoires. Bien au contraire, la sainte qui poursuit une carrière internationale soigne son image et impose aux masses son visage radieux, visité par l'extase, n'ouvrant la bouche que pour proférer des « vérités ».

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Bibliographie

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Notes

1En effet, l'incarnation du dieu est pensée comme une « descente ». Dans le christianisme, l'élection spirituelle est conçue plutôt comme une ascension.
2Religion de l'amour et de la dévotion centrée surtout sur le dieu Krishna, bien qu'on puisse adresser sa dévotion aux autres dieux.
3Nirguna bhakti, dévotion qui s'adresse à un dieu « sans forme », c'est-à-dire à l'Absolu.
4Un homme est d'abord jeune homme, avant de devenir maître de maison par le mariage. Vers la fin de sa vie, il peut renoncer au monde. On dit que le « renonçant a brûlé en lui tous les feux », car il doit être chaste, libéré des passions et se nourrir de plantes crues, non échauffantes.
5Enquête effectuée au district de Birbhum en 1981.
6La Gita Govinda est un poème lyrique adressé au dieu Krishna et composé au Bengale au xiie siècle.
7Les saints de l'époque médiévale remettent en question les différences de caste mais aussi les préjugés concernant l'opposition des sexes et critiquent aussi bien l'hindouisme idolâtre que l'islam iconoclaste.
8Adeptes du dieu Vishnou. Au xvie et au xviie siècles, on assiste à la fondation d'un certain nombre de sectes vishnouites qui s'opposent au brahmanisme et insistent sur la dévotion.
9Kali représente une force cosmique destructrice ; toutefois, en tant que principe féminin complémentaire du dieu Shiva, elle contribue à la création.
10Le dieu hindou Shiva symbolise le pouvoir de fécondité. Toutefois, sous l'appellation de Mahadev, il représente le maître des créatures et est associé à la mort.
11De même que le héros du poème épique, Arjuna, s'adresse au dieu Krishna, Gîta Ma, qui a choisi le même dieu, porte un nom qui est une allusion au poème, Gita : chant.
12Bourgade du district de Birbhum aux abords de laquelle vit Parvati Ma, dont la maison se situe toujours dans le quartier des tisserands. Le petit temple qu'elle a fait bâtir en l'honneur de Krishna jouxte sa maison.
13Les austérités, ou tapas, sont conçues comme un échauffement, une ardeur ascétique qui aide à se libérer des passions.
14Le problème pour la sainte est de remplacer le mari par le dieu et d'abandonner ses devoirs d'épouse.
15L'adepte du tantrisme renverse les valeurs ordinaires pour trouver sa voie. Le tantrisme accorde une place importante au dieu Shiva, qui, selon la mythologie hindoue, puise son énergie dans la déesse, laquelle est, souvent, son épouse.
16Les saintes poétesses shaiva pouvaient vivre leur spiritualité car les Shaiva, influencés par la théologie shakti, qui met l'accent sur la déesse, vénéraient les femmes et respectaient l'autonomie des saintes.
17Danse de Krishna, le dieu berger qui joue de la flûte pour faire danser les gopi ou bergères. Cette pastorale mystique ne fait cependant qu'affirmer la supériorité de Radha, la compagne du dieu, sur les autres femmes.
18Il s'agit d'austérités destinées à commémorer celles que le dieu accomplit lui-même, lors de sa méditation sur le mont Kailash.
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Pour citer cet article

Référence papier

Carrin M., 1995, « Saintes des villes et saintes des champs. La spécificité de la sainte en Inde », Terrain, n° 24, pp. 107-118.

Référence électronique

Marine Carrin, « Saintes des villes et saintes des champs », Terrain [En ligne], 24 | mars 1995, mis en ligne le 25 avril 2005, consulté le 05 février 2015. URL : http://terrain.revues.org/3121 ; DOI : 10.4000/terrain.3121

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Auteur

Marine Carrin

CNRS, Centre d'anthropologie, Toulouse

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