Les capitales et leurs musées

par François Mairesse, CERLIS, ICCA, Sorbonne Nouvelle – Paris 3, USPC

 

Cet article s’attache à préciser la place des musées au sein des capitales nationales, essentiellement à partir du cas français et des institutions parisiennes. Au même titre que les cathédrales, les parlements ou les bourses, la présence de musées dans une ville apparaît comme l’un des symboles témoignant du pouvoir des cités qui les abritent, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une capitale. Si l’on retient de nos jours le nom de certains grands musées – Le Louvre, le British Museum, l’Altes Museum – comme autant de références incontestables du paysage patrimonial urbain, ces établissements, édifiés entre la fin du XVIIIe siècle et le début du siècle suivant, s’inscrivent dans une histoire plus ancienne liée à l’érudition et/ou l’éducation (lieux de mémoire et lieux de savoir). Les premières listes de cabinets apparaissent dès le XVIe siècle1 mais leur recensement systématique dans les guides de voyage voit plutôt le jour au XVIIIe siècle. Il existe, bien avant la création du Louvre, un paysage muséal (le terme, en français, n’est alors guère utilisé) composé de nombreux cabinets pouvant être visités : le Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, de 1787, en recense ainsi plusieurs dizaines2 : antiquités (6), estampes et géographie (6), histoire naturelle (19), physique (5), tableaux et de sculpture (9).La plupart de ces cabinets sont cependant privées, dépendant soit d’abbayes ou de collèges, soit de particuliers (érudits ou nobles).

 

Genèse

La création du British Museum de Londres (1753) s’inscrit en quelque sorte à la charnière du glissement institutionnel qui s’opère à la fin du XVIIIe siècle, le cabinet de Hans Sloane ayant été acquis par l’Etat afin de créer un musée britannique. Cet établissement, lors son inauguration, conserve la physionomie particulière des cabinets, abritant des collections d’antiquités mais aussi des spécimens ethnographiques ou d’histoire naturelle et une bibliothèque. La transformation de l’institution est progressive : d’une part, les termes de musée et de muséum prennent la prééminence sur celui de cabinet dont la logique apparaît plus privative (le cabinet du roi ou d’un noble, d’une abbaye, etc.). Le musée s’associe à la montée en puissance du rôle de l’Etat, qui se charge de l’organisation de ces collections et leur assure la pérennité. D’autre part, le musée se modernise en se spécialisant, à l’image du Louvre et de ses départements, instituant une séparation radicale entre les livres, les spécimens d’histoire naturelle ou les œuvres d’art. C’est en France, durant la Révolution française, que s’opère cette rupture, avec la création, entre 1793 et 1795, de cinq institutions nationales : le Louvre, le Muséum d’histoire naturelle (qui prend la place du Cabinet du Roi, déjà ouvert au public), le Conservatoire national des arts et métiers, le Musée des monuments français et le Musée d’artillerie. Qu’il s’agisse de Londres ou de Paris, la plupart des musées, lorsqu’ils sont créés, sont d’abord abrités dans des édifices existants : palais, abbaye, etc. Ce n’est que dans un second temps que des constructions spécifiques sont réalisés pour ces lieux particuliers3.

La première vague de constructions spécifiques, transformant progressivement le paysage urbain, voit le jour durant la première moitié du XIXe siècle. A ce moment, toutes les principales capitales européennes possèdent déjà des musées : établissements pérennes, régulièrement ouverts au public – touristes, scientifiques ou artistes et grand public. Londres et Paris disposent essentiellement d’établissements utilisant le parc immobilier des siècles précédents, qui sera progressivement modernisé (création de nouvelles galeries pour le Muséum d’histoire naturelle de Paris, à partir de 1833-41, et nouveau bâtiment pour le British Museum en 1852). Madrid et Berlin, en revanche, bénéficient d’emblée d’un programme architectural neuf. Le bâtiment du Prado, initié à partir de 1785, est ouvert comme musée de peinture en 1819, tandis que l’Altes Museum de Berlin est construit entre 1825 et 1830, sur ce qui deviendra la Museumsinsel. L’emplacement du musée de Berlin symbolise particulièrement bien la place du musée au sein de la ville : faisant face au palais impérial, jouxtant un arsenal et la cathédrale de Berlin, sa disposition semble illustrer le nouveau rôle de la culture, gagnant en indépendance par rapport au pouvoir princier, ecclésiastique ou militaire. Le rapport entre musée et pouvoir surgit ainsi d’emblée par le biais de l’architecture et de l’urbanisme, qu’il s’agisse de bâtiments existant (l’ancien palais royal du Louvre, par exemple) ou de l’emplacement des nouveaux édifices : les lieux choisis s’inscrivant au cœur du pouvoir de la cité ou de l’Etat (Berlin ou Madrid, mais aussi Washington, qui en est l’illustration la plus frappante).

Dès cette époque apparaissent des premiers éléments de comparaison entre les musées nationaux. La taille ou la qualité des collections – et notamment celles de peintures – mais aussi l’importance des bâtiments les abritant font ainsi l’objet d’analyses plus ou moins sérieuses entre pays, soulignant le caractère fortement symbolique des ces lieux. Le caractère très provisoire de la première National Gallery de Londres créée à partir de 1824 et provisoirement abritée dans un édifice modeste, fait ainsi l’objet de piquantes comparaisons avec le Louvre4. Une sorte de compétition semble ainsi s’installer entre les musées, comme l’illustrent parfois certains catalogues populaires, tel que Les chefs-d’œuvre du Musée du Louvre, publié par les grands magasins du Louvre à la fin du XIXe siècle : le musée parisien y est présenté – statistiques comparatives à l’appui, par rapport aux musées britanniques, allemands ou italiens – comme le plus grand, le plus varié, le plus beau du monde5.

Le paysage muséal du début du XIXe siècle demeure encore relativement clairsemé ; ce n’est en quelque sorte que dans un second temps que les capitales vont développer leur réseau muséal, d’abord constitué au départ d’établissements d’art, de science ou de techniques. Un certain nombre d’établissements plus spécialisés voient ainsi progressivement le jour. Le premier musée « d’art contemporain » est créé à Paris en 1818, avec l’inauguration du Musée des artistes vivants (situé au Luxembourg), mais c’est surtout durant la seconde moitié du XIXe siècle qu’émergent de nombreux établissements particuliers, notamment le Musée des Thermes et de l’hôtel de Cluny (1843), le musée des Antiquités celtiques et gallo-romaines de Saint-Germain-en-Laye (1862) ou le musée de ville de Paris (1880, géré par la ville). Deux éléments vont jouer un rôle essentiel dans le développement de ces infrastructures : la présence de fortes personnalités liées au mouvement muséal, d’une part, le phénomène des expositions universelles d’autre part.


Deux influences particulières : expositions universelles et ambitions personnelles

Tout au long des XIXe et XXe siècles, les expositions universelles transforment la physionomie des villes dans lesquelles elles sont organisées. La première Great exhibition of the works of all Nation, qui se tient à Crystal Palace en 1851, conduit très directement, avec les bénéfices des sommes récoltés, à la création de plusieurs établissements autour de South Kensington (le futur Victoria & Albert Museum) conçus afin d’améliorer la qualité des manufactures britanniques. C’est dans ce même contexte que les cinq expositions universelles (1855, 1867, 1878, 1889 et 1900) et les deux expositions internationales (1925, 1937) réalisées à Paris vont durablement façonner le paysage muséal parisien. Si les premières expositions, à l’image du Crystal Palace, privilégient les structures démontables, un certain nombre d’édifices vont assez rapidement être conçus en vue d’une utilisation ultérieure et seront notamment convertis en musée. C’est le cas du pavillon monumental conçu pour l’exposition de 1878, sur la colline du Trocadéro, qui abritera d’une part le Musée ethnographique (à partir de 1879), d’autre part le musée de sculpture comparée soutenu par Viollet-le-Duc (1882). Le grand palais et le petit palais, conçus pour l’exposition de 1900, vont également être convertis, le premier pour accueillir les manifestations temporaires, le second pour conserver les collections d’art de la Ville de Paris (c’est aussi lors de cette exposition qu’est conçue la Gare d’Orsay, futur musée éponyme, 86 ans plus tard). L’exposition internationale des arts et techniques de 1937, dernière en date, permet la rénovation des édifices de 1878 – qui continueront d’abriter les mêmes collections, sous des appellations légèrement différentes (musée des Monuments français et musée de l’Homme, l’édifice va également intégrer le musée de la Marine) mais aussi la création du Palais de la Découverte (au sein du Grand Palais), premier véritable centre de sciences, ainsi que l’édification du Palais des musées d’art moderne ou Palais de Tokyo, qui abritera les collections nationales d’art moderne, ainsi que le musée d’art moderne de la Ville de Paris.

Derrière cette influence architecturale ou urbanistique, liée aux grands projets de ville, se cachent aussi, le plus souvent, un certain nombre d’acteurs (souvent des professionnels de musée) dont le rôle est considérable6. En Grande-Bretagne, la figure de Henry Cole (1808-1882) s’impose particulièrement, tant comme cheville ouvrière de la première exposition universelle que pour la conception des musées de South Kensington. En Allemagne, l’artisan de la Museumsinsel est Wilhelm Bode (1845-1929), directeur des musées prussiens et concepteur de ce qui deviendra le Bode museum. En France, Georges Henri Rivière (1897-1985) est à la tête (avec Paul Rivet) de la rénovation du Musée de l’Homme puis de la création du Musée national des Arts et Traditions populaires, inauguré en 1972 et situé au Bois de Boulogne (premier musée à être conçu après la Seconde Guerre mondiale). Autant d’exemples de personnalités alliant la réflexion novatrice en matière de musée aussi bien que l’art des relations publiques, politiques ou mondaines nécessaires pour mener à bien de tels projets. L’engagement politique constitue un second point de vue permettant d’apprécier les raisons du développement (ou de l’immobilisme) muséal. On trouve d’emblée la figure de l’empereur derrière aussi bien Bode (à Berlin) que, quelques décennies plus tôt, Vivant Denon, premier directeur du Louvre, tandis que l’époux de la Reine Victoria joue un rôle considérable dans le succès de l’Exposition universelle puis de la création des musées de South Kensington. Le cas français, à cet égard, demeure exemplaire sur ce point en matière de continuité de l’intervention du politique, depuis Napoléon jusqu’à nos jours, en passant par Louis-Philippe (Versailles) et Napoléon III (musée des antiquités nationales). On ne saurait en effet comprendre l’importance du développement patrimonial de ces trente dernières années sans l’implication personnelle des présidents de la République dont la cinquième constitution (1958) a favorisé le pouvoir d’intervention. Ce rôle va être rapidement mis à profit, en matière patrimoniale, par Georges Pompidou qui conçoit dès 1968 l’idée d’un grand centre de culture en plein cœur de Paris7. Le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, inauguré en 1977, change radicalement le paysage parisien, illustrant – autant qu’il l’induit – la transformation qui s’opère alors au cours des années 1980 au niveau des musées : architecture remarquable (à tel point qu’on parlera parfois d’un Post-Pompidou age), expositions temporaires, développement des techniques muséales, mais aussi du marketing, conduisant à un regain spectaculaire de la popularité du musée8 aussi bien qu’à la transformation de son modèle économique. Pompidou ne fait qu’initier une tendance qui sera suivie par tous ses successeurs (jusqu’à la tentative avortée de Nicolas Sarkozy de créer une Maison d’histoire de France) : Institut du Monde arabe, Cité des sciences et de l’industrie et Musée d’Orsay (initiés par Valery Giscard d’Estaing), projet du Grand Louvre ou doublement de ses surfaces d’exposition (François Mitterrand), Musée des arts premiers du Quai Branly (Jacques Chirac), sans oublier la Cité de l’Immigration (Lionel Jospin, soutenu par Jacques Chirac). Autant de grands établissements dont la conception sera directement initiée par la volonté présidentielle et dont la construction ou les transformations les placent parmi les établissements les plus fréquentés de la capitale (et du monde muséal).


Le marché, l’État et les fondations

Jusqu’aux années 1970, le musée est essentiellement vu comme une institution d’étude et de diffusion des connaissances. Il existe certes un certain nombre d’établissements liés à des questions plus pratiques et notamment économiques ou commerciales, comme le Conservatoire national des Arts et Métiers ou le Victoria & Albert museum, chargés depuis leur création d’une mission liée au développement de l’industrie nationale9, tandis que la plupart des musées d’art sont d’abord créés, au XIXe siècle pour permettre aux peintres de se former à l’école des grands maîtres. Il n’en reste pas moins que les questions d’ordre économique demeurent relativement mineures en regard des enjeux de recherche, d’éducation ou de prestige que les musées peuvent représenter. Ces enjeux vont connaître, au cours des années 1980, des transformations qu’il est important de souligner ici.

C’est sur fond de bouleversements économiques radicaux que s’opère la métamorphose du monde muséal. Le modèle keynésien, prééminent en matière de politique économique durant les trente glorieuses, est largement battu en brèche au milieu des années 1970, au profit d’une politique monétariste restrictive et, plus largement, par des politiques que l’on désignera plus tard comme néolibérales10.Le changement est principalement mis en place, d’un point de vue politique, au début des années 1980, tant en Grande-Bretagne (Margareth Thatcher) qu’aux Etats-Unis (Ronald Reagan). Si les musées connaissent un regain de popularité, c’est dans ce contexte très particulier, que l’on a pu décrire comme lié au tournant commercial qu’ils opèrent à cette époque11 (développement des expositions temporaires populaires, des surfaces commerciales, transformation des politiques tarifaires, recrutement de personnel lié à des activités de marketing, de levées de fonds et de mécénat, etc.) mais qui s’accompagnera aussi d’une poursuite des investissements des pouvoirs publics, sinon au niveau du financement global, du moins pour la mise en place ou la rénovation des infrastructures muséales.

Ce moment de transformation s’opère à partir des années 1980 et voit le musée se transformer au gré des politiques de marketing et de communication. Dans un premier temps, les musées sont sommés de s’adresser plus directement au marché et de chercher à développer leurs recettes propres, afin de moins dépendre du soutien public. La plupart des établissements continuent de bénéficier de cette manne particulière, aussi doivent-ils prouver leur bonne gestion (c’est de cette époque que datent les méthodes d’évaluation par indicateurs de performance, et les changements en matière de gouvernance et de gestion), mais aussi leur contribution directe ou indirecte à la cité. Certes, les musées apparaissent comme des lieux d’éducation ou de recherche, mais combien rapportent-ils « réellement » ? C’est dans cette perspective que les questions d’évaluation d’impact économique (les retombées financières, notamment en matière de tourisme, d’un établissement sur sa région) doivent être comprises, et que le succès du musée de Bilbao apparaît comme une solution idéale aux yeux d’une partie de la communauté internationale autant que du cercle plus restreint des économistes. L’inauguration du Guggenheim museum de Bilbao, en 1997, marque en effet l’apogée d’une certaine idée du musée comme catalyseur du développement économique de la ville. Le succès de foule du musée basque, mais plus encore son succès économique assuré par les retombées financières des touristes étrangers visitant Bilbao12, fascine bon nombre de décideurs politiques qui reconnaissent de plus en plus dans le musée un facteur de développement et d’attraction territoriale plutôt qu’un lieu de conservation ou d’éducation.

Cette vision urbanistico-économique13 se développe dès la fin des années 1990 à partir d’un contexte plus vaste : celui de l’économie de la créativité et des villes créatives, chères à Richard Florida14. Il s’agit non seulement d’attirer des touristes, mais aussi les créateurs de l’économie de demain ; le développement des villes, dans lesquelles les infrastructures culturelles jouent un rôle majeur15, est conçu de manière à présenter les conditions optimales de leur accueil. Elle donne des idées à de nombreux responsables de région, de départements ou de villes qui se prennent à rêver à un nouvel « effet Bilbao » au sein de leur territoire. C’est dans un tel contexte que nombre de projets territoriaux – notamment en France, avec l’implantation du Centre Pompidou à Metz et celle du Louvre à Lens, mais aussi la construction du MuCEM à Marseille ou celle du musée des Confluences à Lyon – voient le jour. Cette logique territoriale, si elle cherche à attirer les futures localisations ou les mouvements touristiques, n’est pas sans influences au niveau des capitales nationales : les musées, mais aussi toutes les autres infrastructures culturelles, apparaissent comme un facteur potentiel d’attraction des décideurs de demain. C’est dans une telle perspective que le rapport rédigé en 2012 (l’année des jeux olympiques) par le Maire de Londres, comparant les infrastructures culturelles ou récréatives des principales villes du monde16, semble chercher à évaluer les atouts des principales mégalopoles au sein de l’échiquier mondial. Paris y figure en très bonne place pour ses infrastructures patrimoniales (mais ses bars ou ses boîtes ne nuit ne la placent pas parmi les villes les plus festives).

On l’aura compris, dans la compétition mondiale que se sont toujours plus ou moins livré les nations – notamment à travers les expositions universelles – et les grandes capitales, les musées apparaissent comme un instrument parmi d’autres, contribuant notamment à témoigner de la richesse du lieu, de la qualité de vie et du dynamisme culturel du territoire, mais aussi de plus en plus à attirer des touristes ou de nouveaux habitants. Si cette logique s’est développée dans un contexte de plus en plus dominé par la logique de marché – la gestion du Guggenheim Museum et sa politique de marque à Bilbao l’illustrent parfaitement17 –, le rôle des pouvoirs publics demeure important à cet égard. En témoignent par exemple les politiques mises en œuvre par le Gouvernement Blair à son arrivée pour réintroduire la gratuité des musées nationaux (et donc développer largement la fréquentation des grands établissements de la capitale). La politique menée sur le plan de la Ville de Paris, dans cette perspective, mérite d’être évoquée ici : l’arrivée de Bertrand Delanoë à la tête de la mairie de Paris se traduit également, en 2001, par la gratuité de l’ensemble des musées de la ville, mais aussi par une politique festive de plus en plus affirmée (Nuit blanche, Nuit des musées), prolongeant le dispositif événementiel mis en place au cours des années 1980 par Jack Lang, alors ministre de la Culture.

La puissance financière des pouvoirs publics, durant la première décennie des années 2000, apparaît sur le déclin, en France, en regard de ce qu’elle était au cours des décennies précédentes. L’initiative privée, en revanche, s’y développe avec d’autant plus de vigueur qu’aucun grand projet ne semble programmé pour les années à venir. Alors qu’elles se faisaient discrètes durant les décennies précédentes (pendant longtemps, la Fondation Cartier est la seule à développer une véritable politique culturelle), bon nombre de fondations dues à l’initiative privée commencent à jouer un rôle de plus en plus important depuis ces dernières années, spécialement au niveau de l’art contemporain. Après le projet avorté d’installation de la collection de François Pinault sur l’Ile Seguin, puis son départ pour Venise (mais une antenne devrait être installée à partir de 2018 dans les bâtiments de la bourse de commerce de Paris), la Maison rouge – fondation dirigée par Antoine de Galbert – développe à partir de 2004 une ambitieuse politique d’expositions temporaires, tandis que le Musée de la Chasse (ouvert en 1964 mais en sommeil depuis de nombreuses années) rouvre ses portes en 2007 avec une muséographie liant cabinets de curiosité et art contemporain. C’est certainement le bâtiment de la Fondation Louis Vuitton, inauguré en 2014 au Bois de Boulogne, qui témoigne le mieux des ambitions muséales internationales de ces nouveaux acteurs. Conçu par l’architecte Franck Gehry, le bâtiment accueille une collection d’art contemporain de stature internationale par le biais d’une politique d’expositions temporaires très ambitieuse. La situation de ce musée, conçu par l’architecte du Guggenheim museum de Bilbao à quelques pas du bâtiment du Musée national des arts et traditions populaires fermé depuis 2005, résume en quelque sorte les transformations du modèle politique et économique durant les dernières décennies : la logique publique, longtemps personnalisée par Rivière et son musée des Arts et Traditions populaires, apparaît comme un modèle obsolète en regard du monde actuel.


Conclusions

Leur place dans les guides touristiques ne trompe pas : les musées font partie des institutions – avec les cathédrales, les parlements et les palais – qui symbolisent le mieux les villes et les capitales occidentales. Dès le XIXe siècle, l’esprit d’émulation ou de compétition commerciale qui s’empare des nations et se traduit, notamment, à travers les expositions universelles, passe par la comparaison des musées, de leur collection ou de leur fréquentation – le Louvre se présentant non sans fierté comme le musée le plus visité au monde. La fréquentation des plus grands établissements, de même que la logique de marché qu’ils déploient de plus en plus, les placent dans un rôle très différent de celui qu’ils jouaient il y a encore trente ans. Le rôle économique des plus grands musées, qualifiés de superstars18, les place sur un autre niveau : ils apparaissent ainsi non seulement comme des facteurs de développement touristique, mais aussi territorial, participant à l’attractivité de la « classe créative » (les entrepreneurs de demain : créateurs, designers, spécialistes de l’économie numérique, etc.) censée produire la valeur ajoutée de l’économie du XXIe siècle.

Cette tendance ne semble pas sur le point de s’arrêter. Parmi les évolutions considérées comme les plus probables pour les futures années figurent le développement du tourisme international (raison pour laquelle, par exemple, le Louvre revoit ainsi l’ensemble de ses espaces d’accueil sous la pyramide), mais aussi la diminution des subventions publiques19. Plus de touristes, plus de baby-boomers à la retraite (classe privilégiée ayant bénéficié des trente glorieuses mais exigeante dans ses choix culturels), et sans doute moins d’intervention des pouvoirs publics en faveur du soutien à ces établissements, dès lors chargés de se tourner davantage vers le marché (politiques tarifaires et commerciales) ou vers des mécènes potentiels.

Le rôle économique des musées est ancien : c’est déjà dans cette optique qu’un établissement comme le Victoria & Albert Museum avait été créé, à l’initiative de Henry Cole, afin de développer les qualités des produits issues de l’industrie britannique. Si les musées n’ont jamais été très éloignés des turpitudes de la vie économique, leur modèle de fonctionnement n’a cependant jamais autant ressemblé à celui d’une entreprise lucrative. Quelles perspectives cette évolution donne-t-elle pour le futur des capitales ? Les musées ont progressivement été créés, en l’espace de deux siècles comme des vitrines liées aux espaces qu’ils représentent (thème, région, ville, capitale). L’art du commerce apparaît-il de nos jours comme la donnée réellement la plus représentative des lieux dans lesquels ils se situent ?

Notes

1 Dans le Jules César de Goltzius (1563), puis dans les Inscriptiones de Quiccheberg (1565). La première liste de cabinets en français est donnée par Pierre Borel (Antiquitez, raretez, plantes, minéraux et autres choses considérables de la ville & Comté de Castres…, 1649).
2 Thiéry M., Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, ou description raisonnée de cette ville, de sa banlieue, & de tout ce qu’elles contiennent de remarquable, Paris, Hardouin&Gattey, 1787, 2 vol.
3 Il existe bien sûr déjà une architecture muséale spécifique, comme le montrent les bâtiments de l’Ashmolean Museum d’Oxford (1683) ou le Fredericianum de Kassel (1779).
4 Mac Greggor A., « Les Lumières et la curiosité. Utilité et divertissement dans les musées de Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle », in Pommier E. (Ed), Les musées en Europe à la veille de la Révolution, p. 493-523.
5 Marot S. « Musée du Louvre. Les galeries de peinture », in Les chefs-d’œuvre du Louvre, publiés par les Grands magasins du Louvre, Paris, sd.
6 Alexander E.P., Museum Masters: their Museums and their Influence, Nashville, American Association for State and Local History, 1983.
7 Mollard C., L’Enjeu du Centre Georges Pompidou, Paris, Union Générale d’Edition (10/18), 1976.
8 Mairesse F., Le musée, temple spectaculaire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2002.

9 On peut également évoquer dans cette perspective le rôle des musées industriels et des musées commerciaux. Voir
Mairesse F., Le musée hybride, Paris, La Documentation française, 2010.
10 Harvey D., >A brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005.
11 Bayart D., Benghozi P.- J., Le tournant commercial des musées en France et à l’étranger, Paris, Ministère de la culture et La documentation française, 1993.
12 Un site internet recense les principales publications liées au musée de Bilbao : http://www.scholars-on-bilbao.info/
13 Kemp R.L., Trotta M. (ed.), Museums, Libraries and Urban Vitality, Jefferson, McFarland, 2008.
14 Florida R., The Rise of the Creative Class : and Hot it’s Transforming Work, Leisure, Community and Everiday Life, New York, Basic Books, 2002.
15 Comme cherche à le montrer la Commission européenne. Voir les rapports sollicités par cette dernière : KEA, Study on the economy of culture in Europe, Bruxelles, 2006, Etude conduite pour la Commission européenne ; KEA, The Impact on culture on creativity, 2009. Etude conduite pour la Commission européenne. Disponibles toutes les deux sur Internet.
16 Mayor of London, World Cities Culture Report, London, 2012.Disponible sur Internet.
17 Voir l’essai de Werner P. Musée et Cie. Globalisation de la culture, Paris, l’Harmattan, 2009.
18 Frey B., « Superstar museums: an economic analysis », Journal of Cultural Economics, 22, 1998, p. 113-125.
19 NederlandseMuseumvereniging, Agenda 2023. Study on the Future of the Dutch Museum Sector , Amsterdam, September 2010. Disponible sur Internet.


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