Les enjeux sociaux de la réinsertion des chômeurs en situation d’exclusion en France et en Allemagne

Texte de Solène Hazouard, CIRAC

Date : 13 février 2012

Lieu : Maison Heinrich Heine, Paris

Organisateurs :

René Lasserre, Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise, Directeur du CIRAC
Henrik Uterwedde, Directeur adjoint de l’Institut Franco-Allemand de Ludwigsburg (DFI)

Programme : Les politiques d’aide au retour à l’emploi des chômeurs en situation d’exclusion. Comparaison France-Allemagne

La rencontre s’inscrit dans le projet de formation-recherche « Les politiques d’aide au retour à l’emploi des chômeurs en situation d’exclusion. Comparaison France-Allemagne » mené sur la période 2010-2012 par le CIRAC et l’Institut Franco-Allemand de Ludwigsburg, avec le soutien du CIERA (Centre Interdisciplinaire d’Etudes et de Recherches sur l’Allemagne, Paris) et de l’Université de Cergy-Pontoise (Civilisations et identités culturelles comparées des sociétés européennes et occidentales, CICC).

Accueillie sous l’égide de la Maison Heinrich Heine, cette journée d’étude réunissait des spécialistes français et allemands de politique sociale. Aux contributions portant sur les mesures d’orientation et d’accompagnement des allocataires du RSA en France et de Hartz IV en Allemagne, a succédé l’évaluation de l’efficacité de ces dispositifs en termes de réinsertion professionnelle. Le curseur a ensuite été placé sur les enjeux sociaux en termes de revenus, sous l’angle notamment de la problématique des travailleurs pauvres.

« Droits et devoirs » : l’accompagnement des bénéficiaires du RSA et de Hartz IV

Magda TOMASINI, Sous-directrice de l’Observation de la Solidarité à la DREES (Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé), a présenté le système d’accompagnement des bénéficiaires du RSA, dont les dispositions sont inscrites dans la loi du 1er décembre 2008 portant généralisation du revenu de solidarité active, selon une logique de « droits et devoirs » : chaque allocataire a droit à un accompagnement social et professionnel par un référent unique. En retour, il est soumis à l’obligation d’insertion, qui tient compte de la situation spécifique des parents isolés. Le RSA a fait l’objet d’une évaluation, présentée en décembre 2011. On constate dès lors une redéfinition du partage des rôles entre les différents acteurs (Conseils généraux, Caisses d’Allocations Familiales, Mutualités Sociales Agricoles, Pôle Emploi et Centres Communaux d’Action Sociale), dans un contexte de forte augmentation du nombre de bénéficiaires en raison de la crise économique. Si l’application de la réforme est bien engagée (80% des départements proposent un référent unique), les nouvelles dispositions en termes d’accompagnement n’ont pas encore été mises en place sur l’ensemble du territoire. Le cadre dual de l’orientation (parcours professionnel ou social) est respecté, mais 62% des départements offrent un parcours mixte, ou « socioprofessionnel ».

Les changements institutionnels sont peu perceptibles pour les bénéficiaires du RSA. Les modalités de mise en œuvre diffèrent selon les départements et 40% des allocataires n’avaient pas encore été orientés fin 2010. En outre, les bénéficiaires identifient mal la fonction de référent unique, tandis que le taux de contractualisation n’a pas augmenté de manière significative. Néanmoins, les bénéficiaires identifiant un référent RSA sont satisfaits de leur relation avec leur référent unique.

 En matière d’accompagnement des bénéficiaires dans le champ des droits et devoirs, un peu moins de la moitié des allocataires du RSA a bénéficié d’une aide (à caractère professionnel ou relative à l’insertion sociale). Le renforcement des actions professionnelles n’est pas perceptible. Un quart seulement des allocataires a suivi une formation, alors que la moitié aurait souhaité en bénéficier. L’accompagnement professionnel est perçu comme mobilisateur par les nouveaux bénéficiaires du RSA, les chômeurs de longue durée antérieurement bénéficiaires du RMI témoignant d’une plus grande méfiance envers le dispositif, perçu parfois comme un contrôle. Quant à l’accompagnement social, axé autour des allocations, des aides ponctuelles et du soutien moral, celui-ci peine à mobiliser les bénéficiaires. A la lumière des études réalisées, il apparaît nécessaire de mettre en œuvre, sur l’ensemble du territoire, un accompagnement global, à la fois social et professionnel.

Les modalités de suivi des allocataires de Hartz IV en Allemagne ont été spécifiées par Andreas HIRSELAND, Chercheur au département de recherche « Chômage et participation » (Institut für Arbeitsmarkt und Berufs­forschung, Nuremberg). Dans un contexte d’activation et de flexibilisation du marché de travail a été adoptée en 2005 la réforme Hartz IV, régie par le chapitre II du Code social allemand (SGB II). Regroupant l’aide aux chômeurs de longue durée (Arbeitslosenhilfe) et l’essentiel de l’aide sociale (Sozialhilfe), ce nouveau régime repose sur la réciprocité et la responsabilité individuelle. Les critères d’éligibilité sont redéfinis dans une logique d’activation. En janvier 2012, l’Allemagne rassemblait 6,2 millions d’allocataires, parmi lesquels 1,7 million ne pouvant travailler (soit quelque 15% des enfants allemands de moins de 15 ans).

Selon le principe du « Fördern und Fordern » (soutenir et exiger), le suivi de l’allocataire (ou « client ») s’effectue en quatre étapes : l’évaluation du profil, la détermination de l’objectif, la stratégie d’intégration et sa mise en œuvre dans le cadre d’un contrat de réinsertion. Le processus d’accompagnement prévoit des contrôles et des mesures de sanction. L’aide s’articule autour de trois types de mesures ayant pour visée respective :

  • l’intégration sur le premier marché de l’emploi, à travers les services de placement, les compléments d’insertion versés aux employeurs et le soutien à la création d’une activité indépendante ;
  • l’employabilité, avec le soutien au retour à l’emploi, les mesures de qualification/formation, les emplois d’insertion comme les jobs à 1 € et l’emploi aidé (deuxième marché de l’emploi) ;
  • la stabilisation psycho-sociale, notamment au niveau des communes (garde d’enfants, conseil en matière d’endettement et de toxicomanie).

Ce système est organisé autour des « Jobcenters », pour la plupart administrés conjointement par l’Agence fédérale pour l’emploi et les communes. Des objectifs en matière de placement leur sont fixés, les demandeurs d’emploi étant incités à faire davantage de concessions. Il existe par ailleurs des services privés de placement. L’accompagnement au sein de Hartz IV, certes en évolution constante, présente actuellement une ambivalence entre bureaucratie et professionnalisation.

Efficacité du RSA et de Hartz IV en matière de retour à l’emploi

La contribution de Cyril NOUVEAU, Chef du département « Marché du travail » à la DARES (Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé), était consacrée aux effets du RSA sur le marché du travail. Elle était axée autour de deux questions :

  • le RSA favorise-t-il le retour vers un emploi durable et de qualité ?
  • le RSA encourage-il les emplois à temps partiel, voire de plus faibles augmentations de salaires ?

En raison du caractère désormais universel du dispositif, l’absence d’un groupe témoin (susceptible d’établir une comparaison) rend son évaluation complexe.

Les résultats de l’expérimentation, mise en œuvre entre 2007 et 2009 au sein de 33 départe­ments volontaires, qui permettait les rapprochements avec une population témoin, sont peu concluants quant à l’impact du RSA sur le retour à l’emploi. En ce qui concerne ses effets sur l’accès à l’emploi des jeunes, la chute du taux d’emploi des personnes célibataires non diplômées devenant éligibles au RMI à 25 ans a disparu en 2010. Une rupture persiste sur l’emploi à temps partiel, ce qui pourrait à plus long terme dissiper les craintes d’un accroissement du temps partiel lié au RSA. En outre, le RSA n’a pas modifié les gains à l’emploi de manière homogène selon les compositions familiales et l’évolution des taux de retour à l’emploi ne va pas nécessairement de pair avec celle des gains financiers. Dès lors, on n’observe pas dans l’ensemble d’effet important et généralisé du RSA sur le taux de retour à l’emploi des bénéficiaires.

Si le temps partiel s’est développé en France avec la crise, le nouveau dispositif ne semble pas avoir incité les bénéficiaires du RSA activité seul à abaisser leur durée de travail. Par ailleurs, les entreprises n’auraient pas utilisé le RSA pour diminuer les salaires ou imposer le recours au temps partiel.

Quoi qu’il en soit, les effets modestes constatés peuvent être liés aux limites d’une évaluation portant sur l’impact de l’incitation financière et non sur l’accompagnement. Ils pourraient être plus nets à l’avenir : il faut en effet garder à l’esprit que le RSA a été introduit en période de crise économique et tenir compte des délais relatifs à la montée en charge du dispositif. Dernier facteur : les limites inhérentes au dispositif susceptible, dans certains cas, de réduire le gain à court terme à la reprise d’emploi, dont les modalités de calcul restent méconnues et ne permettant pas de lever l’ensemble des obstacles au retour à l’emploi.

A titre de comparaison, Regina KONLE-SEIDL, Chargée de recherches au département « Comparaisons internationales et intégration européenne » (Institut für Arbeitsmarkt und Berufs­forschung, Nuremberg) a retracé les enjeux de l’intégration sociale et professionnelle des allocataires de Hartz IV. Outre-Rhin, ce nouveau régime a pour ambition de réduire la pauvreté et de donner les mêmes droits et devoirs à tous les demandeurs d’emploi. Dans un premier temps, il a permis de révéler en partie la pauvreté cachée. Au 1er janvier 2012, seulement la moitié des bénéficiaires capables de travailler (de profil hétérogène) était intégrée au processus d’activation. Depuis 2006, le chômage de longue durée a fortement reculé, sans non plus augmenter au plus fort de la crise.

Le retour à l’emploi est financièrement plus attractif en France qu’en Allemagne. Dès lors, Hartz IV incite davantage les bénéficiaires à cumuler l’allocation avec des revenus de type Minijobs, rémunérés jusqu’à 400 € par mois. On observe ce phénomène de cumul également pour les salariés à temps plein, mais dans une moindre mesure et sur une plus courte période. L’évolution des emplois à bas salaires ces 15 dernières années montre que le régime Hartz IV a nettement moins contribué à leur croissance qu’il n’y paraît. Néanmoins, un peu plus de la moitié les allocataires seulement se voit proposer un emploi stable.

Parmi les 28% des allocataires de Hartz IV retrouvant un travail en moyenne annuelle, un tiers bénéficie des mesures d’aide à l’emploi prévues par le régime. Les mesures de formation, les compléments d’insertion et l’aide à la création d’entreprise peuvent augmenter les chances de réinsertion pour certains groupes d’allocataires. Les mesures de création d’emplois sont destinées aux personnes dont les perspectives de retour vers un emploi régulier sont faibles, voire nulles à moyen et à long terme. Les jobs à 1 €, qui jusqu’en 2011 représentaient l’instrument le plus répandu, ont fortement reculé depuis. Enfin, il existe un risque élevé de retour rapide vers le chômage pour les personnes éloignées de l’emploi qui présentent une capacité à travailler limitée et/ou de multiples handicaps. Les instruments d’aide au retour à l’emploi feront l’objet d’une réforme à partir d’avril 2012.

Enjeux sociaux en termes de revenus et de précarité

En guise d’introduction à son intervention, Jean-Luc OUTIN, Chargé de recherches CNRS au Centre d’Economie de la Sorbonne, a souligné l’actualité de la question des travailleurs pauvres dans un contexte de crise économique, de diversification des formes d’emploi et de mise en place du RSA, dont la visée était également de lutter contre la pauvreté en emploi. Afin de définir un travailleur pauvre, il faut s’interroger sur la notion de travailleur, l’unité de référence (ménage/individu), la période de référence et l’approche de la pauvreté. Selon l’angle individu-ménage choisi, le taux de travailleurs pauvres variait de 4,3 à 7,6% en France en 2005, les femmes étant moins touchées que les hommes.

En 2009, la France rassemblait 1,9 million de travailleurs pauvres, soit 6,7% des actifs occupés, le seuil de pauvreté étant placé à 60% du revenu médian. A titre de comparaison, le taux de pauvreté des chômeurs se situait à 34,7% la même année. La proportion de travailleurs pauvres est la plus forte parmi les femmes seules avec enfants. D’un point de vue sectoriel, les agriculteurs sont les plus concernés. En 2006, on dénombrait 3,7 millions de « travailleurs économiquement pauvres », soit les personnes dont les revenus d’activité individuels sont inférieurs au seuil de pauvreté. Ce phénomène touchait prioritairement les femmes (69,4%). Seul un quart d’entre eux vivait dans un ménage pauvre. Pour ces personnes, les situations d’activité à faible revenu étaient à peu près égales à celles des alternances entre emploi et chômage.

Les travaux de Céline MARC et Muriel PUCCI (Cnaf) ont montré que le RSA activité ne recouvre pas exactement la population des travailleurs pauvres au sens européen : 37% des travailleurs pauvres appartiennent à des foyers non éligibles au RSA activité, tandis que 53% des foyers éligibles au RSA activité appartiennent à des foyers situés au-dessus du seuil de pauvreté. Au regard des flux d’entrée et de sortie du RSA activité sur l’année 2010, on dénombre deux tiers d’allocataires permanents. Le rapport souligne également que le RSA diminue davantage l’intensité de la pauvreté en emploi que la pauvreté en tant que telle. Par conséquent, l’un des effets du RSA pourrait être de passer de la pauvreté sans emploi à la pauvreté en emploi. Pour conclure, il est nécessaire selon Jean-Luc OUTIN d’appréhender les trajectoires individuelles relatives à la pauvreté en emploi, dans le contexte des transformations du marché du travail. Il faudra s’intéresser aux effets microéconomiques et macroéconomiques du RSA, dont la mise en place au long cours va structurer les formes d’emploi.

En complément, Brigitte LESTRADE, Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise, a abordé le développement du phénomène des travailleurs pauvres outre-Rhin. Elle a rappelé les critères de définition de la pauvreté en emploi, le seuil de pauvreté en Allemagne étant situé à 11 278 € par an. Dès lors, le taux de pauvreté y était de 15,6% en 2010, contre 13,5% en France. Le risque de pauvreté est nettement plus élevé dans les Länder de l’est (19% en moyenne, contre 13,3% dans les Länder de l’ouest). Les ménages les plus menacés sont les familles monoparentales et les familles nombreuses. L’absence de qualification et le statut précaire du travailleur sont d’autres facteurs de maintien dans la pauvreté.

En 2010, 1,4 million de bénéficiaires de Hartz IV cumulaient emploi et allocation, contre 1,2 million en 2007. Ces « Aufstocker », qui représentent désormais 28,5% de tous les allocataires aptes au travail (contre 23,1% en 2007), peuvent être des chômeurs détenteurs d’un Minijob, des travailleurs à temps partiel ou des travailleurs à temps plein dans le secteur des bas salaires. Selon Brigitte LESTRADE, l’augmentation du nombre de travailleurs pauvres s’explique par :

  • la réforme Hartz IV, via la pression accrue exercée sur les chômeurs et l’effet du complément financier versé par l’Etat ;
  • le déclin des conventions collectives ;
  • la réforme des Minijobs ;
  • l’absence de SMIC national.

Afin de conclure cette journée, René LASSERRE, Directeur du CIRAC, a précisé que si le régime Hartz IV et le dispositif RSA présentent des similitudes, leur mise en œuvre s’inscrivait dans des contextes nationaux extrêmement différents. A l’aune de leur finalité respective, le dispositif français s’assimilerait davantage à une politique de lutte contre la pauvreté, le régime allemand étant plus fortement axé sur l’emploi.

Cette rencontre faisait suite à une première manifestation organisée en février 2011. Un colloque de dimension européenne viendra clore le projet à l’automne 2012.

Les actes de cette journée d’étude seront intégrés à un ouvrage collectif à paraître en 2013.


Masculinités et « masculinisme » ? (1880-1920)

Texte dPatrick Farges, université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

Introduction : histoire des masculinités et modèle hégémonique

Les mouvements des femmes et les mouvements féministes ont profondément ébranlé les représentations sociales de la masculinité. Une histoire du genre et des rapports sociaux entre les femmes et les hommes doit donc permettre d’éclairer la variabilité tant des constructions du féminin que des constructions du masculin. À y regarder de plus près en effet, le masculin et la masculinité, si longtemps considérés comme allant de soi au point d’avoir été un point aveugle de l’historiographie, sont en réalité extrêmement variables dans le temps et l’espace social. L’histoire des masculinités et l’histoire des hommes comme histoire du genre, telles qu’elles se sont développées outre-atlantique puis en Europe depuis les années 1980 et de manière accrue depuis la fin des années 1990 – un des premiers travaux d’histoire des idées sur la masculinité est l’œuvre de George L. Mosse, qui s’intéresse en 1996 aux conditions d’émergence d’une masculinité normative dans l’espace germanophone au XIXe siècle –, sont largement redevables à l’histoire des femmes et à l’historiographie féministe depuis les années 1970. Comme le souligne Anne-Marie Sohn en 2009, « [l]’histoire des femmes et du genre a eu pour principal mérite de démontrer que la différence des sexes est socialement construite. On ne naît donc pas homme, on le devient (…) ».

Il faut donc concevoir l’histoire des masculinités comme une histoire relationnelle, multidimensionnelle et intersectionnelle, qui intègre différentes formes de domination : domination des hommes sur les femmes, domination de certains hommes sur d’autres hommes, mais aussi rapports de domination sociale et rapports de domination raciale. C’est ce que rappellent Jürgen Martschukat et Olaf Stieglitz en 2008 :

Wir plädieren mit Nachdruck dafür, Geschichten der Männlichkeit als mehrfach relationale Geschlechtergeschichten zu konzipieren und zu schreiben. Das bedeutet, dass sich ein spezifischer Männlichkeitsentwurf sowohl in Bezug zu weiteren Männlichkeitsentwürfen (…) als auch zu Weiblichkeiten konstituiert. (…) Geschichten von ‘Männlichkeiten’ (…), also von Geschlechtsentwüfen, die historisch-kulturell variable sind, die in ihren Ausprägungen (mit-)bestimmen, wer wie handelt und welchen Zugriff auf gesellschaftliche Ressourcen hat, sind seltener.

La « question de femmes » fait partie des grandes questions traversant le XIXe siècle allemand, au même titre que la « question sociale », la « question nationale » ou la question juive ». Claudia Bruns (2008) formule, pour résumer l’histoire du long XIXe siècle allemand, l’hypothèse suivante : à mesure que les différences sociales inhérentes à une société d’ordres s’amenuisaient avec l’avènement de la société industrielle, la différenciation genrée a gagné en importance, jusqu’à devenir le principe même de la différentiation sociale. C’est pourquoi les revendications féministes touchaient au cœur même de la hiérarchie sociale, et ont affecté l’histoire des hommes et des masculinités.

La masculinité correspond, à une époque et dans un contexte social donnés, à un ensemble d’éléments socialement reconnus comme devant être le propre des hommes. Les hommes se doivent donc d’acquérir, d’entretenir et de défendre ces aspects reconnaissables. L’histoire des masculinités s’appuie sur deux hypothèses de travail, régulièrement soulignées et confirmées : d’une part, le « doing gender », c’est-à-dire la dimension performative de l’identité genrée masculine (au même titre que l’identité genrée féminine) dans un cadre socio-historique donné ; d’autre part, la notion de « masculinité hégémonique » empruntée à R.W. Connell, qui permet de penser un modèle dominant de masculinité. Ce modèle sert, dans un contexte donné, de référence, et d’éventuelles formes de masculinité dominées et alternatives se positionnent par rapport à lui. La « masculinité hégémonique » est, selon Connell, constituée d’un ensemble de pratiques, de rites et de normes mises en place par ceux qui bénéficient des avantages conférés par cette hégémonie et ont intérêt à en assurer la pérennité. La masculinité est donc une performance assignée comme telle aux hommes – jeunes ou plus vieux – et qui est constamment rejouée afin de prouver qu’ils sont bien des hommes, des « vrais ».

Au cours du grand XIXe siècle allemand se sont mises en place les principales caractéristiques d’un modèle bourgeois dominant de masculinité, dont les dimensions sont notamment les qualités du soldat, l’honneur, la capacité à construire et à défendre nation et famille (Wehrhaftigkeit) et donc l’hétérosexualité. Dans le même temps, cette masculinité s’est construite par le rejet du féminin. Dans un double mouvement, se trouvaient connotés péjorativement la dimension féminine et les attributs non allemands (notamment français), de sorte qu’« être homme » et « être allemand » se recouvraient en grande partie. Ainsi les « valeurs allemandes » (deutsche Tugenden) – introspection, bravoure, simplicité, courage, honnêteté, etc. – sont associées au masculin et la défense de l’honneur des hommes (et de leur virilité) devient un enjeu national. L’honneur (c’est-à-dire un fait purement « social ») devient un élément central de l’identité masculine. À cela s’ajoute que différentes instances de l’« entre-soi », où l’on survalorise le rôle des hommes, le culte de la virilité, les codes d’honneur, les rites initiatiques et le rejet des contre-modèles (comme l’efféminement ou la non germanité) servent de « fabriques de hommes ». Ainsi l’armée ou la caserne deviennent-elles des écoles de la nation et de la masculinité, ou plutôt, comme le fait remarquer Ute Frevert en 2008 : des masculinités. Car en effet, l’armée est la matrice de masculinités socialement hiérarchisées et largement imperméables les unes par rapport aux autres.

La social-démocratie allemande n’est pas en reste dans l’acceptation du modèle hégémonique de masculinité guerrière et il faut souligner la moindre implication des hommes dans la Frauenbewegung, à l’exception notable d’August Bebel (1840-1913), qui entretient des relations avec le mouvement « bourgeois » – notamment avec Louise-Otto Peters – et qui défend dans Die Frau und der Sozialismus (1879) l’idée selon laquelle la « question des femmes » fait partie intégrante de la « question sociale ». Selon Bebel, les femmes sont victimes d’une double peine : de la domination de classe et du patriarcat. La libération de l’humanité passe donc pour lui par l’égalité des sexes. Mais en dehors de cette exception notable, le SPD souscrit pour une grande part à une définition conquérante de la masculinité. En témoignent notamment les réactions du SPD face aux perturbations de la masculinité militaire à l’occasion de la guerre dans la colonie Deutsch-Südwestafrika (1904-1906) notamment. L’armée du Reich, qui n’a pas combattu depuis 1871, est alors violemment critiquée dans les rangs de la social-démocratie, où l’on trace un parallèle avec la période précédant immédiatement les défaites prussiennes d’Iéna et d’Auerstedt devant les armées napoléoniennes (1806). Ce qui est remis en cause, c’est bien la « capacité à faire la guerre » (Kriegsfähigkeit) d’une armée d’hommes qui n’ont pas combattu depuis une génération, comme le souligne Bernhard Neff en 2004. Ce que le SPD dénonce par-dessus tout, ce sont la pompe, les parades et les uniformes fringants de l’armée comme autant de signes du ramollissement, voire de l’aristocratisation, et donc de l’efféminement, de l’armée du Reich. En cela, les sociaux-démocrates rejoignent la critique bourgeoise de l’armée, qui croit détecter dans l’affinité visuelle entre les uniformes de parade militaire – ces « Militärcrinolinen » – et les atours de fête des dames de la bonne société une homosexualité latente.

La lutte des femmes pour conquérir de nouveaux territoires

Au tournant du siècle, le gynécologue Max Runge réclame – assez classiquement serait-on tenté de dire – « que l’homme soit bon guerrier et la femme bonne reproductrice ». Cette citation, qui affirme (ou plutôt souhaite ré-instaurer) une chose posée comme évidente, est en réalité, au moment où elle est énoncée, déjà en décalage par rapport aux avancées sociales. La période précédant la Première Guerre mondiale, qui marque l’aboutissement d’un certain nombre de dynamiques propres au « grand XIXe siècle » est une période extrêmement riche en matière d’histoire du genre, car elle rajoute de nombreuses strates à la définition des identités sexuelles et genrées. Dans le sillage du mouvement des femmes, ces dernières ont conquis de nouvelles positions dans la sphère publique, alors même qu’elles en avaient été progressivement chassées au cours du XIXe siècle. Ainsi venaient-elles directement se confronter aux hommes sur le même terrain. En effet, les femmes ont eu accès à l’enseignement supérieur, elles ont gagné en visibilité dans l’espace public et politique par leur mobilisation associative notamment, elles se sont imposées dans certains métiers et ont gagné leur vie, et elles ont réclamé l’émancipation politique et sociale. Nous prendrons deux exemples de cette conquête par les femmes de territoires traditionnellement masculins : l’accès à l’activité corporelle (Turnen) et à l’enseignement supérieur.

La Turnbewegung allemande (ou mouvement gymnique) est née de la volonté de promouvoir la santé de la jeunesse masculine prussienne et allemande dans une perspective de sursaut national. Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852), le « père de la gymnastique » avait pour ambition de faire du Turnen une activité de masse, et ce dès la première phase du mouvement, c’est-à-dire entre sa création en 1811 à Berlin et son interdiction en 1819. Ce mouvement connaît une renaissance après l’unification allemande en 1871 et les membres de la Deutsche Turnerschaft se placent sous l’autorité conjointe de l’Empereur et de la patrie. Ils contribuent à la glorification du militarisme et le Turnen s’impose comme « la culture corporelle la plus légitime d’Allemagne avec 648 000 membres en 1900 et 768 000 en 1905 » (Gertrud Pfister). Or ce mouvement a eu une position ambiguë par rapport aux femmes : d’un côté, les risques corporels encourus par les futures mères de la nation justifiaient l’exclusion ; de l’autre, la gymnastique était recommandée afin, justement, d’endurcir ces corps féminins considérés comme de constitution plus fragile. Déjà en 1855, le « père » de la gymnastique féminine, Moritz Kloß, estimait qu’il fallait traiter les corps des femmes avec des égards particuliers, compte tenu de la faiblesse de leurs muscles et de la fragilité de leur squelette. Tout au long du XIXe siècle, les femmes pratiquant une activité physique doivent donc rester tête haute, jambes en bas et jointes, afin notamment de ne pas adopter les postures – subversives – de garçons. Comme le souligne Gertrud Pfister :

Les adversaires et les partisans de la gymnastique des filles utilisent le même argument, celui de la faiblesse féminine, afin de réduire leur liberté de mouvement et de les empêcher d’accéder à un domaine masculin qui réduirait les différences de genre et menacerait ainsi l’ordre fondé sur la polarité des caractéristiques sexuelles.

Dans les années 1890, de plus en plus de femmes pratiquent pourtant la gymnastique. Elles intègrent des sections féminines au sein des Turnverbände masculins, mais créent également des associations féminines de gymnastique. En 1914, le Deutscher Turnverband compte 6% de femmes (sur 1,5 millions de membres au total). Dans les années 1920, plus d’un million de femmes pratiquent une activité physique collective. Le plus fort taux de participation féminine (près de 20%) est atteint au sein de la Turnerschaft.

Le second exemple d’une conquête de territoire concerne l’accès des femmes à l’enseignement supérieur et aux universités, qui leur a également ouvert l’accès à certaines professions. Cet accès des femmes à l’université se fait en Allemagne dans le contexte général d’un discours sur la dégénérescence de la société. Par rapport à d’autres pays comme la France, la Suisse, l’Angleterre ou encore les États-Unis, où l’accès est permis dès les années 1860, les états allemands accusent un certain retard. L’ouverture de l’enseignement supérieur a en réalité connu plusieurs étapes, qui correspondent à autant de cercles de protection autour du noyau (masculin) du pouvoir qu’est la sphère publique et politique : ainsi autorise-t-on dans un premier temps les femmes à être auditrices libres, puis à s’inscrire, puis finalement à soutenir une habilitation. Dans sa déconstruction pertinente de la question, simple à première vue : « qui la première femme étudiante dans l’espace germanophone entre 1890 et 1914 ? », Patricia Mazón met l’accent sur les ambiguïtés de ce que l’on entend par « étudier » d’une part (Quelles formes l’accès des femmes à l’université ont-elles pris ? Les a-t-on autorisées à assister physiquement aux cours ou bien uniquement à s’inscrire in absentia ?), et de ce que l’on entend par « femme » d’autre part (au regard notamment du débat virulent autour de la tenue et de l’habit des femmes à l’université à qui l’on demandait parfois de se travestir en hommes). Les premières revendications d’accès des femmes à l’université sont formulées lors du congrès inaugural de l’Allgemeiner Deutscher Frauenverein en 1865. Dans les années 1860-1870, les premières auditrices libres sont admises. Cet événement est d’ailleurs à l’origine d’un durcissement soudain des positions, alors que le problème ne s’était jamais posé auparavant. Dans un élan réactionnaire, les femmes seront formellement exclues des universités jusque vers 1880. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que les femmes sont pleinement autorisées à s’inscrire à l’université : en 1900 dans le Bade, 1903 en Bavière, 1904 dans le Wurtemberg, 1906 en Saxe, 1907 en Saxe-Weimar-Eisenach (actuelle Thuringe), 1908 en Prusse, Hesse et Alsace-Lorraine, et finalement 1909 dans le Mecklembourg-Schwerin. En 1914, on compte 6,6% de femmes parmi les étudiants ; cette proportion monte à 9,5% en 1919 puis 18,8% en 1931. En 1920, les femmes obtiennent le droit de soutenir une habilitation et en 1925, on dénombre 25 professeures dans les différentes universités allemandes. L’accès des femmes à l’université, parce qu’il a suscité des mécanismes forts de défense et d’exclusion, est venu remettre en cause les fondements mêmes du principe de décision collégiale et de cooptation.

Crises du masculin, antiféminisme et lutte de territoires

La conquête par les femmes de nouveaux territoires (au sens d’espaces physiques autant que d’espaces symboliques) a suscité, nous l’avons vu, diverses réactions de défense du territoire par des hommes habitués jusque-là à ne pas avoir de concurrence féminine. Cette lutte de territoires a profondément affecté la définition de la masculinité et l’identité masculine, au point de devenir une préoccupation majeure des hommes, qui se sont mobilisés par endroits pour préserver leur pré carré. Certains antiféministes conservateurs, comme le zoologue Benedict Friedlaender (1866-1908) par exemple, considéraient que la « lutte des classes » (Klassenkampf) et la « lutte des races » (Rassenkampf) étaient passées au second plan parmi les éléments perturbateurs de la cohésion sociale par rapport à la « lutte des sexes » (Geschlechterkampf). Cette réaction (au sens de sursaut réactionnaire) est intervenue, au tournant du siècle, dans un contexte de pessimisme culturel, de fascination morbide pour la décadence des valeurs et de peur du déclin de la culture par sa « féminisation ». Dans cette période autour de 1900 qui concentre les peurs plusieurs « crises » se conjuguent, notamment une crise du sujet et une « crise du masculin », en raison des mutations technologiques qui modifient en profondeur les critères de la masculinité dominante que sont l’agilité et la force et en raison de l’émergence des femmes dans divers domaines qui étaient jusque-là des chasses gardées. Comme le souligne Jean-Jacques Courtine (2011), qui rappelle notamment le fantasme du recul des naissances (que certains attribuaient aux mouvements féministes), « des années 1870 à la Grande Guerre, le spectre de la dévirilisation vient hanter les sociétés européennes : dégénérescence des énergies mâles, déperdition de la force, multiplication des tares. La virilité est en danger, et la nation avec elle ». Claudia Bruns (2008) ne dit pas autre chose :

Wo von Krisen der Männlichkeit die Rede war, las man spätestens gegen Ende des 19. Jahrhunderts auch von staatlicher Degeneration. Und umgekehrt galt ein starker, gesunder Staat im Wilhelminischen Kaiserreich als Ausweis von Männlichkeit.

En réaction, on voit apparaître des années 1880 aux débuts de la République de Weimar des stratégies discursives d’exclusion de l’« autre » féminin, de même que l’« autre » juif (lui-même associé à l’efféminement, comme le montre Sander L. Gilman dans ses travaux d’histoire culturelle). Ces stratégies se traduisent par une vague de publications ayant pour but de démontrer l’infériorité des femmes : ainsi Theodor Ludwig Bischoff (1807-1882) concluait-il à partir de ses études sur le cerveau et le crâne féminins à l’infériorité intellectuelle des femmes en raison du poids moindre de leur cerveau. D’autres débats concernent la moindre résistance physique de femmes qui les empêcherait de mener à bien une opération chirurgicale de longue durée ou encore leur timbre de voix qui les desservirait dans une plaidoirie. Il y a également des réactions plus ambiguës, qui réclament un accroissement du différentialisme hommes-femmes afin que les femmes puissent développer pleinement leurs capacités propres jusque-là étouffées. Comme l’indique Juliette Rennes (2007) :

Contre les offensives égalitaristes des féministes, mobiliser les constructions savantes relatives à l’infériorité naturelle des femmes constitue une stratégie depuis longtemps éprouvée. Une fois validés par des scientifiques/ et convertis en langage savant, les lieux communs sur la faiblesse féminine peuvent fonctionner comme arguments d’autorité : les études des années 1880-1920 sur la taille différentielle des cerveaux masculin et féminin, puis le rôle des hormones comme messagers chimiques de la féminité et de la masculinité viennent ainsi compléter des paradigmes scientifiques issus du dernier tiers du XVIIIe siècle qui visaient à montrer les déterminismes physiologiques qui pèsent sur l’ensemble du comportement féminin.

En 1900, le neurologue Paul Julius Möbius (1853-1907) écrit dans Über den physiologischen Schwachsinn des Weibes :

Körperlich genommen ist, abgesehen von den Geschlechtsmerkmalen, das Weib ein Mittelding zwischen Kind und Mann und geistig ist sie es, wenigstens in vielen Hinsichten auch. (…) Einer der wesentlichsten Unterschiede ist wohl der, dass der Instinkt beim Weibe eine größere Rolle spielt als beim Manne. (…) Der Instinkt nun macht das Weib thierähnlich, unselbständig, sicher und heiter. (…) Aller Fortschritt geht vom Manne aus.

En 1902, Hedwig Dohm publie le célèbre Die Antifeministen. Ein Buch der Verteidigung où elle prend ouvertement position contre ce nouvel « antiféminisme » et contre les écrits de Paul Julius Möbius en particulier :

Es ist ein Buch der Verteidigung, nicht des Angriffs. (…) Die von mir gewählten Vertreter des Antifeminismus kenne ich ja gar nicht. Es mögen charakter- und gemütvolle Persönlichkeiten, meinetwegen Menschen zum Verlieben sein, auch in ihren Schriften mag neben dem, was mich entrüstet, Gutes und Schönes stehen, das geht mich gar nichts an. Ich wende mich nicht gegen Personen, sondern gegen Ideen, ich schreibe keine Kritiken, meine Feder ist nur mein Schild zur Abwehr der tödlichen Streiche, die man gegen mich als Weib führt.

(…)

Dem Ansturm gegen die Frauenbewegung liegen die verschiedensten Motive zugrunde. Sie klar zu stellen nehme ich vier Kategorien der Antifeministen an: die Altgläubigen; die Herrenrechtler, zu denen ich die Charakterschwachen und die Geistesdürftigen zähle; die praktischen Egoisten; die Ritter der mater dolorosa (Unterabteilung: die Jeremiasse, die auf dem Grabe der Weiblichkeit schluchzen).

1912, l’année de la participation visible des femmes à la campagne électorale et d’une percée significative des sociaux-démocrates porteurs de la revendication du vote des femmes mais aussi quatre ans après l’autorisation pour les femmes de s’inscrire à l’université en Prusse, apparaît comme un point culminant de l’antiféminisme. C’est l’année où est fondé à Weimar le Deutscher Bund zur Bekämpfung der Frauenemanzipation, copié sur le modèle américain. Il regroupe des intellectuels, des artistes et des hommes politiques – Claudia Bruns le qualifie de « (groß-)bürgerliches, vorwiegend protestantisch-urbanes Sammelbecken » – et dépose une pétition à la Chambre des députés de Prusse afin d’interdire aux femmes l’accès à des postes de direction. Car c’est bien à partir du moment où la législation accorde aux femmes le droit de participer à la vie publique que l’antiféminisme fait tache d’huile et suscite des réactions dans la société civile masculine. Selon Ute Planert (1998), qui a consacré un volume à l’antiféminisme pendant la période du Kaiserreich, les réactions antiféministes ont surtout été suscitées dans les milieux conservateurs et bourgeois qui avaient profité en 1871 de la naissance d’une Petite-Allemagne protestante et autoritaire sous influence prussienne : la question de l’antiféminisme se situe donc à un point de croisement intéressant entre histoire du genre et histoire sociale. L’accès des femmes aux territoires masculins avait en effet profondément remis en cause la « composante professionnelle de la masculinité » bourgeoise, comme le rappelle Juliette Rennes dans le cas de la France :

Comment (…) décliner son identité masculine lorsque des opérations comme plaider en robe d’avocat, signer une ordonnance médicale, manier le bistouri, faire un cours dans un amphithéâtre, diriger un service administratif, dessiner des plans d’une maison ou donner des ordres à des ouvriers deviennent accessibles au sexe féminin ? Portées par les luttes féministes pour la mixité des professions de prestige historiquement masculines, les premières avocates, doctoresses, (…) enseignantes à l’université des années 1900, puis les rédactrices et les ingénieures des années 1920, dévoilèrent et, simultanément, mirent en question la composante professionnelle de la masculinité dans les classes bourgeoises.

Ce que les femmes révèlent en s’aventurant sur le terrain des hommes, ce sont les barrières à l’entrée dans les milieux professionnels et les pratiques socio-politiques. Les nouvelles situations de mixité brisent certaines pratiques sociales de l’« entre-soi ». En Allemagne comme en France, la lutte de territoires fut la plus âpre chez les médecins, les ingénieurs et, bien évidemment, les juristes, si conscients d’appartenir à un corps issu des milieux privilégiés et prompts à s’identifier aux formes de pouvoir autoritaire.

À l’antiféminisme tel que nous venons de le voir s’ajoute une autre composante de la réaction masculine au féminisme : un « masculinisme » qui survalorise l’être-homme et réhabilite toute une mystique du Männerbund. C’est Claudia Bruns qui propose le terme de « masculinisme », qu’elle emprunte à Andrew Hewitt, pour désigner ces mouvements. Selon Hewitt, le masculinisme est un trait distinctif du mouvement d’émancipation homosexuel, qui voit dans la relation érotique entre hommes la forme la plus pure de la force de socialité masculine et qui, ainsi, se défend contre toute rejet de l’homosexuel comme efféminé. Ce qui prime, c’est donc l’homosocialité et la monosexualité. En effet, l’intérêt accru de la médecine de la fin du XIXe siècle pour l’homosexualité masculine avait donné lieu à des développements sur la proximité et l’affinité des homosexuels/invertis/uranistes avec le féminin. Pour échapper au stigmate du danger de l’efféminement des homosexuels pour le tissu social, le mouvement « masculiniste » insiste au contraire sur la masculinité des homosexuels tout en basant le lien social sur la relation homme-homme. Le masculinisme apparaît donc comme une tentative d’inclure l’homosexualité dans le champ de la masculinité hégémonique et dominante. En 1902, l’ethnologue Heinrich Schurtz (1863-1903) introduit la pensée du Männerbund comme instance d’homosocialité et d’homosociabilité, dans la littérature scientifique. Quinze ans plus tard, ce concept est repris par Hans Blüher (1888-1955), qui affirme que seul le Männerbund permet – parce qu’il est monosexué et sélectif – à l’homme de développer pleinement ses capacités. C’est pourquoi Blüher s’intéresse de si près au mouvement des Wandervögel, dont il observe et analyse l’évolution de très près, ou encore au cercle de Stefan George. Par ailleurs, Blüher, tout comme les antiféministes, est violemment opposé au droit de vote des femmes et, plus généralement, à toute activité politique des femmes : c’est ce qu’il a exprimé dans un pamphlet intitulé Der bürgerliche und der geistige Antifeminismus (publié à Berlin en 1916), où il écrit :

Vom Votum einer Frau darf im Staate niemals etwas abhängen. Denn der Staat ist, mag er in jedem gegenwärtigen Zustande noch so verfahren sein, doch dazu berufen, größtes und mächtigstes Werkzeug des Geistes in der Welt zu werden. Da aber die Frau weder den Geist noch den Staat im Grunde ihres Wesens ernst nehmen kann, so darf sie auch nichts in ihm zu sagen haben. Die Frau ist Familien-Wesen und nur das. Zu meinen, daß der Staat eine erweiterte Familie sei, ist ein abgründiger Irrtum.

Avec le temps, Blüher va devenir de plus en plus marginalisé, se rapprocher des cercles de la « révolution conservatrice » et verser dans l’antisémitisme. Selon Bernd Widdig (1996), qui a analysé la culture du Männerbund, cette pensée paradoxale se veut anti-moderne, tout en reflétant pleinement son époque :

Männerbündisches Denken ist zutiefst defensiv, seine Aggressivität und Kompromisslosigkeit speist sich aus dem Gefühl eines drohenden Verlustes von Identität und einer Endzeit-Stimmung. In dieser anti-modernen Defensivhaltung ist der männerbündische Diskurs jedoch zugleich fixiert auf die Kultur der Moderne und ein unauflösbarer Teil von ihr.

Antisémitisme et antiféminisme

Deux caractéristiques sont régulièrement rejetées hors du champ de la masculinité hégémonique : l’efféminement et l’« enjuivement ». George L. Mosse (1996) souligne que les homosexuels et les juifs sont l’« autre » de la masculinité hégémonique. Il insiste en particulier sur la tentative de certains de ces « autres » de surmonter cette position marginale d’outsiders en imitant l’idéal-type de la masculinité, c’est-à-dire en adoptant les codes mêmes de la masculinité hégémonique. L’argumentation de Mosse des traits communs avec ce que Connell appelle « pratiques complices » de la masculinité hégémonique. Il y a donc un intérêt à traiter ensemble antisémitisme et antiféminisme. Le « cas Otto Weininger » (Jacques Le Rider) rassemble justement ces deux aspects. Otto Weininger (1880-1903), d’origine juive mais antisémite, homosexuel refoulé et antiféministe, représente à lui tout seul un certain nombre de contradictions des sociétés répressives de l’époque et des contradictions de la pensée occidentale, fondée sur le principe d’oppositions binaires. Sa courte vie se termine par un suicide. Sa thèse de philosophie, Geschlecht und Charakter, qui paraît en 1903, est un véritable phénomène de librairie. L’ouvrage est très largement lu et commenté par la plupart des intellectuels de l’époque à Vienne, Berlin, Paris ou Londres. Weininger y développe une théorie de la bisexualité fondamentale (ou plutôt : de l’hermaphrodisme) de l’être humain par le biais d’un enchevêtrement du principe « M »/masculin et du principe « F »/féminin, qui fait que chaque être humain (et chaque cellule de chaque être humain) est le résultat de la formule : xM + yF. Cette dualité masculin/féminin, que Weininger reconnaît en chaque individu, est associée à une thématique morale qui témoigne d’une forte influence kantienne : chaque individu a le devoir de dépasser sa composante féminine ou charnelle, au profit de sa composante masculine ou spirituelle, ce qui résonne comme un écho à l’impératif catégorique kantien prescrivant au sujet de dépasser sa partie sensible au profit de sa partie intelligible. Le principe masculin est ainsi confronté au risque permanent de « régresser » vers l’efféminement. Weininger met en place un système rigide et une typologie assez poussée dans laquelle le masculin est poussé à l’extrême en direction de l’intellectuel, du créatif, de la liberté et de la volonté (et in fine de la pulsion de mort, Thanatos), alors que le féminin est repoussé du côté de l’instinct, de la nature et de la vie. Le cas Weininger peut être considéré comme la cristallisation particulièrement visible de représentations circulant dans les sociétés germaniques (en particulier les milieux viennois) au tournant du siècle.

Si l’on se place du côté de l’histoire sociale à présent, il est intéressant de constater que ces représentations ont produit des pratiques sociales de masculinité « complice » (Connell), en particulier chez les jeunes hommes juifs – et en particulier les étudiants des universités de l’espace germanophone – afin d’affirmer leur masculinité et, par-là même, de rejoindre le cœur de la nation. C’est cet aspect des choses qui est au centre des travaux de Miriam Rürup (2008) sur la constellation complexe de corporations d’étudiants juifs pendant la période du Reich wilhelminien et pendant la République de Weimar. Ces corporations juives, nées à la fin du XIXe siècle de l’exclusion des étudiants juifs des corporations traditionnelles, avaient pour objectif de re-centrer les jeunes hommes juifs et de les sortir de leur position d’outsiders. En 1896 est fondé le Kartell-Convent der Verbindungen deutscher Studenten jüdischen Glaubens, né de la fusion de cinq corporations d’étudiants juifs créées depuis 1886. Dans la mouvance juive-nationaliste voire sioniste, une autre fusion de corporations donne naissance au Bund Jüdischer Corporationen en 1901, qui lui-même s’unira au Kartell Zionistischer Verbindungen pour former en 1914 le Kartell Jüdischer Verbindungen. Ces corporations sont le lieu d’un devenir-homme et, dans le même temps, d’un devenir-allemand. Les sorties à la taverne, la pratique de l’escrime, les rites initiatiques, l’identification à des couleurs et à des mots d’ordre sont les dimensions principales de la vie des membres de ces corporations, dans lesquelles les jeunes corps juifs sont mis à l’épreuve. Il s’agit de se rapprocher de l’idéal du « Muskeljude » voulu par le sioniste Max Nordau (1849-1923) et de mettre en scène l’appartenance tant au sexe masculin qu’à la communauté nationale allemande, au point que les étudiants membres de ces corporations incarnaient une position intermédiaire entre assimilation et rejet antisémite.

Conclusion : des hommes mutilés (émasculés ?) et une masculinité ébranlée par la Grande Guerre

La Première Guerre mondiale a constitué un traumatisme pour toute une génération d’hommes en Europe. Par bien des aspects, la guerre a mis fin à des dynamiques mises en place au XIXe siècle. Elle marque une importante rupture pour tous les mouvements (dont le mouvement féministe) qui avaient des ramifications internationales voire internationalistes. Avant tout, la Grande Guerre a, dans un premier temps, remis en cause l’armée comme matrice de masculinité. La guerre de tranchées, à l’opposé des représentations du mouvement conquérant et dynamique, la mixité sociale et la promiscuité ont contribué à redéfinir les dimensions de la masculinité. Pendant la guerre et à l’issue celle-ci, les psychiatres qui s’occupent des « gueules cassées » mettent en évidence – chose impensable jusque-là – l’existence de formes de neurasthénie, de « nervosité », voire d’« hystérie » masculines. George L. Mosse souligne à juste titre que la perception par les médecins psychiatres du choc traumatique mettait en jeu l’ensemble des stéréotypes de la masculinité et a conduit globalement au rejet du côté de l’anormalité des hommes souffrant de névroses dues au combat. De surcroît, la notion de choc traumatique permettait de conforter dans le discours médical la représentation de l’hystérie masculine comme le produit d’un traumatisme violent et de la différencier ainsi de l’hystérie féminine restée plus mystérieuse, donc plus inquiétante. C’est néanmoins tout un pan de l’identité masculine reposant sur l’action et le contrôle de soi (en opposition à la passivité et à l’affect associés au féminin) qui tombe. Dans ce contexte, la République de Weimar accorde le droit de vote des femmes, qui est aligné sur le droit de vote des hommes (il faut avoir plus de 21 ans). Les femmes acquièrent également par la Constitution de Weimar l’égalité dans la participation à la vie politique et sociale, elles qui ont été mises à contribution dans différents secteurs professionnels de l’économie de guerre. En 1919, elles participent pour la première fois aux élections, et massivement (environ 90% de participation). 10% (c’est-à-dire 41 en nombre absolu) des député-e-s nouvellement élu-e-s sont des femmes, souvent recrutées dans les rangs des activistes féministes (bourgeoises comme radicales). Pour les « nouvelles femmes » des « années folles », plus habituées que leurs aînées à se mesurer aux individus de sexe masculin, le féminisme « à l’ancienne » devient moins attractif le mouvement des femmes est marqué par des « forces centrifuges » et des « stratégies de distinction ». La liberté gagnée par certaines femmes de la bourgeoisie dans la sphère publique, au travail et dans les loisirs, où les sociabilités deviennent plus mixtes, ainsi que la nouvelle visibilité accordée dans certains milieux urbains et privilégiés à l’homosexualité féminine et masculine redéfinissent les relations de genre et en particulier la masculinité. Par bien des aspects, le nazisme renouera en les radicalisant avec des représentations pré-existantes, faisant des « années folles » une parenthèse dans l’histoire du genre.

Bibliographie

Marina Allal, « Antisémitisme, hiérarchies nationales et de genre : reproduction et réinterprétation des rapports de pouvoir », in Raisons politiques, n° 24.4 (2006), p. 125-141.

Claudia Bruns, Politik des Eros. Der Männerbund in Wissenschaft, Politik und Jugendkultur (1880-1934), Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau, 2008.

R. W. Connell, Masculinities, 2nde éd., Cambridge, Polity Press, 2005.

R. W. Connell et James W. Messerschmidt, « Hegemonic Masculinity. Rethinking the Concept », in Gender & Society, n° 19.6 (2005), p. 829-859.

Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, 3 vols., Paris, Seuil, 2011.

Ilse Costas, « Die Öffnung der Universitäten für Frauen. Ein internationaler Vergleich für die Zeit vor 1914 », in Leviathan, n° 23.4 (1995), p. 496-516.

Ute Frevert, Ehrenmänner. Das Duell in der bürgerlichen Gesellschaft. Munich, Beck, 1991.

Ute Frevert, « Das Militär als Schule der Männlichkeiten », in Männlichkeiten und Moderne. Geschlecht in den Wissenskulturen um 1900, dir. U. Brunotte et R. Herrn, Bielefeld, transcript, 2008, p. 57-75.

Sander L. Gilman, The Jew’s Body, Londres, Routledge, 1991.

Ernst Hanisch, Männlichkeiten. Eine andere Geschichte des 20. Jahrhunderts, Vienne-Cologne-Weimar, Böhlau, 2005.

Andrew Hewitt, « Die Philosophie des Maskulinismus », in Zeitschrift für Germanistik, Neue Folge, n° 1 (1999), p. 36-56.

Jacques Le Rider, Le cas Otto Weininger. Racines de l’antisémitisme et de l’antiféminisme, Paris, Presses universitaires de France, 1982.

Jürgen Martschukat et Olaf Stieglitz, Geschichte der Männlichkeiten, Francfort, Campus, 2008.

Patricia Mazón, « Die erste Generation von Studentinnen und die Zulassung der ‘besseren Elemente’ 1890-1914 », in Das Geschlecht der Wissenschaften. Zur Geschichte von Akademikerinnen im 19. und 20. Jahrhundert, dir. U. Auga, C. Bruns, L. Harders et G. Jähnert, Francfort, Campus, 2010, p. 113-126.

Patricia Mazón, Gender and the Modern Research University: The Admission of Women to German Higher Education, 1865-1914, Stanford, 2003.

George L. Mosse, The Image of Man. The Creation of Modern Masculinity, Oxford-New York, 1996.

Bernhard Neff, ‘Wir wollen keine Paradetruppe, wir wollen eine Kriegstruppe…’. Die reformorientierte Militärkritik der SPD unter Wilhelm II. 1890-1913, Cologne, SH-Verlag, 2004.

Gertrud Pfister, « Activitiés physiques, santé et construction des différences de genre en Allemagne », in CLIO. Histoire, femmes et sociétés, n° 23 (2006), p. 45-73.

Ute Planert, Antifeminismus im Kaiserreich. Diskurs, soziale Formation und politische Mentalität, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998.

Alice Primi, Femmes de progrès. Françaises et Allemandes engagées dans leur siècle, 1848-1870, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

Juliette Rennes, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine, l’accès des femmes aux professions de prestige (1880-1940), Paris, Fayard, 2007.

Annette Runte et Eva Werth (dir.), Feminisierung der Kultur? Krisen der Männlichkeit und weibliche Avantgarden, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2007.

Miriam Rürup, Ehrensache. Jüdische Studentenverbindungen an deutschen Universitäten 1886-1937, Göttingen, Wallstein, 2008.

Wolfgang Schmale, Geschichte der Männlichkeit in Europa (1450-2000), Vienne, 2003.

Anne-Marie Sohn, « Sois un homme ! » La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Seuil 2009.

Marie-Bénédicte Vincent, « Des études de droit au service de l’Etat. La formation des élites administratives allemandes sous l’Empire et la République de Weimar » in H. Joly (dir.), Formation des élites en France et en Allemagne, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2005. p. 49-64.

Bernd Widdig, « ‘Ein herber Kultus des Männlichen’: Männerbünde um 1900 », in Wann ist der Mann ein Mann? Zur Geschichte der Männlichkeit, dir. W. Erhart et B. Herrman, Stuttgart-Weimar, Metzler, 1996, p. 235-248.

L’Institut de science de la sexualité de Magnus Hirschfeld et le féminisme

Texte de Agathe Bernier-Monod, ENS Lyon

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

La libération des mœurs constitue un aspect fondamental de la révolution culturelle weimarienne. Amorcée dans les années 1890 et poursuivie sous la République de Weimar, cette entreprise de libéralisation  a été portée à la fois par les sociaux-démocrates, le mouvement féministe, le mouvement homosexuel et la réforme de la sexualité, initiée par des médecins et des psychologues.

Magnus Hirschfeld fut un représentant éminent des deux derniers mouvements. Il a été un des premiers défenseurs des droits des homosexuels, mais aussi le sexologue le plus populaire de son époque. Il se fait connaître en 1897 en créant le Comité scientifique-humanitaire (Wissenschaftlich-humanitäres Komitee) et en lançant une pétition demandant l’abrogation du § 175 du code pénal, qui prévoyait pour les rapports sexuels entre hommes une peine allant jusqu’à cinq ans de prison.

L’Institut de science de la sexualité, que fonde MH en 1919 à l’emplacement de l’actuelle Philharmonie à Berlin et qui perdure jusqu’à l’arrivée des nazis au pouvoir, fait figure de haut-lieu de cette révolution des mœurs. Ce centre de recherche sur la sexualité s’adressait aux médecins, mais aussi au grand public, auquel il dispensait des cours d’éducation sexuelle. Unique en son genre, l’Instititut proposait des consultations individuelles, organisait des conférences ouvertes à tous, et des séminaires plus spécialisés pour les médecins. Ce faisant, il tendait à dissiper l’opprobre qui recouvrait la sexualité et à libérer les otages de la double-morale qui avait cours alors : les femmes. Si bien qu’il est légitime de se demander :

I/ Quels contacts MH a-t-il entretenus avec le mouvement féministe ?

II/ Dans quelle mesure l’action de l’Institut converge-t-elle avec les revendications féministes ?

III/ Enfin, quelle vision de la sexualité féminine l’Institut a-t-il délivrée ?

Contacts avec le féminisme ?

On peut s’étonner qu’Hirschfeld et ses collaborateurs n’aient entretenu que peu de contacts avec le mouvement féministe.

MH était conscient des enjeux de la question féminine. En effet, il a été amené à la social-démocratie par sa lecture de Die Frau und derSozialismus d’August Bebel. Cet ouvrage abordait ouvertement la sexualité féminine et exposait la situation de double-oppression que subissent les femmes prolétaires.

Son amitié et sa collaboration avec Helene Stöcker, la fondatrice du Bund für Mutterschutz, l’Alliance de la protection des mères, sont bien connues. Les biographes d’Hirschfeld et de Stöcker l’évoquent sans jamais rentrer dans les détails. Hirschfeld et Stöcker partageaient une vision commune de la réforme de la sexualité. Epouvantail du mouvement féministe, la scandaleuse Helene Stöcker défendait les droits des mères célibataires et des enfants dits « naturels ». Elle est la première à avoir postulé que la libération érotique des femmes était un aspect essentiel de leur émancipation. Elle a été un membre fondateur du Comité scientifique-humanitaire et la seule femme à avoir signé la pétition de 1897 pour l’abolition du paragraphe 175.

Avant la fondation de l’Institut, Magnus Hirschfeld s’engageait au sein de l’Alliance pour la protection des mères. Il a écrit des articles dans Die neue Generation, revue dirigée par Stöcker, en 1911 et 1912. Il donna des conférences sur l’homosexualité à l’Alliance au moment où était débattue au Reichstag la question de la pénalisation de l’homosexualité féminine. Les deux organisations appartenaient à la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle (Weltliga für Sexualreform), créée en  1928 à Copenhague.

Hirschfeld et Stöcker se rejoignaient enfin par leur engagement pacifiste. En 1914, ils ont participé à la fondation du Bund Neues Vaterland, l’Alliance de la nouvelle patrie, organisation pacifiste allemande la plus importante.

En dépit de revendications communes et bien que Magnus Hirschfeld ait vu dans les représentantes du féminisme des alliées potentielles, la jonction entre mouvement féministe et mouvement homosexuel ne s’est pas opérée. On peut supposer plusieurs raisons à cela :

Ayant existé de 1919 à 1933, l’Institut était contemporain de la deuxième génération du féminisme. A cette période se pose un problème de relève dans les rangs du mouvement des femmes. En effet, la revendication féministe principale a été exaucée : le droit de vote a été accordé aux femmes. Moins revendicatives que leurs mères, les jeunes femmes avaient tendance à se reposer sur les conquêtes des militantes des années 1890.

Deuxième raison possible, l’apolitisme proclamé de Magnus Hirschfeld, qui voulait donner une image d’objectivité scientifique irréprochable à son institut. Hirschfeld croyait à l’axiome selon lequel le chercheur peut faire abstraction de  l’idéologie dominante et des superstitions populaires pour s’en remettre à la seule objectivité scientifique :

Ce que nous exigeons du chercheur en sexualité, c’est la capacité à tirer des conclusions strictement logiques, en se soustrayant à l’influence de l’opinion publique, qui n’est le plus souvent que l’opinion de ceux qui s’expriment le plus fort.

Il n’était donc pas question de se rapprocher d’associations féministes aux revendications politiques trop nettement articulées.

Réalisations féministes

En dépit de ces contacts ténus, on peut se demander ce que l’Institut a accompli pour les femmes et comment son action a pu converger avec les revendications de féministes bourgeoises radicales ou socialistes. L’Institut accueillait des milliers de visiteurs par an – 3500 l’année de sa fondation – dont ⅓ de femmes. Ces femmes venaient aux consultations matrimoniales et aux consultations sur la sexualité, assistaient aux séances de questions.

Libérer la parole

A mon sens, la principale contribution de l’Institut fut de libérer la parole féminine, de donner aux femmes un lieu de libre-expression. Celles-ci pouvaient faire part aux médecins de leurs interrogations et de leurs angoisses lors de consultations individuelles. Elles pouvaient aussi poser des questions de façon anonyme lors des séances de questions, qui connaissaient une forte affluence. Un médecin se chargeait ensuite d’y répondre devant l’assistance.

Les questions qui revenaient le plus souvent concernaient la contraception, l’épanouissement sexuel, mais aussi l’aspect politique de la sexualité. Voici quelques questions emblématiques rescapées du pillage de l’Institut :

« Comment prévenir le plus efficacement une grossesse? »

« Une femme peut-elle introduire son diaphragme seule?» 

« Mon mariage souffre beaucoup du fait que je ne me détende pas lors des rapports avec mon mari ; comment y remédier? »

« Pourquoi prend-on à la femme la maîtrise de son propre corps ? »

Cette question a des accents prémonitoires du MLF.

La libre expression féminine que proposait l’institut doit toutefois être nuancée dans la mesure où l’interlocuteur était toujours un médecin homme qui impose des réponses d’une autorité toute médicale.

Un autre type d’action de l’Institut qui rejoignait les aspirations féministes consistait dans la lutte pour la réforme du code pénal.

Demander la réforme du code pénal / le contourner

Suivant le modèle du Comité scientifique-humanitaire, une des raisons d’être de l’Institut était de chercher à infléchir la législation sur la sexualité. En ce sens, l’Institut a livré la même lutte pour la réforme du droit pénal que certaines féministes radicales. Le premier combat mené par MH pour l’abrogation du § 175 est contemporain de l’émergence d’organisations de femmes demandant la réforme du code civil et pénal. L’Institut allait même jusqu’à contourner certains paragraphes du code pénal.  

Le dermatologue Bernhard Schapiro, préposé aux « douleurs sexuelles physiques », distribuait des diaphragmes aux patientes et leur apprenait à les mettre. Un tel geste tombait sous le coup de l’alinéa 3a du paragraphe 184 qui limitait la diffusion de la contraception.

L’Institut militait aussi contre les  § 218 et 219 qui prohibaient l’avortement. Les femmes enceintes qui venaient à l’Institut et n’étaient pas financièrement en mesure de mettre un enfant au monde se voyaient indiquer l’adresse d’un médecin de confiance qui pratiquait les avortements. Dans la revue Die Ehe que l’Institut publia de 1926 à 1933, les publicités pour sages-femmes proposant des “conseils fiables et discrets” étaient légion.

Il faut toutefois garder à l’esprit que les médecins de l’Institut ne défendaient pas le contrôle des naissances au nom du bien-être des femmes ou au nom du droit des femmes à l’autodétermination. Ce sont avant tout des préoccupations sociales néo-malthusianistes qui animaient les médecins : il s’agissait de remédier à la misère ouvrière et à la pénurie de logement accentuées à leur sens par un nombre effréné de naissances.

Les convictions eugénistes ont également joué. Les sexologues de l’Institut voyaient en effet dans le contrôle des naissances et dans le choix libre et raisonné de son partenaire un moyen d’améliorer l’espèce humaine.

L’Institut a donc agi en conformité avec certaines aspirations féministes. En tant qu’institution scientifique, il a également développé un formidable discours sur la sexualité, féminine notamment. On peut ainsi se demander quelle image du fameux « continent noir » fut délivrée. S’agissait-il d’un discours progressiste et libérateur pour les femmes?

L’Institut de MH se heurte au continent noir.

Une analyse plus précise des publications d’Hirschfeld et de l’Institut révèle un discours équivoque et essentialisant. Hirschfeld et ses collaborateurs ont eu recours à une multitude de supports pour toucher l’opinion. Je me baserai sur la théorie des sexes d’Hirschfeld et ferai appel au manuel d’éducation sexuelle de Max Hodann, Geschlecht und Liebe in biologischer und gesellschaftlicher Beziehung, Sexe et amour sous leurs aspects biologiques et sociaux, et sur la revue Die Ehe.

Théorie hirschfeldienne des sexes

L’œuvre de la vie de Magnus Hirschfeld a été sa théorie des sexes, dite “théorie des degrés intermédiaires”(Zwischenstufentheorie). Pour expliquer l’homosexualité, Magnus Hirschfeld remettait en cause la stricte dichotomie des sexes, créant un « troisième sexe » dans lequel il classait les homosexuels et les hermaphrodites. Selon cette théorie, nul n’est «pleinement femme » (Vollweib) ou « pleinement homme » (Vollmann), mais toujours un assemblage des deux sexes. Cette théorie avait quelque chose de révolutionnaire au tournant du siècle.

Il n’empêche que les catégories du « féminin » et du « masculin » se voyaient essentialisées conformément aux représentations du temps. Hirschfeld reconnaissait ainsi comme traits de caractères masculins, la créativité, l’activité, la recherche. La passivité, l’attente et l’écoute seyaient aux femmes. Il ne remettait donc pas en cause les constructions sociales du masculin et du féminin.

L’Institut avait néanmoins le mérite de reconnaître aux hommes et aux femmes le droit au plaisir sexuel, posé comme condition du bonheur individuel. Toutefois, les femmes ne se voyaient pas pour autant concéder le droit de mener leur vie sexuelle comme elles l’entendaient.

Les maris éducateurs

Conformément à la théorie propagée par le best-seller de Van de Velde, Le Mariage parfait (Die vollkommene Ehe), il était de bon ton de dire que les femmes n’étaient pas aptes à découvrir le plaisir sexuel d’elles-mêmes. L’éducation de la femme revenait donc à l’amant ou au mari, qui faisait figure de guide et de maître.

Max Hodann, qui se réfère fréquemment à Van de Velde, enjoint ainsi un mari désemparé de réaliser « l’éducation sexuelle de sa femme ». Die Ehe reprend largement cette thèse à son compte.

L’historienne Kristine von Soden dénonce le double-discours qui sous-tend cette conception de la sexualité. Les femmes devaient s’en remettre au bon vouloir des maris ou des médecins chargés de suivre leur sexualité. La participation active des femmes au cours de l’acte sexuel n’est guère envisagée, ou bien se voit écartée aussitôt comme dangereuse. Cette dépendance comportait le danger d’une nouvelle forme d’oppression des femmes, d’autant plus soumises au désir masculin.

L’impératif de la maternité

Une autre contrainte pesait sur la sexualité féminine : l’impératif de la maternité. Die Ehe et le manuel de Max Hodann s’unissent pour affirmer que  « la maternité est nécessaire à l’épanouissement personnel des femmes. » Hodann avance des arguments relevant d’un biologisme déterministe:

Le corps féminin, doué d’un appareil de conception merveilleux, doit porter des enfants, afin de remplir  sa fonction.

Cette affirmation l’amène à conclure de façon péremptoire : « Une femme qui n’a jamais été mère, au fond, n’est pas une femme ». De même, l’article sur la surexcitation sexuelle de Die Ehe voue les femmes sans enfants aux pires troubles psychiques :

Une irritation extrême du système nerveux, une tendance à la violence, aux pleurs et une lourde fatigue ne manquent pas de se déclarer. Une nature aigrie et acariâtre, une excentricité, caractérisent de telles créatures féminines.

L’auteur de l’article procède ici tout bonnement à la médicalisation de la figure sempiternelle, burlesque  ou dramatique, de la vieille fille.

Cette idéologie de la maternité faisait l’unanimité, dans les milieux conservateurs comme au sein des associations féministes. Elle a pu toutefois revêtir des formes différentes. Cependant que les militantes féministes vouaient un culte à la maternité et pensaient à l’instar de Helene Lange et Gertrud Bäumer que « la maternité spirituelle » (“geistige Mütterlichkeit”) constituait l’essence de la féminité, de nombreux hommes se contentaient d’adhérer au déterminisme biologique selon lequel le rôle des femmes dans la société se limite à la conception et à l’éducation des enfants.

L’Autre

Force est de constater enfin que la perspective féminine n’est quasiment jamais adoptée. De nombreux articles publiés dans Die Ehe ainsi que la plupart des chapitres du manuel de Max Hodann entendent percer le « mystère féminin », éclairer la sexualité et la psychologie féminines.

Les titres d’articles de Die Ehe attestent cette obsession.

«L’éternel féminin. Le rôle de la femme chez Goethe », « Le mariage et le destin de la femme », « Quelques éléments sur la vraie nature de la femme ».

Cette fascination repose sur le préjugé que l’autre sexe est nécessairement singulièrement différent. Elle débouche sur une attitude de résignation. En témoigne la déclaration péremptoire de Max Hodann à un mari désemparé :

on peut seulement faire la connaissance de l’autre sexe, mais jamais le comprendre. […] Voilà la découverte la plus significative que la science moderne de la sexualité ait à offrir à une humanité sans repère.

A l’aune de l’avènement de la gynécologie, cette science « qui entendait expliquer la déviance de la norme masculine », les médecins s’étaient autoproclamés spécialistes ès – femmes. En dépit de ses aspirations progressistes, l’Institut n’échappe pas à la règle de réification et de mise sous tutelle des femmes dans ses écrits. Cela est d’autant plus vrai pour les femmes homosexuelles qui défient le schéma traditionnel de la sexualité.

Je vais maintenant aborder brièvement

Le statut particulier de l’homosexualité féminine

Les productions de l’Institut n’abordaient guère l’homosexualité féminine. N’étant pas pénalisée, elle ne nécessitait pas de lutte civique. Ce silence tient aussi au fait que l’existence même de l’homosexualité féminine n’était pas reconnue par la société. Deux articles parus dans Die Ehe en 1927, « L’amour lesbien » et « L’amour saphique», nous renseignent néanmoins sur la représentation de l’amour entre femmes que délivrait l’Institut.

L’article « l’amour lesbien » établit une confusion entre lesbianisme et hermaphrodisme. Il reprend en ce sens la catégorie du « troisième sexe », forgée par Hirschfeld. Il résulte de cette confusion un portrait monstrueux des lesbiennes, femmes à barbes, phénomènes de foires. Je cite :

Il existe chez les sexes intermédiaires féminins toutes sortes de variantes, qui vont d’une pilosité plus développée à certains endroits du corps, de la croissance de la barbe, de la formation d’une pomme d’Adam à l’excroissance du clitoris, qui atteint presque la taille d’un membre masculin.

De plus, il était répandu de croire que l’homosexualité féminine était une tendance commune à toutes les femmes et connaissait un véritable essor. C’est ce que proclame l’article « l’amour saphique ». Cette conviction relevait d’un antiféminisme latent, nourri par les milieux conservateurs:

Des milieux scientifiques sérieux affirment que les penchants homosexuels sont plus fréquents chez les femmes que chez les hommes. Les couvents, les pensionnats, les clubs de dames offrent souvent un terreau fertile à un amour entre femmes tantôt purement spirituel, tantôt physique.

La généralisation du lesbianisme, réduit à une forme courante d’affection entre femmes, implique sa négation en tant qu’orientation sexuelle véritable. Les milieux mentionnés – couvents, pensionnats – se caractérisent par l’absence d’hommes. L’homosexualité féminine se voit donc représentée comme une sexualité par dépit, alors que la politique de l’Institut a toujours consisté à affirmer le caractère inné de l’homosexualité.

« L’amour lesbien » énonce à ce sujet l’hypothèse selon laquelle le lesbianisme découle le plus souvent d’un dégoût ou d’une peur des hommes. L’article introduit le cas d’« une femme déçue qui se réfugia dans la tendresse extrême de l’amour féminin ». De même, dans la mesure où l’homosexualité féminine découle d’une aversion acquise, elle s’avère réversible, « guérissable » :

Dans de nombreux cas, une « guérison », un retour de la lesbienne à l’amour des hommes sera possible si l’on parvient, chez une femme normalement constituée, à dissiper un complexe phobique face à l’homme.

Des mesures préventives peuvent endiguer le développement d’une attirance homosexuelle chez les femmes :

Une saine éducation du corps et de l’esprit, qui comporte une véritable éducation sexuelle, peut aider, afin que l’on n’aborde pas l’homme avec une trop grande ignorance.

Supposer qu’une guérison de l’homosexualité féminine est possible, que l’homosexualité féminine ne constitue pas une orientation sexuelle en soi, mais toujours un recours adopté par détresse témoigne d’un refus de voir les femmes sortir du schéma habituel du mariage et de la vie de famille.

Conclusion

Le peu de contact qu’a entretenu l’Institut avec le mouvement féministe peut s’expliquer par l’éclatement et le cloisonnement des mouvements sociaux et culturels progressistes sous Weimar. En outre, la question qui importait le plus à MH était la défense des hommes homosexuels, frappés par le § 175.

En revanche, l’action concrète de l’Institut peut être considérée comme largement émancipatrice pour les femmes. L’institut a contribué à libérer la parole féminine en matière de sexualité – même si l’interlocuteur demeurait le médecin ou le psychiatre.

D’autre part, conscient du fossé qui existait entre la législation et la réalité des mœurs, on parait au plus pressé pour atténuer les drames individuels suscités par la misère ouvrière. Au moyen de contraceptifs, on tentait des résorber la paupérisation et la détresse physique des travailleuses qui enchaînaient les grossesses. Les campagnes de prévention mettaient également en garde contre les maladies sexuellement transmissibles, soulignaient le sérieux de l’érotisme.

Il n’empêche que l’Institut délivra un discours normatif sur la sexualité féminine, soucieux comme on l’était de contenir le danger potentiel que recelait le « continent noir ». Du chemin restait et reste encore à parcourir.

Par-delà sa destruction totale par les nazis, l’Institut servit de références à deux mouvements de l’histoire récente. Le mouvement gay allemand, dont l’épicentre se situa dans le Berlin-Ouest des années soixante-dix et quatre-vingts, revendiqua explicitement l’héritage d’Hirschfeld. Et le fond archivistique de sexologie et de Gender studies de l’Université Humboldt, initié au milieu des années quatre-vingt-dix, porte le nom d’«Archive Magnus Hirschfeld. »

Bibliographie indicative

Dose, Ralf, Magnus Hirschfeld. Deutscher – Jude – Weltbürger, Hentrich, Berlin, 2005.

Herzer, Manfred, Magnus Hirschfeld, Leben und Werk eines jüdischen, schwulen und sozialistischen Sexologen, MännerschwarmSkript Verlag, Hamburg, 2001.

Planert, Ute, Antifeminismus im Kaiserreich, Diskurs, soziale Formation und politische Mentalität, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1998.

Soden, Kristine von, Die Sexualberatungsstellen in der Weimarer Republik, Hentrich, Berlin, 1988.

Usborne, Cornelie, Frauenkörper – Volkskörper, Geburtenkontrolle und Bevölkerungspolitik in der Weimarer Republik, Verlag Westfälisches Dampfboot, Münster 1994.

Wickert, Christl, Helene Stöcker, 1869 – 1943 ; Frauenrechtlerin, Sexualreformerin und Pazifistin ; eine Biographie, Dietz, Bonn, 1991.

« Frauen von Format » ? Les féminismes allemands et les nouveaux médias (photographie et film) dans les années vingt

Texte dVéronique Dallet-Mann, Aix-Marseille Université

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

Frauen von Format, comédie de mœurs de Fritz Wendhausen sans grand rapport avec le féminisme qui sort sur les écrans en 1928, permet tout de même de faire le lien entre le cinéma allemand des années vingt et une histoire de corps, de cadrages et de formats -une histoire d’ « envergure » et de visibilité des femmes dans la société allemande. Dans les années 20, nombreuses sont les artistes d’avant-garde à s’emparer des nouveaux médias de l’époque : citons par exemple les photographes allemandes Marta Astfalck-Vietz, Aenne Biermann, Lotte Jacobi,Marianne Breslauer, Lotte Herrlich ou Erna Lendvai-Dircksen et les actrices ou cinéastes Andrea Fern et Asta Nielsen. Et, en France, Alice Guy, auteure en 1906 d’un film intitulé Les résultats du féminisme et qui lance : « Tournez, mesdames, il n’y a rien dans le tournage d’un film qu’une femme ne puisse pas faire aussi bien qu’un homme ! » (Renate Möhrmann, « Frauen erobern sich einen neuen Artikulationsort: den Film », in : Frauen Literatur Geschichte. Schreibende Frauen vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Suhrkamp, Berlin, 2003, 632-643), et Germaine Dulac. Les films s’emploient à véhiculer l’image de la « Nouvelle Femme », tout comme la publicité, à l’instar de ce slogan américain :

La femme d’aujourd’hui obtient ce qu’elle veut. Le droit de vote, de minces fourreaux de soie à la place de ses pesants jupons, un service à verre bleu saphir ou ambré, le droit de faire carrière, un savon assorti à la couleur de sa salle de bains. (Nancy F. Cott, « La femme moderne: le style américain des années vingt », in: Histoire des femmes en Occident, V. Le XXe siècle, p.162)

Comment les féministes cherchent-elles à s’adapter collectivement aux « bouleversements  qui ont lieu dans le paysage des médias » : diversification des médias imprimés et des supports techniques, invention du cinéma en 1895, premières projections de films en soirée dès 1912 et débuts de la radiodiffusion de divertissement en 1923 (Cowan/Sicks, Leibhaftige Moderne Körper in Kunst und Massenmedien 1918 bis 1933, transcript, Bielefeld, 2005, 23) ? Une forme de « politique éditoriale » se met-elle en place, par exemple dans l’édition de recueils de portraits de « femmes d’envergure », pour paraphraser le titre du film de Fritz Wendhausen ? A la lumière de quelques exemples, on tentera de contextualiser la relation que les féminismes allemands entretiennent avec les nouveaux médias. Les années vingt marquent également un début de prise en compte du film par les féministes allemandes et l’ébauche d’une réflexion et de prises de positions sur ce nouveau média en plein essor. L’échantillonnage glané au Landesarchiv Berlin (Helene Lange Archiv) met en lumière les relations et les interactions entre les avant-gardes photographiques ou cinématographiques et les féminismes, entre l’imaginaire des corps et l’évolution des représentations médiatiques des femmes, autour de « la caméra comme miroir et scène où se jouent les mises en scène de la fémininité » (Female Trouble. Die Kamera als Spiegel und Bühne weiblicher Inszenierungen, Pinakothek der Moderne, München, 2008).

Le format photographique

In seiner besonderen Auswahl sei so ein Buch der Versuch einer abgekürzten Chronik unserer Zeit.

Telle est l’ambition énoncée à la fin du préambule de Unsere Zeit in 77 Frauenbildnissen (Niels Kampmann Verlag, Heidelberg, ca. 1930), dont le Landesarchiv Berlin conserve un exemplaire (cote B5125). Une chronique iconographique au féminin, en somme ? Au début de la République de Weimar, la photographie est bien établie comme tradition de représentation privée et publique, non seulement d’hommes, mais également de femmes célèbres et de féministes. Or les années 20 marquent un tournant à plus d’un titre : c’est que les femmes sont de plus en plus souvent devant et derrière la caméra -et parfois des deux côtés, dans le cas d’autoportraits photographiques. On estime qu’un tiers des studios sont aux mains de femmes. Leur renommée peut dépasser les frontières de leur pays, comme celle de la célébrissime Viennoise Madame d’Ora – Dora Kallus, dite la « suffragette de la photographie ». Depuis le début du XXe siècle, la profession de photographe est considérée comme socialement acceptable pour une femme issue de la bourgeoisie : ainsi, le Lette-Verein ouvre à Berlin une classe de photographie pour les femmes. Celle-ci devient un art, aux techniques et aux expérimentations nouvelles, et l’activité des photographes connaît un bond, favorisé par la baisse du coût de la photographie et l’expansion des médias imprimés de masse, des magazines pour femmes (Uhu ou Die Dame par exemple), de la publicité et de la mode. À partir de 1931, l’éditeur Ullstein-Verlag à Berlin possède son propre atelier photographique. Les femmes photographes combinent souvent recherche et expérimentation d’avant-garde, reportages et photographies de studio. Les photographes Marta Astfalck-Vietz (qui réalise des collages pour les réclames utilisées par Walther Ruttmann dans Berlin, dieSinfonie der Großstadt en 1927), Marianne Breslauer et Lotte Jacobi, photographe célébrée de « la céleste bohême » et qui aurait préféré travailler pour le cinéma, ont leur propre studio. Citons encore Frieda Riess, Suse Byk, Ilse Bing, « la grande dame du Leica », Lotte Herrlich, photographe renommée du naturisme et, parmi les auteurs des photographies du recueil, Wanda von Debschitz-Kunowski et Erna Lendvai-Dircksen. Formée au Lette-Verein et propriétaire d’un studio de portraits à Berlin jusqu’en 1943, cette dernière conçoit dès 1917 le projet de photographier le « visage du Peuple allemand » et publiera en 1937 la série de portraits intitulée Nordsee-Menschen (Verlag F. Bruckmann KG, München). Dans une double médiatisation -par la photographie et par leur propre corps qu’elles mettent en scène-, ces photographes pratiquent l’autoportrait, que l’on peut interpréter après Elisabeth Bronfen, lectrice de Judith Butler, comme un « démontage » des codes culturels de la représentation de la féminité. La « féminité comme trouble dans l’image », voire comme « dissolution du soi dans l’image », dans Suicide in Spirit de Marta Astfalck-Vietz, montage photographique à l’humour noir, à la fois auto-castration intellectuelle -« suicide » de l’esprit et en esprit- et « suicide » dans et par l’alcool d’une illusionniste qui n’est autre qu’elle-même ? Néanmoins, l’approche de ces photographes diffère dans les portraits de commande. Ainsi, on peut difficilement imaginer deux portraits plus éloignés l’un de l’autre que ceux que Lotte Jacobi réalise d’elle-même et de Lotte Lenya. Ce dernier devient l’une des incarnations les plus médiatisées de la « Nouvelle Femme », tout en gardant un caractère résolument individuel dans lequel l’actrice débutante se reconnaissait complètement. Ainsi se manifeste le « punctum », ce détail spécifique qui se détache du « studium » des codes culturels de la représentation, selon Roland Barthes (Elisabeth Bronfen, « So sind sie gewesen: Inszenierte Weiblichkeit in den Bildern von Fotografinnen », 4-6, http://www.bronfen.info/index.php/writing.html? [10.01.2012]).

Kollektive Identitäten lassen sich, so die These Benedict Andersons, nur über die Vermittlung zirkulierender Medien ausbilden. (Cowan/Sicks, 22)

Le recueil Unsere Zeit in 77 Frauenbildnissen, exclusivement consacré à des portraits féminins qui sont fréquemment réalisés par des photographes femmes, correspond à une politique éditoriale de médiatisation des femmes et des féministes. On peut penser que cet éditeur est soucieux d’un lectorat -féminin mais pas exclusivement- friand de comprendre son époque, de voir s’incarner le dynamisme culturel de son pays et de se reconnaître dans ces portraits. Les associations féministes poursuivent une politique de visibilité collective qui fait entrer le corps des femmes sur la scène publique et éditoriale. Cela va des documentations iconographiques des congrès féministes, comme le recueil de portraits intitulé Bilder vom Internationalen Frauen-Kongress 1904 (Landesarchiv Berlin, Int. 2054), aux portraits des dirigeantes du mouvement féministe, qui leur assurent visibilité et postérité (Preußischer Kulturbesitz), en passant par les photographies de groupes de femmes destinées à médiatiser les actions féministes à la fois dans les réseaux féministes et auprès de l’opinion publique depuis les années 1880. Ce qui semble nouveau ici, c’est que le choix iconographique se fonde sur le rayonnement, sur l’envergure -le « format »- de la femme choisie selon un échantillonnage par domaine d’activité (belles lettres, médecine, édition, politique, théâtre et arts ou sport). Ces portraits sont ici ceux d’une individualité qui tend à la généralisation et à la typologie, c’est-à-dire à la représentatitivité socio-culturelle :

Für jene Kräfte, die an der Entwicklung unserer Epoche in irgendeiner Weise mitwirken oder die das aktuelle Gesicht unserer Zeit mit all deren Merkmalen bestimen –mögen diese Kräfte nun als Frauenbewegung, Politik, Wirtschaft, Kunst, Wissenschaft, Sport oder Gesellschaftskultur fühlbar sein – wurden Frauen gewählt, die wir als Repräsentantinnen dieser Kräfte und Strömungen anerkennen. (Geleitwort, 77 Frauenbildnisse unserer Zeit)

 Ces photographies s’inscrivent entre les pôles de la « massification », -« signature par excellence de la vie urbaine » (Cowan/Sicks, 21)- et de la standardisation propres aux années vingt d’une part et de l’affirmation d’une individualité croissante, manifestée par exemple par de nouveaux choix d’une vie autonome, d’autre part. « L’exposition du corps dans sa sérialité » dans les revues musicales ou dans le sport de compétition, illustrée par les photographies des équipes féminines de hockey du Sportclub Ullstein et du Berliner Turnerschaft en 1923 (http://bpkgate.picturemaxx.com/ [26.12/2011]), et la « figure duelle de la perte d’identité dans la masse et de la constitution d’une identité grâce à l’identification collective » prennent ici la forme d’une identité de groupe positive : celle d’un corps collectif constitué de femmes. Pour ces dernières, il s’agit de « faire corps », de « faire masse » sur la scène publique, en instrumentalisant leur corps, devenu de la sorte « non seulement un objet des nouveaux médias de masse, mais également un médium à part entière lui-même » (Cowan/Sicks, 23). Il en va ainsi des photographies de groupes féminins professionnels prises lors d’excursions sur des lieux symboliques  de l’identification masculine nationale, comme ces femmes, membres de la Fédération des employées de bureau, qui posent devant le Monument de la Bataille des Peuples à Leipzig, en 1927 (Landesarchiv Berlin, Helene Lange Archiv, B Rep. 237-16 Nr. 5, http://addf-kassel.iserver-online.de/ [25.12.2011]).

 [Diese doppelt] medialen Repräsentationen des Körpers  […] inszenieren in unterschiedlichen Medien (Bild, Schrift, Ton) die Arbeit eines weiteren Mediums (des Körpers) in seinen unterschiedlichen Gebrauchskontexten. Sinn entsteht hier aus der differenziellen Bezugnahme der verschiedenen Medien auf das Medium Körper. (Cowan/Sicks, 23)

Ainsi, les années vingt sont marquées par le foisonnement des images de la féminité, par leur multiplicité et en même temps leur « sérialité », entre standardisation et déconstruction des codes de représentation. C’est l’ère de la « Backfisch » délurée exprimant des vélléités d’indépendance(l’actrice Ossy Oswalda dans Ich möchte kein Mann sein de Ernst Lubitsch en 1918), des «  (Working) Girls », des « Flappers », qui s’illustrent dans les revues (Joséphine Baker se produit à Berlin en 1925), de la Garçonne, comme autant de figures de l’émancipation des femmes. Médiatisée par le « scandaleux » roman de Victor Margueritte en 1922, illustré en 1925  par Kees van Dongen (http://www.kb.nl/bc/koopman/1919-1925/c17-fr.html, 28.12.2011), la Garçonne est reconnaissable à sa silhouette immortalisée par Paul Poiret et Coco Chanel, à sa coupe au carré, voire au pantalon qu’elle porte et à la cigarette qu’elle fume. Elle incarne « consommation, succès et mobilité » dans la grande ville devenue « le théâtre de l’indépendance féminine » (Jatho, 11) et ambiguïté sexuelle, « mélange des genres »qui fait tout à la fois scandale et fureur et qu’incarnent Anita Berber ou Marlene Dietrich ou encore Tamara De Lempicka, dont l‘autoportrait androgyne fait la couverture de Die Dame en 1929.

Dans les corps déliés des « portraits de femmes » retenus ici, que leur souplesse même protège des aléas de la Modernité, se manifeste la standardisation (relative et partielle) de ces figures féminines : à la « Nouvelle Femme » semble répondre la « Nouvelle Féministe », chez les femmes les plus jeunes. Si le corps apparaît davantage, il revêt moins de caractéristiques individuelles que celui de la génération précédente. On le devine musclé, androgyne et il répond aux canons de la mode, de la publicité et des nouveaux médias, comme dans les portraits de l’éditrice Irmgard Kiepenheuer (77 Frauenbildnisse, 8), la féministe Elsa Fleischmann (20), la championne automobile Clairenore Stinnes (72) ou encore la joueuse de tennis Cilly Aussem (77). Ainsi le « changement générationnel » se manifeste-t-il dans cet ouvrage.La médiatisation du corps par les avant-gardes et les féministes et l’apparition de « nouveaux formats » féminins crée pour le lectorat féminin une possibilité d’identification nouvelle avec le modèle et parfois même avec la photographe. Se profile toutefois le risque de l’instrumentalisation à des fins nationalistes, voire völkisch, jusque dans le style d’Erna Lendvai-Dircksen (45) ou de la jeune championne de tennis Helene Meyer (74). L’ouvrage se recommande en outre dans son introduction de Johann Kaspar Lavater pour fonder cette « tentative de faire se refléter notre époque dans le visage de ces femmes d’aujourdhui, qui sont d’origines, de professions et de domaines d’actions très divers, pour aider à la connaître ».

Le format cinématographique ou « les feux follets scintillants »

Von allem Elend, das über unser Volk gekommen ist, ist die innere Zuchtlosigkeit mit am schlimmsten. Das zeigt sich besonders in der Grossstadt. Der Film, der als Kulturträger wirken sollte, ist unter dem Deckmantel der « Aufklärung » zur Filmseuche geworden, und bringt unser Volk um den letzten sittlichen Halt. Nicht allein in der Grossstadt wütet die Filmseuche, sie dringt bis in die entferntesten Landesstädtchen, und vergiftet Volksteile, die bis dahin keine Ahnung von den zersetzenden, unsittlichen, krankhaften Entartungen, die im Film « Anders wie Andere § 175 » gezeigt wird, hatten. Wohin soll es führen, wenn unsere Jugend in den Strassen fast nichts anderes mehr sieht als krasse aufreizende Bilder von Sünde, Laster, Ehebruch und Verworfenheit, von Raub und Mord, von einem verblendend dargestellten Luxusleben in verlockender Umgebung einer verroteten Menschenklasse.

Unser bis dahin ehrbares, anständiges und arbeitsames Volk wird hier von einzelnen gewissenlosen Unternehmern bis ins Mark getroffen. Der Film, der als Kulturträger auf den Plan trat, wird dadurch in das Gegenteil verkehrt, indem sie unser Volk durch die flimmernden Irrlichter in den Sumpf führen.

Dagegen muss Front gemacht werden. Wir fordern die Frauen und Mütter aller Volkschichten auf, die Jugend und das Volk gegen diesen Schmutz zu schützen. Wir werden in einer Kundgebung am 14. November abends 7 1/2 Uhr in der Hochschule für Musik, Charlottenburg, Hardenbergstr. verlangen, dass eine Filmüberwachungskommission von Frauen und Männern eingesetzt wird, denn die jetzigen tätigen Kreise sind nicht durchweg in der Lage, selbst zu beurteilen, ob ein Film zersetzend oder aufbauend wirkt.

Die wirklich künstlerisch schaffenden Elemente werden unsere Anregung freudig begrüssen, denn auch sie leiden unter dem Druck der spekulativ geschäftlichen Personen, die den Film nur auf die niederen Instinkte der Menschen eingestellt haben.

Wir rufen euch alle, denen die Gründung unseres Volkes am Herzen liegt. Wir wollen aufbauen und nicht versinken im Schmutz. Dann kommt alle, um dieser Bewegung zu einem starken, fortreissenden Erfolge zu verhelfen.

Als Redner sind vorgesehen :

Frau Adele Schreiber (SPD), Frau Weltmann, Fräulein Fr. von Harnack (DDP), Herr Pfarrer Mumm, Herr Schulrat Beuermann.

Hochachtungsvoll

Deutscher (katholischer) Frauenbund, Kirchlich soziale Frauengruppe, Spandauer Lehrerinnen Verein, Verbündete Verei(en) für Mittelstandsfürsorge, Frauenverein von 1849, Diakonie Verein, Zehlendorf Verein Wohlfahrt der weiblichen Jugend, Evang. Verband zur Pflege der weiblichen Jugend Deutschlands, Verein gegen den Missbrauch geistiger Getränke, Flottenbund deutscher Frauen, Deutscher Schriftstellerinnenverband, Wohlfahrtsverband der Lehrerinnen, Jungdeutschlands Mädchengruppe, Verein für das Deutschtum im Ausland, Frauenbund für Eigenkultur und volkswirtschaftliche Aufklärung, Verband deutscher Volksschullehrerinnen.

Berlin, den 29. Oktober 1919

Cet appel public intitulé Gegen die Kinoseuche ! (LAB, Rep. 060-53MF4224-4225) émane du Deutscher Frauenbund, que dirige Jenny von Dewitz, et est signé par 16 associations féminines professionnelles, confessionnelles et « nationales ». Il est accompagné d’une lettre d’invitation à laquelle Marie-Elisabeth Lüders a apposé sa signature, ainsi que d’un message de soutien. Le cinéma y est assimilé à un virus dont les bacilles -les films- contamineraient le corps social et national tout entier, jusque dans ses recoins les plus secrets et les plus préservés, générant enlisement, corrosion, empoisonnement, dégénérescence et pourrissement individuel et social et entraînant ainsi la décadence du « peuple allemand ». Le cinéma donnerait le coup de grâce à un peuple « pur » mais corrompu par les spéculateurs sans scrupule, ces mauvais génies de la Modernité. Seuls des femmes et des hommes éclairés seraient à même de s’opposer aux « feux follets scintillants » pour mener sur le droit chemin la jeunesse et la nation menacées et les « édifier » en leur redonnant santé physique et morale. Sous les feux de la critique, les Sitten- und Aufklärungsfilme, films de mœurs et d’information sexuelle à visée sociale et hygiéniste pour les uns, « films de mauvais goût, de bas étage et immoraux » (Kitsch-, Schund- und Schmutzfilme) pour les autres. Ces derniers les tiennent pour responsables de « l’empoisonnement du Peuple et de sa dépravation spectaculaire », selon le diagnostic de la Reichszentrale für Heimatdienst (LAB, B Rep. 235-20, HLA-Zeitunsausschnittsammlung MF-Nr.1257, 9.01.1920). Le débat fait rage dans l’entre-deux-guerres, comme en témoigne le poème aux accents de pamphlet que publie le Film-Kurier à ce sujet :

Gar nützlich sehr und angenehm

Ist stets das Sexualproblem.

Dem einen dient’s für Seel’ und Leib

Zu allbeliebtem Zeitvertreib,

Der andere macht, wenn es sich trefft,

Damit ein glänzendes Geschäft.

So leuchten denn von allen Teilen

Der buntbeliebten Litfaßsäulen

Im ganz gigantischem Formate

Die allerneusten Filmplakate.

Hier lockt die »Prostitution«

Uns alle mit Sirenenton,

Dort gibt’s für Männer und für Frauen

»Die Sünde einer Nacht« zu schauen,

Hier ist gar »Sünd’ges Blut« zu sehn,

Doch »Sündenlust« ist auch ganz schön;

»Die Kupplerin« winkt in der Nähe,

Dort lädt man uns zu »Lilli’s Ehe«,

Ich wette ebenso gefällt’s,

Besieht man sich »Venus im Pelz«.

Man sieht »Das mysteriöse Bett«,

»Das Gift im Weib« ist grad so nett

Und »Nach dem Mann der Schrei« nicht minder;

Das »Fräulein Mutter« schreit um Kinder.

Wie lieblich wirkt in diesem Tanz

Der gute, alte »Myrthenkranz«.

Natürlich erst, wenn er zerrissen,

Wie wir durch »Die Verführten« wissen.

Daneben fällt uns auf beim Wandern

Ein Drama »Anders als die Andern«.

Auch dies betätigt mit Genuß 

Sich ganz in Sexualibus.

Und wenn ich sehe, wie ringsum

So einstürmt auf das Publikum

In wilder Flut Erotik nur

Unter dem Mantel der Kultur,

Denk’ ich: »wenn ich ‘nen Film nur wüßt’,

Der ›Anders als die Andern‹ ist.

(Job : « Anders als die Andern », Film-Kurier, Nr. 13, 30.6.1919, in : CinErotikon. Sexualität zwischen Aufklärung und Ausbeutung in der Weimarer Republik. Materialien zum 12. Internationalen Filmhistorischen Kongreß, Hamburg, 4. – 7. November 1999, http://www.cinegraph.de/kongress/99/k12_01.html, [27.12.2011])

Derrière ces titres satiriques se cachent notamment les films de Richard Oswald : Es werde Licht! (1917), film de prévention de la syphilis soutenu par la Société allemande pour la lutte contre les maladies sexuelles et la Société médicale pour la science sociale (la quatrième partie est intitulée Sündige Mütter – Strafgesetzbuch §218 et informe sur les dangers de l’avortement), Das Tagebuch einer Verlorenen (1918) et Dida Ibsens Geschichte. Ein Finale zum « Tagebuch einer Verlorenen » von Margarethe Böhme (1918), deux histoires de femmes « rejetées, pas épousées, vendues ». Ainsi, le spectre de la décadence morale de l’Allemagne (« Sittenverfall ») généré par la défaite suscite un débat intense dans la jeune République allemande. Dans le contexte d’une technique naissante, d’une industrie du divertissement en plein essor et d’un art cinématographique encore balbutiant, les Sitten- und Aufklärungsfilme fournissent « prétexte et justification à la création d’un instrument de censure pour le cinéma » (Eva Sturmin : Geschlecht in Fesseln, 63), qui témoigne de la la (r)évolution culturelle qu’implique la levée de la censure, le 12 novembre 1918. Dès 1919, la critique générale (au-delà du clivage politique) dénonce les « outrances » du cinéma, qui pourraient susciter l’impression « que l’homme allemand ne fait rien d’autre que d’agresser, maltraiter, droguer et plier la femme allemande à sa volonté, ou, pire encore […] que toutes les jeunes filles sont livrées aux agissements d’une accoupleuse et des hommes » (Eva Sturm, 73). Et l’argumentation des féministes bourgeoises et socialdémocrates converge. Ainsi, le Helene Lange Archiv contient une coupure de presse tirée de Die Arbeiterin. Organ des Gewerkvereins der deutschen Frauen und Mädchen (1919), qui reproduit « l’appel » du Deutscher Bund abstinenter Frauen intitulé Zur Bekämpfung des Kinoschunds (LAB, B Rep. 235-20-HLA-Zeitungsausschnittsammlung MF-Nr.1257) et Clara Zetkin écrit en 1919 :

 Die Filmkunst spekuliert auf die niedrigsten Leidenschaften, die brutalsten Instinkte, um ein unerzogenes, sensationslüsternes, wie ein übersättigtes und stärkste Nervenaufpeitschung verlangendes Publikum anzulocken und die Lichtspieltheater zu füllen. Es münzt die Schwächen, Rückständigkeiten, Entartungstriebe der Bevölkerung zu Geld, das bekanntlich nicht stinkt, auch wenn es aus Schmutz und Blut aufgehoben wird.

La première Loi sur le Cinématographe (Lichtspielgesetz) est promulguée le 12 mai 1920, soit 18 mois après la levée de la censure. Seule l’USDP, malgré tout favorable à un contrôle étatique des projections de films destinées à la jeunesse, maintient son opposition à la censure. Et Luise Zietz dénonce la manipulation qui consiste à organiser au Polizeipräsidium de Berlin une « projection extrêmement tendencieuse » des séquences coupées au montage ou interdites -dont certaines sont tirées de Anders als die Andern et Es werde Licht !-, ainsi que de courts métrages « pour messieurs », sous la pression des réformistes du cinéma (Kinoreformer) (Eva Sturm, 71-73). Anders als die Andern, film de Richard Oswald qui dénonce les méfaits du §175, semble bien avoir constitué un moment de cristallisation dans le mouvement réformiste auquel adhèrent les mouvements féministes bourgeois. Le sujet fait polémique, tout comme la participation au film du sexologue Magnus Hirschfeld comme interprète, co-scénariste et acteur. En effet, l’oeuvre comporte la mise en abyme d’images photographiques dans les « images animées », procédé visant à fonder scientifiquement le propos de la fiction. Celle-ci plaide en effet pour la dépénalisation des actes homosexuels par le biais de la conférence d’un professeur joué par Hirschfeld lui-même, qui fait une présentation visuelle pour le moins ambivalente du « féminisme », terme désignant ici les « hommes-femmes », tout comme il existerait des « femmes-hommes ». Néanmoins, ce n’est pas le cinéma dans son ensemble qui est rejeté : la documentation non négligeableque recèle la revue de presse constituée par le BDF et conservée au Landesarchiv Berlin (Helene Lange Archiv) sur les questions touchant au cinématraduit un intérêt précoce et une implication croisssante des féministes dans la mise en place d’instances de régulation nationales et internationales pour ce médium. Ainsi en 1926, le Allgemeiner Deutscher Lehrerinnen-Verein, dirigé par Emmy Beckmann, et le BDF, sous la houlette de Emma Ender, correspondent pour répondre à Marian P. Whitney, la présidente de l’International Council of Women,qui leur demande de nommer une représentante au sein de la Commission Internationale du Film (Internationaler Filmausschuss) (LAB, LFS 3302). Un travail de collecte d’informations auprès des Commissions nationales doit servir à alimenter la synthèse que présentera la présidente de la Commission Internationale du Film, la Française Dreyfus-Barney, lors de la réunion de la première Conférence Internationale du Film à Paris en mai 1927. Elsa Matz, députée du Parti Populaire Allemand (DVP) au Reichstag et finalement appointée comme déléguée par le BDF le 3 mai 1927, ne cesse de souligner le rôle médiateur que peut et doit jouer le cinéma allemand sur le plan international, y voyant même un champ d’action pour les féministes allemandes :

Ferner möchte ich gerne mit Ihnen eine Angelegenheit erörtern, die ich gerne vor den Kinematographenausschuss des Internationalen Frauenbundes in Genf gebracht sähe. Es handelt sich um die Ausführung von deutschfeindlichen Filmen, wie die Apokalyptischen Reiter und Andere. Es wäre voraussichtlich im Internationale(n) Frauenbund jetzt Stimmung im Interesse des Friedens und der Verständigung gegen derartige Vorführungen zu wirken, und es wäre eine sehr grosse Sache, wenn Frauen in der Angelegenheit Erfolg hätten. (Elsa Matz à Emma Ender, 15.03.1927 : LFS 3306)

Se met ainsi en place dès 1926 une campagne de réglementation du cinéma au niveau national et international, avec nombres d’interactions entre l’infatigable médiatrice Elsa Matz et les instances internationales, de même qu’un véritable programme « d’éducation au cinéma » pour les membres du BDF. Ainsi, le 6 avril 1927, le pasteur Engelmann une conférence documentée et chiffrée sur le cinéma pour le comité Arbeitsgemeinschaft für Volksgesundung, auquel sont affiliés le BDF, la Berliner Frauenkonferenz, présidée par Erna Corte, et le Deutscher Frauen- und Mädchenbund für sittliche Reinhheit, ainsi que le Deutsch-Evangelischer Frauenverein (LAB, B Rep. 235-20-HLA-Zeitungsausschnittsammlung, MF-Nr. 1258). Quand Elsa Matz intervient devant le Reichstag sur la question du budget pour « la jeunesse, les exercices corporels, etc. », elle y rapporte l’accueil favorable reçu par le cinéma allemand et ses représentants lors de la première Conférence Internationale du Film à Paris en 1927. Rappelons que le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene et les premiers films de Friedrich Wilhelm Murnau ou de Georg Wilhelm Pabst vaudront à l’Allemagne une renommée cinématographique mondiale. Pour combattre les  « films d’incitation à la haine », les Hetzfilme anti-allemands tels que Les Cavaliers de l’Apocalypse ou Mare Nostrum, la « meilleure défense » consisterait à produire des films de qualité, grâce à la Lichtspielgesetz et aux bureaux de censure des films (Filmprüfstellen) (LAB, B Rep. 235-20-HLA-Zeitungsausschnittsammlung, MF-Nr.1258, Frauenrundschau, 28.04.1927). Dans l’article intitulé « Die Internationale Filmkonferenz in Rom » (LAB,B Rep. 235-20-HLA-Zeitungsausschnittsammlung , MF-Nr. 1258, Frauenrundschau, 21.10.1930), Elsa Matz évoque par le menu la Conférence Internationale sur le Film et la Radio qui s’est tenue à l’Institut International pour le film pédagogiqueà Rome. Organisée en coopération avec la Commission cinématographique de la Fédération Internationale des Femmes (Lichtspielausschuß des Internationalen Frauenbundes), elle a rassemblé des représentantes d’associations pour la protection de la jeunesse, des membres des organismes de censure, ainsi que des « auteures de manuscripts de films et des cinéastes femmes ». La protection de la jeunesse -et dans une moindre mesure des femmes- est l’un des maître-mots de l’implication des féministes dans le domaine du cinéma. En témoigne une coupure de presse dans laquelle la Fédération Internationale des Femmes (Internationaler Frauenbund) présente la déclaration de la Commission Internationale pour l’enseignement et l’éducation sociale par le cinéma (Internationaler Ausschuss für Unterricht und soziale Erziehung durch das Lichtspiel), qu’elle a co-signée le 6 février 1930. Il s’agit pour l’essentiel d’un catalogue de recommandations destinées à promouvoir l’« efficacité éducative et sociale » des films, en associant « producteurs, professeurs, scientifiques et éducateurs ». Y figurent par exemple la recommandation que l’éclairage des salles de projection permette une « surveillance constante » et la mise en garde contre la projection de vieux films « néfastes pour les yeux » des enfants (LAB, B Rep. 235-20-HLA-Zeitungsausschnittsammlung, MF-Nr.1258).

Ainsi, dans les « errements » du cinéma premier entre divertissement, outil pédagogique et social et art, lesféministes se révèlent sensibles aux nouveaux médias. Dès 1930, elles réclament la présence de femmes dans les organes de contrôle de la radiodiffusion. Dans le domaine du cinéma, elles constituent un groupe d’influence où prédominent les préoccupations pédagogiques, éducatives et hygiénistes, selon une approche directive et normative de ce que devrait être le « cinéma culturel » (Kulturfilm). En adéquation avec l’opinion majoritaire de leur temps, elles approuvent la censure et soutiennent la création cinématographique sous le contrôle des autorités. Elles sont également conscientes de l’importance que revêt le cinéma pour le rayonnement international de l’Allemagne. L’asymétrie entre la photographie, domaine dans lequel les femmes sont présentes de part et d’autre de l’objectif, et le cinéma -où, sauf cas particulier, il faudra attendre les années soixante-dix pour que s’affirment les cinéastes allemandes-, est frappante. Aussi conviendrait-il d’explorer les relations entre les avant-gardes cinématographiques et photographiques et l’ensemble des féminismes allemands. De même, on s’interroge sur ce que les féministes pensent du phénomène d’iconisation des Lil Dagover, Brigitte Helm, Henny Porten, Louise Brooks ou Marlene Dietrich, dont le visage devient « surface réfléchissante » du désir des spectateurs (Gilles Deleuze, « Cinéma cours 9 du 2 février 1982» [en ligne]. http://www.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=193, [7.08.2007]). Pour les deux médias étudiés, on voit se dessiner les contours d’une instrumentalisation à des fins nationales, voire nationalistes ou völkisch. Ces images fixes ou animées nous renvoient également à la disparition -inhérente à l’art photographique ou cinématographique selon Roland Barthes- des femmes de la sphère publique, éditoriale et artistique, elles qui vont littéralement « sortir du cadre » dès 1933. De même, le débat sur la liberté de création sera clos d’une manière que les critiques de la censure cinématographique n’imaginaient certainement ni si imminente ni si radicale en publiant le poème suivant, qui documente l’offensive menée par le Film-Kurier contre la censure à partir de 1930 et figure dans le numéro 12 de Arbeitsgemeinschaft für Volksgesundung (LAB B Rep. 235-20-HLA-Zeitungsausschnittsammlung, MF-Nr.1258, 10.06.1931, 3-4) :

Das Lied von der Filmzensur :

Von Filmzensur, von Filmzensur

Gibt es in Deutschland keine Spur.

Denn wir erlauben alles :

Parademarsch im Schlafcoupé,

Der Millionär beim Nacktsouper,

Marlenens Fall des Falles,

Den Honved mit Zigeunerchor,

Den Liedtke mit dem Schalkshumor,

Die Anmut Willi Fritsches.

Der Porten Mutterglückskomplex,

Die Christians al Hochgewächs,

Die Orgie des Kitsches.

Ein Film, der muffig und verstaubt,

Läuft um die ganze Welt.

Denn wir erlauben, was erlaubt,

Erlaubt ist,

Erlaubt ist,

Erlaubt ist

Was gefällt !

Von Filmzensur, von Filmzensur

Gibts manchmal eine kleine Spur,

Denn wir sind auch gebunden.

Glück darf nicht nur bei den Reichen sein,

Der Krieg muss ohne Leichen sein.

Man muss die Ecken runden.

Die Frau’n sind zum Gebären da.

Doch will man zeigen, wies geschah,

Erschreckt die krasse Klarheit.

Und darum korrigieren wir,

Und darum retouchieren wir

Das nackte Bild der Wahrheit.

Ein Film, der unser Dasein zeigt,

Ist nichts für diese Welt.

Bibliographie

Bilder vom Internationalen Frauen-Kongress 1904 (Landesarchiv Berlin, Int. 2054)

Unsere Zeit in 77 Frauenbildnissen (Niels Kampmann Verlag, Heidelberg, ca. 1930.

Hans-Michael Bock/Wolfgang Jacobsen/Jörg Schöning/Malte Hagener, Geschlecht in Fesseln. Sexualität zwischen Aufklärung und Ausbeutung im Weimarer Kino 1918-1933, edition text + kritik, München, 2000.

Elisabeth Bronfen, « So sind sie gewesen : Inszenierte Weiblichkeit in den Bildern von Fotografinnen », in : Female Trouble. Die Kamera als Spiegel und Bühne weiblicher Inszenierungen, Pinakothek der Moderne, München, 2008.

CinErotikon. Sexualität zwischen Aufklärung und Ausbeutung in der Weimarer Republik. Materialien zum 12. Internationalen Filmhistorischen Kongreß, Hamburg, 4. – 7. November 1999, http://www.cinegraph.de/kongress/99/k12_01.html, [27.12.2011]

Michael Cowan/Kai Marcel Sicks (Hg.), Leibhaftige Moderne Körper in Kunst und Massenmedien 1918 bis 1933, transcript, Bielefeld, 2005.

Gabriele Jatho, City Girls. Frauenbilder im Stummfilm, Stiftung Deutsche Kinemathek u. Bertz + Fischer Verlag, Berlin, 2007.

Karl, Toepfer, Empire of Ecstasy: Nudity and Movement in German Body Culture, 1910-1935, University of California Press, Berkeley, 1997.

Révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui: l’ambiguïté des références à la Révolution française chez les féministes germanophones (1889-1914)

Texte de Jean-Numa Ducange, Université de Rouen

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

Dans la plupart des histoires du féminisme, même lorsqu’elles se limitent au cadre hexagonal, il est courant d’évoquer, fût-ce brièvement, l’action des femmes sociales-démocrates des pays germanophones à la fin du dix-neuvième siècle. Difficile en effet de ne pas mentionner des figures comme Clara Zetkin, qui marquèrent non seulement la constitution des premiers groupes de femmes “autonomes” dans le cadre du mouvement ouvrier à la fin du dix-neuvième siècle mais plus largement des générations entières de femmes militantes communistes, notamment au KPD pendant la République de Weimar puis en République Démocratique Allemande, où elle fit longtemps figure de précurseur(e) incontournable. Il faut également citer la contribution d’August Bebel de 1879, Die Frau und der Sozialismus (La femme et le socialisme), un des ouvrages les plus lus et diffusés dans le Parti social-démocrate allemand, témoignant d’un intérêt précoce pour le rôle et la place des femmes, surtout au regard des courants socialistes français de l’époque. Mentionnons enfin – d’autant qu’une partie de son oeuvre est traduite en français – la grande figure d’Adhelheid Popp en Autriche, dont les souvenirs constituent une source majeure pour comprendre la social-démocratie de l’époque. Les exemples de ce type pourraient être multiplés.

Pourtant ces mêmes histoires du féminisme considérent souvent les écrits et actions des sociaux-démocrates comme limités, demeurant dans un cadre contraignant trop subordonné à la questions de classes sociales peu à même d’intégrer les revendications spécifiques des femmes, et ce malgré des tentatives audacieuses à l’image de la publication sur de nombreuses années d’organes de presse féministes comme Die Gleichheit. Ces considérations ne sont pas sans fondements, mais nous souhaitons aborder ici une question souvent peu évoquée, à savoir la façon dont nombre de femmes vont chercher à ancrer leur légitimité dans le parti par le recours à l’histoire, et plus exactement à l’histoire des révolutions, régulièrement mobilisée dans la mouvance sociale-démocrate. Une telle étude permet de délaisser les approches trop fréquentes jugeant périmées ou étroites les approches sociales-démocrates de cette époque, privilégiant un regard rétrospectif au lieu d’opérer un véritable retour historique sur des pratiques militantes diverses, qui ont concerné des centaines de milliers de femmes, et dans lesquelles les références au passé révolutionnaire, parfois critiques ou ambiguës ont longtemps joué un rôle mobilisateur important.

Se référer à l’histoire

L’intérêt pour les “précurseurs”, pour ceux – et celles – qui, par leurs combats antérieurs, annoncent et justifient les revendications actuelles, se manifeste clairement dans les partis sociaux-démocrates germanophones à partir des années 1880. Le “grand récit” de l’histoire humaine à vocation universalisante d’inspiration marxiste, souvent évoqué dans l’historiographie comme avant tout caractéristique des partis communistes à partir des années 1920, trouve en réalité son origine chez les sociaux-démocrates du XIXème siècle. Une de ses premières manifestations peut être repérée dans des volumes historiques publiés au début des années 1890, lorsque les partis sociaux-démocrates allemand et autrichien connaissent une croissance importante, rendant indispensable une lecture plus systématique du passé, à l’image d’un État en formation (R. Koselleck). L’histoire des “grandes” révolutions, en premier lieu l’histoire de la Révolution française, fait par exemple l’objet d’ouvrages spécifiques, dans le sillage du centenaire de 1889 mais plus encore après la révolution russe de 1905, qui stimule nombre d’analogies avec la situation présente. Indépendamment des qualités proprement historiques de cette production, il faut insister sur le statut spécifique de l’histoire dans la social-démocratie, sans lequel on ne peut comprendre l’attitude des femmes sur laquelle nous allons porter notre attention. L’histoire, c’est bien évidemment des ouvrages rédigés par les plumes autorisés du parti, mais également toute une vulgate très présente dans les différents supports diffusés auprès des militants et sympathisants, qui vise à transmettre au plus grand nombre les rudiments d’une conception matérialiste de l’histoire tout en valorisant l’actions de certains groupes sociaux ou individus ayant marqué leur époque. Ainsi, si la Révolution française se retrouve dans des ouvrages théoriques et s’inscrit au coeur de controverses dans les revues sociales-démocrates concernant de facto l’élite du parti, sa présence ne se limite pas aux débats “au sommet” puisque de nombreuses mentions dans la presse militante, à l’occasion de conférences orales, dans les formations politiques aux différents niveaux et jusqu’aux almanachs (Arbeiter-Kalender) et agendas ouvriers (Arbeiter Notiz-Kalender) rappellent régulièrement le souvenir de la “Grande Révolution”. Très concrètement l’histoire révolutionnaire demeurait mal connue de la plupart des militants ; il n’en demeure pas moins que, parmi les références les plus présentes dans l’univers quasi-quotidien des militants (dans le cas par exemple des agendas qui signalent régulièrement les grandes de la Révolution française), figurent des références historiques, qui s’inscrivent pleinement dans une légitimation – que l’historien aurait tort de ne voir que comme une vulgaire manipulation tant ces références sont structurantes dans ce type d’organisation – des actions contemporaines. “D’autres bastilles sont à prendre” pourrait-on résumer, et les nombreuses Mariannes « germanisées » présentes dans de nombreux dessins et caricatures – ces dernières étant très prisées par les militants comme le montre le succès des journaux satiriques Der Wahre Jacob et Glühlichter – reprenant la devise « Liberté – Égalité – Fraternité », confirment le succès de ce type d’analogies historiques. C’est le même type de comparaison qui vient à l’esprit lors de l’important congrès de Mannheim du SPD de 1906. Dans le compte rendu du congrès, après avoir évoqué les nombreuses manifestations, le rapport du comité directeur du parti (Parteivorstand) évoque le lien historique qui unit 1793 et 1905 :

« Le 14 janvier, le tract fut diffusé à environ 6 millions d’exemplaires. Le dimanche suivant fut la date choisie pour les assemblées. Le fait que ce jour soit d’une importance particulière dans l’histoire des révolutions, puisque Louis XVI fut mis à mort à Paris le 21 janvier 1793 et qu’il s’agissait aussi du jour des massacres de Saint-Pétersbourg, devrait contribuer à rendre particulièrement nerveux les dominants. »

Femmes d’hier et d’aujourd’hui…

Les exemples pourraient être multipliés, montrant l’importance des références historiques à tous les niveaux. Pour s’imposer dans le parti, les femmes devaient en quelque sorte fatalement trouver leur place dans ce dispositif d’analogies historiques si présents dans le discours des sociaux-démocrates. On connaît la tragique anecdote du congrès d’Hainfeld du parti autrichien de 1889-1889, lorsque la seule femme déléguée fut “spontanément” expulsée d’un congrès entièrement masculin, qui en dit long sur les difficultés qu’allaient rencontrer dans les décennies à venir les femmes investies dans le mouvement ouvrier. Puisque la place dans le parti ne leur était pas reconnue, il fallait montrer qu’historiquement les femmes avaient un rôle majeur dans les processus révolutionnaires antérieurs, si prisés par la littérature sociale-démocrate. Lisons ainsi encore Zetkin, s’exprimant à ce même congrès de Mannheim en 1906, qui inscrit les luttes actuelles des femmes dans le passé révolutionnaire :

« Partout, la social-démocratie se tient aujourd’hui aux tous premiers rangs de la lutte pour la pleine émancipation politique du genre féminin. En 1792, Mary Wollstonecraft éleva la voix dans son œuvre célèbre : « Défense des droits de la femme » (…). En 1789, le droit de vote pour les femmes a été exigé aussi bien dans des tracts que dans une requête à l’Assemblée Nationale Constituante. »

Mais on n’attendit pas la révolution russe de 1905 pour évoquer de tels combats et se référer aux grandes figures de la Révolution française. Si le combat des femmes s’ancre autour de la référence « germanique » des révolutions de 1848, la Révolution française et certaines de ces actrices occupent également un rôle important et, dans une certaine mesure, prédominant. La « Grande Révolution française », comme on avait alors coutume de la désigner dans ces milieux politisés, a pour elle d’être la première « Grande » révolution, en ce sens qu’elle a réussi là où 1848 demeure un échec traumatique pour les peuples germanophones. Qui plus est, 1789 a fourni des exemples de femmes exceptionnelles, dans un contexte marqué par une forte présence masculine, auxquelles il peut être aisé, mutatis mutandis, de se référer. Par exemple, alors que les publications se multiplient en 1893 sur la « Grande Révolution » dans le cadre d’un long centenaire démarré dès la fin 1889, le journal de Clara Zektin publie une série d’articles sur les femmes de la Révolution. Un portrait de « Madame Legros » est l’occasion de rappeler le rôle des femmes pendant la décennie 1789-1799 ; un autre article insiste davantage sur les forces sociales en analysant les journées des 5 et 6 octobre 1789.De façon significative, l’auteure affirme que les luttes contemporaines des militantes sociales-démocrates prolongent les premiers mouvements de l’année 1789 et l’article invite à imiter l’action héroïque des « sœurs du peuple de Paris ».

Si ces articles étaient isolés et ponctuels, l’intérêt de la démarche serait extrêmement limité et ne pourrait justifier une quelconque réflexion un tant soit peu systématique. Mais d’autres exemples montrent que la question des femmes retient l’intérêt de plusieurs figures importantes du parti. Elle est ainsi abordée (dans l’Arbeiter-Kalender autrichien très diffusé) par Louise Kautsky, femme du célèbre théoricien et dont le patronyme permet incontestablement un certain écho. Elle souhaite montrer les différences entre le féminisme « bourgeois » et celui du Parti social-démocrate en revenant longuement sur les racines de l’histoire du mouvement féministe à l’échelle européenne et aux États-Unis. Le rôle des pionnières est soulignée, notamment celui de Mary Wollstonecraft pendant la Révolution française. En démontrant le lien de la situation des femmes avec leur situation économique, Wollstonecraft aurait montré la voie pour atteindre les objectifs fixés par le mouvement social-démocrate actuel ; combat de classe et combat des femmes trouvent ainsi leur lien logique à travers une histoire centenaire. Wollstonecraft se prête d’autant mieux à l’exercice qu’elle est anglaise ; à une heure où la social-démocratie présente son marxisme comme le résultat de la fusion de la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et de la politique française (inspirée par la Révolution), une telle référence à une féministe anglaise acquiert une dimension quasi stratégique puisqu’elle permet de recouper le triptyque théorico-géographique proposé par les interprètes les plus autorisés de la social-démocratie.

Au moment où l’on trouve par exemple régulièrement des occurrences à Jean-Paul Marat, précurseur de choix pour la social-démocratie en raison du lien qui unit le révolutionnaire à son journal l’Ami du peuple – le journal étant en effet alors fondamental pour les militants sociaux-démocrates – Zetkin et L. Kautsky valorisent également leurs héroïnes pour mieux tenter de légitimer leurs positions présentes. A souligner également la forte présence des manifestations de femmes pendant la révolution russe de 1905, qui permet là encore à Clara Zetkin dans le Journal en l’honneur du premier Mai (Maifeier) de publier un article consacré au rôle des femmes au cours des révolutions.

… réprimées par la Révolution ?

Mais cette démarche trouve rapidement ses limites, pour qui connaît un tant soit peu l’histoire des femmes pendant la Révolution française. Comment se limiter en effet à une valorisation des principales figures féminines de la révolution alors même que la dissymétrie avec l’action des hommes – du moins dans l’historiographie – est considérable et que la répression à l’égard des courants féminins a été importante ? Il n’est pas certain que le niveau de connaissances historiques – et moins encore les méthodologies existantes – permettait alors d’établir avec netteté les raisons de la faible place des femmes dans les institutions révolutionnaires pendant la décennie 1789-1799 alors même que leur rôle social – à l’image d’octobre 1789 – a été parfois décisif. Il n’en demeure pas moins que le slogan de la révolutionnaire française Olympe de Gouges « si on a donné aux femmes le droit de monter à l’échafaud, elles doivent aussi avoir le droit de monter à la tribune » a été souvent répété par les mouvements des femmes en Autriche, alors même que l’on savait très bien le sort qui avait été réservé à Olympe de Gouges pendant la Révolution. On peut ainsi lire cette reprise comme une réponse des femmes à l’exclusion dont elles furent victimes au congrès fondateur d’Hainfeld évoquée ci-dessus.

Toujours est-il que l’une des plus instruites et perspicaces d’entre elles va soulever le problème. Therese Schlesinger, bien moins célèbre pour la postérité que Clara Zetkin, joua pourtant un rôle important dans le Parti social-démocrate autrichien et était également connue en Allemagne pour ces nombreuses contributions à la Neue Zeit. A l’image de Zektin, elle valorise régulièrement le rôle des femmes au cours du processus révolutionnaire. Dans un article des Sozialistische Monatshefte de 1898, elle rappelle qu’en 1789 apparaît une des premières manifestations d’un mouvement autonome des femmes. Pour elle aussi Mary Wollstonecraft constitue une « précurseur géniale du mouvement des femmes (…) [qui] appela les femmes à se battre pour leur indépendance, à élargir leur horizon intellectuel et à rompre avec la morale hypocrite de leur siècle ». Message implicite pour appeler à la révolte contre les barons de la social-démocratie ? Toujours est-il que Schlesinger semble lucide sur certaines impasses du mouvement révolutionnaire, puisqu’à l’occasion de la publication d’une brochure sur l’histoire des femmes au dix-neuvième siècle elle revient dans l’introduction sur la Révolution française et ne manque pas de relever la répression systématique contre les clubs féminins, même si elle retient également le rôle de quelques précurseurs comme Condorcet et à nouveau Mary Wollstonecraft. Mais, incontestablement, la critique prédomineà l’égard d’années révolutionnaires qui ont laissé peu de place aux femmes lorsqu’elle souligne que « la Convention alla si loin dans son hostilité à l’action politique des femmes qu’elle vota une loi selon laquelle les femmes qui se retrouveraient à plus de cinq seraient menacées de prison ». A noter que la maison d’édition qui publie ce court essai est proche des “révisionnistes” de la social-démocratie (qui publie notamment Eduard Bernstein, Max Schippel, Eduard David…) montrant, certes sans exclusive, comment une parole “dissidente” sur la question sensible des femmes trouve un meilleur accueille chez ceux qui critiquent “l’orthodoxie” du parti, peu enclin à remettre en cause une certaine tradition révolutionnaire… Surtout lorsqu’il s’agit de s’exprimer en faveur de davantage de droits pour les femmes.

A une autre occasion va s’exprimer crûment cette défiance. Formellement, le Parti social-démocrate autrichien réclamait le suffrage universel pour les hommes et les femmes. Il va pourtant accepter en 1906 la mise en place, certes du suffrage universel, mais uniquement masculin.La publication d’un ouvrage consacré aux femmes pendant la Révolution française par Emma Adler en 1906 Die berühmten Frauen der französischen Revolution (Les femmes célèbres de la Révolution française), épouse de l’important dirigeant de la social-démocratie autrichienne Victor Adler, peut se lire comme une réponse à cet affront. Les femmes de la Révolution dans cet ouvrage y sont présentées comme des victimes et l’ouvrage ne brille guère pas sa prise en compte des conditions sociales de l’époque. Les divers chapitres présentes avant tout des portraits biographiques assez classiques (Madame Legros, Théroigne de Méricourt, Charlotte Corday, Madame Roland, Lucile Desmoulins, Olimpe de Gouge (sic), Rose Lacombe, Madame Tallien, la Marquise de Condorcet). Les groupes populaires féminins pendant la Révolution sont absents de cette étude, encore qu’il soit possible d’y voir une opposition relative entre le « carcan idéologique hérité de son éducation bourgeoise » et « les aspirations d’émancipation des femmes sociales-démocrates ». Toujours est-il que son mari lui écrira peu après qu’il perçoit son livre « comme archi-réactionnaire » et que l’on retrouvera très peu l’ouvrage cité dans les grandes références sociales-démocrates, sauf à la marge. Ainsi Die berühmten Frauen der französischen Revolution n’aura droit qu’à une brève recension dans la Neue Zeit. Néanmoinsun compte rendu d’Adelheid Popp dans les Sozialistische Monatshefte est à relever ;le contenu lui-même du compte rendu, assez bref, n’a rien d’exceptionnel mais il est significatif de relever qu’aucun autre ouvrage social-démocrate sur la Révolution française n’est recensé dans cette revue entre 1905 et 1914 à part celui-ci, nouveau signe du bon accueil d’une revue “révisionniste” pour la question des femmes.C’est donc encore une fois en-dehors des canaux les plus “officiels” du parti que cette voix s’exprime. Cette diversité éditoriale, à laquelle sont moins coutumiers d’autres sociaux-démocrates, se poursuit d’ailleurs dans les années à venir puisque peu avant la guerre, Therese Schlesinger traduit les mémoires de Godwin sur Wollstonecraft dans une maison d’édition autrichienne non sociale-démocrate ; elle y présente à nouveau la révolutionnaire anglaise dans ses quelques mots d’introduction comme la figure “la plus importante de l’émancipation des femmes».

Vers le droit de vote

Il faudra attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale et la proclamation conjointe des deux Républiques en Allemagne et en Autriche pour que les femmes sociales-démocrates obtiennent une de leurs principales revendications, le droit de vote. A lire les débats qui précèdent la ratification de celui-ci, on voit que les références historiques sont encore présentes. Adelheid Popp publie ainsi un article qui appelle au suffrage universel car « la grande époque a commencé où même la parole des femmes doit être aussi entendue. L’heure de la liberté et égalité doit aussi sonner pour elles ». Pour ancrer une telle proposition dans l’histoire, Popp affirme :

« La vieille Autriche a cessé d’être. Les femmes, elles aussi, doivent en tirer les conclusions nécessaires. (…) Il est un fait qu’il y a plus de cent ans, non seulement les femmes demandaient l’égalité des droits, mais aussi que des hommes ont défendu cette même exigence. Déjà à l’époque de la Révolution française il y avait une association qui s’appelait la Société fraternelle des patriotes des deux sexes pour la défense de la constitution. »

La relative vigueur des mouvements féministes des pays germanophones n’a pas peu joué dans l’obtention du du suffrage universel pour tous et toutes en 1919 en Allemagne et peu après en Autriche. Dans des pays où le mot révolution renvoyait à un échec dans le cadre national, à l’image de 1848, le droit de vote était octroyé aux femmes avant la France… Paradoxe ? N’oublions pas que la “révolution” de 1918 était passée par-là et qu’en dépit de l’épisode tragique de la répression violente à l’égard de groupes politiques comme les Spartakistes en Allemagne, nombre d’avancées politiques sociales furent concédées pour la première fois à la suite de la vague révolutionnaire entraînée par la fin de la Première Guerre mondiale. Et il était désormais évident que dans un tel contexte la ferveur – certes relative comme on l’a vu – avec laquelle on pouvait se référer aux précurseurs de la “Grande Révolution” du côté des femmes sociales-démocrates ne pourrait plus être désormais la même.

Les féministes pacifistes et la Première Guerre mondiale

Texte d‘Anne-Marie Saint-Gille, Université Lumière Lyon 2

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

Les faits sont connus : la conférence internationale de femmes qui eut lieu à La Haye du 28 avril au 1er mai 1915 marque le point de départ d’un mouvement mondial de femmes pour la paix, qu’on peut qualifier de pacifiste et féministe à la fois. Il s’institutionnalisera progressivement par le biais de comités animés par les militantes présentes à La Haye dans différents pays neutres ou belligérants pour déboucher en 1919 sur la création de la « Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté », officiellement fondée lors du second congrès, réuni à Zurich du 2 au 17 mai 1919, c’est-à-dire au moment où les clauses des traités de paix qui allaient être imposées aux pays vaincus étaient rendues publiques. La ligue choisit pour siège Genève, la ville de la future Société des Nations, organisation d’arbitrage international qui, dans une certaine mesure, allait incarner l’aboutissement des revendications du pacifisme juridique.

 Je propose donc de m’interroger ici sur les conditions et les enjeux de la rencontre entre pacifisme et féminisme pendant la première Guerre mondiale. Est-ce une rencontre entre deux mouvements sociaux convergents ? Débouche-t-elle sur un engagement d’une nature nouvelle ?

Avec le mouvement d’émancipation des femmes et le mouvement pacifiste, on a affaire à deux mouvements sociaux, deux mouvements de réforme qui s’institutionnalisent en Allemagne à peu près à la même époque, dans le contexte de la société wilhelmienne. Quelle participation des femmes au sein du mouvement pacifiste organisé (« Société allemande pour la paix [=SAP] ou Deutsche Friedensgesellschaft [DFG]) Quelle forme d’organisation spécifique ? Ces femmes engagées dans le pacifisme sont-elles aussi des féministes ? Quelle part est-elle faite à la question de la construction de la paix dans les programmes du mouvement des femmes allemandes ?

 Je vais procéder dans une première partie à un état des lieux des relations entre pacifisme et féminisme avant 1914. Dans un second temps, je parlerai des initiatives féministes pour la paix pendant la Grande Guerre pour tenter d’en dégager les enjeux et les conséquences. En dernier lieu, je me pencherai sur le contenu des discours de paix tenus par les féministes pacifistes, pour montrer, à partir de trois exemples caractéristiques, sur quelles bases anthropologiques et sociologiques leurs analyses se fondent.

Situation avant la Grande Guerre

Depuis la fondation d’une « Société allemande pour la paix » en Allemagne en 1892, un « habitus » pacifiste avait émergé, à contre-courant des tendances massivement nationalistes et de la militarisation qui traversaient les différentes strates de la société impériale. La neutralité vis-à-vis des partis politiques caractérisait l’identité de ces pacifistes d’avant 1914, très minoritaires et en quête de reconnaissance sociale. Avant la Grande Guerre, ses trois orientations stratégiques et théoriques reposaient soit sur une base de convictions éthiques et humanistes (la paix par l’éducation), soit sur des théories juridiques centrées sur l’arbitrage (la paix par le droit international), soit sur des visions pré-européistes (la paix par une organisation interétatique).

Le terme même de pacifisme est une autodésignation apparue au tournant du XXe siècle en France, puis transféré à d’autres langues. Avec ce néologisme, il s’était agi de trouver un nom englobant toutes les tendances de ce nouveau mouvement. Ainsi Emile Arnaud, président de la Ligue internationale pour la paix et la liberté, proposa-t-il ce terme en 1901 en justifiant ce choix de la manière suivante :

Nous ne sommes pas seulement des « pacifiques », nous ne sommes pas seulement des « pacifiants », nous ne sommes pas seulement des « pacificateurs ». Nous sommes le tout à la fois, et autre chose encore : nous sommes, en un mot, des pacifistes.

 C’est au co-fondateur de la SAP et rédacteur en chef de la revue Die Friedenswarte, Alfred Hermann Fried, que l’on doit le transfert du terme dans la langue allemande, Fried insistant lui aussi sur les quatre objectifs auxquels cette création lui paraît apte à répondre :

  • Le terme est englobant, alors que ceux utilisés jusqu’ici ne désignaient que des buts partiels (arbitrage, désarmement, société de la paix, fédéralisme).
  • La terminaison en -isme hausse le mouvement pour la paix au même rang que d’autres grands mouvements politiques : fédéralisme, républicanisme etc…
  • L’introduction d’un nouveau terme correspondait aussi à la théorisation du mouvement et à l’émergence d’un « pacifisme scientifique », destiné à dépasser la phase uniquement morale et sentimentale des premières sociétés de paix.
  • Enfin, la commodité sémantique de ce mot était grande, puisqu’on pouvait le traduire facilement et créer autour de lui tout un champ sémantique utile.

 L’analyse que livre Karl Holl relève que parmi les adhérents de la « Société allemande pour la paix » se trouvaient un nombre remarquable de femmes. (Vers 1900 : 1/4 du nombre des adhérents à la section de Francfort, jusqu’à 1/3 à celle de Königsberg), ainsi que des associations féminines (ou féministes, comme Frauenwohl). On sait que cette appartenance ne signifiait le plus souvent pas un militantisme actif et que rares étaient les adhérentes en position de responsabilité, même si on peut citer les noms de Lina Morgenstern ou de Marie Mellien pour avoir fait partie du comité directeur de la SAP dès les années 90.

On notera aussi qu’on comptait dans les rangs de la SAP quelques hommes favorables à l’émancipation des femmes, tel Theodor Barth (publiciste et homme politique libéral), Helmut von Gerlach [les deux furent co-fondateurs de la Demokratische Vereinigung en 1908] ou encore le juriste Karl Schrader.

On peut donc conclure à l’existence de réseaux de sociabilité entre ces deux mouvements sociaux, fussent-ils assez restreints.

Selon Angelika Schaser, les tendances nationalistes et pacifistes pouvaient encore s’équilibrer avant la Grande Guerre au sein de la Ligue des associations de femmes, [BDF] : il n’en reste pas moins que le thème de la paix n’est que très timidement présent dans les publications du féminisme modéré. La revue Die Frau, (Helene Lange et Gertrud Bäumer) comporte de 1893 à 1914 un seul article sur ce sujet (signé de Mathilde Planck en 1909/1910), ainsi qu’un portrait de Bertha von Suttner, dans les premières livraisons (1893/1894). Sur les cinq tomes qui constituent l’ouvrage de référence pour ce milieu, le Handbuch der Frauenbewegung (édité en 1901-1902 par Helene Lange et Gertrud Bäumer), seules 3 pages, dues à Marie Stritt, évoquent la participation des femmes allemandes au mouvement pacifiste international. (Elles sont intitulées :« Der Anteil der deutschen Frauen an der internationalen Friedensbewegung »).

Les tentatives d’obtenir du mouvement féministe allemand un soutien actif au pacifisme ne sont dues qu’à quelques figures pionnières engagées dans les deux mouvements, parmi lesquelles notamment Margarethe Lenore Selenka (1860-1923) à qui l’on doit l’action la plus éclatante dans ce domaine : la création à Munich d’un « comité d’organisation de manifestations de soutien à la conférence de la paix » après l’appel du tsar Nicolas II qui allait mener à la tenue de la première conférence de La Haye en 1899. Margarethe Selenka parvint ainsi à organiser 565 manifestations de femmes en faveur de la paix, qui eurent lieu dans 18 pays d’Europe, d’Amérique et d’Asie. Forte de cette réussite, elle put remettre une documentation sur ces manifestations au président de la conférence de La Haye le 22 mai 1899. Cet indéniable succès fut toutefois plus international qu’allemand : au sein de l’Empire, seules 6 villes avaient accueilli ces manifestations.

Au terme de longs débats, la proposition qu’elle fit alors d’inclure dans le programme du BDF « la construction d’une paix internationale » (internationale Friedensarbeit) aboutit en 1898, lors du congrès de Hambourg. Pour ce faire, elle avait obtenu le soutien d’autres pionnières engagées dans les deux mouvements, telle Lina Morgenstern (1830-1909) qui avait été l’une des rares à plaider pour des actions communes entre organisations féministes et pacifistes dès les années 90. Il conviendrait également de citer dans ce cadre Marie Stritt.

M. Selenka apparaît donc comme la figure emblématique d’un précoce engagement pacifiste et féministe à la fois et le combat pour la paix qu’elle mena pendant la Grande Guerre allait être la suite naturelle de ces actions.

Ce ralliement de principe du BDF à la cause de la paix demeura sans effets tangibles. On trouve en revanche dans le milieu des féministes radicales de plus grandes sympathies pour la cause pacifiste : Mina Cauer avait ouvert les colonnes du premier numéro de la revue Die Frauenbewegung à Bertha von Suttner. Helene Stöcker traitait le sujet dans sa publication Die neue Generation. Helene Stöcker, bien que plus connue pour son action en matière de politique sexuelle (Bund für Mutterschutz und Sexualreform, = Ligue pour la protection des mères et la réforme sexuelle), avait été rendue attentive à la cause pacifiste par la lecture de B. von Suttner. Elle était adhérente de la première heure à la SAP, Egalement membre dès sa fondation en 1911 du Verband für internationale Verständigung, une ligue de promotion de l’arbitrage international.

Du côté des pacifistes, on observera la création, en mai 1914, (congrès de la SAP à Kaiserslautern) d’une section féminine (Frauenbund), dirigée depuis Stuttgart par les fondatrices Emile Endriß et Frida Perlen; il ne s’agissait cependant pas d’une association autonome.

On le voit donc : s’il existe quelques convergences et quelques acteurs et actrices communs aux deux mouvements, le lien entre pacifisme et féminisme reste assez lâche avant la Grande Guerre, les intersections restent des phénomènes minoritaires.

Initiatives féministes en faveur de la paix pendant la Grande Guerre : actions et enjeux

Au moment du déclenchement du conflit, le BDF, sous la direction de Gertrud Bäumer, apporte un soutien massif à une guerre jugée défensive, en s’investissant notamment dans l’organisation du service national des femmes (Nationaler Frauendienst) destiné à mobiliser les femmes sur le front de l’arrière (Heimatfront). De cette conduite exemplaire, guidée par un patriotisme sincère, elles attendaient aussi une meilleure intégration sociale et une progression de leurs idées émancipatrices. [le droit de vote fut ainsi inscrit dans le programme de revendications du BDF en 1917, par ex.]

La revue du BDF, Die Frau, rend régulièrement compte de la mobilisation des femmes et appelle à rejoindre ce service national, en fondant cet engagement patriotique sur la vision défensive d’une Allemagne en guerre contre ses agresseurs. Dès 1912, le BDF [congrès de Berlin ] avait du reste proposé l’introduction d’une année de service civil pour les femmes, comme pendant au service militaire effectué par les hommes.

La SAP, quant à elle, connut une phase de désorientation après le déclenchement du conflit, entre autocritique, exigences patriotiques et refus d’un nationalisme agressif. Ses hésitations à adopter une ligne claire expliquent pour partie la création de nouvelles associations, plus radicales et de dimension plus politique, à l’exemple du Bund Neues Vaterland, créé en novembre 1914. La grande Guerre allait être pour le pacifisme allemand une période de reconfiguration et d’évolution essentielles, marquées par la revendication d’une démocratisation du régime politique allemand et par une diversification institutionnelle importante.

C’est parmi les féministes radicales qu’émerge rapidement une minorité active pour préparer la paix et combattre la propagande de guerre. Ces intersections entre engagement féministe et pacifiste, pour ponctuelles qu’elles furent avant la guerre, avait le plus souvent été le fait de féministes suffragistes.

Le déclenchement de la guerre a, pour les sympathisantes jusque là peu actives du mouvement pacifiste, un effet mobilisateur. C’est le cas de Frida Perlen (1870-1933), engagée dans le mouvement suffragiste, qui envoya ainsi avec Mathilde Planck un télégramme à l’empereur Guillaume II le 3 août 1914 lui demandant de ne pas déclarer la guerre, et adressa en octobre 1914 une lettre au chancelier Bethmann-Hollweg pour lui demander de conclure une paix. (Lettre parue dans la « Völker-Friede », l’organe de la SAP qui ne fut interdit par la censure qu’en novembre 1915 et put réapparaitre en février 1917 ; c’était le seul organe pacifiste pendant la Grande Guerre). A partir de ce moment là, Frida Perlen ne cessa de militer pour la double cause pacifiste et féministe.

On pourrait également citer Auguste Kirchhoff, active sur le plan international au sein du mouvement suffragiste (membre du Verband für Frauenstimmrecht, puis du Deutscher Bund für Frauenstimmrecht). C’est dans ce cadre qu’elle rencontre Janes Addams, future présidente du congrès des femmes de La Haye en 1915.

Pour Anita Augspurg et Lida Gustava Heymann, qui n’avaient pas été directement impliquées dans le mouvement pacifiste avant 1914 (dont elles avaient toutefois suivi à distance les actions et les évolutions), la Grande Guerre va être l’occasion de développer un pacifisme fondé sur leur engagement féministe et de réorienter leurs engagements vers les associations de femmes pour la paix. C’est ainsi que dès le début des hostilités, elles activent le réseau international des féministes radicales suffragistes pour lutter contre le nationalisme chauvin qui gagnaient majoritairement les organisations du mouvement des femmes allemandes.

Elles sont ainsi toutes deux associées aux préparations du congrès de La Haye, et cosignent, après une première réunion qui eut lieu en février 1915 à La Haye, un appel à la tenue d’une manifestation de dimension mondiale, prévue pour la fin du mois d’avril 1915, c’est-à-dire deux semaines après la tenue d’un congrès « mixte » de la paix, organisé notamment par les milieux proches du Bund Neues Vaterland.

Tout en commençant à développer un pacifisme à fondement féministe et différentialiste (differenzfeministisch), Anita Augspurg et Lida Gustava Heymann se démarquent en même temps des organisations pacifistes existantes (et rejettent toute coopération). Ainsi l’appel au congrès de La Haye définit-il précisément les conditions de participation. Ainsi que le précise le rapport officiel de ce congrès « Seules les femmes pouvaient devenir membres du Congres, à condition d’approuver d’une manière générale les résolutions du programme provisoire. Cet accord général impliquait l‘adhésion aux principes suivants:

a. Que les différends internationaux soient réglés par des moyens pacifiques ;

b. Que le droit de suffrage soit accordé aux femmes.

Quant aux Conditions des Débats, elles excluent d’emblée

Les discussions sur la responsabilité des différentes nations dans l ‘origine et la conduite de la présente guerre ;

Ce congrès de La Haye se déroule en avril 1915, peu après deux autres grandes manifestations internationales pour la paix :

  • le congrès des femmes socialistes qui eut lieu à la fin du mois de mars à l’appel de Clara Zetkin à Berne. Minoritaire aussi dans son propre camp, Clara Zetkin avait réuni des femmes socialistes issues de 8 pays différents.
  • la rencontre de pacifistes à l’initiative du Bund Neues Vaterland au début du mois d’avril 1915 qui avait abouti à la diffusion d’un programme minimal « pour une paix durable ».

Ce qui justifie l’initiative des féministes, c’est la commune conscience d’avoir un rôle spécifique à jouer, différent de celui des femmes du mouvement ouvrier (qui agissaient aussi contre la majorité de leur parti) et de celui du pacifisme « mixte ».

 La suite la plus palpable de ce rassemblement de La Haye est la création du « Comité international de femmes pour une paix durable ». (Internationaler Frauenausschuss für einen dauernden Frieden) qui crée aussi des sections nationales dans différents Etats. En Allemagne, Lida Gustava Heymann et Anita Augspurg animent des sections locales, elles parviennent à en fonder une trentaine ainsi qu’à organiser deux rencontres au niveau national, la première pour le second anniversaire du congrès de La Haye, eut lieu le 30 avril 1917 à Francfort, et la seconde, en mars 1918, mit à son ordre du jour la question de la création d’une Société des nations. Ce faisant, les féministes pacifistes se ralliaient là encore aux thèses du pacifisme juridique et à sa notion centrale d’arbitrage international. Une autre suite du congrès avait été l’envoi de délégations de femmes auprès des chefs d’Etat des pays belligérants, dont celle avec Woodrow Wilson a particulièrement marqué les esprits, tant il avait semblé aux déléguées que le président américain avait étudié avec précision les résolutions de leur congrès.

Pour remarquable qu’elle fût, il faut cependant rappeler l’aspect marginal de cette initiative, peu soutenue, voire rejetée au sein du mouvement féministe allemand. Sous l’impulsion de sa présidente Gertrud Bäumer, le BDF avait en effet condamné l’initiative de la réunion de La Haye, ce qui valut à Gertrud Bäumer une lettre de protestation écrite par Ludwig Quidde, président de la Société allemande pour la paix. Quidde s’adressait là à Gertrud Bäumer comme à une adhérente comme lui du parti libéral progressiste, la Fortschrittliche Volkspartei.

Au sein de la SAP, la section féminine (le Frauenbund) qui avait vu le jour en mai 1914 exista formellement jusqu’à la fin de la guerre, mais perdit en importance du fait de la constitution de ce comité des femmes pour une paix durable – les femmes membres de la SAP ayant trouvé là un cadre adéquat pour leur engagement pacifiste.

Un lien ténu subsiste toutefois entre ces deux organisations : Officiellement, le Frauenbund de la SAP n’avait pas été représenté au congrès de La Haye, mais il avait cofinancé les voyages des participantes, dans la mesure où elles étaient parfois aussi membre de la SAP. La Société elle-même n’avait pas souhaité donner sa caution officielle à ce congrès, pas plus qu’au congrès organisé par les milieux proches du Bund neues Vaterland au début du mois d’avril 1915.

Mais dès l’automne 1915, et le début des activités du comité des femmes pour une paix durable, les chefs de file comme L.-G. Heymann et Frida Perlen s’étaient prononcées (à l’assemblée générale de la SAP qui avait pu être organisée à Leipzig les 6 et 7 novembre 1915) pour une adhésion du Frauenbund au nouveau comité.

Les raisons étaient doubles :

Sous l’impulsion de L.-G. Heymann, les femmes membres de la section féminine trouvaient les positions de la SAP trop modérées et son action pas assez décidée (ce qui n’était pas un jugement isolé, il était partagé par d’autres membres, hommes ou femmes) ; d’autre part, elles souhaitaient une organisation non mixte, donc non dépendante des hommes engagés dans le pacifisme.

Lors de la constitution officielle en mai 1919 de la « Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté » [LIFPL] et de sa section allemande, le Frauenbund procéda à son autodissolution, officialisant un processus de déclin entamé depuis 1915.

Comme elle le précise dans ses mémoires, L.-G. Heymann voyait là son projet de pacifisme féministe autonome réalisé :

Eine durchgreifende pazifistische Betätigung der Frau [könne] nur in vollständiger Unabhängigkeit von jeder männlichen oder gemischten Organisation erfolgen.

Les discours sur la paix du féminisme pacifiste : les exemples de L.-G. Heymann, Mathilde Vaerting, Helene Stöcker

Le dénominateur commun des discours de paix des féministes pacifistes correspond à la conviction que l’accès des femmes au droit de vote actif et passif serait une pierre décisive apportée à la construction de la paix. Mais ce credo collectif était défendu à partir de postulats divers et d’analyses différentes.

En effet,

  • soit on pose de manière essentialiste une identité de nature entre sexe féminin et pacifisme. (Olive Schreiner ou L.-G. Heymann, qui en fournit un cas d’école.)
  • soit on définit l’affinité particulière entre le genre féminin et la problématique de la construction de la paix comme l’acquis culturel d’un genre socialement dominé. (À l’exemple de la sociologue Mathilde Vaerting.)
  • soit encore on raisonne sur les questions de paix et de guerre sur la base d’une vision relativement indifférenciée des sexes pour mettre en avant l’individu et les droits humains, parmi lesquels celui de disposer de son corps. (C’est ce qui me semble définir la pensée de Helene Stöcker).

Les réflexions qui sont à la base de la conférence des femmes à La Haye et des actions qui débouchèrent ensuite sur la création d’une LIFPL lient de manière indissoluble féminisme et pacifisme.

Un texte de L.-G. Heymann, écrit en 1917, résume parfaitement les thèses avancées pour légitimer l’existence d’un mouvement pacifiste féminin autonome.

Sous le titre « Pacifisme féminin », L.-G. Heymann propose dans une première partie intitulée « le passé » un bilan des actions des femmes depuis le déclenchement des hostilités, avant de démontrer, dans un second passage centré sur l’avenir, pourquoi la victoire de la paix passe par celle des revendications féministes. Le postulat de base est pleinement différentialiste et oppose un principe masculin (martial, violent) à un principe féminin, caractérisé par nature comme une inclination à la paix et à la solidarité.

Le déclenchement de la guerre mondiale est interprété comme la preuve du caractère destructeur des sociétés dominées par ce principe masculin. L’impuissance éventuelle du principe féminin, constructif et solidaire, est expliquée par la subordination, dans les États patriarcaux, du principe féminin à la domination masculine. Les femmes sont donc exonérées de toute responsabilité dans la course et dans le soutien à la guerre, dans la mesure où elles n’occupaient aucun poste de responsabilité. Quant à la rareté des voix féminines (et même féministes) protestant contre le contexte belliciste, elle est, selon L.-G. Heymann, le résultat d’une aliénation séculaire des masses féminines. Emerge alors dans le discours une argumentation de type élitiste qui salue l’avant-garde des féministes en lutte pour l’égalité entre les sexes et dont le programme politique conduirait, à terme, à une société pacifiée.

A partir de cette constatation optimiste s’opère la transition vers la vision d’avenir déployée par l’auteure, qui s’emploie à présenter les acquis du congrès de La Haye comme la base d’un programme apte à faire triompher ET le pacifisme ET les revendications féministes. La ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté en gestation est donc l’organisation la mieux à même de construire une paix durable, non seulement parce qu’elle présente un programme de politique internationale adapté, mais surtout parce qu’elle « incarne le principe de non-violence typiquement féminin ». L’argumentation n’est ici plus renforcée par des réflexions théoriques, mais par l’expérience vécue, la ligue étant présentée comme une communauté de paix.

In der Internationalen Frauenliga handelt es sich nicht um theoretischen Pazifismus, sondern um die praktische Anwendung desselben, hier wird Pazifismus gelebt.

Dans ses mémoires, L.-G. Heymann insiste sur l’harmonie qui régnait entre les femmes présentes à La Haye, bien que nombre d’entre elles fussent issues de nations impliquées dans la guerre. Pendant le congrès, Anita Augspurg avait du reste littéralement mis en scène l’existence postulée ou espérée d’une communauté de femmes contre la guerre, en invitant les Belges présentes dans la salle et initialement venues protester contre l’occupation de leurs pays par les troupes allemandes à rejoindre sur l’estrade le comité directeur du congrès pour une démonstration visible de cordialité entre citoyennes de pays ennemis.

La formule résumant l’ensemble est donc, on le voit, simple, voire simpliste:

Weibliches Wesen, weiblicher Instinkt sind identisch mit Pazifismus.

Le droit de vote demandé par les femmes apparaît en effet comme une étape de la restructuration des sociétés. Le pacifisme étant, quant à lui, une extension du combat contre un principe de violence défini comme « le principe masculin » et considéré comme le point nodal à la fois des injustices faites aux femmes et du caractère belligène des sociétés patriarcales.

Au-delà du constat d’essentialisme évidemment dépassé, il convient de rappeler que cette démonstration a le mérite de faire de la question des femmes une question politique essentielle.

Le rapport entre le militarisme et la sujétion des femmes est également analysé par la sociologue Mathilde Vaerting, précisément en réponse à l’essai de L.-G. Heymann.

M. Vaerting dresse un panorama historique des sociétés pour souligner que, lors des rares moments de sociétés dominées par des femmes, la violence guerrière était la même, la cause principale du caractère agressif d’un Etat est le degré de domination d’un groupe (sexe) sur l’autre.

Le texte Die Stellung der Männer und Frauen zu Krieg und Frieden répond point par point à l’argumentation différentialiste de L.-G. Heymann. A partir d’une exploration historique qui remonte à l’Antiquité, elle démontre que la réticence féminine vis-à-vis de la guerre n’est pas une donnée naturelle. Il a en effet existé d’une part des Etats patriarcaux non-violents, d’autre part des femmes guerrières.

De fait, M. Vaerting conclut de ses analyses socio-historiques que les vertus pacifiques prêtées aux femmes sont, en fait, celles du sexe dominé, des groupes qui n’ont pas d’intérêt de pouvoir. Parallèlement, l’étude du sexe des combattants formant les armées (il a existé des armées masculines, féminines ou mixtes) sert la même démonstration : le sexe des guerriers/ ères, c’est le sexe au pouvoir, qui tend à s’identifier à une forme de courage physique, auquel on peut voir s’opposer le courage civique ou intellectuel de ceux qui, au sein du groupe des dominés, conteste pouvoir et principe martial. Cette ligne de fracture ne se superpose pas avec une distinction entre sociétés patriarcales et matriarcales.

Mathilde Vaerting, (1884-1977) professeur (sans chaire) à l’université de Jena apparaît ici comme l’une des premières théoriciennes du genre, dans la mesure où elle explique les différences visibles entre hommes et femmes par une analyse sociologique et historique.

Selon la thèse développée ici, les groupes sociaux dominés sont enclins à épouser la cause de la paix, tandis que les groupes dominateurs acceptent la violence et la situation de guerre, dont ils ont besoin pour conforter leur pouvoir.

Helene Stöcker, militante active avant la Grande Guerre aussi bien dans le mouvement pacifiste que dans le mouvement féministe, a la particularité d’avoir toujours tenté de s’adresser à des cercles plus larges que les milieux du féminisme ou du pacifisme militants. L’association pour la protection des mères qu’elle dirigeait depuis 1905 était mixte et pendant la guerre, elle proposa tout d’abord ses articles à des journaux à grand tirage. Ce fut en vain, du fait de la censure et du contexte qu’elle créait. Le repli sur sa propre revue, Die neue Generation, n’est pas le choix de s’adresser uniquement aux féministes.

De même, elle participe au congrès des femmes de La Haye, mais aussi à des actions menées en commun avec des hommes ; membre du Bund Neues Vaterland, elle était également présente au congrès de La Haye du début du mois d’avril 1915. En décembre 1916 elle est co-fondatrice de la Zentralstelle Völkerrecht, association dont elle sera rapidement déçue, parce que d’un pacifisme trop modéré.

En effet, elle est partisane du pacifisme juridique, mais la réflexion qu’elle mène au cours de la guerre la porte vers une argumentation fondée sur le primat du respect de la vie humaine comme principe intangible et comme revendication première. Elle participe ainsi à l’émergence d’une aile radicale au sein du mouvement pacifiste, cette radicalisation s’accompagnant d’un véritable changement de paradigme dans les fondements des convictions et des engagements pour la paix.

Alors qu’avant l’expérience de la Grande Guerre, un des fondements du pacifisme était d’origine religieuse et pouvait se résumer au commandement : « tu ne tueras point », c’est l’intangibilité de la liberté individuelle, l’inviolabilité du droit de l’individu à disposer de son corps (et donc à ne pas devenir de la chair à canon) qui devient la base centrale des engagements pour la paix. Les écrits de Helene Stöcker théorisent ce changement de paradigme. Et ce radicalisme qui mène à un antimilitarisme et à un soutien net à l’objection de conscience, Helene Stöcker le lie explicitement à son combat féministe pour la protection des mères et une nouvelle morale sexuelle : dans les deux cas, il s’agit de lutter contre un principe de violence légale.

Wie gegen die Rohheit und Gewaltmoral im Geschlechtsleben wollen wir gegen das Prinzip der rohen Gewalt überhaupt, gegen das Prinzip des erlaubten – ja verdienstlichen – Menschenmordens den bewussten Willen zum Kampf allgemein wecken und stärken.

Son engagement comporte également une forte dimension culturelle, elle considère de son devoir de résister et d’aider à résister à la propagande de guerre. Dans ce type d’écrits, on notera qu’elle a recours au terme de « double morale », déjà utilisé avant la guerre à propos de la morale sexuelle et du traitement inégal des femmes et des hommes ; la notion est à présent un outil d’analyse des jugements portés en temps de guerre sur l’ennemi. La totalisation de la guerre (qui comprend également une mobilisation intellectuelle) a pour conséquence, en termes de psychologie sociale, le développement des stéréotypes sur l’ennemi qui sont l’envers des vertus qu’on accorde à son propre peuple (courage-bravoure devient instinct meurtrier ou cruauté) quand il s’agit du peuple du pays ennemi :

Wir standen beim Ausbruch dieses unerhörten Weltgemetzels betäubt und vernichtet. Denn wir begriffen mit einem Schlage: solange die Grundlage aller Kultur, die Unantastbarkeit des menschlichen Lebens, nicht geschert ist, ist auch jede andere Arbeit an irgendeiner Kulturaufgabe sinnlos und vergeblich.

Ce pacifisme radical inclut chez elle une réflexion sur les systèmes politiques et le contrôle parlementaire de la politique extérieure des Etats. Elle s’oriente, en lien avec Kurt Hiller, vers un socialisme non marxiste.

On voit souvent dans ces féministes engagées dans un pacifisme se radicalisant les filles spirituelles de Bertha von Suttner. Il convient à mon sens de revoir un cliché historiographique qui associe Bertha von Suttner à un pacifisme sentimental et féminin (du à Carl von Ossietzsky) davantage lié au vecteur de propagation de ses idées quelle avait choisi avec le très populaire roman Die Waffen nieder  qu’au contenu de ses positions. De ce fait, les filiations sont plus complexes. Si le pacifisme de Bertha von Suttner est certes à fondement éthique et humaniste, la base en est la croyance indéfectible dans la perfectibilité humaine, donc une référence constante à l’idée de progrès et à celle d’universalisme, issues des Lumières.

On ne suivra donc pas l’interprétation de Suzanne Kinnebrock (p. 35), qui suggère qu’Anita Augspurg et Lida Gustava Heymann se situent dans la continuité de Suttner quand elles accentuent le « caractère naturellement pacifique de la femme ». Bertha von Suttner ne partageait pas cette vision essentialiste.

En conclusion, quelques constatations :

1. La Grande Guerre provoque la naissance d’un mouvement pacifiste exclusivement féminin après le congrès de La Haye. Portés par des féministes le plus souvent radicales, en tout cas en Allemagne. La naissance de la « Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté », association qui existe encore aujourd’hui en est la trace la plus importante.

2. Des liens entre les deux mouvements, féministe et pacifiste, se sont tissés de manière plus étroite, avec des femmes pacifistes non engagées dans le mouvement féministe (Lili Jannasch, co-fondatrice du Bund Neues Vaterland, ou Elisabeth Rotten, d’origine suisse, mais active à Berlin pendant la Grande Guerre.)

3. On perçoit aussi le rôle joué par des féministes dans les mutations du pacifisme allemand, c’est-à-dire dans sa politisation, dans sa diversification institutionnelle et dans l’émergence d’une aile radicale. On notera après la guerre l’accès à des postes de responsabilité pour certaines féministes au sein du mouvement pacifiste, à l’exemple de Gertrud Baer, Vice Présidente du cartel pour la paix (créé en 1922) où elle représente la LIFPL ou de Constanze Hallgarten.

4. La question de la paix entraîne une reconfiguration des rapports entre féministes pacifistes dites bourgeoises et femmes pacifistes du mouvement ouvrier, les deux étant minoritaires dans leur camp.

Le contexte politique et social de la guerre, et notamment l’engagement pacifiste, pose à nouveaux frais la question des rapports du féminisme bourgeois avec les femmes de la social-démocratie, on peut citer à cet égard le télégramme amical de Clara Zetkin à l’adresse du congrès de La Haye.

On assiste aussi à une reconfiguration partielle du mouvement féministe « bourgeois », avec l’apparition d’une nouvelle polarité, qui oppose nationalistes et pacifistes.

5. On laissera une question ouverte, celle de la comparaison des « radicalités » féministe et pacifiste. En effet, si Anita Augspurg et Lida Gustava Heymann sont des féministes radicales, leurs argumentaires sont ceux du pacifisme juridique (et donc plutôt modéré). Seule Helene Stöcker semble faire exception, en participant activement à l’émergence d’une aile radicale au sein du mouvement pacifiste.

Repères bibliographiques

Roger Chickering, Imperial Germany and a World without War. The peace movement and German Society 1892-1914, Princeton, P. University Press, 1975.

Karl Holl, Pazifismus in Deutschland, Francfort/Main, Suhrkamp, 1988.

Dieter Riesenberger, Geschichte der Friedensbewegung in Deutschland. Von den Anfängen bis 1933, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht,1985.

Friedrich-Karl Scheer, Die deutsche Friedensgesellschaft (1892-1933). Organisation, Ideologie, Politische Ziele, Francfort/Main, Haag und Herchen, 1981.

Regina Braker, “Bertha von Suttner’s spiritual Daughters” in Women’s Studies International Forum, 2/1995, p. 103-111.

Gisela Brinker-Gabler (Hg.), Frauen gegen den Krieg, Francfort/Main, Fischer, 1980.

Sabine Hering, Cornelia Wenzel (Hg.), Frauen riefen, aber man hörte sie nicht. Die Rolle der deutschen Frauen in der internationalen Frauenfriedensbewegung zwischen 1892 und 1933, Kassel, Schriftenreihe des Archivs der deutschen Frauenbewegung, 1986, 2 tomes.

Annika Wilmers, Pazifismus in der internationalen Frauenbewegung (1914-1920). Handlungs-spielräume, politische Konzeptionen und gesellschaftliche Auseinandersetzungen, Essen, Klartext, 2008.

 

Féminisme, pacifisme : même combat ? La place de Bertha von Suttner dans le débat

Texte de Marie-Claire Hoock-Demarle, Université Paris7-Denis Diderot

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

Dans son édition du 12 mars 1899, le Berliner Illustrierte Zeitung publiait les résultats d’une enquête lancée sous forme de questionnaire et dont la douzième et dernière question était : » Quelle est la femme la plus importante du siècle ? » Les lecteurs et lectrices classent en tête – Prusse oblige !- la Reine Louise qui, dans une Allemagne humiliée, avait su tenir tête, au début du siècle, à Napoléon. Vient en seconde position – et là, les liens dynastiques entre la famille impériale et le trône d’Angleterre sont déterminants – la Reine Victoria qui vient de fêter ses soixante ans de règne, suivie ex-aequo par Bertha von Suttner et George Sand . Ce classement tout à fait honorable qui fait de Bertha von Suttner une des quatre figures féminines les plus importantes du siècle est un hommage rare à la femme et à son engagement public, deux éléments jusque là peu compatibles et font mesurer l’impact qu’a pu avoir cette femme d’action qui n’a pas pour autant renié son identité féminine.

Pourtant, on ne trouve guère le nom de Bertha von Suttner parmi les figures marquantes des mouvements féministes (Frauenbewegungen) citées couramment à l’époque, pas plus que, jusque dans les premières années du 20ème siècle, il n’est officiellement associé au terme de pacifisme, lequel ne fait son entrée dans les discours publics qu’à partir – et timidement – de 1901.

Est-ce à dire que Madame la Baronne Suttner, qui incarne plus que tout autre la cause de la paix, crée (ou aide à la création) des associations des amis de la paix de par toute l’Europe (Vienne, 1891, Berlin 1892, Budapest 1896) et préside pendant près d’un quart de siècle à la bonne marche du Bureau international de la Paix de Berne, se tient à distance d’une histoire qui se développe précisément entre 1890 et 1914, de manière en partie parallèle, en partie conflictuelle ?

Mue par la seule cause qui, à ses yeux, valide son engagement public, la cause de la paix, quel regard Bertha von Suttner a-t-elle porté sur le(s) mouvement des femmes ayant alors une importance croissante dans la vie publique et dont elle a bien suivi les péripéties en Allemagne plus qu’en d’autres pays, y compris le sien, L’Autriche –Hongrie ?

Dans quelle mesure a-t-elle, un temps, pu voir dans les mouvements de femmes, dans leurs revendications sociales et politiques, une menace de détournement de ses propres revendications voire une concurrence préjudiciable à l’essor de son mouvement de la paix ?

A la suite de quelle expérience personnelle, va-t-elle nuancer une vision dichotomique jusque-là plutôt rigide, mouvement des femmes d’un côté, mouvement de la paix de l’autre et poser le débat en terme de rapprochement : féminisme, pacifisme: même combat ?

Quelle est, enfin, à travers les prises de position des femmes en 1914, la portée de ce débat, enclenché à la veille de la déclaration d’une guerre que Bertha von Suttner, ‘la Cassandre de notre temps’, selon la formule de Stefan Zweig, avait une décennie auparavant déjà qualifiée de Weltkrieg  et que, fort heureusement elle ne vivra pas?

Bertha von Suttner, regard sur les mouvements de femmes de son temps

Bertha von Suttner a, au cours de sa longue vie, rencontré beaucoup de femmes de toutes nationalités ayant, comme elle, mais sur des modes différents, fait leur entrée plus ou moins fracassante dans la sphère publique. Elle en évoque un certain nombre dans ses Mémoires et sa correspondance témoigne de l’existence de réseaux épistolaires féminins qui à leur manière construisent l’Europe et redéfinissent la place des femmes dans le nouvel espace social, voire politique, en formation. Elle en a croisé beaucoup, que ce soit à Vienne, à Berlin ou dans des congrès internationaux, mais elle ne les mentionne guère. Ainsi, elle s’est à Vienne liée d’amitié avec Marianne Hainisch, à la tête de la branche modérée du mouvement des femmes autrichiennes, qui fonde en 1902 Der Bund österreichschicher Frauenvereine, mais son nom n’est pas une seule fois mentionné dans les Mémoires. Il en va de même avec d’autres figures pionnières viennoises comme Auguste Fickert, avec laquelle une correspondance –réduite- existe où Bertha von Suttner, invoquant le poids du travail pour la cause de la paix, refuse de rejoindre le mouvement féministe autrichien ou encore avec la dirigeante de l’aile radicale du mouvement des femmes autrichiennes Rosa Mayreder, qui fonde le journal Neues Frauenleben dans lequel Bertha von Suttner publiera sur le tard quelques articles. Et alors que l’on trouve Bertha von Suttner évoquée à maintes reprises dans l’autobiographie de Lily Braun et que quelques lettres ont même été échangées, jamais le nom de la célèbre socialiste n’apparaît dans les Mémoires suttériennes.Pas plus du reste que n’est mentionné celui de Hedwig Dohm, qui avait publié très tôt des ouvrages sur la situation économique des femmes dans une Allemagne en forte industrialisation, un essai très polémique Die Antifeministen et s’élèvera violemment contre la guerre. Toutes ces femmes actives dans la sphère publique et qui, elles, se réfèrent à Bertha von Suttner comme à la figure pionnière, restent étonnamment dans l’ombre.

Certes, Bertha von Suttner participe à des congrès de femmes importants comme à la conférence internationale des femmes à Berlin en 1904 où son discours remporte – elle le note dans son journal- un ’triomphe’ –. Elle publie dans sa revue Die Waffen nieder ! des comptes rendus élogieux de la Frauenfriedenskundgebung (une dénomination bien faite pour lui plaire) qui se tient en marge des Conférences de La Haye en 1899 et en 1907. Mais tout cela semble faire partie d’un monde auquel la Friedensbertha paraît, au moins dans ses Mémoires, vouloir n’accorder qu’une importance mineure. C’est là, peut-être, la marque d’un trait de caractère, d’une méfiance, sinon d’un certain mépris, vis à vis de ce qui peut apparaître comme une forme de concurrence féminine Mais l’explication serait par trop simpliste et cette mise à distance, trop systématique pour être un simple oubli, suscite plutôt une interrogation sur le regard que Bertha von Suttner porte sur ces femmes et leur action au sein des Frauenbewegungen.

Un épisode , relaté en passant, dans les Mémoires, traduit bien ce désintérêt au moins apparent : en voyage en Suède en 1899, juste après la première Conférence de La Haye, elle rencontre dans une soirée la femme d’un plénipotentiaire allemand à Stockholm :

elle me parla du mouvement des femmes en plein progrès en Norvège ..elles n’étaient pas loin d’obtenir le droit de vote. Des épouses d’hommes d’Etat aux paysannes, toutes participent à la vie politique.

Sur quoi, Bertha von Suttner, imperturbable, détourne la conversation sur le conflit qui oppose alors la Suède et la Norvège .

Les raisons d’une telle attitude sont certes nombreuses et diverses. Les premières, très personnelles, tiennent à sa. personne, sa vie privée et à son statut social. D’abord, elle assume tout au long de sa vie une identité féminine qui n’est jamais remise en question, même si, habile à séduire, elle se garde bien d’en faire un instrument de son engagement public. Prononçant le discours d’ouverture au Congrès de Berne en 1892, Bertha von Suttner, mandatée par la Société autrichienne des amis de la paix, rectifie vivement et précise que cette société qu’elle a créée n’est pas une association de femmes, ajoutant à l’intention des congressistes :

Sans vouloir dénigrer une société de femmes, je suis d’avis que dans une question aussi essentiellement du ressort des hommes comme l’est la question de la guerre, une protestation venue exclusivement de la part du sexe faible manquerait singulièrement d’autorité. 

De même, elle ne fera, dans son discours de réception du prix Nobel de la Paix à Christiania/Oslo en 1906, aucune référence au fait d’être la première femme à être honorée d’un tel prix.

Elle a renoncé – ou dû renoncer vu son âge à l’époque, 43 ans- à être mère et s’en explique sans complexe: 

C’est un fait, l’absence d’enfant ne nous a pas arraché le moindre soupir. Je m’explique cela ainsi : non seulement par le fait que nous nous satisfaisions pleinement l’un de l’autre – mais aussi que le besoin de se projeter dans un futur, fondement du désir d’avoir des descendants et d’agir et œuvrer pour eux, ce besoin était chez nous entièrement satisfait par notre travail.

«Autorschaft anstelle von Vaterschaft », résume-t-elle lapidairement. Ainsi, les problèmes de protection maternelle, d’aide aux mères célibataires, n’entrent guère dans le champ des préoccupations de Bertha von Suttner alors même qu’elles sont une des grandes priorités du mouvement des femmes bourgeoises. Pas plus que n’entrent en considération, vu la solidité du couple et le poids intact de son statut social d’aristocrates autrichiens, les questions de réforme sexuelle, d’égalité dans le couple ou de juridiction réformée du mariage. Quant aux revendications des mouvements les plus radicaux, souvent proches des partis sociaux-démocrates revenus en force en Allemagne en 1890, qui touchent à la professionnalisation, au travail des femmes, à l’égalité des salaires, à la protection des femmes au travail, il semble bien que la compatriote de Adelheid Popp, auteur de la première autobiographie ouvrière, ne les aie pas vraiment perçues.

En fait, loin de ces revendications précises liées aux réalités économiques comme aux conflits de classes, Bertha von Suttner, qui est consciente de la nécessité d’une réforme en profondeur de la condition des femmes, pense celle-ci sur le plan quasi exclusif de l’éducation des filles et des femmes en vue d’une participation progressive à la ‘marche du progrès’ et à la vie politique. Le vote des femmes n’est pas pour elle un but immédiat mais une conséquence de l’avènement d’une humanité composée, à égalité, de Menschen et Menschinnen – expression forgée très tôt par elle dans son essai de 1888 intitulé das Maschinenzeitalter. Et, dans son dernier roman Der Menschheit Hochgedanken, paru en 1909, Bertha von Suttner, consciente de son champ d’action propre, revient encore sur sa conception d’un féminisme moderne:

Mon domaine n’est pas –comme vous l’avez vous même remarqué – celui du féminisme militant…Je n’ai pas l’habitude de plaider pour la conquête de professions et l’octroi de droits politiques – je laisse cela aux autres combattantes du mouvement des femmes. Mais une fois ces professions et ces droits peu à peu acquis par mes consœurs, il faudra bien aussi qu’elles apprennent à les exercer, il faut qu’elles y soient éduquées – et c’est pourquoi le seul devoir que j’expose à mes jeunes sœurs est celui d’apprendre à penser.

Quid du pacifisme dans les mouvements des femmes ?

Le grief fondamental de Bertha von Suttner vis à vis des mouvements de femmes qu’elle côtoie en Allemagne ou en Europe tient essentiellement au fait que la cause qui lui tient tant à cœur, celle de la paix, ne constitue pas alors une priorité des programmes et des actions des mouvements de femmes A quoi s’ajoute chez Suttner une conception du pacifisme très éloignée de celle qui avait alors cours dans les milieux féministes – quand on en parlait, ce qui restait rare.

La formule , plus tardive, de Lida Gustava Heymann «  denn weibliches Wesen, weiblicher Instinkt sind identisch mit Pazifismus » reflète bien une position qui range le pacifisme du côté du ‘principe féminin fait de sens maternel (la femme =donneuse de vie), d’aide mutuelle, de bonté instinctive’ opposé à un ‘principe destructeur masculin’, porteur de violence donc de guerre. On peut s’étonner de voir ainsi portée par des féministes une conception qui repose sur la division des sexes et leurs seuls rapports de forces, avec d’un côté l’autoritarisme, voire la violence accordée à l’homme dominant, de l’autre, l’instinct féminin, fait de sensibilité donc de faiblesse. La division culture/nature n’est pas loin et les théories misogynes d’un Otto Weininger de la femme, sexe faible par nature, inféodée à l’homme – le M dominant- semblent ici bien paradoxalement corroborées . Il est vrai, qu’ancrée dans l’ère de la violence et du militarisme à outrance, cette vision des rapports de sexes correspond à la structure profonde de la société existante. Mais n’était-ce pas une des priorités des mouvements féministes d’alors de mettre en cause cette situation et d’y remédier en la transformant de fond en comble?

Pour Bertha von Suttner, cette conception du pacifisme est inacceptable. Elle l’écrit dans un article de sa revue Die Waffen nieder ! paru en 1895 :

Au vu de mon expérience personnelle, il n’y a pas de différence de comportement face à la question de la paix entre les personnes de sexe masculin et les personnes de sexe féminin.

Son expérience personnelle, c’est son action au sein d’institutions comme le Bureau International de la Paix où il n’est fait aucune différence entre les sexes, même si l’équilibre en nombre est loin d’être atteint, ce sont ses interventions à la tribune des Congrès Universels pour la paix où elle présente à l’égal de ses collègues motions et amendements, ce sont aussi les grandes tournées de conférences où elle discute d’égal à égal avec les hommes comme avec les femmes – comme le notera l’auditeur fidèle qu’est Karl May lors d’une de ces conférences à Vienne en 1912. 

Bref, un terme comme »weiblicher Pazifismus » n’a pour Bertha von Suttner pas de sens, le pacifisme étant pour elle une œuvre commune aux deux sexes :

Il est vain d’attendre des femmes en tant que telles qu’elles fassent leur le mouvement pacifiste; elles n’arriveraient du reste à rien en se plaçant en opposition aux hommes dans cette démarche. Faire progresser l’ennoblissement de l’humanité est une tâche que seule une coopération des deux sexes, hommes et femmes au même rythme et égaux en droit, peut mener à bien.

N’y aurait- il donc, aux yeux de Bertha von Suttner, aucun rapprochement possible des deux mouvements, féministes et pacifistes, en vue d’une démarche et d’une action communes ?

Féminisme, pacifisme : même combat ?

On a souvent présenté Bertha von Suttner– déjà de son vivant- comme une personne figée dans ses convictions, animée jusqu’à en être ridicule de l’importance de sa mission, sorte de Don Quichotte de la paix, comme le note un témoin de l’époque, la Comtesse Salburg :

Je pense à Genève …sous le signe de Bertha Suttner, dont le talent a été de brandir une idée tout à fait valable jusqu’à la rendre vaine et presque ridicule…jusqu’à n’être plus que phrase et gesticulation.

Pourtant, ses Mémoires en témoignent amplement, elle reconnaît avoir été souvent amenée, par le hasard d’expériences vécues, à évoluer et même à modifier sa perception de certains phénomènes et sa vision des choses:

On a une bien curieuse caméra dans la tête.…Et, à condition que l’autobiographe soit sincère, on tire toujours [des influences extérieures] des connaissances et des leçons fort utiles. Ces dernières ne découlent que de faits incontestables.

C’est une de ces expériences vécues, en l’occurrence ses voyages aux Etats-Unis qui va amener Bertha von Suttner, vers la fin de sa vie, à voir autrement les rapports entre féminisme et pacifisme. Le premier voyage, effectué en 1904 –avant l’attribution du Prix Nobel de la paix- la conduit à Boston où elle participe au Congrès Universel de la paix, séjourne brièvement à New York et est reçue à Washington à la Maison Blanche par le Président Théodore Roosevelt. Le second effectué en 1912, deux ans avant sa mort, à l’invitation des associations de femmes américaines se transforme en une tournée de conférences de la lauréate du prix Nobel de la Paix qui dure de juin à décembre. Elle a, au cours de ses voyages, eu de nombreux contacts avec les sociétés de la paix qui, pour certaines datent du début du siècle (1816) et avec les associations des femmes nord-américaines qu’elle observe de près. Elle s’entretient avec les dirigeantes des plus importantes d’entre elles, Lady Aberdeen, femme du gouverneur du Canada et présidente –fondatrice du National Council of Women of Canada, qui essaimera dans tous les pays d’Amérique du Nord, puis présidente du International Council of Women. Elle rencontre Jane Addams à Hullhouse où celle-ci a fondé en 1899 un ‘settlement for women’, sorte de Maison des femmes, centre d’aide, de formation, d’enseignement et de culture pour les femmes, en général issues de l’immigration, de la région de Chicago. Proche de Theodore Roosevelt dont elle soutient la campagne présidentielle en 1912, Jane Addams s’impliquera largement dans le Woman’s Peace party créé en janvier 1915 et elle deviendra présidente de la Ligue Internationale des femmes pour la paix et la liberté. Lors de la Conférence Internationale des femmes de La Haye en 1915, c’est elle qui, à la tête d’une commission ad hoc, sera chargée de ‘trouver une issue à la guerre’. Elle sera en 1931 la seconde femme à recevoir le prix Nobel de la paix.

Ces rencontres, consignées dans le journal de Bertha von Suttner comme dans sa correspondance avec Lady Aberdeen et Jane Addams, ont beaucoup marqué la pacifiste venue d’Europe. Non seulement elle écrit à la suite de ses voyages un certain nombre d’essais comme An die organisierten und föderierten Frauen Americas mais elle leur rend déjà hommage dans son discours de réception du prix Nobel où elle déclare « vouloir s’attarder un peu auprès de l’Amérique». Car, ajoute-t-elle, lors de son voyage aux Etats-Unis d’Amérique l’année précédente, elle avait trouvé auprès du président, auprès des mouvements de femmes, dans « les campagnes menées avec programme et méthode » la réalisation de ce qui chez elle sonne comme une devise « Idéal dans la pensée, pratique dans l’action ». De sa plongée au sein du mouvement des femmes américaines, Bertha von Suttner a retenu essentiellement trois choses. C’est, d’abord, le sens de l’organisation, fédérale mais ferme, qui permet effectivement de toucher des femmes d’origine, de statut social, voire d’ethnie très diverses et de les rassembler au sein d’un mouvement qui gomme le choc de l’immigration en offrant l’espoir d’une identité neuve de femme américaine . Mais c’est aussi le poids de l’histoire particulière d’un mouvement qui a connu dans le passé des causes à défendre où les femmes ont forgé des stratégies propres, comme les luttes du milieu du siècle pour l’abolition de l’esclavage ou le mouvement contre l’alcoolisme. C’est enfin, encore très présent vers la fin du siècle, le traumatisme de la Guerre de Sécession qui a marqué la génération de femmes des années soixante, une guerre comme on n’en connaissait pas encore sur le vieux continent et qui impliquait toute la population civile, femmes et enfants compris, la première guerre moderne, en somme. Mais ce qui la convainc aussi de la force de ce mouvement mixte Friedens=Frauenbewegung c’est sa non-appartenance à quelque parti que ce soit et son orientation très internationale. Dans une lettre à Jane Addams, elle avoue s’adresser à une “ generation which is an international one which concerns an international issue, i mean the (world) universal peace movment”. Elle a donc trouvé sur le sol américain non seulement un gouvernement impliqué dans la cause de la paix -elle reviendra plus tard sur cette implication du Président Roosevelt trop pusillanime à ses yeux – mais aussi un mouvement bien structuré, engagé certes dans la conquête des droits tant publics que privés pour les femmes, droit de vote compris, mais agissant dans une coopération constante avec les hommes au pouvoir pour la cause de la paix. Dans son essai Die Friedensbewegung in America (1913), elle tente d’établir un parallèle entre les deux continents, soulignant l’efficacité du rapprochement entre les mouvements des femmes et les mouvements pour la paix aux Etats-Unis. Elle en profite aussi pour rappeler l’importance d’une organisation au niveau de l’international et la nécessité d’agir en commun avec les hommes, donc avec le monde de la politique et de la diplomatie. Mais elle n’en reste pas au stade du constat » ce que je veux raconter ici ce sont des faits, pas des contes de fée, si féerique que cela puisse paraître », dans la dernière décennie de sa vie, elle publie nombre d’articles au titres évocateurs Die Friedensfrage und die Frauen , Wie können die Frauen die Friedensbewegung fördern ?, Der Frauenweltbund und der Krieg dans des journaux grand public comme Die Frankfurter Zeitung , Neues Wiener Journal ou Berliner Tageblatt mais aussi dans des revues dirigées par des féministes autrichiennes radicales comme le Neues Frauenleben.

Quelles retombées du débat féminisme vs pacifisme en 1914 ?

Morte le 21 juin 1914, huit jours avant l’attentat de Sarajevo et à peine cinq semaines avant la déclaration de guerre, elle n’a pas vraiment pu établir un bilan des retombées européennes de ses nouvelles idées rapportées d’Amérique. Quelques éléments de rapprochement ont cependant marqué un léger changement dont elle est encore témoin et parfois acteur.

Il semble bien en effet que cette perception d’un pacifisme également porté par les hommes et les femmes, d’envergure internationale et au-dessus des partis, ait trouvé quelque écho dans les années 1911-1913, en Allemagne et même en Autriche. Ainsi, Bertha von Suttner et Marianne Hainisch travaillent ensemble dans la Commission pour la paix créée au sein du Bund österreichischer Frauenvereine ( ÖFV) et Marianne Hainisch siège dans le comité directeur de la société autrichienne des Amis de la paix. Bertha von Suttner est même l’invitée d’honneur de l’assemblée générale du Bund ÖFV en avril 1913. Ailleurs, en Allemagne, le thème de l’internationalisme est bien perçu par le mouvement des femmes socialistes mené par Clara Zedkin et Rosa Luxembourg et quelques voix se font entendre même parmi les femmes bourgeoises qui reprennent certains thèmes et accents suttnériens, comme Hedwig Dohm qui publie mais seulement en 1915 un vibrant plaidoyer contre la guerre Der Missbrauch des Todes qui se termine ainsi :

Que ceci soit notre proclamation à tous ceux qui vont venir :mort à l’abus de la mort dans la guerre.

De nombreux rassemblements et congrès de femmes traitent alors de la question de la paix et de l’antimilitarisme, comme, en mars 1915 à Berne, la Internationale sozialistische Frauenkonferenz dominée par le discours de Clara Zetkin pour une action internationale des femmes pour la paix et, en avril , le Ier congrès international des femmes (bourgeoises /modérées) à La Haye où L.G. Heymann lance un « appel aux femmes européennes » qui se clôt sur la création d’un Frauenweltbund zur Förderung internationaler Eintracht .

Mais derrière l’apparent rapprochement, la réalité est tout autre. Même une Lily Braun parle en 1915 « du rêve insensé de la sororité de tous les individus de sexe féminin ». Quant au discours de 1913 tenu par Bertha von Suttner devant l’association des femmes bourgeoises autrichiennes, ce discours,,très internationaliste – et en cela se rapprochant des positions prises par les sociaux-démocrates- heurte un public de femmes déjà rappelées par ailleurs à leurs tâches au sein de la nation, à sa défense et à la nécessité d’un «  weiblicher Kriegsdienst ». En octobre 1914, Bertha von Suttner a entre temps disparu, Marianne Hainisch s’adressera aux femmes autrichiennes en ces termes :

Au nom du Bund österreichschicher Frauenvereine, j’invite les femmes autrichiennes, qui ont toujours fidèlement été à nos côtés, de s’organiser pour le service en cas de guerre.

Si Bertha von Suttner s’était exprimée en faveur d’une meilleure organisation des femmes ce n’était évidemment pas dans le sens d’un sursaut nationaliste en cas de guerre mais bien afin d’éviter d’en arriver à la guerre.

Son pacifisme reposait essentiellement sur une notion simple, il n’est pas question d’aménager la guerre, de faire la guerre à une guerre déjà bien présente, de ‘l’humaniser’ en quelque sorte –c’est du reste ce qu’elle reprochera à Henry Dunant coupable à ses yeux d’avoir, en créant la Croix-Rouge, admis la guerre comme une fatalité dont il fallait alors soulager les souffrances. Toute l’action pacifiste de Bertha von Suttner tend à prévenir la guerre et ce, en s’en prenant aux chasses gardées des hommes, des hommes au pouvoir de surcroît : domaine de l’armement, de la discipline et du code d’honneur militaire, mais aussi domaine juridique, dont celui du Völkerrecht, du Droit public. C’est elle qui à La Haye I en 1899 a quasiment imposé la création de la Cour internationale d’arbitrage de La Haye et plaidé sans relâche pour une politique mondialisée des traités et des tribunaux d’arbitrage entre les nations. En se plaçant ainsi dans des domaines réservés de tout temps au pouvoir masculin, Bertha von Suttner ne facilitait pas le rapprochement entre la cause des femmes et celle de la paix.

La guerre exacerbant patriotismes et nationalismes met cruellement fin à ce qui, un court moment, avait pu constituer un rapprochement sur la base de l’expérience américaine. Et l’on sait que tous les partis socialistes –à l’exception de la Russie et la Serbie- ayant voté en août 14 les crédits de guerre, tous les mouvements de femmes, socialistes comprises, à l’exception d’un petit groupe où l’on compte Rosa Luxemburg et Clara Zetkin, ont suivi, bon gré mal gré.

D’une certaine manière, il est heureux que « l’amazone qui fait la guerre à la guerre » selon la formule d’Alfred Nobel, ait échappé de justesse à l’éclatement de cette première Weltkrieg qu’elle décrit prophétiquement comme une apocalypse dans son tout dernier essai Die Barbarisierung der Luft, ajoutant même, dans son dernier roman, la catastrophe programmée de l’explosion atomique. Il n’y avait vraiment plus de place pour un pacifisme à la Suttner.

Mouvement völkisch et féminismes en Allemagne. Une approche intersectionnelle à partir de l’exemple de Sophie Rogge-Börner (1878-1955)

Texte de Jennifer Meyer, Universität Erfurt / Ecole Normale Supérieure de Lyon

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

En Allemagne, l’historiographie du Mouvement – ou plutôt des Mouvements – des femmes a été renouvelée depuis une trentaine d’années, entre autres grâce aux apports des Gender Studies. Il s’agissait principalement, dans le cas des recherches sur la complicité des femmes sous le nazisme, de rectifier l’idée d’une « grâce de la naissance féminine » (Gnade der weiblichen Geburt) qui exemptait les femmes allemandes de toute responsabilité dans l’avènement et le déroulement de la dictature en les réduisant au statut de victimes – ou tout du moins d’innocentes apassives – et en postulant le caractère masculin de l’antisémitisme. De nombreuses études nuançant les représentations caricaturales ou extrêmes des femmes et soulignant la variété des formes de complicité, de soutien ou de résistance ont permis de dépasser cet obstacle épistémologique. D’une part, les tendances nationalistes, colonialistes et antisémites du Mouvement allemand des femmes ont ainsi été révélées. D’autre part, le rôle important des femmes au sein de partis conservateurs, nationalistes ou racistes a été analysé, de même que les tentatives de certaines d’entre elles pour développer en leur sein des projets d’émancipation divers. En témoignent l’intérêt porté à des personnes comme Mathilde Ludendorff ou Käthe Schirmacher ainsi que les études sur les organisations féminines comme le Bund Königin Luise ou le Ring nationaler Frauen, ou sur la commission des femmes du Parti National-Allemand du Peuple (Deutschnationale Volkspartei). Ces approches ont permis de dépasser des oppositions parfois trop tranchées – comme par exemple entre courant bourgeois et prolétaire – et de repenser l’historiographie du Mouvement des femmes avec une perspective non normative et historicisée du féminisme. Contrairement à ce que l’on pouvait/pourrait penser, les femmes engagées dans des organisations et partis ultranationalistes et racistes n’étaient pas toutes antiféministes ni n’avaient de conception traditionnelle et sexualiste (Anne Verjus) des sexes.

Comme le titre de mon intervention l’indique, je souhaiterais donc m’attarder aujourd’hui sur les liens entre idéologie völkisch et féminismes, en vous présentant plus spécifiquement la symbiose pour le moins atypique développée par l’une de ces femmes : Sophie Rogge-Börner, symbiose que j’ai qualifiée dans mes recherches de « racial-féministe ».

J’adopte à cet effet une approche intersectionnelle, c’est-à-dire que je m’intéresse aux relations d’interférence et de co-influence des catégories de race et de sexe/genre, mais également de classe, de religion, de sexualité et cherche ainsi à évaluer comment et dans quelle mesure ce discours a tenté de redéfinir les termes d’un débat historiquement situé sur les « questions féminine » et « raciale » afin de transformer les rapports de pouvoir et les inégalités – en les renforçant ou les abolissant – qui régnaient entre les « races » et les « sexes ». Je considère l’intersectionnalité comme un instrument heuristique qui interroge la production historiquement située – sociale et discursive – de différences et d’inégalités et reprends les termes utilisés par les acteurs_trices de l’époque afin de rendre compte des dispositifs discursifs et des jeux de langage dont ils_elles pouvaient faire et faisaient usage, de manière plus ou moins intentionnelle et critique. Je ne considère pas ces catégories comme des réalités ontologiques et naturelles mais comme des « catégorie[s] d’analyse d’un rapport de pouvoir » (Elsa Dorlin) historiquement et socialement situées et dont la signification doit être replacée dans et définie par leur contexte d’énonciation.

Après quelques brèves informations biographiques, je présenterai en trois points l’articulation du discours racial-féministe. Premièrement : Le mythe fondateur ou la racialisation de l’égalité des sexes. Deuxièmement : L’ennemi principal ou la domination masculine juive. Et troisièmement : La solution raciale de la question féminine ou l’égalité des sexes comme condition du renouveau racial.

Née en 1878 dans une famille protestante de classe moyenne, fille d’un officier prussien, Sophie Börner vécut et fut scolarisée dans différentes villes de garnison, situées principalement dans l’actuelle Pologne. Elle épousa un médecin militaire en 1910 et un an plus tard naquit leur fils, Ralf Rogge, qui fut médecin en tant que membre des SS dans différents camps de concentration. Malgré son statut de professeur de lycée, elle n’enseigna pas, préférant se consacrer à l’écriture et à la politique. Ainsi, bouleversée par la défaite de 1918 et la proclamation de la République, Rogge-Börner s’engagea pour les droits des « meilleures » femmes allemandes et pour le « renouveau racial », en tant que membre du Parti National-Allemand du Peuple puis en tant qu’écrivaine et journaliste, établie à Berlin. Elle publia quelques romans ou recueils de poèmes et plusieurs essais qui visaient d’une part à attribuer la responsabilité du déclin racial à l’introduction d’une domination masculine « juive » en Allemagne et d’autre part à justifier l’existence d’un Mouvement « national » des femmes combattant ouvertement le sexisme en vigueur sous Weimar et le régime nazi. Entre avril 1933 et juin 1937 parut mensuellement sa revue Die deutsche Kämpferin. Stimmen zur Gestaltung der wahrhaftigen Volksgemeinschaft (La Combattante allemande. Voix pour la réalisation d’une véritable communauté du peuple). Après un relatif silence dans les années 40, Rogge-Börner publia en 1951 un dernier ouvrage promouvant les droits des femmes de « race blanche » et décéda en 1955 à Düsseldorf.

Le mythe fondateur ou la racialisation de l’égalité des sexes (Elsa Dorlin)

Une grande partie des textes de Rogge-Börner était consacrée à la réécriture idéalisée du passé de la « race allemande » et reposait sans grande surprise sur les trois piliers constitutifs de l’« idéologie germanique » (Germanenideologie) du mouvement völkisch : « […] la prédestination de la race germanique ou nordique, la supériorité de celle-ci sur les autres races et peuples et la parenté biologique directe entre les peuples germaniques et les Allemands » (Uwe Puschner). Accordant à la Germanie de Tacite et aux textes de la mythologie nordique le statut de témoignages historiques véridiques, et reprenant les terminologies de l’anthropologue Ludwig Ferdinand Clauß, Rogge-Börner faisait valoir la pureté raciale, la force physique, l’héroïsme, les bonnes mœurs ainsi que le potentiel créatif des peuples germaniques qu’elle opposait en tous points à la « race juive ». Mais c’est le rapport de pouvoir entre les sexes en vigueur au sein d’une société qui déterminait sa place dans la hiérarchie raciale. Rogge-Börner accordait aux peuples germaniques le statut de « race » supérieure avant tout parce que ceux-ci avaient instauré une « égalité totale » (völlige Gleichheit) entre les sexes. Ce postulat posa rapidement problème à la majorité des représentant_es völkisch, comme Alfred Rosenberg, Hans F. K. Günther, Walther Darré, Willibald Hentschel ou même Adolf Hitler qui décrivaient les peuples germaniques comme une « union d’hommes » (Männerbund), virils et polygames. (Entre parenthèses, Rogge-Börner entra en conflit également avec les partisans du « matriarcat primitif » germanique comme Herman Wirth ou Ernst Bergmann, puisqu’elle condamnait toute forme de domination sexuée).

Créés à l’image d’une divinité « asexuée » (ungeschlechtig), les peuples germaniques n’auraient pas introduit d’inégalité ou de division du travail sur la base d’une différence biologique entre les femmes et les hommes réduite selon Rogge-Börner à la seule question des organes reproducteurs et de la maternité – mieux, ils n’en auraient même pas eu connaissance :

Aussi longtemps qu’il s’est tenu à l’écart des influences étrangères à la race, l’être nordique a ignoré la séparation de l’être humain en une partie dominante et une partie dominée : cette distinction ne faisait même pas partie de sa conception du monde. Il ne connaissait qu’une seule notion pour désigner la différence et la domination : l’être nordique domine les êtres des autres races, les êtres non-nordiques.

Au sein de la famille germanique aurait donc régné l’égalité des sexes, à la fois entre les membres du couple hétérosexuel mais aussi entre leurs – si possible – nombreux enfants. Soumise aux impératifs de reproduction et de préservation raciale, la constitution d’une famille exigeait que le choix du partenaire dépendît de son grade de pureté raciale et se fondait sur les principes de monogamie et de fidélité, empêchant ainsi la propagation de maladies sexuellement transmissibles et la naissance d’enfants naturels, potentiellement « impurs ». Le partage de l’autorité parentale, l’éducation des enfants à l’égalité des sexes et la transmission égalitaire du patrimoine auraient été la règle, de même qu’une séparation, – qu’elle fût sollicitée par l’homme ou par la femme, aurait été autorisée et garantie par l’indépendance économique des membres du couple. Ces thèses ont été très débattues à l’époque et également défendues par les germanistes völkisch Gustav Neckel ou Bernhard Kummer, qui travailla d’ailleurs avec Rogge-Börner.

L’absence de différence et d’inégalité entre les sexes se faisait sentir également dans la sphère publique. Contrairement à la « race juive », au sein de laquelle, selon Rogge-Börner, l’inégalité sexuée constituait la première des hiérarchies, suivie par l’inégalité de classe au sein de chaque classe de sexe, les peuples germaniques auraient développé une société certes strictement élitiste mais au sein de laquelle hommes et femmes auraient été absolument égaux. En effet, en affirmant que le rôle et les tâches d’un_e individu_e de « race germanique » étaient déterminés par son « destin » (Schicksal), Rogge-Börner soutenait certes là-encore une position anti-individualiste et élitiste défendue traditionnellement par le mouvement völkisch. A la différence notable que selon elle, cette scission de la société germanique en deux classes sociales hermétiques – la « masse » et l’« élite » – permettait aux femmes d’exercer tâches et métiers d’influence, sans être victimes d’une discrimination sur la base de leur sexe. Elles auraient donc fait partie de l’élite au même titre que les hommes et auraient détenu un pouvoir politique, économique, juridique, religieux et militaire important :

La spécificité déterminée racialement s’exprime dans l’inconditionnelle reconnaissance de la personnalité, qui ne connaissait aucune distinction selon le sexe. Celui qui était doté d’un pouvoir supérieur avec des aptitudes et des forces particulières n’avait pas simplement le droit, il devait l’exercer et le rendre utile pour la communauté.

Ainsi, Rogge-Börner va jusqu’à faire le récit de « personnalités féminines de chef » intervenant au Thing – le lieu de promulgation des lois – ou détenant la prêtrise ; de femmes combattant aux côtés des hommes, animées d’un « esprit guerrier » devenu l’apanage non plus d’un « sexe » mais d’une « race » ; ou de propriétaires indépendantes administrant leurs biens fonciers. C’est cette relecture féministe des textes et de l’héritage germanique qui ont été traditionnellement instrumentalisés par le mouvement völkisch et cette réécriture idéalisée de l’histoire des peuples germaniques qui permit ensuite à Rogge-Börner de faire le lien avec l’Allemagne contemporaine et de légitimer des revendications politiques en faveur de l’égalité des sexes.

L’ennemi principal ou la domination masculine juive

Après avoir fait le récit de cet « âge d’ôr » germanique et vanté tant la supériorité raciale que le système d’égalité des sexes en vigueur, comment expliquer alors les inégalités entre hommes et femmes de « race » allemande au début du 20ème siècle? Pour Rogge-Börner, celles-ci témoignaient de l’éloignement du peuple allemand de son essence germanique et étaient donc l’illustration, le symptôme du déclin racial. Les contacts réguliers avec des « races » inférieures – à cause de phénomènes migratoires, de l’occupation romaine, de la christianisation ou plus tard des croisades – auraient eu pour conséquence de favoriser des « mélanges des sangs » (Blutsmischungen) dégénérescents ainsi que d’importer dans les territoires germaniques une morale sexuelle « judéo-romaine » et des rapports de pouvoirs sexués « orientaux », c’est-à-dire inégalitaires et contraires à la nature même de la « race » germanique :

Avant tout, avec le christianisme judéo-romain, la moralité inférieure de l’Ancien Testament, la séparation fatale des sexes des races orientales pénétra dans les pensées et les sentiments de nos ancêtres et forma avec le temps une conception de la vie qui qualifia l’homme d’unique sexe dirigeant et déterminant et la femme de sexe inférieur sur lequel et pour lequel l’homme imposait sa loi, comme il faisait sur et pour d’autres choses et d’autres valeurs.

 Pour Rogge-Börner, le déclin racial était le résultat d’une dégénérescence biologique mais également – je dirais même principalement – sociale provoquée par l’introduction de la « domination masculine juive » (jüdische Männerherrschaft). Afin d’imposer un système patriarcal fondé sur une division sexuée du travail, la « domination masculine juive » aurait donc exclu les femmes de la sphère publique en transformant profondément les croyances, les lois et les mœurs germaniques. Non seulement les femmes auraient été privées de leur statut de personnes libres et égales aux hommes, mais elles auraient également été réduites aux tâches domestiques et reproductives. Cette redéfinition idéologique de la féminité – et en creux de la masculinité – aurait en outre été renforcée par des mesures visant à réaliser dans les faits, à construire biologiquement la différence sexuelle et donc à justifier les inégalités entre les sexes. Ici, Rogge-Börner s’appuyait sur les thèses de la philosophe féministe Mathilde Vaerting pour accuser le patriarcat d’avoir créé des « différences artificielles » (künstliche Unterschiede) entre les hommes et les femmes en refusant à ces dernières le droit à une formation scolaire ainsi qu’à une éducation physique et sportive. Les différences biologiques entre les sexes – et notamment la prétendue infériorité physique et intellectuelle des femmes – n’auraient donc pas eu de validité historique. Elles ne pouvaient pas être considérées comme des données naturelles figées justifiant l’enfermement des femmes dans la sphère privée et leur mise sous tutelle mais auraient été le résultat d’une politique sexiste « étrangère », c’est-à-dire « juive », visant à légitimer le pouvoir d’un sexe sur l’autre, sexes à présent constitués en classes antagoniques et complémentaires.

En anéantissant l’égalité originelle entre les sexes et en distinguant ceux-ci à la fois biologiquement et socialement, l’introduction de la domination « unisexuée » fut pour Rogge-Börner le point de départ de la dégénérescence historique de la « race » allemande. Les évolutions postérieures étaient donc conçues comme des inventions « judéo-masculines », et condamnées en tant que telles : les idéologies modernes notamment le libéralisme, l’individualisme, les droits de l’Homme la démocratie ou le capitalisme étaient l’incarnation du patriarcat « juif », contraire à la nature allemande.

Parallèlement au paradoxe évoqué précédemment entre naturalisation des « races » et vision anti-essentialiste des « sexes », on constate que la pensée de Rogge-Börner naturalisait et racialisait les rapports de pouvoir entre les sexes, devenus le critère de hiérarchisation entre les « races ». L’égalité des sexes était érigée en élément constitutif – quasi biologique – de la « race » allemande, tandis que le patriarcat était un système social per se « juif ». Rogge-Börner proposait donc une lecture racialiste – et fondamentalement antisémite – de l’émergence historique du patriarcat dans les territoires germaniques. S’il y avait bien chez elle captation du pouvoir économique et politique par les hommes et donc un lien entre propriété privée, division (sexuée) du travail, contrôle de la reproduction et patriarcat, Rogge-Börner n’avait pas de lecture marxiste de la domination masculine qui aurait trouvé son inspiration dans les textes de Friedrich Engels ou d’August Bebel. La question féminine (Frauenfrage) et notamment l’impératif d’émancipation des femmes allemandes était une question raciale et ne pouvait être résolue par la lutte des classes ni viser à l’émancipation globale des femmes (et donc par exemple des femmes juives).

La solution raciale de la question féminine ou l’égalité des sexes comme condition du renouveau racial

Pour Rogge-Börner la corrélation double d’une part entre appartenance raciale et rapports de pouvoir entre les sexes et d’autre part entre déclin racial et patriarcat impliquait que renouveau racial et émancipation des femmes allemandes fussent liés. Les textes de Rogge-Börner, puis les articles de Die Deutsche Kämpferin, étaient en dialogue permanent avec les représentant_es du mouvement völkisch ainsi que celles et ceux du Mouvement des femmes. Ils s’inscrivirent dès le départ dans les débats fondamentaux qui traversaient ces deux mouvements – accès à l’éducation et à l’emploi, patriotisme, reproduction et sexualité, égalité civique et parité politique – et commentèrent dès avril 1933 les lois et pratiques du régime nazi – auquel Rogge-Börner et ses collaborateurs_trices étaient au départ favorables du fait de son idéologie raciste et antisémite.

Célébrant l’engagement de femmes comme Louise Otto-Peters, Anita Augspurg, Helene Lange ou Gertrud Bäumer en faveur de l’accès des filles à l’éducation scolaire puis à la formation universitaire, Rogge-Börner invitait à dépasser les avancées réalisées en instaurant la mixité scolaire (Koedukation) et un programme commun dans toutes les matières pour les deux sexes dont les capacités intellectuelles étaient selon elle identiques. Ces arguments se rapprochaient donc plus de ceux d’une radicale comme Hedwig Kettler que de ceux des bourgeoises modérées qui défendaient une formation conforme à la « nature féminine ». Pour Rogge-Börner, l’enseignement des filles devait donc intégrer les sciences exactes et des activités sportives tandis que celui des garçons devait également aborder les questions relatives à la vie conjugale et à la paternité. Le numerus clausus appliqué aux femmes dans les universités dès décembre 1933 par le régime nazi était donc tout à fait illégitime. Cette profonde réforme de l’instruction devait être précédée et accompagnée d’une socialisation au sein de la famille à l’égalité des sexes : L’égalité entre les parents devait servir de modèle aux enfants tandis que les activités et les jouets spécifiquement sexués devaient être abolis. Allant plus loin encore dans sa critique du sexualisme, Rogge-Börner défendait la formation militaire des jeunes filles et leur participation à la guerre tandis que les représentantes du courant bourgeois du Mouvement des femmes comme Gertrud Bäumer, Hedwig Heyl ou Alice Salomon préféraient encourager un patriotisme spécifique au sein du « Service national féminin » (Nationaler Frauendienst), créé en 1917.

Même s’ils_elles mettaient parfois en exergue des qualités présentes plus particulièrement chez les femmes, Rogge-Börner et ses collaborateurs_trices s’attirèrent les foudres du régime nazi en défendant une position radicale en matière d’égalité professionnelle, non limitée à un « espace vital féminin » (weiblicher Lebensraum) distinct. L’accès à l’éducation devait renforcer les chances des femmes sur le marché du travail, leur permettre de concourir à égalité avec les hommes – notamment pour les meilleurs postes dans les entreprises – et d’obtenir des salaires ainsi que des conditions de départ à la retraite identiques à ceux de leurs collègues masculins, et augmenter leur présence dans les domaines d’influence comme la justice, la science ou l’administration. Par conséquent, on trouve dans Die Deutsche Kämpferin une critique vigoureuse des licenciements massifs de femmes permis par la loi sur les « fonctionnaires du Reich » ou de la propagande contre les « doubles salaires » et une dénonciation pertinente du caractère sexiste de ces mesures.

Parallèlement à l’égalité professionnelle et économique, Rogge-Börner défendait la parité politique entre les hommes et les femmes au nom d’une optimisation de la « race » passant par un élitisme forcené :

Conformément à la loi du sang germanique, la communauté raciale du peuple a besoin d’une direction masculine et féminine parce que le peuple a le droit naturel et inaliénable d’être conduit par les meilleurs, les plus purs et les plus forts d’entre les siens. Appliqué à l’Etat moderne, cela signifie qu’hommes et femmes partagent les mêmes responsabilités aux postes du plus haut niveau, aux postes de direction, dans tous les ministères et dans toutes les administrations.

Elle s’opposait en cela à la majorité des représentant_es du mouvement völkisch, longtemps réticent_es au droit de vote des femmes et qui aimaient rappeler comme Rosenberg que « l’homme devait être et rester juge, soldat et dirigeant » ou encore qu’il fallait « s’émanciper de l’émancipation féminine ». Mais elle s’opposait également aux féministes modérées, ou cantonnées le plus souvent dans les partis à des missions en conformité avec leur « nature » féminine voire même favorables à la défense des intérêts spécifiques de leur classe de sexe au sein d’un parti de femmes – comme Helene Lange. Refusant de recourir à des arguments différentialistes qui liaient appartenance sexuelle et attribution des responsabilités politiques, Rogge-Börner exigeait l’introduction d’une véritable parité au Parlement, voire d’un principe de « double commandement » (Doppelführung) dans tous les domaines décisionnels, c’est-à-dire la nomination d’un homme et d’une femme – un ‘couple’ politique – pour un poste commun. En conflit permanent avec le régime nazi, elle accusa celui-ci de poursuivre une politique féminine (Frauenpolitik) anachronique et contraire au caractère ainsi qu’aux intérêts du peuple allemand.

En matière de reproduction et de sexualité, Rogge-Börner et sa revue Die Deutsche Kämpferin insistaient sur la nécessité d’une politique nataliste et eugéniste afin d’enrayer le déclin démographique et la dégénérescence raciale. Cependant, elles ne s’alignaient pas sur les lignes argumentatives sexistes du mouvement völkisch ou du régime nazi qui attribuaient exclusivement aux femmes la responsabilité des questions de reproduction et de pureté raciale, voire même qui faisaient la promotion de la polygynie comme Hans Blüher, Willibald Hentschel ou Walther Darré. Ainsi, elles appelaient à étendre cette responsabilité aux hommes et soutenaient le combat abolitionniste contre la double morale et l’autorisation de facto de la prostitution. En outre, elles affirmaient que toutes les femmes n’étaient pas destinées à la maternité et condamnaient les dérives des argumentations natalistes qui s’opposaient à l’activité professionnelle des femmes et à leur refus d’avoir des enfants. Là encore, tout en célébrant l’adoption de mesures eugénistes, elles critiquèrent ouvertement la politique du régime nazi pour son sexisme et furent dénoncées – comme ce fut le cas de Rogge-Börner en mars 1933 – ou attaquées violemment dans la presse, entre autre par des responsables des organisations féminines comme Lydia Gottschewski.

Un Mouvement « national » de femmes « conscientes de leur germanité » (artbewußt / deutschbewußt) devait être l’instrument de ce programme ambitieux de lutte contre le « patriarcat juif » et pour l’égalité des sexes. Rogge-Börner et ses collaborateurs_trices s’opposaient en cela à l’antiféminisme völkisch notoire qui voyait dans les revendications féministes de la fin du XIXème et du début du XXème siècle l’influence des Juifs_Juives. Ce mouvement devait d’une part – comme nous l’avons vu – réagir aux transformations politiques et sociales enclenchées par le régime nazi et d’autre part combattre l’invisibilisation des femmes par le patriarcat dans l’Histoire en travaillant à la rédaction d’une histoire nationale qui ne serait plus androcentrée. La « mise au pas » des associations de femmes – c’est-à-dire leur dissolution ou leur intégration dans le Front allemand des femmes (Deutsche Frauenfront) dès mai 1933 – fut qualifiée dans Die deutsche Kämpferin de « collectivisation forcée » et interprétée comme la preuve que le régime ne considérait pas les femmes comme des citoyennes et des membres de la « communauté du peuple » à part entière. Les critiques adressées à la politique nazie conduisirent donc la Gestapo à interdire en 1937 la revue.

Conclusion

Je voudrais conclure en évoquant deux éléments. J’ai présenté le discours racial-féministe tel qu’il s’est développé et a évolué principalement sous Weimar et le nazisme. Que s’est-il passé après 1945 ? Entre 1945 et 1955, Rogge-Börner publia quelques rares articles et un ouvrage : Planète en chute ! (Planet im Absturz !). Dans ces textes, elle procéda à la critique du NS et à la réélaboration – à l’actualisation – de ses revendications. Sa condamnation du NS était double : elle concernait d’une part la politique sexiste du régime, faisant écho à une critique plus générale du patriarcat, et d’autre part la catastrophe que représentait la Seconde Guerre Mondiale et qui témoignait selon elle de la débâcle du 20ème siècle et de la modernité. Quant à la question de l’Holocauste, ses textes montrent bien qu’elle hésitait entre déni (négationnisme) et minimisation (révisionnisme). Cette rupture, cette catastrophe que fut la Seconde Guerre Mondiale fut interprétée par Rogge-Börner comme le paroxysme de la domination unisexuée, comme l’illustration culminante des erreurs commises par le patriarcat. Elle poursuivit ensuite sa critique anti-patriarcale, en étant très sévère avec les lois en vigueur en RFA qui ne garantissaient pas une véritable égalité entre les sexes et consacraient notamment l’autorité paternelle et masculine. Abandonnant – du moins dans la forme – la catégorie de « race », elle inscrivit cette critique dans un projet nationaliste-européen, soutenant la constitution d’une Europe des régions, un nouvel Empire unifié politiquement, culturellement et racialement. Celui-ci devait garantir l’égalité de droits et de devoirs pour les femmes « occidentales » « blanches », que Rogge-Börner appela même à la grève totale – c’est-à-dire économique et sexuelle – afin que leurs revendications en matière d’égalité politique, professionnelle, domestique et parentale aboutissent. Je soulignerai encore que ces idées ont été diffusées au sein de la Nouvelle Droite, notamment par l’intermédiaire de la philosophe Sigrid Hunke.

Enfin je voudrais revenir sur l’aspect central du discours racial-féministe. Celui-ci témoigne de la compatibilité, voire même de la possible fusion, entre deux postulats jusqu’alors généralement pensés comme inconciliables : d’une part l’affirmation profondément anti-universaliste de l’existence de « races » homogènes, opposées et hiérarchisées et d’autre part un principe anti-sexualiste qui s’oppose à l’idée selon laquelle les hommes et les femmes constitueraient deux classes de sexes biologiquement et politiquement antagoniques. Il invite à approfondir le renouvellement déjà engagé de l’historiographie du Mouvement des femmes et illustre parfaitement l’intérêt d’une approche intersectionnelle. Nous avons bien ici intersection entre des catégories de race/genre-sexe – et de classe dans une moindre proportion – mais également des idéologies puisque ce discours défendait à la fois la mise en place d’une société racialisée/raciste et un projet féministe. Si ce concept dénonçait à l’origine la discrimination spécifique vécue par les femmes noires américaines, à l’intersection du racisme et du sexisme, il permet également d’appréhender les imbrications possibles entre féminisme et racisme, comme en témoignent mon intervention mais aussi les débats actuels en France (Elsa Dorlin, Christine Delphy) ou en Allemagne (Birgit Rommelspacher) sur la racialisation du féminisme ou sur l’instrumentalisation du féminisme par l’extrême droite.

La fabrique des intellectuelles. Minna Cauer, Anita Augspurg et Lida Gustava Heymann

Texte d‘ Anne-Laure Briatte-Peters, université de Strasbourg

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

L’aile « radicale » du mouvement féministe de l’Allemagne wilhelmienne s’est constituée autour de 1890 pour se dissoudre au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ses chefs de file, parmi lesquelles on compte Minna Cauer, Anita Augspurg, Lida Gustava Heymann, mais auxquelles on pourrait ajouter, selon la période considérée, Helene Stöcker, Käthe Schirmacher et d’autres, ont porté, un quart de siècle durant, la bannière du mouvement féministe « radical ». Celui-ci se comprenait comme l’avant-garde du mouvement féministe allemand, luttant pour l’égalité de droit entre hommes et femmes dans la famille, devant la loi et dans la cité. Ces femmes se sont introduites dans des milieux intellectuels et ont contribué aux débats intellectuels de leur époque. Il s’agira de déterminer dans quelle mesure les chefs de file des féministes « radicales » peuvent être qualifiées d’intellectuelles, si tant est qu’il est possible, pour l’époque considérée, de parler d’intellectuelles au féminin.

Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il convient de souligner que Minna Cauer, Anita Augspurg et Lida Gustava Heymann eussent sans nul doute rejeté énergiquement le label d’intellectuelles, ou – puisque le substantif n’existait pas encore au féminin – de femmes intellectuelles. Loin d’elles l’intention de passer pour des femmes amoureuses des choses de l’intellect ; la figure du « bas-bleus », nouvel avatar de la « femme savante » ou de la « précieuse » tournée en ridicule par Molière, avait déjà causé suffisamment de tort aux femmes cultivées.

Le terme d’intellectuel s’est établi en France à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, déclenchée par l’article d’Emile Zola intitulé « J’accuse », paru dans le journal l’Aurore du 13 janvier 1898. Né d’un débat public qui a farouchement divisé les Français, le terme d’intellectuel fut l’instrument d’affrontements politiques avant d’être un outil d’analyse. Resté, depuis, ambivalent, le mot « intellectuel » comme outil d’analyse est utilisé tantôt au sens positif comme auto-qualification, tantôt de façon dépréciative et à des fins polémiques pour désigner les personnalités, écrivains et journalistes de renom qui interviennent dans les débats publics. Par ailleurs, la dénotation et la connotation du mot varient d’un pays, c’est-à-dire d’un espace culturel, à l’autre. En Allemagne, le terme Intellektueller apparut autour de 1900 et fut d’abord une insulte. Dans l’introduction à leur ouvrage collectif sur les intellectuels dans l’Empire allemand, Gangolf Hübinger et Wolfgang J. Mommsen n’annoncent-ils pas la couleur avec la formule : « Ein Intellektueller genannt zu werden, war in der deutschen geistigen Tradition lange ein Schimpfwort ; es galt, ein Gebildeter zu sein » ? À la différence de la France, où les intellectuels, tels qu’ils s’étaient définis depuis l’affaire Dreyfus, étaient pour l’essentiel des hommes de lettres, en Allemagne, l’élite intellectuelle se recrutait parmi les professeurs des universités, qui tenaient le haut du pavé en qualité de producteurs et de relais de sens et de valeurs. À cette élite, les chefs de file des « radicales » ne pouvaient guère appartenir, puisque l’accès aux universités fut interdit aux femmes jusqu’en 1900-1909 (selon les États allemands considérés), mais qu’en est-il de la figure sociale de l’intellectuel ?

Entendu comme catégorie d’analyse, le terme d’intellectuel est utilisé tantôt pour désigner une catégorie sociale et professionnelle, les représentants des professions intellectuelles (définition par le statut social), tantôt pour parler d’un certain type d’acteur social (définition par les formes d’action dans la société). Pour examiner la question de savoir si – et en quel sens – les chefs de file féministes « radicales » peuvent être considérées comme des intellectuelles de l’Allemagne wilhelmienne, nous croiserons les définitions les plus couramment acceptées de l’intellectuel(le) avec la notion de « genre » comme l’expression et comme un élément constitutif des rapports sociaux de sexe.

Réseaux intellectuels et réseaux féministes

La définition par le statut socio-professionnel définit les intellectuels comme les représentants des milieux cultivés et des professions intellectuelles, à savoir, selon Christophe Charle, savants, hommes de lettres, enseignants, journalistes, étudiants, artistes, médecins, avocats et membres du clergé – le tout variant en fonction des systèmes de classifications sociales des sociétés et de l’époque considérées. Les féministes « radicales » faisaient-elles partie de cette catégorie sociale ?

Des filles d’érudits (Gelehrte)

Statistiques en mains, Christophe Charle a montré que, de façon plus marquée qu’en France, les représentants de l’élite intellectuelle allemande, qui étaient majoritairement des professeurs d’université, s’autorecrutaient dans les milieux intellectuels et dans les milieux universitaires stricto sensu. Ainsi, ils étaient issus, dans l’Allemagne impériale, à 47,4% de familles représentant les professions intellectuelles. Quelle est l’origine sociale des chefs de file des « radicales » ?

Ces femmes, nées pour la plupart entre 1840 et 1870, provenaient majoritairement de la bourgeoisie cultivée et de familles d’érudits : Anita Augspurg, Marie Stritt, Auguste Kirchhoff et Else Lüders étaient issues de familles d’avocats, la famille élargie d’Anita Augspurg comptant en outre plusieurs médecins et juristes. Minna Cauer et Helene Stöcker étaient filles de pasteurs, ainsi qu’Emilie Kempin, une juriste suisse qui lutta contre le BGB aux côtés des « radicales » allemandes. Jeanette Schwerin, qui a débuté sa carrière féministe aux côtés des « radicales », était fille de médecin. Lida Gustava Heymann était quant à elle la fille d’un très riche négociant de Hambourg ; Käthe Schirmacher et Sophia Goudstikker étaient également des filles de commerçants plus ou moins aisés. Ainsi, le capital économique de la bourgeoisie possédante (Besitzbürgertum) était également représenté aux côtés du capital culturel des membres de la bourgeoisie cultivée (Bildungsbürgertum). Souvent mis à disposition des associations de femmes, le patrimoine personnel de ces féministes permettait aux associations de subvenir aux frais liés à leurs activités.

Si les origines sociales des féministes « radicales » révélaient de fait une assez forte homogénité, celle-ci se trouvait renforcée par les stratégies matrimoniales de ces femmes : d’aucunes épousèrent un juriste, comme Hanna Bieber-Böhm, Auguste Kirchhoff et Constanze Hallgarten, ou un professeur d’université, comme les féministes pacifistes Margarete Lenore Selenka et Emilie Endriß, ainsi que Lily Braun en première union. Jeanette Schwerin et Minna Cauer en première union épousèrent un médecin, Louise Hoffet un pasteur, et la suffragiste Tony Breitscheid et Lily Braun en deuxième union épousèrent un homme politique.

Des ambitions intellectuelles

Plus révélatrices encore sont les stratégies professionnelles des féministes « radicales ». Les pionnières du féminisme de l’Empire allemand ne purent guère se former qu’au métier d’institutrices, ce qu’elles firent en grand nombre, que ce fût par vocation, par nécessité économique ou pour quitter le giron familial et accéder à quelque formation intellectuelle. De futures féministes nées plus tard s’expatrièrent provisoirement pour pouvoir s’inscrire dans une université, à Zurich (Anita Augspurg, Käthe Schirmacher, Franziska Tiburtius, Frieda Duensing), Berne (Helene Stöcker, Marie Raschke) ou Paris (Käthe Schirmacher). L’importante proportion de féministes « radicales » détentrices du grade de docteur en dit long sur leur volonté de faire partie de l’élite intellectuelle du pays : Anita Augspurg fut la première Allemande docteure en sciences juridiques, suivie, entre autres, de Marie Raschke, Anna Schultz et Frieda Duensing. La Suissesse Emilie Kempin fut quant à elle la première femme en Europe à obtenir le grade de docteur en sciences juridiques, en 1887. Helene Stöcker, Käthe Schirmacher faisaient précéder leur nom du prestigieux Dr. phil. (doctor philosophiae) ; Agnes Hacker, Franziska Tiburtius et Emilie Lehmus étaient docteurs en médecine et Alice Salomon et Charlotte Engel-Reimers en sciences économiques.

Les domaines de prédilection pour cette qualification universitaire des plus prestigieuses étaient le droit, la médecine et les sciences économiques, domaines dans lesquels les femmes aspiraient à prouver leur aptitude intellectuelle afin de participer aux processus de décision, à la production et la diffusion de savoirs. On ne manqua pas de les refouler aux portes de l’université et de la pratique professionnelle : la juriste habilitée Emilie Kempin, contrainte de nourrir seule sa famille, n’obtint jamais de chaire d’université, et les médecins Franziska Tiburtius et Emilie Lehmus, faute d’obtenir l’Approbation (autorisation d’exercer, pour les médecins et pharmaciens), durent créer une polyclinique privée pour exercer leur profession sur le territoire allemand.

Les féministes « radicales » saisirent donc en grand nombre les opportunités de se qualifier pour l’exercice de professions intellectuelles. Considérées sous cet angle, leurs luttes pour l’accès des femmes aux études supérieures au même titre que les hommes peuvent être interprétées comme la première étape d’une lutte pour la reconnaissance de l’aptitude des femmes à endosser le rôle d’intellectuelles.

Sociabilités intellectuelles

L’accès au grade de docteur ne fait pas encore d’un individu un intellectuel. Est associée à la représentation d’intellectuel(le) la notion de sociabilités intellectuelles, entendue, avec l’historien Michel Trebitsch, comme des lieux, milieux et réseaux spécifiques « permettant d’explorer les conditions de constitution d’un espace de débat public et démocratique, qui est de l’ordre du politique sans entrer dans les formes du politique, sinon pour les préparer et les préfigurer. »

Nombre de futures féministes berlinoises avaient d’abord fréquenté des cercles intellectuels, tels que la Deutsche Gesellschaft für Ethische Kultur, une société philanthropique et sociale d’inspiration kantienne, dont la revue, Ethische Kultur, était publiée par Georg von Gizycki, professeur de philosophie à Berlin, et sa femme Lily, future Lily Braun (active parmi les féministes « radicales » jusqu’en 1895). À Berlin en particulier, le cercle libéral autour du futur empereur Friedrich et de son épouse Viktoria, fréquentés notamment par les couples Schrader et Cauer, ainsi que des cercles de réformateurs pédagogiques, accueillirent mainte future féministe. Dès l’année de sa création en 1892, la Société allemande pour la paix (ainsi que, pendant la guerre, d’autres sociétés pacifistes), qui visait à pacifier les relations internationales, compta plusieurs féministes dans ses rangs. Particulièrement sensibles à la question de la réconciliation entre les classes sociales en Allemagne (l’ « unification intérieure »), les féministes « radicales » fréquentaient de préférence les cercles intellectuels réformateurs, défenseurs d’une nouvelle éthique sociale appelée à être instaurée par une politique sociale digne de ce nom. La « Société pour une réforme sociale » (Gesellschaft für soziale Reform), sur laquelle nous reviendrons plus loin, est emblématique de ces milieux intellectuels de réformateurs éclairés fréquentés par les féministes « radicales ».

C’est ainsi qu’apparaît un lien de causalité entre la participation des féministes « radicales » à ces sociabilités intellectuelles et la reconstitution même d’un mouvement féministe structuré et ramifié autour des années 1890. On retrouve en partie les mêmes personnalités dans les réseaux intellectuels précédemment cités et les premiers réseaux féministes de l’époque impériale. Les formes de sociabilités sont largement identiques : le cadre associatif, la pratique du débat pour l’échange des idées et comme pratique d’éducation intellectuelle, la publication d’un périodique pour la diffusion des idées auprès de l’opinion publique. En d’autres termes, les féministes ont procédé à un transfert de pratiques et de formes de sociabilités intellectuelles, signe de leur volonté d’intégration dans les milieux intellectuels de l’époque.

Les photographies que l’on connaît de leurs chefs de file révèlent clairement cette volonté de figurer sur le cliché avec les accessoires traditionnellement attribués à l’intellectuel : les livres, la bibliothèque, le bureau, et non ceux qui sont couramment associés à la lecture féminine, le divan, le boudoir ou le salon privé. Contrairement aux nombreuses peintures sur le thème de la femme lisant, sur lesquels les femmes sont représentées dans des postures horizontales et ont le regard baissé ou n’ont pas de regard, les femmes sur les clichés ci-dessous se tiennent droites – excepté Anita Augspurg qui adopte la pose du « Penseur » de Rodin – et leur regard est levé, directement tourné vers l’objectif.

Conférence internationale pour le suffrage des femmes à Berlin, 1904 (4e photo sur cette page) :

http://www.frauenmediaturm.de/themen-portraets/feministische-pionierinnen/lida-gustava-heymann/

(dernière consultation le 17.03.2012)

Anita Augspurg dans son bureau :

http://www.frauenmediaturm.de/fileadmin/Images/Feministinnen/Augspurg/Augspurg_Wohnung_gr.jpg

(dernière consultation le 17.03.2012)

Helene Stöcker dans son appartement en 1921 :

http://www.frauenmediaturm.de/fileadmin/Images/Feministinnen/Stoecker/stoecker_wohnung_gr.jpg

(dernière consultation le 17.03.2012)

Minna Cauer dans la pose de l’intellectuel :

http://www.frauenmediaturm.de/fileadmin/Images/Feministinnen/Cauer/Cauer_portrait3b.jpg

(dernière consultation le 17.03.2012)

Faisons un premier bilan : tant par leur naissance, que par leurs relations sociales et leurs sociabilités, les membres à la tête du mouvement féministe « radical » peuvent être qualifiées d’intellectuelles au sens sociologique du terme. S’il est vrai que la collaboration à une revue à caractère culturel ou politique compte parmi les critères primordiaux des sociabilités intellectuelles, l’abondante activité journalistique et éditoriale de ces femmes constitue un indice fort de leur identité intellectuelle.

Elles « accusent » aussi

Les approches qui relèvent plus de l’histoire culturelle et politique préféreront à la définition de l’intellectuel par son statut social une définition par la fonction sociale de l’intellectuel. On s’intéressera alors non pas à ce qu’il est, mais à ce qu’il fait. Or, les circonstances dans lequelles est apparue la figure moderne de l’intellectuel au cœur de l’affaire Dreyfus ne sont pas restées sans conséquences sur la définition du mot ; elle ont fait le lit d’une représentation normative de la figure de l’intellectuel, encore courante aujourd’hui.

Définition normative de l’intellectuel

Au cœur des débats sur le rôle de l’intellectuel qui ont été menés depuis l’affaire Dreyfus et tout au long du XXe siècle, l’intellectuel s’est vu attribuer de fait des positions et des contenus de discours comme autant de caractéristiques propres. D’après cette représentation normative, les intellectuels sont critiques envers l’État et la religion, indépendants et s’expriment en défenseurs de la liberté, de valeurs universelles, de la démocratie et des droits humains ; aussi les situe-t-on sans hésitation dans la gauche politique. Sur le plan moral, on attend d’eux de surcroît qu’ils défendent avec bravoure les positions qu’ils estiment être justes, sans craindre les répercussions de leur engagement sur leur parcours personnel – tel Zola qui, à l’issue de poursuites judiciaires lancées à son encontre pour diffamation suite à son célèbre article, connut l’exil pendant un an. Ce portrait de l’intellectuel correspond-il aux chefs de file des féministes « radicales » de l’Allemagne wilhelmienne?

La « Lex Heinze », l’affaire Dreyfus des Allemands – et des « radicales »

Dans l’historiographie allemande des intellectuels, et a fortiori au sujet de l’Allemagne impériale, on n’a de cesse de souligner à quel point, à l’opposé du modèle de l’intellectuel à la française, l’intellect et l’action publique, entendue comme engagement dans les affaires de la Cité, étaient diamétralement opposés. Le germaniste Christoph Garstka n’a-t-il pas affirmé, non sans ironie, que, plutôt que de chercher à écrire une histoire des intellectuels sous l’Empire allemand, on avait meilleur temps d’écrire une histoire de l’anti-intellectualisme allemand ? Christophe Charle, suivi par Gartska, compte néanmoins au nombre de manifestations intellectuelles de la même veine que l’affaire Dreyfus en France des débats qui ont marqué l’opinion publique de l’Allemagne impériale, à savoir le débat sur l’antisémitisme déclenchée à Berlin par l’historien conservateur Treitschke en 1879-1880, les affaires Arons (1899-1900) et Spahn (1901) dans le milieu universitaire, ainsi que le large mouvement de protestation contre la « Lex Heinze ».

Le projet de loi de la « Lex Heinze », qui visait au durcissement du droit pénal allemand relatif aux délits sexuels, avait été provoqué par le meurtre d’un gardien de nuit par le proxénète berlinois Heinze. Ce fait divers avait initié, dans le camp du parti catholique (Zentrum) et des milieux antisémites regroupés autour d’Adolf Stöcker, une campagne contre les entorses à la morale et l’obscénité, campagne qui déboucha sur un projet de loi visant à renforcer la censure dans la littérature, sur les scènes de théâtre et dans les arts en général. D’aucuns s’accordent à considérer le soulèvement en Allemagne contre la « Lex Heinze » comme un « J’accuse » allemand, comme un acte d’accusation collectif relevant de l’initiative d’intellectuels – écrivains, juristes, artistes et universitaires – allemands et étrangers.

Les féministes « radicales » ne se firent pas prier pour participer au vaste mouvement de protestation de l’élite intellectuelle allemande contre l’ignominieux projet de loi. Cependant, si elles souscrivaient sans réserve à la lutte fondamentale pour la liberté artistique et la liberté d’expression en général, l’enjeu majeur de la lutte ne résidait, pour elles, non pas là, mais dans le § 361,6 du code pénal impérial (Reichsstrafgesetzbuch, RStGB), qui fut discuté au Reichstag à l’occasion du remaniement du code pénal. Ce paragraphe prévoyait que les femmes qui se trouvaient non accompagnées dans les lieux publics, pouvaient être arrêtées à tout moment par la police des mœurs et soumises à un examen gynécologique obligatoire, si leur comportement dans ces lieux était jugé suspect. Ces dispositions « livr[aien]t les femmes à l’arbitraire d’un agent de police » et constituaient une entorse au droit de tout individu à l’intégrité physique, argumentaient les « radicales » ; autrement dit, il signifiait leur exclusion de l’État de droit.

Les textes de lois de l’Empire allemand ne punissaient pas la prostitution en elle-même, ni les relations sexuelles extra-conjugales : au regard de la loi, constituaient un délit le proxénétisme (§ 180 du code pénal d’Empire de 1871, RStGB) et le non-respect, par les prostituées, des mesures de réglementation prescrites par l’État et la police des mœurs (§ 361,6 RStGB). Les maisons closes étaient certes interdites par le § 180 ; mais de fait, elles étaient généralement tolérées. Tandis que les proxénètes et les clients étaient à peine inquiétés par les autorités, les prostituées étaient soumises à des contrôles réguliers et, selon les régions, au casernement. La lutte des féministes « radicales » contre la « Lex Heinze » et le § 361,6 du code pénal était donc, au fond, une lutte pour la même morale pour les deux sexes. Grâce au large mouvement de protestation des intellectuels, auquel les féministes « radicales » avaient contribué, le projet de loi fut finalement pratiquement vidé de son contenu.

Identification des « radicales » à la figure de l’intellectuel moderne

Avec une circonspection compréhensible étant donnée l’hostilité générale en Allemagne à son égard, les chefs de file des féministes « radicales » célébraient le figure de l’intellectuel instaurée par l’affaire Dreyfus. C’est dans le contexte de la lutte pour l’abolition de la réglementation de la prostitution par l’État, appelée lutte « abolitionniste », qu’Anna Pappritz, une féministe « radicale » très engagée dans cette cause, osa la première l’identification à la figure moderne de l’intellectuel. Auteur du compte rendu d’un congrès de la Fédération abolitionniste internationale tenu à Genève en septembre 1899, elle choisit le titre : « La vérité est en marche ! », célèbre expression attribuée à Zola. Allant plus loin dans le rapprochement avec la figure de l’intellectuel moderne, elle rapporte que cette expression a été prononcée à l’issue du congrès par Yves Guyot, ancien ministre français, éditeur de la revue Siècle, et dreyfusard. Anna Pappritz décrit le personnage dans une note de bas de page en rappelant qu’Yves Guyot « s’est engagé si courageusement pour le droit et la vérité dans le procès de Dreyfus ». Comme Zola, Yves Guyot – un des abolitionnistes de la première heure aux côtés de Joséphine Butler – avait déjà payé son engagement public par une peine de prison pour avoir critiqué le système de la police des mœurs.

À la veille de la Première Guerre mondiale, en juillet 1912, Minna Cauer osa finalement le « J’accuse », mais, sentant peut-être la fragilité de sa position dans l’espace public, elle employa l’expression au pluriel : « Wir klagen an ! » Dans cet article, la figure tutélaire du mouvement féministe « radical » accusait l’État, qui venait d’appeler les Allemandes à lui offrir des enfants, de ne pas satisfaire à ses obligations morales envers les individus, feignant d’ignorer les conséquences désastreuses d’une natalité incontrôlée dans les familles les plus pauvres. « Wir klagen an ! » : nous de majesté ou désignant le collectif des féministes, voire la gent féminine toute entière ? Minna Cauer joue sur les différents niveaux et se pose en défenseur de la « culture, du droit et de la justice », elle s’érige en juge moral et en force critique du pouvoir – le portrait de l’intellectuel moderne est complet.

Revenons, pour un bilan d’étape, au portrait-type de l’intellectuel moderne né de l’affaire Dreyfus : l’intellectuel de gauche, indépendant, critique envers l’État et la religion, et s’exprimant en défenseur de la liberté, de valeurs universelles, de la démocratie et des droits humains. Les chefs de file des « radicales » se situaient elles-même dans la gauche politique et tenaient par-dessus tout à leur indépendance (envers le pouvoir politique, économique et ecclésial). Elles étaient par principe critiques envers l’État et la religion et se percevaient comme les championnes de valeurs universelles et des droits fondamentaux. En un mot, les chefs de file des féministes « radicales » s’identifiaient à la figure sociale de l’intellectuel née outre-Rhin de l’affaire Dreyfus.

Des professionnelles de l’intervention publique

Cette définition de l’intellectuel a toutefois fait son temps. L’historiographie allemande a mis en évidence l’existence de figures d’intellectuels de droite qui, si, par anti-intellectualisme, ils ne se qualifiaient eux-mêmes pas d’intellectuels, n’en étaient pas moins des intellectuels. Le phénomène est particulièrement tangible sous la République de Weimar, avec son milieu intellectuel dit « conservateur révolutionnaire », qui a montré que tous les intellectuels ne voyaient pas leur rôle dans l’engagement public pour des causes supérieures et des valeurs universelles. L’épisode national-socialiste a prouvé quant à lui l’existence d’intellectuels affirmant le pouvoir en place. Ainsi, tous les intellectuels ne satisfont pas au critère d’autonomie, tous ne sont pas indépendants du pouvoir ni critiques envers lui. Ces constats ont appelé une nouvelle définition de l’intellectuel, dénuée de tout contenu idéel et de représentations normatives.

Définition

Dans une étude sur les intellectuels en Grande-Bretagne, Stefan Collini, professeur de littérature anglaise et historien des intellectuels, propose une définition des intellectuels comme des acteurs dotés d’un certain rôle dans la société ; ce rôle est caractérisé par quatre éléments :

Les intellectuels seraient, selon lui, généralement :

  1. des représentants de professions intellectuelles et artistiques,
  2. se prononçant en public dans des débats et sur des sujets qui dépassent leur domaine de compétence initial (dans lequel il se sont qualifiés),
  3. disposant de moyens d’expression et de media leur permettant d’atteindre un public plus large que leur public d’origine,
  4. et qui ont acquis une notoriété faisant d’eux des personnalités susceptibles d’avoir des opinions à exprimer qui soient d’intérêt public général.

Cette définition présente le mérite de ne déterminer à l’avance ni le contenu, ni la fonction des interventions publiques de l’intellectuel. Elle en rejoint une autre, elle aussi non-normative, proposée par Hans Manfred Bock : « Les intellectuels sont une figure sociale centrale des temps modernes. On peut donc les définir comme des personnes qui, en vertu de leur compétence scientifique ou artistique, interviennent publiquement dans le débat politique et y sont entendus. On peut retenir comme noyau dur d’une notion aux connotations vagues : la compétence culturelle, l’intervention politique et la résonance publique. » Cette définition peut-elle s’appliquer aux chefs de file des féministes « radicales » ?

Des professionnelles de l’intervention publique

Pour ce qui est du premier critère de Stefan Collini, nous avons vu que les chefs de file des féministes « radicales » avaient déployé une énergie considérable pour rejoindre l’élite intellectuelle du pays, notamment par le biais d’une qualification universitaire surreprésentative par rapport à l’ensemble des femmes allemandes. Cette qualification attestée par des diplômes universitaires venait ou non compléter une expertise acquise par le biais de la pratique par les femmes engagées dans les associations féministes – une stratégie de professionnalisation active visant à ériger les femmes en expertes de questions spécialisées (p. ex. les questions de droit familial, la législation du travail, la lutte contre la prostitution et les maladies vénériennes, la législation en matière de protection maternelle, etc.).

Le deuxième critère est celui des sujets sur lesquels interviennent les intellectuels, sujets qui doivent dépasser les limites du domaine de leurs compétences d’origine. Les plus grandes représentantes du mouvement féministes « radical » satisfont aussi à ce critère car, s’il est vrai que chacune d’elles avait un ou deux domaines d’expertise, toutes restèrent des « spécialistes du général ». Anita Augspurg était experte en questions juridiques et dans la lutte pour le suffrage des femmes, mais elle s’exprimait en public sur une très large palette de thèmes, allant des pratiques de la police des mœurs aux dangers de la Flottenpolitik. Lida Gustava Heymann était une experte – tout comme Anna Pappritz – de la lutte abolitionniste et de la syndicalisation des ouvrières, mais elle s’exprimait aisément sur les élections parlementaires et la politique coloniale allemande. Minna Cauer était la plus généraliste de toutes, compétente dans tous les champs d’action du mouvement féministe « radical ». En témoignent ses très nombreux éditoriaux publiés dans la revue bimensuelle Die Frauenbewegung. Revue für die Interessen der Frauen (1895-1919), l’organe de presse des « radicales ». Soucieuses de saisir les questions d’actualité dans leur ensemble, les chefs de file des féministes « radicales » ont inventé pour elles la veille politique – et démocratique – avant la lettre.

Pour ce qui est du troisième critère, celui des media et des moyens d’expression, les « radicales » ont élaboré un ensemble d’outils d’intervention publique et d’agitation, tels que la technique de la « scandalisation »  (ou l’art de provoquer un débat public à partir d’un scandale) et la « propagande par le fait », approche inspirée du mouvement anarchiste de la fin du XIXe siècle. Pour cela, leur maîtrise de l’outil de la presse, alors en plein essor, leur fut d’une grande utilité. Campagnes d’information, tournées de conférences, presse, scandales, procès, et agitation-propagande – les nouvelles techniques d’intervention publique n’avaient guère de secret pour les féministes « radicales », qui, au début des années 1900, étaient devenues des professionnelles de l’intervention publique.

Une notoriété suffisante ?

Le quatrième critère de Stefan Collini est celui de la notoriété, qui fait qu’un intellectuel sera écouté et qu’on attendra de lui qu’il se prononce en public. Minna Cauer et Anita Augspurg alliaient agitation à la diffusion écrite de leurs idées. Toutes les deux eurent une activité de journaliste et d’éditrices de revues culturelles et politiques très importante : Minna Cauer, en qualité d’éditrice de la revue Die Frauenbewegung. Revue für die Interessen der Frauen, et Anita Augspurg, d’abord en charge de suppléments de Die Frauenbewegung, intitulés Parlamentarische Angelegenheiten und Gesetzgebung et Zeitschrift für Frauenstimmrecht, puis éditrice de plusieurs revues successives à caractère féministe et politique : Frauenstimmrecht ! et Die Frau im Staat, pour n’en citer que deux. Ces revues avaient une diffusion nationale et dépassaient largement le cadre du bulletin d’association.

Mais leur exclusion d’office du cercle intellectuel de la toute nouvelle Société pour une réforme sociale (Gesellschaft für soziale Reform), en janvier 1901, révéla aux « radicales » l’hostilité des intellectuels à l’idée d’accepter des femmes dans leurs rangs. Les statuts provisoires de cette société, qui avait pour objectif d’apporter des réponses à la question sociale, prévoyaient d’exclure la possibilité pour les femmes d’en être membres. Les « radicales », qui partageaient les préoccupations sociales de ces réformateurs, n’admirent pas de se voir exclues de cette société et demandèrent des explications à son président, le professeur Werner Sombart, économiste et sociologue de renom. Celui-ci justifia l’exclusion des femmes par la loi prussienne sur le droit des associations de 1851, alors toujours en vigueur en Prusse, dont le § 8a interdisait aux femmes, aux mineurs et aux apprentis d’être membre d’associations à caractère politique et d’assister à leurs réunions. La déception des féministes fut d’autant plus grande qu’à strictement parler, cette société ne tombait pas sous le coup des lois prussiennes. De nombreuses autres situations révélèrent aux féministes « radicales » les mécanismes d’exclusion de la sphère intellectuelle destinés à contenir, voire à refouler ces femmes qui aspiraient à endosser le rôle d’intellectuelles.

Si le critère établi par Stefan Collini, celui de la notoriété, tend à exclure d’emblée les femmes des milieux intellectuels de l’Allemagne wilhelmienne, celui proposé par Hans Manfred Bock, le critère de la « résonance publique », autrement dit le fait d’être entendu, permet davantage aux féministes de l’époque de rester en lice. Car, contrairement au terme de notoriété, qui peut avoir une connotation positive lorsqu’il désigne le fait d’être connu avantageusement, celui d’être « entendu » par le public est dénué de tout a priori sur la réception. Si l’on retient le critère de la résonance publique, les études féministes allemandes les plus récentes ont suffisamment montré que les principales actrices du mouvement féministe « radical » et « modéré » étaient parvenues sinon à la notoriété, du moins à se faire entendre et à susciter des réactions, dont la création, en 1912, du Deutscher Bund zur Bekämpfung der Frauenemanzipation était sans doute l’expression la plus spectaculaire.

Les développements précédents ont fait apparaître l’existence d’un lien intrinsèque entre les sociabilités féministes et l’émergence d’un nouveau type féminin : l’intellectuelle. Ceci vaut d’autant plus au sujet des féministes « radicales », qui, loin de se soucier prioritairement de gagner la bienveillance de la sphère politique, obéissaient avant toute chose à un devoir d’engagement et firent de la critique leur métier. Ainsi, les lieux de sociabilités féministes tels que leurs associations, mais aussi les colonnes de leurs revues et leurs nombreuses conférences organisées à l’échelle régionale, nationale ou supra-nationale, peuvent être considérés comme autant d’étapes de ce qui serait une fabrique d’intellectuelles – du moins telle était la vision ambitieuse partagée par des Minna Cauer et Anita Augspurg, mais à laquelle la réalité ne correspondait que dans de rares cas. Idéalistes, Minna Cauer et Anita Augspurg voyaient dans l’aboutissement du mouvement féministe l’avènement d’une nouvelle génération de femmes, des femmes émancipées, autonomes, libres de corps et d’esprit, dotées d’une conscience politique et morale aiguë et répondant à l’impératif catégorique de la participation politique.

Peuvent finalement être comptés comme des figures d’intellectuelles de l’Allemagne wilhelmienne des personnalités qui furent actives au sein du mouvement féministe « radical » à l’échelle supra-régionale, voire internationale, telles que Minna Cauer, Anita Augspurg, Lida Gustava Heymann, ainsi que des femmes telles que Helene Stöcker, Lily von Gizycki (Lily Braun) et Käthe Schirmacher, qui firent leurs débuts dans les rangs des féministes « radicales » et poursuivirent leur chemin dans d’autres organisations.

On ne naît pas intellectuel(le), on le devient – pour reprendre, en l’adaptant, une formule célèbre de Simone de Beauvoir. Cette réflexion découle du constat fait du manque de notoriété des féministes « radicales » ; une fois de plus, il apparaît que celles-ci n’ont pas suffisamment reconnu la nécessité de construire leur image. Minna Cauer a reconnu cette erreur sur le tard. Absorbées par l’action, par le métier de critique qui requiert une attention de tous les instants, les féministes « radicales », à la différence de leurs homologues « modérées », ont négligé la fabrication de leur propre notoriété. Il est du reste possible que leur conviction selon laquelle on est reconnu pour ce que l’on réalise et pour le travail que l’on fournit (Leistungsethik) les ait rendues aveugles à la nécessité de construire leur propre notoriété.

La contribution des féministes allemandes à l’éducation des jeunes filles dans la deuxième moitié du XIXe siècle

Texte de Sylvie Marchenoir, Université de Bourgogne

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

Les femmes allemandes sont de plus en plus nombreuses à recevoir une éducation et à prendre la plume au début du XIXe siècle, dans le sillage des femmes célèbres ayant fréquenté les cénacles romantiques et de celles ayant fait leurs certains idéaux de la Révolution française, mais aussi dans le courant ascendant d’une classe sociale bourgeoise qui commence à réclamer sa part de pouvoir dans une société se décloisonnant très progressivement, soucieuse de donner une instruction à ses fils et, au-delà, une éducation à leurs mères. C’est toutefois dans la deuxième moitié du XIXe siècle que l’éducation des jeunes filles prend un tour nouveau sous l’influence de nombreux facteurs, religieux, sociaux, économiques et politiques, et surtout sous l’impulsion des femmes elles-mêmes, qui prennent peu à peu leur destin en main et n’hésitent pas à intervenir sur le devant de la scène publique, voire politique, pour réclamer des droits et en tout premier lieu le droit à l’éducation. Les femmes allemandes créent des associations qui luttent afin d’obtenir des chances égales pour le développement de l’individu, quel que soit son sexe. Le « mouvement des femmes », comme on l’appelle alors, constitue tout à la fois le premier féminisme allemand et le moteur d’une émancipation des femmes qui passe en priorité par l’éducation des jeunes filles. Pour en mesurer le côté émancipateur et sa spécificité allemande, il convient tout d’abord de brosser un rapide état des lieux en matière d’éducation dans l’Allemagne très conservatrice des années 1850. C’est dans un contexte socio-politique plus favorable que se dégagent ensuite dans les années 1860-80 les grands principes d’une éducation au féminin : la deuxième phase du mouvement des femmes favorise alors le passage de l’éducation à l’instruction et voit le début d’une institutionnalisation de l’éducation des jeunes filles. Enfin, c’est sous l’influence des socialistes allemandes que le mouvement en faveur de l’éducation se radicalise à partir de 1890 pour devenir une lutte de tous les instants en faveur de l’avenir professionnel des femmes et de leur droit au travail.

L’état des lieux à l’issue d’une première phase de féminisme en Allemagne : l’éducation des jeunes filles allemandes dans les années 1850

Le premier mouvement féministe allemand est l’héritier de la Révolution française de 1789 et des révolutions européennes de 1848. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, suivie de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges en 1791 et traduite en allemand dès la même année, a suscité chez certaines femmes allemandes l’envie d’être, elles aussi, considérées comme des êtres humains à part entière et notamment de jouir de la même reconnaissance juridique et sociale que les hommes, tout en gardant leur spécificité féminine. En 1792 paraît à Berlin l’essai de Theodor Gottlieb von Hippel Über die bürgerliche Verbesserung der Weiber, où l’auteur réclame l’émancipation des femmes, affirmant que l’égalité juridique et sociale entre les hommes et les femmes nécessite une harmonisation de leur éducation. Selon lui, les différences entre les sexes sont sociales plus que naturelles – d’où l’attention qu’il convient de porter à l’éducation. Il prône donc une éducation commune des garçons et des filles jusqu’à la puberté par des femmes, puis une éducation différenciée pour les préparer à des tâches différentes puisque la société le réclame. Mais il se montre radicalement opposé à la déduction d’une quelconque infériorité féminine au vu de la répartition des tâches : „So lange das andere Geschlecht in der Erziehung von dem unsrigen unterschieden wird, so lange als sie zu den Beschäftigungen nicht angewiesen werden, welche sich unser Geschlecht ausschließlich zutheilet, so lange können wir nicht behaupten, dass es uns nicht gewachsen sei.“ (Theodor Gottlieb von Hippel, Nachlass über weibliche Bildung, Berlin : Voß, 1801, p. 9). Parallèlement, les femmes ne sont pas passives. De 1813 à 1815 sont fondées au moins 700 associations patriotiques de femmes. Mais elles ont plus pour vocation de soutenir les troupes engagées dans le combat contre les armées napoléoniennes et d’apporter secours à la population éprouvée que de défendre la cause des femmes en matière d’éducation.

Les débuts d’un premier mouvement féministe organisé en Allemagne remontent en fait aux années 1840, à la période prérévolutionnaire du Vormärz. C’est à cette époque que se font entendre les premières voix féminines pour remédier à l’ignorance de la majorité des femmes. Des femmes prennent la plume pour thématiser la subordination de la femme dans la société : „Schickt die Mädchen auf die Universitäten und die Knaben in die Nähschule und Küche: nach drei Generationen werdet ihr wissen, was es heißt, die Unterdrückten zu sein“, avait écrit par provocation la Comtesse Ida Hahn-Hahn (1805-1880) dès 1839 dans son romanDer Rechte (Angelika Schaser, Frauenbewegung in Deutschland 1848-1933, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 17). Une femme plus engagée encore comme Louise Otto-Peters (1819-1895) exige dès la période révolutionnaire dans une pétition adressée à la commission traitant à Leipzig des questions politiques et économiques l’organisation du travail des femmes pour leur permettre de subvenir à leurs besoins et donc d’être indépendantes et de ne pas sombrer dans la prostitution. Ces pionnières fondent les premières associations de femmes. Elles publient des journaux pour les femmes à visée émancipatrice, et non plus, comme leurs consœurs de la fin du XVIIIe siècle, dans le but de formater des maîtresses de maison, des épouses et des mères conformes au modèle patriarcal et de ce fait bien intégrées dans la société de leur temps. Le journal que publie Louise Otto-Peters en 1849, Die Frauen-Zeitung, porte en exergue : „Dem Reich der Freiheit werb’ ich Bürgerinnen!“ L’éditrice, fille d’un juriste et représentante de la moyenne bourgeoisie cultivée, fait partie des pionnières du mouvement féministe. Ecrivaine engagée dès la période du Vormärz, elle a publié des romans sociaux comme Schloss und Fabrik en 1846, puis s’est consacrée à la cause féminine, luttant principalement pour le droit des femmes à l’éducation et à une activité professionnelle. „Wie ich schon erwähnte, war ich in dem letzten Schuljahr darüber empört, dass ein Mädchen nicht länger als bis zum 14. Jahr in die Schule gehen dürfe […]“, écrit-elle un peu plus tard dans un article où elle évoque sa propre éducation (Louise Otto, „Mädchenunterricht in früherer Zeit (Selbsterlebtes)“, in : Ruth-Ellen Boetcher Joeres, Die Anfänge der deutschen Frauenbewegung. Louise Otto-Peters, Frankfurt am Main : Fischer, 1990, p. 47). Il ne s’agit pas seulement d’une opposition de principe au maintien des femmes dans l’ignorance. La crise économique qui sévit au milieu du siècle ne touche pas que les couches inférieures de la société, mais aussi la bourgeoisie, et en particulier les femmes célibataires qui en sont réduites à gagner leur vie – véritable gageure quand on n’a pas bénéficié d’une formation professionnelle adaptée.

Car, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les jeunes filles de la petite bourgeoisie ne peuvent fréquenter que l’école élémentaire (Volksschule), à partir de six ans jusque vers quatorze ans (cf. Fanny Lewald, Meine Lebensgeschichte, Berlin : Janke, 1861). Seuls les garçons vont au lycée. C’est seulement sous l’impulsion des grands pédagogues du début du siècle, Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827) et Friedrich Fröbel (1782-1852), qu’apparaissent progressivement les premiers « jardins d’enfants » et les premières « Ecoles supérieures de jeunes filles » (Höhere Mädchenschulen), des établissements financés par des fonds privés et donc réservés aux jeunes filles de bonne famille. En effet, un pédagogue et directeur d’école comme Fröbel était persuadé que la mère demeurait la première et la meilleure éducatrice pour les jeunes enfants. Il s’agissait de donc de former des éducatrices dont la douceur alliée à des activités ludiques allait permettre de materner des générations d’enfants et d’éveiller progressivement leurs capacités intellectuelles. Toutefois, l’enseignement des « Ecoles supérieures de jeunes filles » reste axé sur la sociabilité, une éducation visant à faire de la femme une compagne utile et agréable pour l’homme. Il n’y a ni programme pédagogique obligatoire, ni examen terminal. Une autre initiative de plus grande envergure est l’ouverture de l’« Université de Hambourg pour le sexe féminin » (Hamburger Hochschule für das weibliche Geschlecht) en 1850, destinée à former des éducatrices pour les jardins d’enfants et des professeures pour les écoles supérieures de jeunes filles. Même si l’expérience échoue au bout de deux ans, freinée par la trop faible qualification antérieure des étudiantes et surtout grevée par des difficultés financières, elle n’en demeure pas moins extrêmement novatrice pour l’époque. Mais après l’échec de la Révolution de 1848 et la restauration d’un conservatisme politique dans tous les Etats allemands, qui limite fortement le droit d’association, s’ensuit une période de régression. En Prusse par exemple, la loi sur les associations de mars 1850 interdit « aux personnes de sexe féminin, aux écoliers et aux apprentis » de faire partie d’associations politiques et même de prendre part à des réunions politiques. Les femmes sont maintenues dans une minorité affligeante. Il devient à nouveau très difficile pour elles de faire entendre leur voix dans les lieux décisionnels et de continuer à faire progresser l’éducation des femmes. Même la presse leur ferme ses portes. Le journal de Louise Otto est interdit en Saxe dès 1850 suite à la publication d’une loi sur la presse particulièrement restrictive. Sa rédactrice en chef, qui a un temps trouvé refuge à Gera en Prusse, se voit à nouveau interdite de publication deux ans plus tard suite à la promulgation de la nouvelle loi prussienne sur la presse. D’autres journaux féminins comme Der Freischärler de Louise Aston à Berlin, Die soziale Reform de Louise Dittmar à Leipzig ou Die Frauenzeitung de Mathilde Franzisca à Cologne tombent sous le coup de la censure et connaissent des durées de vie tout aussi limitées.

Ainsi, au milieu du XIXe siècle dans les pays de langue allemande, la situation en matière d’éducation continue d’être très inégalitaire suivant le sexe et le milieu social. Les principes qui président à l’éducation des jeunes filles dans les classes supérieures, de la noblesse à la bourgeoisie, sont encore ancrés dans une vision de la société et des rapports entre hommes et femmes héritée tout à la fois des Lumières, de la Révolution française et de la Restauration de Metternich et liés notamment aux grandes théories littéraires et philosophiques sur les sexes du début du siècle qui ont présidé à la définition du « caractère féminin » opposé au « caractère masculin ». Les vertus féminines que constituent par exemple la moralité, la chasteté, la pudeur et la douceur cantonnent la femme dans la sphère domestique et privée. L’exemple type de cette femme fragile et docile, faite pour vivre dans l’ombre des hommes, demeure la Sophie du roman de Rousseau Emile, ou De l’éducation. Des Lumières, du siècle de la pédagogie, et de l’émancipation du citoyen initiée par la Révolution française, est demeurée l’idée d’une nécessaire éducation de l’individu. Mais, pour les femmes, la conception initiale du savoir encyclopédique émancipateur a été abandonnée au profit d’une instruction minimale, suffisante pour accomplir les tâches ménagères, mais pas pour assister l’homme moderne. Pour la stabilité et l’harmonie du foyer, on ne souhaite pas d’éducation à l’extérieur susceptible d’apporter de néfastes influences étrangères. Il n’y a pas d’éducation commune pour les filles et les garçons : les matières enseignées ne sont pas les mêmes, les cours se déroulent dans une tout autre atmosphère, à la fois plus prosaïque et plus dilettante suivant l’enseignement dispensé. Il s’agit d’une éducation fonctionnelle, utile pour les rôles que la femme doit jouer, à savoir ceux de maîtresse de maison, d’épouse et de mère. Suivant le milieu social, les connaissances qui lui sont inculquées sont plus ou moins rudimentaires, mais la femme doit dans l’idéal savoir coudre, repriser et broder, connaître les bases de la lecture, de l’écriture et du calcul et, s’il lui en reste le loisir, être initiée aux beaux-arts, musique, chant, dessin et peinture en priorité, de façon à pouvoir charmer un auditoire ou un public masculin dans le cadre domestique. Cette vision de l’éducation féminine est commune tout à la fois aux pédagogues et philanthropes à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle tels que Campe (Vätherlicher Rat an meine Tochter, 1790) et aux idéalistes comme Kant, Humbold et Fichte. Chez les écrivains classiques et romantiques du début du XIXe siècle, notamment dans le roman de Friedrich Schlegel Lucinde, la polarité entre les sexes se trouve exacerbée, mais il se dessine toutefois une complémentarité de nature à valoriser la femme. Jusqu’au milieu du siècle, il est indéniable aux yeux de cette idéologie que la femme bourgeoise transmet des valeurs, qu’elle symbolise l’humanité du foyer au regard d’un monde extérieur, économique et politique, peu favorable à l’être humain. Il existe ainsi une véritable contradiction entre des théories qui valorisent la femme, prônant parfois l’égalité entre les sexes et un épanouissement au féminin, et une réalité sociale qui accorde encore si peu de poids au « beau sexe ». Toutefois, à la faveur de l’émergence d’un nationalisme plus libéral dès les années 1860, notamment en Prusse, le mouvement des femmes gagne peu à peu en influence et en considération, jouant un rôle de plus en plus important sur la scène publique et favorisant l’émancipation des femmes par une instruction plus poussée.

La deuxième phase du mouvement des femmes dans les années 1860-1880 : de l’éducation à l’instruction, vers l’institutionnalisation de l’éducation des jeunes filles

La seconde phase du mouvement féministe allemand s’étend du début des années 1860 à la fin des années 1880. De nouvelles associations sont créées, accompagnées de leurs propres organes de publication et dépassant souvent une audience locale, des centres d’information et de conseils apparaissent, des rencontres ont lieu régulièrement tant au plan régional qu’au plan national, débouchant bientôt sur des congrès internationaux.

Comme aux USA et dans les autres pays d’Europe occidentale, les organisations féministes allemandes ont été créées et sont dirigées par des femmes issues de la bourgeoisie, parfois aussi de la noblesse. Les historiens évoquent un « mouvement bourgeois des femmes » (Florence Hervé, „Dem Reich der Freiheit werb’ ich Bürgerinnen: von den Anfängen bis 1889“, Geschichte der deutschen Frauenbewegung, éd. Florence Hervé, Köln : PapyRossa, 2001, p. 11-35). Cette appellation est justifiée aussi si l’on considère l’origine sociale des membres des associations en question. La sociologue Ute Gerhard estime que 85 % de ces femmes sont issues de familles bourgeoises, 5% de la noblesse et 10 % du milieu ouvrier (Ute Gerhard, « The Women’s Movement in Germany in an International Context », in : Sylvia Paletschek, Bianka Pietrow-Ennker éd., Women’s Emancipation Movements in the 19th Century. A European Perspective, Stanford : University Press, 2004, p. 102-122). Ce sont essentiellement des associations visant à l’amélioration de la condition sociale des classes inférieures de la société et à l’éducation et à la formation professionnelle des femmes (donc essentiellement des femmes de la bourgeoisie). Les visées religieuses, caritatives et éducatives se confondent très souvent ; ce sont autant de justifications sociales pour expliquer que les femmes osent maintenant sortir de leur foyer. De la société de bienfaisance aux regroupements professionnels, il existe tout un éventail d’associations. La structure éclatée du paysage étatique allemand fait que le nombre de grandes villes ou de villes moyennes où de telles associations peuvent se développer est assez nombreux. Les plus connues sont celles fondées à Leipzig par Louise Otto-Peters, la pionnière du Vormärz, devenue entre-temps une autorité reconnue dans le monde féministe : l’« Association pour l’éducation des femmes de Leipzig » (Leipziger Frauenbildungsverein) début 1865, puis l’« Association générale des femmes allemandes » (Allgemeiner deutscher Frauenverein – ADF) en octobre de la même année.

L’« Association pour l’éducation des femmes de Leipzig », fondée le 24 février 1865 par un groupe de femmes entourant Louise Otto-Peters comme Auguste Schmidt et Henriette Goldschmidt, a pour objectif déclaré de promouvoir la cause des femmes :  „die Frauensache, d. h. die Anerkennung der Frauenrechte, die gehörige Würdigung der Fraueninteressen und vor allem: die Hebung der weiblichen Arbeitskraft…“ D’après les statuts, un « comité éducatif » est chargé d’organiser toutes sortes de manifestations culturelles, et notamment des conférences, dans cette intention : „ein Bildungskomitee, das Vorträge, Vorlesungen, musikalisch-declamatorische Unterhaltungenzu arrangieren hat, die zur Fortbildung des weiblichenGeschlechts dienen können“ (Programme du Leipziger Frauenbildungsverein, in : „Vom Protest der Dienstmädchen zum Frauenwahlrecht: Zur Geschichte Leipziger Frauenvereine 1848-1918“, p. 5, http://www.leipzig.de/de/buerger/service/angebote/frauen/wegweiser/geschichte/).

Le 7 mars 1865, Auguste Schmidt fait une conférence sur le thème „Leben ist Streben“ à la bourse des libraires, pleine à craquer. Le lendemain, 35 femmes adhèrent à l’association. Pour une contribution mensuelle tout à fait modique, les habitantes de Leipzig peuvent désormais se cultiver sans prêter attention aux barrières sociales. Le vœu des fondatrices est d’abolir les privilèges et les classes au sein de l’association. Et, de fait, leurs « soirées » remportent un franc succès, réunissant souvent plus de 300 participantes. Pour les jeunes femmes ayant quitté la Volksschule bien trop tôt et n’ayant pas les moyens de poursuivre des études, l’association organise aussi une « école du dimanche » : on y enseigne l’allemand, le français, le calcul, la comptabilité et les travaux manuels. Enfin, l’association s’efforce progressivement de proposer une activité et une formation professionnelle aux jeunes filles des milieux ouvriers, organisant à partir de 1876 des cours de cuisine puis des « cours ménagers » au tournant du siècle. Cette initiative locale est ainsi couronnée de succès et emblématique du travail de fourmi que les féministes allemandes accomplissent à la base.

Mais les théoriciennes de l’émancipation féminine telles que Louise Otto-Peters comprennent aussi très vite qu’il convient de rassembler les forces et de regrouper dans une même association les différentes initiatives locales. C’est pourquoi elles invitent les femmes allemandes engagées dans des actions similaires à les rejoindre à Leipzig du 15 au 18 octobre 1865, où a lieu la première « conférence des femmes allemandes ». C’est l’occasion de fonder une nouvelle association de portée nationale, l’« Association générale des femmes allemandes » (Allgemeiner deutscher Frauenverein – ADF), dont Louise Otto-Peters prend la présidence et Auguste Schmidt la vice-présidence. Les buts principaux sont d’améliorer les chances d’éducation des femmes des classes bourgeoises et de favoriser leur activité professionnelle, les femmes de la très haute société, noblesse et grande bourgeoisie, continuant, elles, de ne pas travailler. A cette époque-là, les métiers ouverts aux femmes de la petite bourgeoisie se réduisent en effet à ceux d’éducatrice, d’institutrice, de gouvernante ou d’exécutrice de travaux à domicile. Elles ne sont pas autorisées à entrer dans les établissements d’enseignement secondaire, l’accès au baccalauréat et aux universités leur est interdit. L’ADF inscrit d’emblée au nombre de ses revendications le droit au travail et la création d’écoles commerciales et artisanales pour les jeunes filles. Les femmes majeures sont membres de plein droit de l’association ; les jeunes filles mineures peuvent assister aux assemblées, mais n’ont pas le droit de voter ; les hommes n’y ont qu’une voie consultative, ce qui vaut à l’association quelques inimitiés. Mais l’ADF se positionne ainsi nettement comme une association féministe, gérée par des femmes et consacrée aux femmes. Grâce à la création immédiate d’un organe de diffusion, le journal Neue Bahnen, elle se donne les moyens de diffuser largement ses idées et toutes informations utiles à la vie associative locale et d’avoir ainsi une audience régionale et même nationale.

Les vingt années suivantes vont apporter une amplification de la lutte, tout à la fois son extension et son approfondissement. Parmi toutes les manifestations de ce phénomène, il convient de citer deux exemples probants : d’une part l’organisation de manifestations nationales et internationales de plus en plus nombreuses, propices à des échanges fructueux, à la confrontation des points de vue et à l’adhésion du plus grand nombre à la cause des femmes et d’autre part la fondation d’associations professionnelles qui défendent des intérêts particuliers avec toute la force et l’expertise nécessaires. Les fondatrices de l’ADF avaient déjà prévu un congrès annuel des femmes dans des villes différentes pour faire connaître leur mouvement et essaimer dans tout le pays. L’association est ainsi passée de 34 membres à sa fondation en 1865 à 10 000 adhérentes cinq ans plus tard. De nombreuses femmes issues de la bourgeoisie ont appris des langues étrangères et eu l’occasion de voyager à l’étranger, voire d’y séjourner pour y étudier ou y travailler comme Minna Cauer, militante pour le droit de vote des femmes et préceptrice à Paris dès 1868. Elles ont noué des contacts avec des consœurs étrangères, engagées comme elles dans la lutte pour le droit des femmes. Le désir d’échanger leurs expériences, de discuter de la question des femmes hors des contingences politiques et économiques nationales, pour ainsi dire « en terrain neutre », les anime. Elles commencent à voyager, assistent à des congrès nationaux ou internationaux et s’engagent dans les premières fédérations internationales de femmes comme The International Council of Women (ICW), fondée en 1888 à Washington D.C. par des Américaines revendiquant le suffrage des femmes. La thématique générale de l’éducation est toujours présente, demeurant au centre des actions de l’aile modérée du mouvement féministe bourgeois, mais un élargissement à d’autres problématiques se profile : le droit au travail est désormais aussi au cœur des débats, et le droit de vote sera bientôt l’une des principales revendications des féministes radicales.

Parallèlement à cette extension nationale et internationale du mouvement a lieu une concentration sur des objectifs particuliers, notamment professionnels. La fondation en 1888 de l’« Association des institutrices de Leipzig » (Leipziger Lehrerinnenverein) en témoigne. Les objectifs sont de renforcer la formation scientifique et pédagogique de ses membres et de promouvoir la situation matérielle des institutrices. Il s’agit bien là d’une véritable association professionnelle au sens moderne du terme, visant à préparer en amont l’accès au métier et à en assurer ensuite l’exercice dans de bonnes conditions. Le métier d’institutrice était l’un des tout premiers ouverts aux femmes, mais il ne leur offrait pas des conditions de travail satisfaisantes, les plaçant dans une situation d’inégalité manifeste vis-à-vis de leurs collègues masculins, à la fois sur le plan de la formation, des débouchés, des disciplines enseignées et du salaire perçu. Cinq institutrices de Leipzig, dont Rosalie Büttner et Käthe Winscheid, s’étaient résolues à lancer un appel à une union de défense dans la presse, qui devait conduire à la création de l’association. Dans les années qui suivirent, les résultats de leurs efforts devaient se révéler fructueux. Si le salaire des institutrices demeure inférieur à celui de leurs homologues masculins, les conditions d’embauche s’améliorent grâce à la mise en place de bureaux de placement un peu partout dans le pays. Lors de nombreuses conférences, les membres du Leipziger Lehrerinnenverein s’associent aux autres associations féminines et aux partis politiques progressistes pour réclamer une réforme du système éducatif et notamment de l’enseignement dispensé aux jeunes filles. Elles militent pour la professionnalisation de cet enseignement et le droit des femmes à exercer une activité professionnelle. C’est ainsi que l’association éditera en 1904 un « Guide pour le choix du métier des jeunes filles » (Ratgeber für die Berufswahl von Mädchen) dont l’introduction conseille aux parents d’aborder ce choix avec le plus grand sérieux : „Bitte nehmen Sie die Berufswahl der Tochter so ernst wie diedes Sohnes“ car exercer un métier est une chance qui doit être offerte à tout individu : „Freude an der Berufsarbeit ist ein Glück, das jedem Menschen zu gönnen ist.“(Vom Protest der Dienstmädchen zum Frauenwahlrecht: Zur Geschichte Leipziger Frauenvereine1848-1918“, p. 8, http://www.leipzig.de/de/buerger/service/angebote/frauen/wegweiser/geschichte/). Certains membres de l’association sont d’ailleurs à l’origine de la création en 1892 d’une première association professionnelle artisanale, le Frauengewerbeverein zu Leipzig, destinée à lutter contre les entraves à l’activité professionnelle des femmes et à défendre leurs intérêts communs dans le cadre du travail.

Les débuts de la formation professionnelle et la lutte pour le droit au travailà partir de 1890

Les féministes des années 1890 parachèvent l’œuvre entreprise par celles des années antérieures. Sur le plan éducatif, les progrès sont particulièrement remarquables. Helene Lange (1848-1930), représentante du mouvement féministe modéré, qui a elle-même fréquenté une « Ecole supérieure de jeunes filles » et est devenue institutrice en 1871, publie en 1888 un texte intitulé « L’Ecole supérieure de jeunes filles et sa vocation » („Die höhere Mädchenschule und ihre Bestimmung“) pour accompagner une pétition, Die Gelbe Broschüre, dans laquelle elle réclame ouvertement au ministre prussien de l’éducation à Berlin de véritables cours de niveau lycée, au contenu scientifique équivalent à ceux que suivent les garçons, et non plus seulement un enseignement basique destiné à faire des jeunes filles de simples épouses, mères et maîtresses de maison : l’enseignement de la couture et du piano doit disparaître au profit de cours de grec ou de latin, les cours d’histoire et de géographie doivent être renforcés, on doit introduire des cours de mathématique, de physique et de sciences naturelles ! (Helene Lange, „Die höhere Mädchenschule und ihre Bestimmung“, in : Lange, Helene, Kampfzeiten. Aufsätze und Reden aus vier Jahrzehnten, tome 1, Berlin : Herbig, 1928). Helene Lange s’appuie alors sur le concept de « maternité spirituelle » (geistige Mütterlichkeit) opposé à celui de « maternité biologique » (biologische Mutterschaft) et développé par Henriette Goldschmidt qui, à la suite du pédagogue Fröbel, attribue aux femmes un don particulier pour l’éducation des enfants et souhaite faire d’elles des éducatrices pour la société tout entière et non pas seulement pour leurs propres enfants biologiques. Elle fonde à la suite en 1890 l’« Association générale des institutrices allemandes » (Allgemeiner Deutscher Lehrerinnenverein -ADLV) et instaure parallèlement les premiers cours privés de niveau lycée, dénommés officiellement « cours de lycée » (Gymnasialkurse) à partir de 1893. En 1896, les six premières élèves ayant suivi ces cours se présentent au baccalauréat allemand (Abitur) en candidates libres et obtiennent leur diplôme. Le gouvernement prussien, qui travaille de son côté depuis la publication de la Gelbe Broschüre à l’harmonisation de l’enseignement dispensé aux filles dans les différentes écoles privées, notamment sous l’influence du ministre de l’éducation Robert Bosse de 1892 à 1899, est le premier à associer des femmes comme Helene Lange à une réflexion sur le devenir de l’éducation des jeunes filles dans différentes commissions ministérielles. C’est ainsi que se réunit à Berlin en janvier 1906 une importante conférence sur l’éducation à laquelle participent pour moitié des hommes et des femmes, pour la plupart professeures, directrices d’école et représentantes d’associations, dont Helene Lange et sa disciple Gertrud Bäumer (1873-1954). Il en ressort les grands principes de la réforme que la Prusse applique en 1908 : des lycées pour filles (Lyzeen) sont créés, dont le programme d’études est approuvé par l’Etat, l’accès des femmes à l’université est autorisé. La Prusse sert également de modèle à d’autres Etats allemands ; la Saxe réforme son système éducatif en 1910, la Bavière et la Hesse en 1911. Les différentes universités allemandes autorisent peu à peu les femmes à s’inscrire comme étudiantes et non plus simplement à assister aux cours comme auditrices libres.

Sur le plan de la formation professionnelle, les avancées sont tout aussi remarquables. Si les femmes de la moyenne bourgeoisie peuvent de plus en plus accéder au métier d’enseignante en étant de mieux en mieux formées, elles peuvent désormais aussi s’orienter vers d’autres carrières : Minna Cauer (1841-1922), représentante de l’aile radicale du mouvement des femmes, réussit à obtenir d’un économiste député au Reichstag, Heinrich Rickert (1863-1936), la mise en place à partir de la fin 1889 de « cours pratiques » (Realkurse) destinés à former les femmes aux métiers de l’artisanat et de la vente. Elle co-organise en 1896 le « congrès international pour les œuvres et les initiatives des femmes » (Internationaler Kongress für Frauenwerke und Frauenbestrebungen).

C’est aussi lors de cette troisième phase du premier mouvement féministe que les ouvrières parviennent progressivement à s’émanciper de la tutelle bourgeoise et à faire entendre leur voix. Elles s’organisent dans des sections de femmes à l’intérieur du parti socialiste ou des associations ouvrières et souhaitent obtenir l’égalité en droit de la femme grâce à la transformation radicale de la société en société socialiste. L’appellation « mouvement bourgeois des femmes » prend d’ailleurs dans leur bouche une connotation péjorative, désignant des associations en dehors du mouvement socialiste. Pourtant, là encore, les femmes à la tête des revendications politiques, nécessairement cultivées, sont dans un premier temps des femmes issues de milieux aisés ou tout au moins des classes moyennes : Lily Braun (1865-1916) née von Kretschmann, éditrice du journal Die Frauenbewegung (1895-1919) et adhérente du parti socialiste à partir de 1895, est une aristocrate de naissance, Clara Zetkin (1857-1933) est la fille d’un instituteur et devient elle-même institutrice avant d’adhérer au parti socialiste et de collaborer à l’organe du parti Der Sozialdemokrat. Elle réclame dès 1904 l’uniformisation du système scolaire et sa gratuité pour tous, du jardin d’enfants à l’université, sans distinction de la classe sociale ou du sexe. Il faut casser le monopole de l’argent en matière d’éducation grâce à la mise en place d’une école élémentaire gratuite, ouverte à tous : „die obligatorische einheitliche Elementarschule, die alle Kinder ohne Unterschied der Klasse und des Geldbeutels der Eltern besuchen müssten“ (Clara Zetkin, discours prononcé à la troisième conférence des femmes social-démocrates à Brême en 1904, cité par Elke Kleinau, „Reformpädagogik und Frauenbewegung: Geschichte einer Ausgrenzung“, Gender-Geschichte/n,Köln/Weimar/Wien: Böhlau, 2008, p. 206). Les principes éducatifs du parti socialiste découlent de la volonté d’instaurer l’égalité des chances pour tous. Il n’est somme toute pas besoin d’une lutte spécifique des femmes, c’est en combattant ensemble avec les hommes contre le capitalisme que les femmes obtiendront l’égalité en droit, sociale et juridique, comme le prévoyait déjà l’œuvre du socialiste August Bebel Die Frau und der Sozialismus, publiée en 1879. Par opposition au précédent mouvement des femmes, ce dernier est appelé « mouvement socialiste des femmes » ou bien « mouvement prolétaire des femmes ». Clara Zetkin s’est par ailleurs toujours refusée à considérer les associations ouvrières comme partie prenante du mouvement féministe. Une théoricienne comme elle subordonne en effet les revendications féministes aux intérêts du parti socialiste – la lutte des classes demeure la priorité. Paradoxalement, Clara Zetkin fait ainsi preuve de moins d’autonomie que les représentantes du mouvement bourgeois des femmes qui s’étaient, elles, abstenues de faire acte d’obédience envers les partis libéraux, même si leurs idéaux les en rapprochaient bien évidemment. Enfin, ces diverses imbrications, tant au niveau de la base qu’au niveau des dirigeantes, font que les frontières entre les différents mouvements sont parfois assez floues. L’important, ce sont finalement moins les divergences que les revendications communes portées par les différentes associations (Florence Hervé, p. 34-35).

Le symbole de ce rassemblement majeur pour l’aile modérée du mouvement des femmes est la création en 1894 de l’« Union des associations allemandes de femmes » (Bund Deutscher Frauenvereine – BDF). La naissance de cette Union marque dans l’histoire des femmes allemandes le début de la troisième phase du mouvement féministe, caractérisée par un gain d’influence considérable et une audience internationale. Cette organisation féministe comprend en effet au fil du temps entre 500 000 et un million de membres. Même si la neutralité politique est proclamée de façon programmatique, elle exclut dès son congrès fondateur les femmes du mouvement ouvrier et condamne assez nettement les socialistes et les pacifistes. Clara Zetkin encourage d’ailleurs cette « scission stricte » entre mouvement féministe bourgeois et mouvement ouvrier (Clara Zetkin, „Reinliche Scheidung“, Die Gleichheit 4, 1894, p. 63). D’autre part, les associations féministes radicales quittent la BDF en 1899 pour fonder la « Fédération des associations féminines progressistes » (Verband fortschrittlicher Frauenvereine – VfFV). Toutefois, au-delà des clivages politiques, la BDF a le mérite de rassembler dès 1894 de multiples associations de féministes modérées dans de nombreux domaines : éducation des femmes et des jeunes filles, protection sociale, droit au travail, égalité politique. Et malgré les dissensions internes ou externes, il est évident pour tous les groupes et groupuscules que l’amélioration des conditions de vie des femmes passe nécessairement par l’union. Parmi les associations à caractère social ou politique, la BDF compte parmi les plus sensibles aux changements et aux exigences d’une société en pleine mutation. Sa naissance et son évolution sont d’ailleurs étroitement liées à l’histoire du nationalisme allemand et à la construction de l’Etat allemand. Ce n’est pas un hasard si elle apparaît dans le sillage de la fondation du second Reich, à une époque où l’Allemagne, toute-puissante et conquérante, ayant réussi son industrialisation, se tourne vers le monde, n’hésitant pas à se lancer dans une campagne de colonisation.

Alors que la seconde phase du mouvement féministe était marquée par son nationalisme et une très nette orientation caritative, voire religieuse, visant au bien-être des femmes dans la société allemande et à leur intégration dans une société patriarcale par le biais de l’éducation, l’internationalisation, la politisation et la radicalisation partielle du mouvement caractérisent maintenant cette troisième phase qui s’étend du début des années 1890 aux premières années du XXe siècle. Il s’agit désormais non plus seulement d’éducation et d’instruction, mais de formation professionnelle et de droit au travail. L’émancipation des femmes passe très clairement par leur indépendance économique.

Il est ainsi manifeste que les féministes allemandes sont particulièrement actives à la fin du XIXe siècle. Après le prélude constitué par le Vormärz puis l’émergence d’un féminisme plus organisé dans les années 1860-1880, elles poursuivent l′œuvre des pionnières au cours de la troisième phase de ce premier féminisme allemand, de 1890 à l’aube du XXe siècle, luttant pour les droits des femmes à l′éducation, au travail, à une vie sociale meilleure et plus juste. Elles politisent et radicalisent le mouvement. L’internationalisation s’amplifie.

Le féminisme allemand de cette seconde moitié du XIXe siècle est loin d′être homogène, son action n’est pas toujours très uniforme. Mais au-delà des clivages politiques entre libéralisme et socialisme et des tensions presque constantes entre nationalisme et internationalisme, l′idée que l′union fait la force reste très présente et sous-tend en permanence le mouvement, lui confère énergie et pouvoir de persuasion. Il s’agit de l’un des mouvements moteurs en Europe, les féministes allemandes sont toujours aux avant-postes des mouvements internationaux. Cela s’explique sans doute d’abord par le fait que les barrières linguistiques sont moindres, les femmes cultivées allemandes pratiquant souvent les langues étrangères et se sentant particulièrement à l′aise dans le monde anglo-saxon. Cela s′explique ensuite par une organisation hors pair, une structuration intéressante, liée sans doute à des raisons historiques et politiques : le morcellement de l’Allemagne pendant des siècles a donné de l’importance au régionalisme, à la base, au concret, à la participation des citoyens, en l’occurrence des citoyennes.

De ces caractéristiques résultent des acquis considérables en matière d’éducation, au fondement de nos sociétés occidentales aujourd’hui, que les féministes allemandes ont contribué à mettre en place : des lycées pour filles, une formation professionnelle autre que l’enseignement et des services d’information et de conseil à l’intention des femmes. Il est certain que l’éducation des jeunes filles a constitué un préalable nécessaire à l’émancipation des femmes. Elle a aussi représenté très longtemps le moteur du mouvement des femmes allemandes. Mais elle a connu à la fin du XIXe siècle un élargissement sans précédent, conduisant à la revendication non seulement du droit à l’instruction, mais aussi à la formation professionnelle pour toutes les femmes, quels que soient leur âge et leur milieu social, et donc à la conquête du droit au travail, véritable fondement de l’émancipation féminine et d’une participation active des femmes à la vie économique et politique de leur pays. Pour certaines de leurs actions, les féministes allemandes se sont révélées être des modèles à suivre. Les femmes allemandes comptent ainsi parmi les premières en Europe à avoir obtenu le droit de vote en 1919, les Françaises ont dû par exemple attendre jusqu′en 1944. De l’éducation à la politique, il n’y avait qu’un pas … de géant(es), que les premières féministes allemandes ont franchi avec audace et détermination !

Internationalisation ou dialogue de sourds? Négociations transnationales autour du premier Congrès international du droit des femmes de 1878

Texte de Annette Keilhauer, Friedrich-Alexander-Universität Erlangen-Nürnberg

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

Perspectives transnationales

« Jeudi soir, une société choisie se réunissait au Grand-Orient, rue Cadet. Il y avait là des femmes laides, des femmes charmantes, de vieilles ladies et de jeunes misses. L’Amérique avait fourni la meilleure part de l’assistance. Quelques hommes se sont égarés dans cette assemblée gracieuse : deux ou trois sénateurs et députés, plusieurs conseillers municipaux. » (Le Figaro, 28/07/1878)

Voilà l’évaluation d’Albert Millaud, journaliste au Figaro, sur un des événements qui a particulièrement marqué l’internationalisation des revendications pour les droits des femmes au XIXe siècle. Ce regard dépréciatif qui réduit les femmes à leur âge et à leur apparence physique, est porté sur le premier congrès international du droit des femmes qui s’est déroulé à Paris du 25 juillet au 9 août 1878. Plus de 600 personnes originaires de 11 pays, dont 219 participants inscrits – parmi lesquels pas moins de 113 hommes – se réunirent pour discuter dans cinq sections des questions de l’éducation et de la formation des femmes, de leur histoire et de leurs droits. Le compte rendu de Millaud constitue donc moins une description réaliste de la réunion qu’un exemple de l’indifférence sinon de l’hostilité que pouvaient encore rencontrer les initiatives pour les droits des femmes en France à cette époque.

Dans son histoire des féminismes européens European Feminisms 1700-1950, ouvrage de référence précieux pour l’histoire transnationale du féminisme, Karen Offen porte un regard tout autrement positif sur la rencontre :

« This congress marked a new stage in the development of a truly international network among feminist activists, a network cemented at the final banquet by Antide Martin’s toast: “to the international perseverance of the partisans of progress!” » (151)

L’objectif plus général de Karen Offen était de retracer le développement continuel et incessant vers une internationalisation des revendications des femmes dans les pays européens. Pour décrire ce développement, elle se sert de la métaphore de la lave qui bouge toujours sous le volcan et qui sort par chaque brèche dans la croûte misogyne et patriarcale vers la surface et se fraie un chemin vers le grand courant de la revendication internationale au XXe siècle.

Ce regard engagé sur l’histoire des féminismes, filtré à travers la vision téléologique d’une solidarisation et d’une libération internationale progressives, est pourtant modalisé et différencié dans des recherches comparatives plus récentes, pour ne citer que les études de Leila Rupp et plus récemment d’Alice Primi et le numéro spécial récent du Journal Women’s History Review.

Si Karen Offen semble avoir surmonté la restriction à l’histoire nationale qui avait longtemps caractérisé les recherches dans ce champ, elle reste souvent dans une logique nationale : elle définit pour toute période les pays avancés ou retardés, les prédécesseurs et les arriérés. L’étape du congrès de Paris est pour elle un moment de domination française dans les initiatives qui va bientôt devoir laisser l’avant-garde aux pays anglo-saxons. Si elle ajoute dans le titre de son ouvrage un pluriel derrière le mot feminism pour souligner les différences culturelles et idéologiques entre les initiatives diverses, elle reste dans l’ensemble dans une logique de la concurrence.

Un regard transculturel différencié doit d’abord constater que cette logique de la concurrence est un écran rhétorique déjà lancé par les contemporains, comme le montre la citation d’Antide Martin. Cet écran a pour fonction de réconcilier une approche universaliste et une appartenance identitaire nationale pendant une période d’instabilité nationale dans nombre de pays européens.

L’intérêt des recherches récentes est davantage porté vers des relations et des mouvements transnationaux : au lieu d’un courant unifiant et d’une mise en réseau internationale, on observe une pluralité d’activités limitées par des préoccupations et des tabous très divers. Les rencontres et mises en réseaux avaient de toute urgence besoin de cette rhétorique de la lutte commune justement parce que la collaboration mettait en lumière des différences, des oppositions et des frictions transnationales qui demandaient des négociations constantes entre les différents points de vue.

La façon d’agir dans le contexte national autant que transnational dépendait pour chaque période de la constellation historique et politique, de la position sociale, idéologique et religieuse des protagonistes dans leur contexte national ou même régional. Leur engagement était directement lié aux stratégies choisies, dépendant en même temps de traditions culturelles symboliques liées à la construction de l’identité sexuelle comme aux représentations stéréotypées de l’étranger.

J’aimerais esquisser ci-dessous quelques aspects centraux de la préparation et réalisation du premier congrès international sur les droits des femmes, et cela à partir d’une perspective franco-italienne. Cela permet non seulement de jeter plus de lumière sur les aléas de la rencontre qui a notamment été réalisée grâce à l’engagement italien, mais aussi de détecter quelques limites politiques, sociales et culturelles pour une entente transculturelle avant et lors de la rencontre. Je procéderai en trois étapes. D’abord j’esquisserai brièvement le contexte historique dans lequel la préhistoire de cette rencontre se situe en France. Puis je proposerai quelques observations sur la préparation proprement dite du congrès et finalement je donnerai quelques exemples des divergences qui surgirent lors du congrès même.

La préhistoire franco-italienne du congrès : différentes stratégies d’internationalisation

La répression qui suivit la révolution de 1848 a longtemps freiné l’engagement des femmes françaises. C’est seulement dans les années 1860 que le climat commence à se rouvrir d’abord par des conférences publiques, puis à partir de 1869 par la publication d’un périodique politique intitulé Le droit des femmes. Comme les femmes françaises durent attendre 1880 pour avoir la permission de sortir elles-mêmes un journal politique, un rédacteur en chef masculin, Léon Richer, prit l’initiative avec la collaboration très active de Maria Déraismes, féministe, républicaine et oratrice engagée dont les conférences publiques avaient connu de véritables succès. Cette initiative bourgeoise agissait avec beaucoup de prudence en ce qui concerne les sujets concrets et le style journalistique. La tendance générale était républicaine, la proximité avec la franc-maçonnerie qui avait déjà rendu possible les premières conférences de Maria Déraismes, resta importante par la suite. On évitait des thématiques dangereuses comme le droit de vote et on se concentrait sur des questions de morale et de législation, sur la situation de la femme dans le mariage ou la réinstauration du divorce. Pour éviter le conflit avec les autorités, le journal changea en 1872 son nom en l’Avenir des femmes, supprimant ainsi toute allusion revendicatrice.

Le début de la Troisième République fut un moment de changement, mais aussi de faiblesse ou il fallait agir de façon prudente pour ne pas déstabiliser la majorité républicaine toujours menacée. La peur d’un retour en arrière était encore très présente dans les milieux démocratiques et les activités des femmes engagées furent étroitement surveillées par les autorités. On suivait une politique plutôt réformatrice qui prenait consciemment ses distances par rapport au passé révolutionnaire des femmes de 1789, de 1830 et de 1848. Le journal gagna rapidement en importance et eut également un lectorat international. Il y avait une section internationale régulière qui affichait son intérêt pour les développements dans d’autres pays et le rédacteur en chef avait un certain nombre de contacts internationaux.

Un premier geste de mise en réseau au niveau international vint de Genève, de la part de Maria Goegg qui en 1868 avait fondé l’Association internationale des femmes avec le soutien notamment de Maria Déraismes et de Léon Richer, mais aussi de l’Italienne Alaide Beccari, de l’Anglaise Josephine Butler et de l’Allemande Rosalia Schönwasser. Les contacts internationaux noués ainsi par la rédaction du journal français semblent vite avoir pris plus d’ampleur puisque dès 1873, l’idée de la réalisation d’un premier congrès international en Europe à Paris était née. Il devait se dérouler en automne, mais l’élection présidentielle du très conservateur maréchal Mac-Mahon au printemps 1873 incita les organisateurs, prudents, à reporter le projet. Dans la même période, une conférence publique sur des questions de femmes par Olympe Audouard avait été interdite; il s’agissait donc probablement d’une décision sage. La nouvelle d’une telle initiative se propagea vite en Europe mais ne trouva pas l’adhésion de tous, ainsi que le montre une réaction dans le journal italien modéré Cornélia, citée le 6 avril 1873 dans L’Avenir des femmes :

« En Italie, par exemple l’annonce d’un tel congrès serait accueilli par des sarcasmes. Nous ne savons dans quelle mesure les femmes françaises, gâtées par leur littérature, par l’esprit futile et superficiel de leur société et par l’influence cléricale pourront concourir à la réussite d’un tel projet, et nous croyons que si ce congrès auquel beaucoup d’hommes illustres ont adhéré a lieu, il sera composé en grande partie de représentants de l’Allemagne, de l’Angleterre et des États-Unis. »

La perspective italienne prononcée ici établit une hiérarchie dans l’ouverture internationale qui place la France nettement derrière les pays anglo-saxons et qui se sert de stéréotypes culturels classiques dans son jugement sur le voisin français tout en donnant à l’Italie la position de lanterne rouge dans le domaine des droits des femmes. Léon Richer ressent le besoin d’un commentaire spontané qui en dit long sur les limites de la solidarisation internationale à l’époque et reste symptomatique pour la suite de la préhistoire du congrès : « Nous comptons bien sûr des représentants d’Angleterre, d’Amérique et même d’Italie, mais nos relations avec l’Allemagne sont complètement rompues depuis la guerre. »

L’idée du congrès n’est reprise qu’au début de l’année 1878, moment propice au succès d’une telle entreprise, comme le pense le comité d’organisation. Car c’est l’année de l’exposition universelle de Paris qui garantirait une bonne publicité à la manifestation. L’Avenir des femmes joue le rôle de circulaire internationale qui diffuse régulièrement des informations sur la préparation du projet. En janvier 1878 Léon Richer lance de nouveau le projet dans un article où il souligne tout d’abord la libéralisation politique en France réalisée par les élections de 1877, qui laisse espérer plus d’ouverture d’esprit pour la thématique. L’annonce se fait donc presque patriotique et l’invitation de participants au niveau international est annoncée de façon programmatique :

« Il va sans dire que nous souhaitons ardemment que toutes les Sociétés d’Angleterre, d’Italie, de Suisse, d’Amérique – de partout – qui agissent si efficacement pour la revendication des droits de la femme, soient représentées à cette importante réunion. » (L’Avenir des femmes, 6/1/1878)

Ni les pays scandinaves ni l’Allemagne ni l’Autriche ne sont mentionnés explicitement bien qu’il y ait aussi des initiatives importantes. On veut nettement initier une manifestation d’importance politique. Le 3 février Richer parle déjà de plus de 100 personnes, dont des parlementaires, qui soutiennent le projet. Il demande le soutien des journaux internationaux pour faire circuler l’information – sans surprise il ne nomme explicitement que trois journaux anglais, trois américains et trois italiens. En avril un comité d’organisation est constitué qui se compose majoritairement d’hommes, dont deux sénateurs et plusieurs parlementaires – tout semble donc se développer à merveille.

Le numéro suivant, début mai, commence par un rapport euphorique sur l’ouverture récente de l’exposition universelle qui semble bien déplacé dans un journal intéressé par la coopération internationale :

« Quelle nation que cette France ! Quoi ! Sept ans sont à peine écoulés depuis l’immense écrasement qui a terrifié le monde, et déjà la voilà debout, plus riche, plus fière, plus grande que jamais ! On la croyait abîmée, morte, ruinée pour toujours, et c’est elle qui convie l’univers à cette fête de la Paix et du Travail, qui le reçoit dans son Paris invaincu, qui déroule à ses yeux ravis toutes les splendeurs, toutes les merveilles de l’industrie, des arts et des sciences. […] Seule, la France pouvait accomplir ce prodige ? Pourquoi ? Parce qu’elle est non seulement la richesse, – mais la vie et la lumière du monde ! » (L’Avenir des femmes, 5/5/1878)

Cette rhétorique nationaliste est suivie par l’annonce lapidaire qu’il faut reporter le congrès. Deux raisons sont données par le comité d’organisation: premièrement, la difficulté de trouver une localité appropriée pendant l’exposition où toutes les grandes salles sont prises par d’autres congrès plus officiels et deuxièmement, la peur que le congrès n’ait pas l’éclat public qu’on voulait lui donner à cause de la concurrence des multiples manifestations officielles de l’exposition universelle. Je cite Léon Richer : « Un demi-succès équivaudrait à un échec. […] Deux jours après la clôture de nos séances, il n’en sera plus question : l’attention se portera ailleurs. »

Les raisons données semblent peu convaincantes, la lectrice soupçonne plutôt des frictions politiques, éventuellement aussi des problèmes financiers derrière la décision. Et peut-être à la fin avait-on été pris de doutes concernant la réputation de la France, pays arriéré par rapport aux pays anglo-saxons concernant quelques aspects importants de la situation des femmes.

Donc, voilà un projet arrêté à mi-chemin, les adhérents internationaux ne pouvaient pas s’en contenter. Entre en scène l’engagement italien en la personne de Maria Malliani di Travers qui développe un dynamisme extraordinaire permettant finalement la réalisation du congrès. La jeune aristocrate féministe d’origine suisse habitait Bergame et collaborait au journal La Donna – le pendant italien de l’Avenir des femmes. Elle entre en contact épistolaire avec Richer dès janvier 1878 et lui écrit cinq longues lettres jusqu’au mois de juin, essentiellement pour le convaincre de se remettre à la préparation du congrès et pour lui offrir du soutien idéel, logistique et financier.

Le 30 mai 1878 Malliani publie un Manifesto dans La Donna qui reprend la décision du comité français pour confirmer avec enthousiasme que les femmes italiennes ont sauvé le congrès de Paris :

« Un articolo in proposito suggerì doversi rimandare l’effettuazione del progetto al 79, al 80, alle calende greche forse, chi lo sa ? (…) Furono le donne italiane che salvarono il Congresso da un ignominioso naufragio, e cosi si vendicarono dei motteggi e del ridicolo sparso a larghe mani su di esse per il tentativo fallito di un Congresso femminile in Roma, ideato l’anno scorso da alcune signore di Firenze. Onore alle donne italiane, che sanno prendersi una tale rivincita! » (La Donna, 30/5/1878)
[Un article sur le sujet suggérait qu’il faudrait reporter la réalisation du projet à l’année 1879, 1880, aux calendes grecques peut-être, qui sait ? (…) Ce sont les femmes italiennes qui ont sauvé le congrès d’un naufrage honteux, et c’est ainsi qu’elles se sont vengées des taquineries et du ridicule dont elles étaient l’objet à cause de l’échec de la tentative d’organiser un congrès de femmes à Rome, conçu par quelques dames de Florence. Honneurs aux femmes italiennes qui savent prendre une telle revanche. Trad. A.K.]

Les Italiennes ont ainsi une avance d’information de quelques jours. Car les lecteurs et lectrices français ne liront la bonne nouvelle dans L’Avenir des femmes que le 2 juin :

« Un grand nombre de nos amis de France, d’Angleterre et d’Italie, se sont émus de la détermination prise par notre commission d’initiative, de renvoyer à l’année prochaine le Congrès international du Droit des Femmes. » (L’Avenir des femmes, 2/6/1878)

Le comité d’organisation, renforcé maintenant par Maria Malliani, est donc revenu sur sa décision. Que s’était-il passé pendant le mois de mai? Le 8 mai, Maria Malliani avait écrit une lettre de 9 pages à Léon Richer, formulée de façon bien directe et impulsive, dans laquelle un véritable feu d’artifice de propositions est complété par plusieurs longues lettres envoyées jusqu’à la fin du mois de mai. D’abord la question de la salle est pour elle un argument bien faible, une pure question d’argent, et elle offre dès la première lettre un soutien financier important. Comme le journal de Richer est toujours financièrement menacé, l’argument est un des aspects concluants. Le budget financier du congrès publié dans les actes dans la suite montre bien qu’en fin de compte c’est surtout grâce à un don extrêmement généreux de 2000 Francs de la part de Maria Malliani que le congrès se réalisera. Cette somme couvrira deux tiers des frais du congrès et de la publication des actes.

Dans ses lettres, Malliani développe une vision tout autre de l’éclat international qu’un tel congrès pourrait avoir. Elle voit justement une grande chance pour le succès du congrès dans l’Exposition universelle car elle attirerait des curieux qui à l’origine n’avaient pas d’intérêt à y aller :

« Non, certes, les indifférents s’en iraient au contraire songeurs, interdits, sérieux, bouleversés, ils se demanderaient tout bas : est-ce là ce que nous voulions ridiculiser, sont-ce des larmes que nous voulions venir verser sur les souffrances de tant d’êtres humains, sont-ce des tressaillements d’indignation que nous pensions éprouver en venant en ces lieux ? »

Elle semble viser notamment un public aristocratique et grand-bourgeois, riche et international, qui se déplace pour les événements de Paris et qui pourrait être gagné sur place. Dans les lettres qui suivent, elle développe avec un style fiévreux des propositions concrètes pour mobiliser des personnalités politiques et mondaines de toute l’Italie.

Fin mai, elle écrit avoir convaincu la féministe italienne de renommée internationale Anna Maria Mozzoni d’adhérer au congrès ainsi que Salvatore Morelli, auteur du livre La donna e la scienza (1861). Et ses propositions s’élargissent vers une liste de personnalités scientifiques, littéraires et politiques. Apparemment elle a déjà fait jouer ses contacts internationaux, quand elle écrit le 27 mai :

« J’ai écrit partout, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse et en plusieurs directions en Italie. (…) Si vous tenez à avoir Lady Anna Gore Langton, Monsieur et Madame Fawcett, Madelle Lydia Becker, Mr. Jacob Bright, Mr. Courtney etc. procurez moi des autographes de Victor Hugo, et je vous garantis leur intervention. Madame Foster dit que son nom est si populaire en Angleterre qu’il peut obtenir tout ce qu’il veut. Les autographes seront si appréciés, qu’il [sic] nous ouvriront mêmes les bourses des Anglaises quant il s’agira de décréter, si l’Avenir des femmes et la Solidarité ont de devenir des journaux hebdomadaires ou non. »

Elle propose enfin de mobiliser ses contacts en Allemagne, d’approcher Hedwig Dohm, dont elle avait traduit le livre Der Frauen Natur und Recht (1876) en italien, qui, de son côté, pourrait convaincre Jenny Hirsch, rédactrice du Frauenanwalt. Avec un geste diplomatique, elle ajoute : « Mais peut-être vous n’aimez pas les Allemandes, alors n’en parlons pas. »

Malheureusement nous ne possédons pas les réponses de Richer à cette prolifération de propositions enthousiastes. Il semble ne pas avoir trop protesté car une semaine plus tard Maria Malliani reprend dans sa lettre suivante: 

« Vous m’avez dit : écrivez partout, aidez-moi : j’écrirais donc même aux dames allemandes qui travaillent pour la cause. Il y en a qui sont très bien disposées envers les Français, ce n’est pas la nationalité, ce sont les principes qui éloignent ou rapprochent les personnes, et les Allemandes doivent s’apercevoir que ce sont plus les Français que les Allemands qui favoriseront la question fém. [sic]. »

Il s’agit là d’une stratégie rhétorique bien vicieuse, car elle lance la rhétorique de la solidarisation transnationale tout en hiérarchisant les initiatives, plus pour rassurer les susceptibilités du Français que par jugement objectif, il nous semble. Elle ajoute même une remarque critique contre Bismarck qui nuirait aux femmes, remarque qui restera la dernière allusion aux Allemandes dans sa correspondance :

« Madame Dohm par exemple, se plaint amèrement du régime despotique de Mr. de Bismarck et du patronage que dans les hautes sphères on exerce sur le mouvement allemand, et en vérité, le souffle de liberté et d’égalité ne nous viendra pas par préférence de l’Allemagne ; les Allemands sont trop imbus de leurs maximes d’autorité en tout et partout, pour comprendre qu’il faut respecter les droits même de la femme. »

Voilà donc en somme une stratégie de grande envergure, la vision d’une manifestation impressionnante réalisée avec brio et éclat. Et voilà aussi un jeu tactique avec un partenaire français difficile, mais indispensable pour réaliser le projet, tactique dont la clé de voûte est la mise en scène de l’Italie comme pays sous-développé en la matière.

L’engagement frénétique que développe Maria Malliani di Travers entre avril et mai 1878 prend fin subitement avec la lettre du 27 mai. En juillet les milieux féministes en Italie tout comme le comité de Paris prennent connaissance avec une grande tristesse de la nouvelle qu’elle s’était suicidée le 29 juin 1878 sans voir la réalisation du congrès pour lequel elle s’était tant engagée. Les raisons pour son suicide sont difficiles à détecter ; elle semble déjà avoir eu une constitution psychique faible à la suite de la perte d’un de ses enfants.

Le congrès se réalisera donc notamment par l’engagement de Maria Malliani qui est aussi responsable pour la participation italienne avec 8 adhérentes – pas de surprise donc que la cérémonie d’ouverture commémore tout d’abord la généreuse Italienne. La liste des participants officiels, imprimée dans les actes publiés du congrès, inventorie 219 personnes de 11 pays, dont 106 femmes avec une participation anglo-américaine particulièrement importante de 13 Anglaises et 17 Américains.

Et les pays allemands dans cette constellation ? Voilà le commentaire qu’on peut lire dans le Journal Der Frauenanwalt de l’été 1878 ; il reprend surtout l’information du journal italien, reçue quelques jours avant le congrès et l’article résume:

« Erst Anfang Juli, nachdem das Juliheft des Deutschen Frauenanwalt die Presse verlassen hatte, sind uns Einladungen und Programme für einen ‚Internationalen Kongreß für Frauenrechte‘, der am 25. Juli in Paris eröffnet werden sollte, zugegangen. Einige Tage früher erhielten wir die erste Mittheilung über die Angelegenheit durch Zusendung einer Nummer der italienischen Frauenzeitung „La Donna“, aus welcher hervorgeht, daß die Pariser Behörden der Sache anfangs sehr kühl entgegengetreten sind, so daß sie beinahe gescheitert wäre. Das italienische Komité hat indeß eine Geldsumme aufgebracht, für welche ein Lokal gemiethet und die Unkosten bestritten werden können, es nimmt dafür die Ehre in Anspruch, den Kongreß gerettet zu haben. […] Wir haben keine Veranlassung, für diesen Kongress zu wirken, wollten aber nicht unterlassen das Programm mitzutheilen, obgleich der Kongreß beim Erscheinen des Heftes bereits stattgehabt haben wird. » (Der Frauenanwalt, n° 3, 1878, 254)

Les Allemandes n’étaient donc pas invitées, le contact avec le journal allemand n’était pas établi officiellement. Il y avait une seule participante de nom allemand sur la liste officielle, dont la provenance est précisée par « Alsace-Lorraine ». Il ne s’agit donc plus de liens rompus, le comité d’organisation a dû décider d’éviter carrément l’invitation officielle d’Allemandes, d’écarter leur participation pour ne pas froisser les sentiments des officiels français.

Le déroulement du congrès : une stratégie du consensus large

Grâce au soutien italien généreux, le congrès voit donc le jour, et son importance est assurée par l’édition de ses actes. Ils donnent un témoignage historique précieux sur les conférences et les discussions lors de la manifestation, témoignage qui montre non seulement l’unanimité dans les résolutions, mais aussi des malentendus et frictions sur certains sujets.

La réalisation du congrès met tout d’abord en évidence le rôle important de la France au niveau national et international. Dans son discours d’ouverture Maria Déraismes utilise des accents particulièrement patriotiques :

« Jamais la France ne s’est mieux possédée ; elle sait où elle va, elle sait ce qu’elle veut et comment elle le veut. Elle travaille gravement, assidûment à sa reconstitution ; et elle recherche toutes les conditions susceptibles d’être favorables à son œuvre. Ce qui concerne les femmes ne lui est donc pas indifférent. »

Dans cinq sections (histoire, pédagogie, économie, législation, morale) 40 intervenants, majoritairement des femmes, discutent un grand nombre de sujets. Pas plus d’un quart des intervenants ne viennent de l’étranger, dont quatre Américaines, 4 Anglaises et 3 Italiennes. La participation italienne est exceptionnelle pour plusieurs raisons. D’abord les deux intervenantes officielles Anna Maria Mozzoni et Aurélia Cimino Folliero de Luna (rédactrice en chef de la Cornelia) sont les seuls participants du congrès envoyés en mission officielle par leur gouvernement, fait qui est souligné plusieurs fois lors du congrès par les organisateurs. Anna Maria Mozzoni n’intervient pas moins de trois fois lors du congrès ; elle aura l’honneur de prononcer la conférence d’ouverture et une adresse officielle lors du banquet final. Le choix d’une « sœur latine » pour ce discours d’ouverture ne semble pas fortuit quand on tient compte de la perspective française esquissée plus haut. L’Italienne semble avoir eu un talent oratoire comparable à celui de Maria Déraismes, mais elle représente surtout un pays qui n’est pas suffisamment avancé dans la cause des femmes pour risquer de faire affront aux organisateurs français. Une attaque par un discours combattif américain aurait pu froisser les officiels français.

Les participants évitent généralement une critique du pays d’accueil ; seul Theodore Stanton, fils de la fameuse activiste américaine Elisabeth Cady Stanton, se permet une petite attaque après avoir évoqué l’origine française de la déclaration des droits de l’homme :

« (…) de même aujourd’hui, les droits de la femme que vous défendez en France théoriquement, nous commençons déjà à les faire passer dans les faits. Ce que la France fit au siècle dernier pour les droits de l’homme, pourquoi ne le ferait-elle pas au XIXe siècle pour les droits de la femme ? »

De temps en temps, derrière la rhétorique de la lutte commune, des fissures se font sentir, et cela notamment dans quatre domaines. Les comptes rendus historiographiques soulignent surtout l’exclusion du sujet du droit du vote du congrès, ce qui se manifeste par la décision d’Hubertine Auclert de publier son discours sur ce sujet séparément. Mais des discussions se font également sur la question du divorce, ce qui peut d’abord surprendre. Léon Richer, spécialiste de la matière esquisse une résolution pour la réinstauration du divorce. Il recueille des protestations dans le public qui nous rappellent la dimension religieuse des positions et l’importance que l’Église avait encore dans le domaine. Car un participant roumain souligne le statut sacré du mariage qui ne devrait pas être mis en question.

Un troisième point concerne le droit au travail pour les femmes et touche une fissure plutôt sociale qui traverse la manifestation. L’assemblée inclut plusieurs participants de tendance socialiste et dans la section Economie, l’intervenant Etienne Pognon déclare : « nous pensons que toutes les femmes indistinctement doivent travailler, même sans nécessité. »

Léon Richer inclut cet aspect dans la résolution sur le travail des femmes :

« Considérant que la dignité, l’indépendance de la femme ne peuvent être sauvegardées que par le travail ;
Que toute femme dont les moyens de vivre dépendent de l’homme, n’est point libre ; le Congrès réclame pour la femme une liberté de travail égale à celle de l’homme, et affirme la valeur et le mérite des travaux de ménage ou d’intérieur. »

Mais par la suite, une discussion prolongée se fait sur cette proposition qui est ressentie comme trop radicale par quelques-uns des participants : Une dame étrangère dont le nom n’a pas été recueilli au procès-verbal, souligne qu’il serait illogique de forcer à travailler des femmes dont le mari gagne assez d’argent :

« La femme ne perd pas sa dignité parce qu’elle vit du travail de son mari. Il y a des femmes riches qui n’ont aucun besoin de travailler, les deux fortunes suffisent aux dépenses de la vie commune. Il ne faut pas faire de toutes les femmes des ouvrières ; il ne faut pas les envoyer à l’atelier ou courir le cachet. Une femme qui court le cachet s’expose à mille inconvénients qui peuvent porter atteinte à sa considération. La femme est faite pour la vie d’intérieur. »

L’intervention est suivie par des acclamations et des protestations dans le public ; la différence des positions montre non seulement des divergences idéologiques, mais aussi des différences sociales entre les participants. L’opposition entre des positions bourgeoises et libérales et des positions plutôt socialistes éclatera plus ouvertement dans les années 1880.

Une dernière fissure n’est pas discutée ouvertement au congrès, mais elle cache une dimension symbolique et culturelle probablement bien plus importante que les stratégies d’apaisement ne le laissent entrevoir. L’Italienne Aurélia Cimino Folliero de Luna avait prévu une intervention, mais on peut lire dans le protocole qu’elle « renonce à se faire entendre. » Que s’est-il passé ?

Aurélia Cimino devait parler après la Hollandaise Elisa Van Calcar et l’Américaine Hotchkiss dans la section de pédagogie. Van Calcar souligne dans son discours la nécessité de ne pas restreindre le rôle de la femme aux devoirs de mère et de femme au foyer, mais de développer une indépendance professionnelle. L’indépendance des femmes dans la société est également soulignée par Mme Hotchkiss, qui développe des thèses encore plus radicales tirées de l’expérience concrète avec l’éducation et la formation des jeunes filles et femmes dans les écoles, lycées et collèges en Amérique. Dans son discours, elle lance un appel radical aux français : « O peuple français, soyez plus sage ! Ne gardez plus les préjugés des siècles, faites l´éducation de vos enfants, libérale et générale, comme vous avez fait votre gouvernement. »

Après la conférence de Mme Hotchkiss la troisième résolution de la section pédagogique, qui se fait assez radicale et égalitaire, est acclamée :

« Considérant que la nature humaine est une ; que la diversité des sexes, si elle révèle une différence d’aptitudes, ne saurait atteindre ni effacer cette identité de nature ; qu’il est prouvé par des expériences nombreuses que les études et les travaux réputés jusqu’ici propres aux hommes, sont également accessibles aux femmes ; qu’il n’y a aucune raison pour fermer aux femmes les carrières parcourues jusqu’ici à peu près exclusivement par les hommes ; qu’en conséquence il n’y a aucun inconvénient à soumettre les jeunes gens et les jeunes filles à un programme commun d’études ; (…) »

Quand on lit la version écrite de l’intervention prévue par Aurélia Cimino, on n’est plus surpris qu’elle ait refusé une lecture publique. Ses thèses et revendications ne sont pas du tout compatibles avec la discussion qui précédait. Après une lecture superficielle, on a tendance à juger l’ensemble de ses assertions comme un discours conservateur. Le seul point commun semble être l’affirmation de l’importance d’une bonne éducation pour les femmes. Le but et le rôle de la femme dans la société sont définis tout différemment : elle doit surtout d’abord remplir ses devoirs de mère et exercer une influence positive sur les hommes. Tout autre engagement de la femme dans la société devrait se restreindre dans la perspective de l’oratrice à un travail charitable.

Sa présentation culmine dans l’esquisse d’une image de la femme qu’on peut rapprocher du dévouement de l’image de la Marie chrétienne :

« Chaque chose a son temps. Nos devoirs commencent par ceux qui nous sont les plus proches. Je dis : ils commencent, ils ne s’y bornent pas. Heureuses les femmes qui peuvent donner une partie de leur vie à l’éducation de leurs enfants et l’autre au soulagement des misères humaines (…) c’est alors, mesdames, que commence pour nous la tâche la plus noble, celle du dévouement à l’humanité. La neige des cheveux, le pas languissant et le regard absorbé, ont bien leur grande beauté morale ; (…) Je voudrais aussi qu’au lieu des mots “obéissance” et “soumission”, on enseignât à la jeune mariée ceux de “prévenance” et de “dévouement”, qui n’abaisseront jamais sa dignité d’être humain. »

Voilà une assertion qui n’aurait certes pas trouvé l’unanimité du public ; la conférencière a bien fait de se taire devant l’assemblée. Ce discours qu’on pourrait à première lecture identifier comme désespérément arriéré, se justifie par contre dans le contexte culturel et historique bien précis de la jeune nation italienne unifiée. La sacralisation du culte de la mère y joue un rôle essentiel pour l’identité nationale, les femmes ont la fonction d’élever les jeunes démocrates avec un dévouement maternel désintéressé et jamais remis en question. Cette symbolique de la maternité est déjà présente dans l’idéalisation de la femme par le théoricien Mazzini bien avant l’unification, mais elle reste une norme pour la rhétorique patriotique du discours national jusqu’à la fin du siècle. « L’angelo del focolare », l’ange du foyer, voilà un rôle dont une patriote italienne doit non seulement se contenter mais être fière. Des traces de cette valorisation de la mère se retrouvent également dans le discours d’Anna Maria Mozzoni et même dans une lettre adressée au congrès de la part de Salvatore Morelli qui avait dû se désister. Dans sa lettre, Morelli propose un prix pour les mères qui élèvent les enfants les plus forts et les plus utiles à la patrie :

« Ce serait d’établir une exposition annuelle d’enfants pour décréter des primes et des décorations aux mères qui élèveront les enfants les plus beaux, les plus forts et par conséquent les plus utiles à la patrie. »

***

Le premier Congrès international du droit des femmes de 1878 constitue sans aucun doute un pas important vers une collaboration transnationale concernant les droits des femmes en Europe. À part une attention nationale et internationale dans les milieux féministes et politiques de l’époque, c’est peut-être l’édition des actes qui est le résultat le plus important de cette initiative française, car ils deviennent une référence historique pour les générations suivantes. Dans sa préparation et dans sa réalisation, cette rencontre laisse en même temps entrevoir les divergences profondes des perspectives, influencées par des positions nationales, idéologiques, religieuses et symboliques diverses. Et elle nous montre comment dans une telle manifestation que tous les participants veulent influente, consensuelle et réussie, des stratégies de marginalisation, de refoulement et d’autocensure jouent un rôle crucial – comme dans toute concertation internationale.

Bibliographie

Sources primaires

Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Collection Bouglé, Fonds Richer, Boîte 1, Correspondance de Léon Richer.

Le Droit des femmes, Revue politique, littéraire et d’économie sociale. Paris 1869-1891 [1871-1878 : L’Avenir des femmes], éd. Léon Richer.

La Donna. Propugna i diritti femminili. Padova, Venezia, Bologna, Torino 1868-1891, éd. Gualberta Alaide Beccari

Der Frauenanwalt: Organ des Verbandes deutscher Frauenbildungs- und Erwerbsvereine. Berlin, 1870/71-1876.

Auclert, Hubertine: Le droit politique des femmes. Question qui n’est pas traitée au congrès international. Des femmes. Paris : Hugonis 1878.

Congrès international du droit des femmes, ouvert à Paris, le 25 juillet 1878, clos le 9 août suivant, 213 pages.

Littérature critique

Anderson, Bonnie S. : Joyous Greetings! The First International Women’s Movement, 1840-1860. New York : Oxford University Press 2000.

Bidlman, Patrick Kay : Pariahs stand up! The Founding of the Liberal Feminist Movement in France 1858-1889. Westport (CT) : Greenwood Press 1982.

Dickmann, Elisabeth : Die italienische Frauenbewegung im 19. Jahrhundert. Francfort : Domus Editoria Europaea 2002.

Goldberg Moses, Claire : French Feminism in the Nineteenth Century. New York : State University of New York 1984.

Hause, Steven C. / Anne R. Kenney : Women’s Suffrage and Social Politics in the French Third Republic. Princeton : Princeton University Press 1984.

Keilhauer, Annette : « Die Ambivalenz des Öffentlichen: Mediale Inszenierungen und Frauenrechte im Frankreich des 18. und 19. Jahrhunderts », in: Medienereignisse im 18. und 19. Jahrhundert, éd. Christine Vogel, Herbert Schneider et Horst Carl. Munich : Oldenburg 2009, p. 145-163.

Keilhauer, Annette : « Droits des femmes et littérature sous la Troisième République », in : Lendemains, 119/120 (2005), p. 7-60.

Keilhauer, Annette : « Entre solidarité et frictions: Un regard transculturel sur le journalisme féministe en France et en Italie dans la seconde moitié du XIXe siècle », in: La question du « sujet féminin » entre incertitudes, violences et stratégies de liberté, Maghreb et Europe du sud, éd. Christiane Veauvy, Marguerite Rollinde et Mireille Azzoug. Paris : Editions Bouchène 2004, p. 57-68.

Klejman, Laurence / Florence Rochfort : L’égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République. Paris : Presses de la fondation nationale des sciences politiques 1989.

McFadden, Margaret H. : Golden Cables of Sympathy. The Transatlantic Sources of Nineteenth-Century Feminism. Lexington : The University of Kentucky Press 1999.

Offen, Karen : European Feminisms 1700-1950. A Political History. Stanford : Stanford University Press 2000.

Pieroni Bortolotti, Franca : Alle origini del movimento femminile in Italia 1848-1892. Torino : Enaudi 1963.

Primi, Alice : Femmes de progress. Françaises et Allemandes engagées dans leur siècle 1848-1870. Rennes : Presses universitaires de Rennes 2010.

Lucia Re : « Passion and Sexual Difference: The Risorgimento and the Gendering of Writing in Nineteenth-Century Italian Culture », in : Making and Remaking Italy. The Cultivation of National Identity around the Risorgimento, éd. Albert Russell Ascoli et Krystyna von Henneberg. Oxford : Berg 2001, p. 155-202.

Rupp, Leila : Worlds of Women: The Making of an International Women’s Movement. Princeton : Princeton University Press 1998.

Women’s History Review. Special Issue “International Feminisms”. 19:4 (2011).

Nature / culture : présupposés historiques et épistémologiques

Texte de Claire Grino

Manifestation : Nature / culture, aller et retour

Date : 6 au 10 septembre 2012

Lieu : Moulin d’Andé

Retour sur la perspective épistémologique

De manière très générale, et pour reprendre le titre de la première conférence, «Nature / Culture: dualisme conceptuel ou ontologique ? »((1)) , il nous a semblé intéressant d’aborder le dualisme nature – culture, objet premier de notre séminaire, par les deux voies mentionnées dans le titre, conceptuelle et ontologique. Mettre les choses au clair à ce niveau, même de manière bien évidemment schématique, nous apparaît nécessaire afin de poser certains repères pour des débats ultérieurs et mieux comprendre les positions des un.e.s et des autres, ainsi que les enjeux à la fois ontologiques et épistémologiques que les différentes perspectives naturalistes ou culturalistes((2)) , dans leur variété, véhiculent.

 

 

Au plan ontologique, c’est-à-dire en ce qui concerne la constitution du monde et les êtres qui le composent, le dualisme nature – culture renvoie à une distinction entre deux domaines de réalité avec d’un côté des choses qui semblent être indépendantes de toute intervention humaine et ne devoir leur existence qu’à elles-mêmes, plus précisément à la force de génération de la Nature des Anciens (ou aux lois de la nature des Modernes), une nature qui se reproduit par elle-même et assure la constitution du cosmos ou de l’univers. On range dans cette catégorie, par exemple, le système solaire, la pluie, les rivières, les os. En rupture avec ce premier registre, le monde comprend également des êtres qui sont le résultat de l’activité humaine, qui dérivent d’un processus historique et culturel, comme par exemple les autoroutes, le Moulin d’Andé, et aussi les institutions ainsi que les représentations ou idées, comme une pièce de théâtre, un fantasme. Se différencient ainsi d’un côté les êtres naturels qui sont donnés et correspondent à un domaine qui existe en soi, qui se présente comme régulier, dont les phénomènes sont reproductibles et sont générés par des causes (l’ordre rationnel du cosmos, les lois de la nature), des êtres culturels qui, d’un autre côté, sont institués, et en tant que tels forment un domaine au sein du réel de choses qui n’existent que d’avoir été produites par l’agir humain, et donc par la médiation de la conscience. Ces dernières entités existent par conséquent pour soi, et échappent dès lors aux pures déterminations naturelles au profit d’une ouverture ou d’une participation à la liberté et à la logique des raisons. Bref, tous les objets du monde ne partagent pas le même mode d’être : tel est le sens ontologique du dualisme.

 

En vertu de l’hétérogénéité des « modes d’être des choses à connaître »((3)) , répartie en deux groupes, deux modes de connaissances distincts ont été dégagés et distingués : on ne connaît pas la « colère » de l’Etna qui mène à une éruption volcanique comme on connaît la colère d’un peuple qui mène à la révolution ! Les régularités causales exigent des approches et des méthodes d’investigation qui ne peuvent être transposées à l’étude des singularités, des raisons, des intentions, et vice versa. À chaque type de phénomène sa science. Le dualisme conceptuel ou épistémologique dérive du dualisme ontologique.

Au regard de cette cartographie du savoir qui repose sur une corrélation entre deux modes de connaissances (des objets à connaître) et deux modes d’être (des objets à connaître), les critiques contemporaines, à l’encontre du dualisme qui structure cette conception des sciences et des êtres, ont été vigoureuses. Deux raisons principales, ou importantes, motivent ce rejet – et par conséquent l’intérêt de revenir pour nous sur ce découpage du savoir et du monde, en somme l’intérêt du séminaire ! Avant de les présenter, ajoutons ceci. Même si nous n’aurons pas vraiment le temps ici d’en examiner les résultats, il est intéressant de mesurer les thèses antidualistes à l’aune du programme qu’elles se sont donné à elles-mêmes, c’est-à-dire des réaménagements qu’elles impliquent aux deux plans mentionnés : ontologique et épistémologique. Au-delà de la fraîcheur et de l’originalité que certaines critiques apportent, ou au-delà, à l’inverse, des aspects sombres, rebutants ou jargonneux de certaines de leurs hypothèses, observer ce qui en découle à ces deux niveaux peut s’avérer surprenant. Cela peut aussi parfois être décevant, et contribuer, finalement, à la répétition de positions antérieures ou à la reconduction déguisée du dualisme.

Une première mise en cause massive du dualisme nature – culture, et sans doute la plus en vogue, relève de l’épistémologie et questionne la pertinence d’une distinction entre deux modes de connaissance. L’argument consiste à avancer l’idée qu’indépendamment de la nature de l’objet à connaître, qu’il s’agisse du flux de la circulation automobile ou du flux des marées, nous n’avons jamais un accès direct aux choses, nous n’atteignons jamais les choses en soi mais nous rapportons toujours à ces dernières par l’intermédiaire du langage, des symboles, des représentations, du contexte social et culturel d’une époque donnée. Nous percevons « simplement » des phénomènes, les choses telles qu’elles nous apparaissent. Dès lors, il faut relativiser l’ensemble de nos savoirs, quels que soit la « solidité » ou les caractères de leur objet.

Les sciences de la nature, comme les sciences de l’esprit, ne manient en effet, poursuit le raisonnement, jamais que des représentations culturelles : nous croyons percevoir des éléments naturels, nous évoluons pourtant dans, et en restons à, des éléments de culture. Le concept biologique de sexe, par exemple, a une histoire. Il n’a pas toujours existé((4)). Ses différentes définitions nous informent davantage sur la vision des relations entre les sexes que portent les sociétés qui les produisent, que sur le fonctionnement organique d’une chose en soi que serait un « sexe ». Nous sommes, en tant que sujets connaissant, prisonniers d’un solipsisme humaniste qui nous réduit à tourner en rond au sein d’une cage des représentations indémontable, y compris là où nous pensions pouvoir y échapper et saisir la « nature » dans sa constitution propre.

Or si les sciences sociales ont largement réfléchi sur leurs propres conditions de connaissance et leurs limites inhérentes, ce n’est pas le cas des sciences « dures » qui jouissent d’un privilège de sciences exactes et du poids politique afférent. La critique se doit par conséquent de prendre en charge cette question et d’analyser les sciences à partir de leurs rituels, leurs modes de fonctionnement, les intérêts qu’elles servent et leur qualité de pratique humaine qui ne leur permet ni d’observer ni de délivrer « la vérité », ou les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. À ce titre, les sciences naturelles ne sont qu’une culture comme une autre. À la limite, puisque les énoncés (y compris scientifiques) sont ramenés à l’univers symbolique duquel ils procèdent (selon une inspiration structuraliste), et non à l’épreuve du réel, la culture scientifique exprime en fait une vision du monde particulière, rien de plus.

Cette veine culturaliste d’une critique de la science, qu’on qualifie aussi parfois d’antinaturaliste, de constructiviste radicale, émerge dans les années 60 à la faveur des mouvements d’indépendance et dans le sillon de la décolonisation. La science, et son avatar, la technique moderne, sont perçues comme de puissants outils du néocolonialisme, exportant une vision du monde particulière, des institutions et des contrats qui détruisent les structures indigènes. La critique est donc avant tout politique, et se concentre sur les valeurs phares des Lumières, non seulement décevantes mais identifiées comme l’arme des conquérants, telles que les Droits de l’homme, l’individualisme, l’idée de sujet autonome et rationnel, la notion de progrès scientifique, technique et social. C’est au nom des faits (de l’histoire) que ces principes sont rejetés puisque loin d’avoir contribué à la justice et à l’égalité, ils ont au contraire servi à la constitution des empires occidentaux et l’asservissement de nombreux peuples. L’universel, valeur cardinale de cette vision du monde, est récusé en bloc, y compris au titre de critère transcendant. Il est démasqué comme supercherie qui sert toujours d’abord des intérêts particuliers. Et la science n’échappe pas à ces critiques : elle qui prétend, du moins du côté des sciences de la nature, apporter des jugements nécessaires et universels, doit être rapportée aux facteurs particuliers et contingents qui la structurent. De ce point de vue la science ne peut être dégagée de son ancrage historique et elle ne saurait se prévaloir du statut d’universalité. Elle est simplement l’approche qui a réussi à s’imposer. La mise à l’écart des savoirs mineurs (savoirs des autochtones, des femmes, etc…) n’est pas une affaire de vérité, mais de rapports de pouvoir.

Cette perspective, bien évidemment très diverse mais dont on a tiré brièvement quelques traits saillants, s’est exacerbée en gros jusque dans les années 90 et peut-être 2000. C’est dans ce sillage qu’on retrouve, entre autres, l’émergence des Cultural Studies, des critiques sociologiques, anthropologiques ou féministes des sciences et des techniques (un renouveau de l’épistémologie dont participe Latour, Haraway), certaines perspectives des Postcolonial Studies, certaines théories féministes, le regain d’intérêt aux Etats-Unis pour Foucault et Derrida, les thèses de Judith Butler, et citons en amont le structuralisme, la psychanalyse et le tournant linguistique.

À l’égard de ce premier ensemble de critiques, qui interpelle les modes de connaissance, nous ferons deux remarques rapides, et d’ailleurs connues, voire d’usage.

La première concerne la question du dépassement du dualisme, profondément décrié pour son ethnocentrisme et ses conséquences politiques par ces approches, qui en ont souvent fait leur cheval de bataille. Mais ce genre de perspective constructiviste radicale, qui nie la possibilité d’une expérience directe de la nature et insiste sur l’emprise du symbolique dans nos interactions avec l’environnement naturel, suppose un autre type de dualisme : celui qui pose une frontière infranchissable entre le sujet et l’objet. Ce qui veut dire, par exemple, que quelle que soit la manière avec laquelle les peuples qui ne partagent pas notre « cosmologie naturaliste », pour reprendre les termes de Descola, divisent les constituants du monde – réunissant des intériorités que nous séparons ou distinguant des physicalités que nous rapprochons – ils n’entrent pas plus que nous en contact immédiat avec les choses en soi. La lourde charge portée contre la science moderne n’autorise donc pas une requalification des savoirs mineurs à partir du critère d’une affinité plus grande avec la nature (les autochtones ne sont pas plus proches de la nature que les colons occidentaux). En ce sens, et malgré la reconduction d’une forme de dualisme, contraire à la visée initiale de cet ensemble de projets, la substitution du couple sujet – objet au couple nature – culture est sans doute une des forces de cette position.

Par ailleurs, ces approches risquent une position idéaliste, parce qu’elles attribuent au langage une puissance démiurgique. Notre rapport au monde, notre être au monde, s’épuiserait au final dans un ordre symbolique. En réponse à cela, la critique de la dichotomie nature – culture peut également être menée à partir d’une posture réaliste et moniste, qui procède d’un examen des choses.

 

À l’encontre des objections précédentes, qui visent le dualisme méthodologique et recommandent, plutôt que deux approches distinctes, une attention commune aux représentations et à leurs usages, leurs conséquences, leur pouvoir de sédimentation des matérialités, leur pouvoir de normalisation des comportements, etc…, le partage nature – culture peut aussi être questionné eu égard aux choses. La distinction entre des objets naturels et des objets culturels possède-t-elle aujourd’hui encore un sens ? Les pluies sont naturelles, certes, mais la croissance du nombre de tsunamis ? Le Moulin d’Andé doit son existence aux humains bien sûr, mais ne dépend-t-elle pas également de la présence de la Seine ? Loin de la thématique de la construction, qui renvoie à celle de la représentation, c’est la vieille distinction aristotélicienne entre le « naturel » et le « fabriqué » qui peut être mobilisée à l’encontre du dualisme. Cette distinction est-t-elle historiquement, aujourd’hui, encore pertinente pour décrire les constituants du monde actuel ? Au plan ontologique, cela est-t-il désormais seulement possible d’isoler une sphère naturelle d’une sphère culturelle ? Notre monde n’est-il pas composé d’êtres hybrides, de sujets-objets, fruits d’une co-évolution culturelle et naturelle ?

Notons que ce sont le souci environnemental et le développement biomédical, qui, ici, distillent le doute et invitent à une révision de la dichotomie, non pas l’effervescence politique de la décolonisation. Il s’agit d’une critique davantage interne qu’externe d’un même état de fait : le mode de vie capitaliste d’origine occidentale et sa propension impérialiste.

Faut-il pour autant conclure à un monisme ontologique généralisé, qui légitimerait la mise à l’écart du dualisme méthodologique ? Oui et non : à la première partie de la question, la réponse est double. Elle est négative dans la mesure où un monisme ontologique aurait quelque chose de naïf, a fortiori aujourd’hui. Il se ferait au prix d’une réduction de tensions productives et d’une simplification pour le moins paradoxale des évènements d’un monde dont la complexité, générée par les processus de modernisation, ne cesse de croître. La reconnaissance de structures d’être diverses, voire multiples (structures physiques, génétiques, informatiques, techniques, juridiques, économiques…) doit, néanmoins, s’accompagner de la prise de conscience du partage d’un monde commun – la réponse est positive dans cette mesure.

Comment comprendre, sinon, que des étrangers puissent communiquer un tant soit peu ? La perspective culturaliste radicale, à la limite, n’a pas de réponse à cette question. Enfermés dans leurs représentations propres, dont on se demande d’ailleurs comment elles peuvent être collectives, les êtres humains ne disposeraient d’aucune ouverture (à la manière des systèmes et des environnements luhmanniens) à aucun type d’altérité (à aucune altérité « naturelle » des choses en soi, par définition, mais à aucune altérité culturelle non plus : le non-déjà connu n’est pas saisissable, la sur-spécialisation rend aveugle). Dans cette optique de prison culturelle, comment, encore, l’enfant peut-il apprendre une langue ? Puisque ce n’est manifestement pas le partage a priori d’une culture qui rend possible une certaine relation entre nouveaux-nés et adultes, c’est donc autre chose. C’est à ce titre qu’intervient l’hypothèse de l’appartenance de tous ces êtres, à un niveau fondamental, à une même réalité. Elle postule l’existence d’une réalité commune (monisme ontologique), bien qu’agencée de manière extrêmement complexe. Ainsi, nous pouvons comprendre qu’entre deux entités, des choses sont possibles à certains niveaux, mais pas à d’autres. Et à l’inverse, cela explique aussi qu’il n’y a pas de mystère dans le fait que nous sommes « ouverts » aux altérités « naturelles » et « culturelles », c’est-à-dire dans le fait que nous vivons dans un environnement dans lequel nous pouvons – encore un peu – respirer, et communiquer, et partager des symboles, etc… Nous appartenons à un même réel et avons co-évolué.

Dès lors, revenons à la deuxième partie de la question posée plus haut : puisque l’argument ontologique ne soutient plus le dualisme méthodologique, faut-il le remplacer, et par quoi ? Si la réalité, quoique très complexe, n’est pas scindée en ordres de réalité distincts mais est une, faut-il viser un seul type d’approche du réel, synthétique et unitaire ?

 

En l’absence de l’hypothèse de Dieu, une telle thèse, celle d’un savoir absolu, n’est pas défendable. Il nous faut plutôt admettre qu’il y aurait une réalité non pas tant hybride que protéiforme, perçue diversement – à partir de points de vue réducteurs et multiples, ni forcément complémentaires ni nécessairement commensurables. En effet, la réalité est proliférante, multiple et complexe, elle se ramifie et se différencie, sans toutefois cesser de participer à un certain tout (on pourrait dire : une certaine solidarité ontologique primordiale)((5)), qu’il est dès lors indifférent de qualifier de naturel ou d’artificiel (la formule de Descartes selon laquelle « tout ce qui est artificiel est avec cela naturel((6)) », comme l’exemple de l’avion qui ne défie pas les lois de la nature mais les maîtrise admirablement, penchent vers la première qualification ; l’hypothèse de notre entrée dans une ère anthropocène penche pour sa part vers la seconde). Notons pour corroborer ce point que le processus de différenciation peut s’accomplir par l’intermédiaire des humains (qui ont à l’aune de la modernité commencé par distingué le bien du beau et du juste, et n’ont pas cessé le processus de spécialisation depuis), ou non (tous les êtres vivants contemporains descendent de certaines bactéries communes initiales). Mais quoi qu’il en soit des agents du processus de spécialisation, à cette profusion du réel ne correspond aucun entendement ou aucun corps (connu) capable d’en saisir les moindres détails et d’en former un savoir synthétique. Au contraire, à chacun ses lorgnettes (son appareillage perceptif) et par conséquent son monde. Celui de la tique est composé de trois affects, relate Deleuze((7)). Il n’a rien à voir avec celui des dauphins. Ou des humains. Plongés dans un même réel, ils en auront des perceptions radicalement distinctes. Une seule réalité donne donc lieu à une multiplicité d’approches, à des modes de connaissances extrêmement diversifiés.

Pour autant, l’absence d’une intelligence ou d’une sensibilité transcendante (que nous ne possédons pas) n’implique pas l’impossibilité de dire des choses sur le monde. L’impossibilité pour nous d’une prise de vue synthétique du réel ne ruine pas le projet scientifique de connaissance. Nous pouvons, bien sûr, distinguer des types de perceptions. Certaines se donnent pour singulières (le regard amoureux), d’autres sont communes (le sens commun), d’autres enfin se donnent des méthodes de vérification et ne valent que d’être démontrées et corroborées (la science). La perception amoureuse, le sens commun et l’observation scientifique diffèrent, délivrent des informations sur le monde de nature différente. Nous devons simplement en tirer les conséquences appropriées quant à nos propres possibilités de connaissance : que nous les prenions ou pas, nous sommes dépendants de positions sur le monde, qui sont celles à partir desquelles nous l’observons.

Mais, une fois encore, puisque l’argument ontologique est tombé faute de deux ordres de réalités hétérogènes, et puisque une connaissance relative du monde nous est possible, la distinction non pas entre science et non-science, mais entre deux modes de connaissances scientifiques est-elle justifiable ? Pourquoi n’y en aurait-il pas trois, ou plus ? En fait, quelles implications pour le savoir la prise de conscience que nous ne produisons jamais que des « savoirs situés »((8)), quelles que soient les méthodes d’objectivation retenues, entraîne-t-elle ?

 

En guise de réponse rapide, on peut se référer à l’étymologie du terme « co-naissance » qui veut dire « naître avec » ou « naître ensemble » et mobilise l’idée que sujet et objet sont solidaires, se conditionnent réciproquement, de même qu’un système et son environnement, le corps (Leib) et le monde vécu ( Lebenswelt). La réalité est composée de modes d’être divers qui se rapportent les uns aux autres chacun à leurs manières : l’identification de différentes couches de réalité, de domaines hétérogènes au sein du réel, dépend des relations qui sont nouées avec ce dernier, des observations qui sont faites, des appropriations réalisées. Le monde de la tique n’est pas le même que le nôtre. Mais le sien, comme le nôtre, est dépendant respectivement de la tique et de l’humanité. Il en va de même des objets de connaissance, dont les contours, la teneur, les fonctions sont dépendants des savoirs qui les appréhendent, et par conséquent aussi des diverses caractéristiques collectives (institutionnelles, socio-économique, ethnique, de genre etc…) des sujets de connaissance. Les modes d’être des objets à connaître sont co-constitués par les modes de connaissance. Or, si aucune raison ontologique ne préside à la distinction entre deux approches qui procèdent selon des voies propres, on peut en conclure que les familles scientifiques relèvent simplement de traditions culturelles. En somme, nous avons pris l’habitude de découper la réalité en deux grandes classes d’objet, mais cela tient à notre regard, à notre cosmologie, à notre fond culturel, et non à la réalité. Les familles scientifiques pourraient donc évoluer. De nouveaux regroupements pourraient légitimement prendre la relève.

Ce genre de critique d’ordre ontologique à l’égard de la distinction entre les Geisteswissenschaften et les Naturwissenschaften n’est pas nouvelle. Établie par Dilthey, elle a déjà connu les assauts des néokantiens de Bade, qui rapportaient cette distinction non pas à la constitution du monde, infiniment complexe, mais à notre condition humaine, trop peu outillée. Nous avons besoin de découper la réalité en différents domaines pour pouvoir en saisir quelques bribes. La justification des néokantiens est donc purement pragmatique. Dans cette logique déjà, et indépendamment des transformations du monde opérées par l’humanité, il faudrait dire que la séparation entre Geisteswissenschaften et Naturwissenschaften est artificielle, indépendante d’une quelconque assise ontologique.

La reprise actuelle de cet argumentaire finalement fort ancien appelle une remarque contextuelle. Une fois admis la contingence du découpage des domaines du réel, il reste que la distinction massue entre objets naturels et objets culturels ne fait plus consensus aujourd’hui comme elle le faisait jusqu’à récemment (disons jusque dans les années1960-70). Nous le disions, les préoccupations écologiques et dans une moindre mesure biomédicales ont contribué au réexamen minutieux de cette séparation et son étanchéité a été mise à rude épreuve. Et de fait, il ne reste pas un critère de distinction qui ne puisse être contredit (nature – artifice, inerte – vivant, matière – esprit, humain – machine, …((9))). Ainsi, ce qui n’était encore envisagé qu’au plan virtuel de la légitimité au début du 20è siècle, à savoir la possibilité d’un recoupement très différent des appréhensions scientifiques du monde, est sans doute en train de devenir réalité. La culture scientifique et le sens commun sont en mutation à cet égard.

Bien sûr, la curiosité vis-à-vis des autres disciplines et les emprunts que les investigations hors frontières entraînent se sont toujours faits et nourrissent chaque discipline en retour. La mécanique newtonienne est le matériau sous-jacent de la Critique de la raison pure de Kant, le concept d’ « information » a connu un sérieux succès transversal dans la seconde moitié du 20è siècle et fécondé plus d’une discipline. Aujourd’hui, dans le même ordre d’idée, il est intéressant de constater que la recherche en génétique évolue vers une relativisation d’un déterminisme causal simple des gènes à travers le concept d’épigénétique, alors qu’à l’inverse, certains voudraient traiter des objets historiques avec davantage de déterminisme (et parlent de gène de la délinquance…). Néanmoins, la prolifération des thèmes de transversalité, transdisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité témoignent d’un ébranlement contemporain plus profond des repères épistémologiques. L’ouverture et les emprunts se muent même dans certains cas en réductionnisme sauvage et se donnent pour objectif la recherche d’une vision holiste du monde – qui réduirait aussi bien les prises de vue du monde que ses objets ! Tel est pourtant le programme explicite du National Nanoinitiative, projet vertigineux, lancé en 1999 par le gouvernement fédéral des Etats-Unis, qui vise « une analyse causale du monde physique, unifiée depuis l’échelle nano jusqu’à l’échelle planétaire »((10)), ainsi que celui des projets de recherche NBIC (pour nano-bio-info-cogno), qui se proposent de réaliser une convergence des sciences et des technologies, pour, entre autres, améliorer l’humain.

Cette évolution des approches scientifiques, leur réaménagement en cours comme les échanges collaboratifs que l’on peut se souhaiter, peut être envisagée de deux points de vue : du point de vue des pratiques scientifiques dans une perspective socio-anthropologique mesurant les enjeux de pouvoir que charrie le savoir, ou du point de vue des choses, que l’activité humaine a transformées. Quelle que soit l’approche retenue, nul doute que se donner les moyens, lors d’un prochain séminaire du CIERA, d’engager le dialogue avec des chercheurs des sciences de la nature serait des plus profitables.

  1. Conférence de Gérard Lenclud, mardi 6 septembre à 15h, en ouverture de l’axe 1. []
  2. J’utiliserai ici naturalisme dans le sens de réalisme et culturaliste dans celui de constructivisme radical. []
  3. Je reprends ici les termes de Lenclud, et aussi son exemple très évocateur des deux colères. []
  4. Foucault avance qu’avant, à l’époque de la chrétienté, nous avions une chair. Voir Dits et Écrits, texte 181, « L’Occident et la vérité du sexe », Gallimard, Quarto, Paris, 2001, p. 105 et La volonté de savoir, Gallimard, Tel, Paris, 1976, p. 201-208. []
  5. Évidemment, l’idée de tout est prémoderne mais elle resurgit dans les débats écologistes et est revisitée par science de l’écologie à travers les idées d’interrelation et de dépendance mutuelle, mises de l’avant dans les concepts d’écosystèmes, de biosphère. []
  6. « Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. » Descartes, Les principes de la philosophie, quatrième partie, article 403. []
  7. Ce sont les affects de la lumière, olfactif et calorifique. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, éditions de minuit, 1981, p. 167. []
  8. Donna Haraway, « Situated Knowledge : The Science Question in Feminism as a Site of Discourse on the Privilege of Partial Perspective », in Feminist Studies, 14.3, 1988, p. 575-599. Les méthodes visent la suspension du caractère subjectif des observations, mais elles demeurent toujours relatives à une communauté subjective, immanentes au mondes, situées. []
  9. Bien qu’il s’agisse sans doute davantage de reconfiguration que de dépassement (si l’on prend le concept de nature par exemple), il reste qu’aucun de ces pôles ne peut plus prétendre aussi simplement qu’auparavant à un sens propre. Prenons l’exemple de la matérialité : les normes la co-constituent ; celui de la résistance de la matière ou des structures du vivant : l’ordre social est souvent plus réfractaire au changement que l’ordre « naturel » ; celui des raisons : elles ont des causes ; celui de la permanence de l’identité des entités substantielles « naturelles » : dans le monde de l’infiniment petit, il n’en va pas ainsi ; celui de l’indépendance de l’objet « naturel » à l’égard des observations : la théorie de la relativité générale l’invalide ; la capacité d’adaptation du vivant : l’intelligence artificielle confond les observateurs … []
  10. Voir Bernadette Bensaude-Vincent, Les vertiges de la technoscience. Façonner le monde atome par atome, Paris, La Découverte, 2009. []

Images de la nation. Contribution de l’œuvre d’art à la réflexion sur l’identité dans les pays de langue allemande

Texte d’Emmanuel Béhague

Date : 1er au 3 décembre 2011

Lieu : Strasbourg

Organisateur : Emmanuel Béhague

Programme : Mise(s) en scène de la nation dans l’espace franco-allemand. Relectures contemporaines des grandes œuvres du XIXe siècle

Du 1er au 3 décembre 2011 s’est tenu à la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme-Alsace le colloque international « Images de la nation. Contribution de l’œuvre d’art à la réflexion sur l’identité dans les pays de langue allemande » organisé dans le cadre du Plan Formation Recherche CIERA « Mise(s) en scène de la nation dans l’espace franco-allemand. Relectures contemporaines des grandes œuvres du XIXe siècle » (Université de Bayreuth, Tours, Lyon II et Strasbourg). La manifestation a été par ailleurs soutenue par le Conseil scientifique de l’Université de Strasbourg, l’EA 1341 « Mondes germaniques » et le Conseil Général du Bas-Rhin.

Mise en scène du monde ou elle-même objet d’une mise en scène, l’œuvre d’art peut être envisagée comme le véhicule d’un discours national ou nationaliste explicite (instrumentalisation de l’art à des fins idéologiques). De manière plus fondamentale cependant, elle participe implicitement à la construction, à la consolidation ou au contraire à la remise en cause d’une « conscience nationale » (Nationalbewusstsein) et contribue ainsi, selon les modalités qui sont propres au genre auquel elle est rattachée, à la construction de l’imaginaire collectif autour de l’idée de nation.

Selon les contextes politiques et culturels dans lesquels elle s’inscrit, divers modèles de ce discours de l’œuvre d’art sur l’identité, la mémoire et l’histoire collectives peuvent être mis en évidence, qui dépassent la production d’un contenu affirmatif telle qu’elle pouvait par exemple caractériser les relectures picturales et théâtrales des mythes nationaux au XIXe siècle. L’exacerbation du discours national à travers l’art durant la période national-socialiste interdisant désormais les modalités trop explicites de l’expression d’une identité nationale, les articulations possibles entre l’œuvre d’art et les problématiques identitaires se diversifient et se complexifient au fil des divers contextes politiques jusqu’à la période actuelle, dans laquelle la mondialisation et les ensembles supranationaux constituent un cadre nouveau. Cette diversité a été clairement mise en évidence par les communications des quatorze participants au colloque (le professeur Ulrike Hass, directrice du département d’études théâtrales de la Ruhr-Universität de Bochum a malheureusement dû renoncer au dernier moment à sa participation pour raison de maladie), spécialistes de diverses disciplines, ce qui a permis de mettre en évidence des convergences et des parallèles entre les formes artistiques.

La question de la fonction de représentation nationale allouée à l’art a été, du point de vue des structures de production artistique, plus particulièrement évoquée dans les communications d’Anaïs Feyeux (Pour ne plus être le miroir de l’Allemagne. L’émancipation de la photographie dans la seconde moitié des années 50), consacrée aux conditions commerciales et institutionnelles de la renaissance de la photographie allemande et de Jacques Poumet (Nation et arts plastiques en RDA), qui a rappelé de quelle manière les œuvres picturales en RDA ne peuvent se comprendre sans une prise en compte de la tentative de créer, dans les années 60 et 70, une « nation socialiste ». Par ailleurs, la plupart des contributeurs se sont attachés à décrire et à analyser une production ou l’œuvre d’un artiste de manière précise et selon la problématique du colloque.

La question de l’emploi contemporain des symboles et des mythes nationaux a occupé une place importante dans les communications et les nombreux débats qui leur ont fait suite. C’est notamment le cas dans la communication de Barbara Lafond, (Gegenläufigkeit der Alpen-Diskurse in der Schweizer Malerei des 20. Jahrhunderts. Integrativer Alpen-Mythos, identitätsstiftende Alpen-Emblematik und ihre korrosiven Gegendiskurse), qui a permis d’aborder la question de la représentation du mythe alpestre d’un point de vue diachronique. Emmanuel Béhague ( La mise en scène de Die Hermannsschlacht de Kleist par Claus Peymann (1982) dans le contexte du débat sur l’identité ouest-allemande) a mis en évidence de quelle manière les symboles nationaux sont employés sur la scène de théâtre de manière critique mais détabouisée au moment où s’exprime en RFA, dans les discours politique, journalistique et historiographique, une volonté de normalisation du rapport de l’Allemagne à son passé, dans une conscience néanmoins marquée de la culpabilité. A cette présentation fait écho la contribution de Fabrice Malkani consacrée à une autre œuvre de Kleist („Ein Erisapfel in unsern ästhetischen Gesellschaften“ ? Image(s) de la nation dans la relecture du Prince de Hombourg par Ingeborg Bachmann et Hans Werner Henze (opéra de 1960), dans la mise en scène de Nikolaus Lehnhoff (Munich 1994)),illustrant le principe d’une relecture contemporaine qui s’affranchit des lectures nationales voire nationalistes dont celle-ci a pu faire l’objet au cours de l’histoire. Enfin, Harald Kunde ( Klio im Kostüm. Rollenspiel und Rebellion im Werk von Neo Rauch) a pu montrer de quelle manière le peintre Neo Rauch créé à travers la récurrence de certains motifs (autour de l’architecture par exemple) une nouvelle sémantique symbolique qui renvoie à sa propre biographie dans les années 60 70 en RDA, et donc à un état qui, dans cette période, s’efforce d’inventer une « nation socialiste ». Un lien pertinent a pu également être fait avec la génération précédente de peintres en RDA, présentée par Jacques Poumet.

La question du rapport entretenu à l’histoire nationale tel que le véhicule l’œuvre, que cette histoire soi ou non objet direct de la représentation (filmique, théâtrale, picturale), était également essentielle dans la problématique de colloque. En évoquant diverses productions théâtrales et cinématographiques importantes dans le parcours de Peter Zadek, Mathias Warstat (Heiße Jahre, kalte Zeiten: Reflexionen des Nationalen in Theaterarbeiten von Peter Zadek) est pour sa part sur le revenu sur le rapport complexe entretenu par le metteur en scène à l’histoire allemande, du fait de sa biographie. La question de la représentation de l’Histoire a été abordée par Lucile Dreidemy (30 ans après – Le film scandale « Staatsoperette » ou la difficile remise en question des mythes et tabous liés à la dictature autrichienne). Son analyse a montré par quel biais s’opère cette représentation – celle du Chancelier Dollfuß en l’occurrence – notamment à travers l’emploi du grotesque et la reprise de certains clichés empruntés à la caricature iconographique. Elle a pu également problématiser cette démarche critique : l’art, lorsqu’il reprend de telles représentations déjà connues, ne contribue-t-il pas finalement à confirmer le mythe ? On retrouve dans la communication de Michael Lück une même problématisation de la possibilité d’une représentation dans le cinéma contemporain, ce qui a été montré à l’exemple du film Der Untergang, dans lequel les moyens esthétiques contribuent à la construction d’une pseudo-authenticité. Son approche critique du matériau l’a notamment amené à plaider pour une intégration dans les sciences historiques d’une historiographie des représentations de l’Histoire, thèse qui a permis un débat très intéressant avec le public. Valérie Carré ( Der Räuber de Benjamin Heisenberg ou l’Autriche « surmoderne »), pour sa part, a présenté une analyse du film Der Räuber de Benjamin Heisenberg, inspiré d’un fait divers des années 80 transposé dans le présent. En partant des stratégies de récit, des éléments récurrents et du traitement de l’espace, elle a montré en quoi le film développe implicitement une réflexion sur l’identité autrichienne ainsi que sur l’appréhension même de cette identité.

Une dimension importante du colloque a enfin été l’exploration du lien étroit entre la remise en cause des constructions identitaires et la réflexion d’un genre artistique sur ses propres formes. Ces aspects ont été particulièrement creusés par la communication d’Hubert Klocker sur l’actionisme viennois ( Die österreichische Exilregierung. Wiener Aktionismus und Berlin), qui a mis en évidence la radicalité du geste d’opposition d’artistes tels que Günter Brus et Otto Muehl par rapport à la situation politique et culturelle autrichienne au tournant des années 70. En accordant son intérêt à trois groupes pratiquant un théâtre « hors les murs » – Theater Antagon, Theater Anu, Rimini Protokoll – Eliane Beaufils (Le jeu avec les imaginaires collectifs dans les théâtres hors établissements en Allemagne) a fait apparaître de quelle manière des pratiques délibérément situées en dehors d’une institution théâtrale s’inspirent pourtant des modes de jeu et de l’esthétique des théâtres « traditionnels » tout en s’efforçant de donner forme à des collectifs nouveaux.Enfin, deux contributions ont été consacrées à Christoph Schlingensief, témoignant ainsi de l’importance de cet artiste décédé en 2010 dans le paysage artistique contemporain. Kerstin Hausbei (Mettre en scène l’Autriche : ‘Bitte liebt Österreich’ de Christoph Schlingensief) a ainsi analysé une performance présentée en 2000 dans le cadre des Wiener Festwochen. Reprenant le principe de l’émission « Big Brother » en installant un container près de l’opéra de Vienne, Schlingensief thématisait la situation autrichienne au moment de la participation du FPÖ au gouvernement. Franziska Schößler (Nationale Mythen und ästhetischer Widerstand: Christoph Schlingensiefs differenzielle Wiederholung von Geschichte), enfin, s’est pour sa part attachée à analyser le principe de répétition des symboles nationaux mais aussi et surtout d’autres formes artistiques à l’intérieur de la performance chez Schlingensief, notamment dans le spectacle Atta Bambi Pornoland.

La densité des communications, leur mise en relation autour de la problématique choisie ainsi que la vivacité des débats témoignent de la qualité scientifique de la manifestation. Une publication des communications est en préparation, sous la forme d’un volume enrichi d’autres contributions et, autant que le permettra son financement, d’éléments iconographiques.

Théorie du champ journalistique et circulation transfrontalière des informations. Le cas des médias de la « Grande Région » (Saar-Lor-Lux)

Texte de Bénédicte Toullec, Vincent Goulet et Christoph Vatter

Date : 22 février 2012

Lieu : Université de Lorraine – Metz

Organisateur :  Vincent Goulet

Programme : Les conditions de la circulation transfrontalière des informations médiatiques dans la Grande Région

 

Ce premier atelier a permis de faire le point sur l’utilisation du concept de « champ journalistique » dans un espace transnational. Dans un premier temps, les contributions proposées ont précisé les appropriations scientifiques de ce concept en France et en Allemagne. Cette réflexion s’est poursuivie sur l’opportunité d’utiliser ce concept pour étudier des objets médiatiques tranfrontaliers.

1. Une appropriation différenciée

Les deux chercheurs, l’un français (Julien Duval, CNRS/CRESS), et l’autre allemand (Michael Meyen, Ludwig-Maximilians-Universität München), après avoir brièvement rappelé la littérature scientifique de leur propre pays sur le concept de champ journalistique, ont détaillé leur propre appropriation de ce concept. Se référant tous deux au numéro 101-102 des Actes de la Recherche en sciences sociales intitulé « L’emprise du journalisme », ils ont souligné que le concept de champ devait être replacé dans l’œuvre générale de Bourdieu et relié aux deux autres concepts que sont l’habitus et le capital. Comme outil scientifique (« étudier un espace social comme un champ »), ce concept doit être articulé avec un terrain et des méthodes de recherche soigneusement paramétrées. Julien Duval a ainsi développé son approche du « champ du journalisme économique » à partir de la technique d’analyse factorielle (ACM) lui permettant de dresser une cartographie et  de dégager la structure de cet espace en relevant différentes oppositions. Les principales difficultés sont la circonscription de l’objet étudié et la détermination des variables à prendre en compte pour réaliser l’analyse de correspondances multiples.
Michael Meyen, quant à lui, constate le peu d’écho rencontré par ce concept dans le domaine des sciences de la communication en Allemagne, quand bien même les ouvrages de Bourdieu ont quasiment tous été traduits. La réception des concepts bourdieusiens s’est plutôt réalisée dans d’autres disciplines telles que la sociologie et les lettres. Rappelant les quelques travaux allemands se référant à ce concept dans le domaine des études des médias (Johannes Raabe,  Thomas Hanitzsch, Sabine Schäfer), il évoque les difficultés à employer un concept qui serait difficilement applicable au contexte allemand, notamment en raison des contraintes liées à la dimension d’autonomie du champ journalistique qui s’avèrent davantage discutables en France qu’en Allemagne. L’usage de ce concept lui semble alors davantage pertinent pour dresser une typologie des journalistes, fruit de l’étude des perceptions que les journalistes ont d’eux-mêmes, (et donc permettant d’interroger leur légitimité au sein de ce champ, révélant alors les tensions internes et externes au champ journalistique). Cette approche repose sur l’analyse de 500 entretiens semi-directifs avec des journalistes allemands, une démarche qualitative sur une échelle importante rarement menée  en Allemagne… comme en France.
Les spécificités de l’objet liées à la formation des journalistes et à la structuration des médias en France et en Allemagne sont un indicateur important permettant de comprendre la difficile transposition d’un tel concept d’un pays à l’autre, mais un autre facteur repose sur l’importance accordée au journalisme comme objet d’étude (relativement déconsidéré en Allemagne, notamment parce que souvent mené dans une perspective qui peut être interprétée comme marxisante). Il semble toutefois important de rappeler que si les travaux de Bourdieu sur le champ journalistique n’ont pas rencontré un fort écho en Allemagne, il en serait de même des travaux de Luhmann en France.
Enfin, la confrontation de ces deux approches a conduit à considérer le concept de champ davantage comme un outil d’approche que comme un outil de démonstration. Julien Duval plaide en particulier pour un « usage souple » du concept à condition qu’il soit articulé avec un travail rigoureux de construction de l’objet.

2. Le concept de champ comme moyen d’interroger des objets médiatiques transfrontaliers ?

La seconde partie de l’atelier, durant laquelle sont particulièrement intervenus les doctorants et jeunes chercheurs français et allemands par leurs exposés ou leurs questions, était dédiée à des travaux portant sur des objets transfrontaliers. Elle a permis de souligner dans un premier temps l’existence de mécanismes d’influence, de tensions économiques, juridiques, politiques et linguistiques dépassant le simple cadre national dans lequel les médias étudiés s’inscrivent. L’exposé de ces différents cas a ainsi permis de discuter de l’opérabilité du concept de « champ journalistique » en pointant l’homogénéité effective ou non de cadres de production informationnelle transnationaux.
Ainsi, Vincent Goulet et Bénédicte Toullec (chercheurs à l’Université de Lorraine/CREM) en proposant d’appliquer ce concept de champ journalistique à la Grande Région identifient et soulignent les facteurs permettant de reconnaître l’existence d’un tel espace. Ils s’interrogent toutefois sur la légitimité de parler d’un champ journalistique, reconnaissant la fragmentation de cet espace de production culturelle comme la diversité des acteurs informationnels traitant de ce territoire.
De leur côté, Thilo Von Pape et Michael Scharkow (assistants à l’Universität Hohenheim) soulignent également l’existence d’un espace de communication transnational (Allemagne et France), lié à l’usage de Twitter. Leur étude sur les envois de tweets reposant sur des pratiques de loisirs dans des lieux situés des deux côtés de la frontière conduit toutefois à relativiser l’existence d’un tel espace au vu du faible nombre d’acteurs centraux amenant à des pratiques transfrontalières Si les pratiques de retweet semblent importantes à l’échelle des deux pays, elles restent rares à un échelon bilatéral.
Aurélie Haismann (doctorante aux universités du Luxembourg et de Berne) poursuit ce travail de questionnement d’un espace médiatique transfrontalier en soulignant les stratégies identitaires sous-tendues par des titres de presse luxembourgeois francophones. Elle élabore ainsi une typologie de ces titres : désidentitaire, interidentitaire, supraidentitaire.
Ces tensions identitaires peuvent être par ailleurs renforcées par le caractère polycentrique et réticulaire de la Grande Région décrit par Christian Lamour (doctorant à l’Université de Lorraine/CREM). Ainsi, malgré les pratiques contemporaines de nomadisme individuel de masse, il rappelle le caractère cloisonné des publics européens. Poursuivant les différences entre limes et frontières, ceci le conduit à élaborer une typologie des frontières soit filtrantes, polarisatrices ou fonctionnelles. Révélant alors différents publics, et différents usages, les médias à dimension transnationale sont appelés à interroger leurs offres informationnelles.
Aline Hartemann (doctorante à l’EHESS/Paris et à la Humbold Universität/Berlin), poursuit cette interrogation quant aux capacités des producteurs d’information à concevoir un produit qui soit transnational à partir de l’exemple de l’émission « Zoom Europa » d’Arte puis du journal d’Arte. Poursuivant les travaux de Jean-Michel Utard, elle constate que les tensions tant du point de vue de l’organisation du journal que du traitement des sujets sont restées souvent de l’ordre de la juxtaposition que d’une véritable coproduction. L’importance des cadres nationaux a pris le pas sur le projet initial des fondateurs d’Arte.
Enfin, Martin Baloge (doctorant à l’Université Paris 1/CESSP), termine cette réflexion par un questionnement méthodologique reposant sur la mise en œuvre du concept de champ dans deux pays différents (la France et l’Allemagne). En pointant l’impossibilité de la mise en œuvre d’une telle étude, en raison notamment des différences de structures administratives nationales et de rapports sociaux, il met en avant l’intérêt que peut représenter la circulation de l’information dans ces différents espaces transnationaux, et l’intérêt que représente la dimension qualitative de ce type d’étude. Le concept de champ pouvant toutefois inciter à dépasser certains clivages lors de la conduite des recherches…

Conclusion

Le concept de champ est utile pour favoriser la mise à distance scientifique des objets étudiés et accompagner le travail de conceptualisation.  Concept élaboré en France, son transfert dans d’autres espaces culturels et nationaux n’est pas toujours aisé et demande un travail d’appropriation et de reformulation qui n’en est qu’à ses débuts du côté allemand, du moins en ce qui concerne les médias. Le dialogue nourrit qui a eu lieu durant cette journée a sans doute favorisé cette circulation internationale. Mais, pour l’heure, l’outil de « champ journalistique » semble peu opérant pour décrire des espaces transnationaux ou transfrontaliers, tellement les logiques nationales de production restent fortes.
Pour poursuivre la réflexion entamée lors de ce premier atelier de recherche sur la circulation des informations médiatiques dans un espace transnational tel que la Grande Région Sarre-Lorraine-Luxembourg, deux pistes semblent donc prometteurs : d’un côté, le concept de champ pourrait être éventuellement appliqué aux espaces sociaux particuliers (et transnationaux) qui rassemblent tous les acteurs impliqués dans la construction d’institutions, de territoires ou d’identités transfrontalières (il s’agit alors de limiter l’usage du concept à l’espace des « entrepreneurs de coopération transfrontalière ») ; d’un autre côté, il paraît nécessaire de continuer un travail d’analyse sur les facteurs favorisant ou empêchant la production et réception médiatique dans un espace transnational, sur les barrières institutionnelles, culturelles et linguistiques toujours à l’œuvre ainsi que sur les passages et voies de transfert.