La dénationalisation de l’enseignement du droit : comparaison des expériences

Date :  13/11/2015

Lieu : Bordeaux

Organisateur : Responsable : Marie-Claire Ponthoreau (CERCCLE, Université de Bordeaux)

Co-organisateurs : Hugo Flavier (CRDEI, Université de Bordeaux), Amane Gogorza (ISCJ, Université de Bordeaux)

Titre du programme : Inventivité juridique et monde global. Les frontières du droit (constitutionnel)

Ce colloque international, tenu le 13 novembre 2015 au sein du Pôle Juridique et Judicaire de l’Université de Bordeaux, inaugure un cycle de rencontres et projets de recherche menés par l’université de Bordeaux et ses universités partenaires, dans le cadre du programme de formation-recherche (2015-2017) « Inventivité juridique et monde global – les frontières du droit (constitutionnel) ». Soutenue par le CIERA, cette journée d’étude s’est ainsi centrée autour de la thématique de l’enseignement du droit dans un contexte global et plus particulièrement sur la question de la dénationalisation de ce dernier au travers d’un retour d’expérience entre acteurs académiques de différents systèmes nationaux.

Le Doyen de la Faculté de droit et de science politique de Bordeaux, dès son allocution d’ouverture, a inscrit la journée dans un regard réflexif porté sur les différents degrés et modes d’internationalisation offert par la pédagogie universitaire, en revenant sur l’expérience bordelaise du parcours international Droit & Langues et en dévoilant les pistes bientôt explorées par la faculté pour ouvrir le champ national des études de droit à un plus grand marqueur international. Y étaient alors considérées à la fois la dénationalisation des enseignements mais aussi la dénationalisation des acteurs de l’enseignement.

Ce terme de « dénationalisation » de l’enseignement, véritable pivot de cette journée d’étude a pu être explicité par l’intervention du Professeur Marie-Claire Ponthoreau, responsable de la manifestation. Envisagée comme la résultante des effets de l’internationalisation et de la globalisation dans le secteur juridique et la prise de conscience que la formation des juristes ne peut plus être seulement pensée à l’horizon national, la dénationalisation a alors été définie non pas comme la fin du droit national mais au contraire comme son inclusion dans une vision plus large, visant, par la déconnexion de l’enseignement juridique de son assise territoriale, à offrir une formation plus à même de préparer les futures juristes à la complexité du pluralisme juridique. Le rôle du droit européen et, plus à la marge, du droit comparé, comme marqueur de ce nécessaire décloisonnement entre national et international, a pu être souligné, mais plus largement le Professeur Ponthoreau a identifié deux positions permettant une véritable rupture avec un certain tropisme national : la dénationalisation de la formation et le choix d’une approche transystémique. Par dénationalisation est ici visée l’étude en parallèle d’un système de droit étranger et du système de droit national. A l’inverse, le transystémique sous-tend l’intégration dans l’enseignement à la fois du droit national et du droit étranger. Cette dernière orientation, retenue par les universités de McGill, du Luxembourg ou de Maastricht, consiste en l’étude intégrée en un même cours des réponses apportées par différents systèmes à la même question juridique. Cependant, pour que de telles orientations pédagogiques innovantes soient adoptées, le Professeur Ponthoreau souligne l’importance d’un contexte national déjà ouvert, généralement marqué par la coexistence de différents systèmes ou une influence extérieure notamment due au multilinguisme. A contrario, d’autres Etats, comme la France et l’Allemagne, sont marqués par une culture juridique rigide, peu favorable aux innovations pédagogiques.

C’est justement par une étude des rigidités de ces deux systèmes que s’est ouverte la première partie de ce colloque sous la présidence du Professeur Ferdinand Mélin-Soucramanien, autour des obstacles aux changements pédagogiques. Pour le cas français, l’obstacle identifié à la dénationalisation est l’agrégation. Pour le cas allemand, l’obstacle identifié est l’examen d’Etat, véritable axe autour duquel se construit l’enseignement du droit. Les professeurs Pascale Gonod et Jean-Pierre Marguénaud n’ont pas, dans leurs développements touchant respectivement à l’agrégation de droit public et à l’agrégation de droit privé, en dehors de la forme de l’épreuve se rattachant à la tradition française du cours magistral et non la tradition anglo-saxonne de l’étude de cas, conclu dans le sens d’un concours d’agrégation comme obstacle à la dénationalisation. L’un comme l’autre ont souligné la possibilité pour les étrangers ayant réalisé une thèse en France de passer l’agrégation, mais aussi l’existence d’autres modes de recrutement, et ce notamment au niveau du grade des maîtres de conférences, permettant une ouverture, mais aussi l’existence d’épreuves détachées de la contingence territoriale, comme la théorie du droit. Le Professeur Gonod a cependant regretté l’absence d’épreuves de langue au concours de l’agrégation ou encore la non-exigence d’une mobilité internationale pour les professeurs. Cependant, le Professeur Gonod a relevé un possible obstacle en amont de l’agrégation dans la qualification au Conseil National des Universités. Le Professeur Marguénaud a quant à lui, relevé un possible obstacle en aval dans l’esprit de corps des professeurs de droit qui tendrait à un conservatisme récusant pour une partie d’entre eux la possibilité d’une dénationalisation du droit et ce, notamment, par l’influence européenne.

A la suite de ces interventions, le Professeur Jörg Gundel a pu exposer l’obstacle majeur à une dénationalisation de l’enseignement juridique en Allemagne : les examens d’Etat. La structure académique s’est en effet construite autour de deux examens, sanctionnant respectivement la fin de la troisième et de la quatrième année d’étude. Assurés par les Länder ils permettent, à l’issue du second examen, l’entrée dans n’importe quel corps juridique. Gage d’exigence et de qualité, le programme de ces examens est défini pour 70% par les Länder, les 30% restant relevant des universités. Néanmoins, les pressions externes, qui seront aussi évoquées lors de la présentation du cas britannique, exercées par le monde du travail en faveur d’une grande exigence des examens et d’un programme épousant des problématiques pratiques et nationales, empêchent une véritable dénationalisation des études de droit en Allemagne. Le vecteur international va pouvoir être introduit dans la partie universitaire du diplôme, ce qui, souligne le Professeur Gundel, a évacué du débat allemand la question de la dénationalisation de l’enseignement. Cependant, il est à noter que les employeurs accordent une moindre importance à la partie universitaire du diplôme et donc à la possible ouverture internationale des jeunes juristes. Dès lors, les universités cherchant avant tout à bien préparer leurs étudiants aux examens et favorisant donc des enseignants allemands, limitent l’internationalisation des recrutements. Néanmoins, le Professeur Gundel rappelle qu’un nombre grandissant de ses collègues ont eu l’occasion d’étudier pour des durées plus ou moins longues hors Land. De même, la complexité des deux examens, les limitations temporelles pour les soutenir et la charge de travail induite, semblent limiter ou du moins refreiner les possibilités de mobilité des étudiants. C’est d’ailleurs par cette question de la mobilité étudiante, favorisée par le programme ERASMUS, et la question de son obligation ou non en doctorat, que s’est achevée cette première matinée d’étude.

 

La seconde partie du colloque s’est par la suite centrée, sous la présidence de Monsieur Hugo Flavier, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, sur les facteurs d’évolution et de changement de l’enseignement juridique. Le Professeur Frédérique Rueda a ouvert cette réflexion en abordant la question de la langue, notamment anglaise, comme obstacle mais aussi et surtout comme vecteur d’internationalisation de l’enseignement. L’opportunité de l’enseignement en langue anglaise est ainsi de plus en plus posée et ce même pour aborder des systèmes dont la langue d’origine n’est pas l’anglais, la langue anglaise apparaissant alors comme un élément d’attractivité sur le marché de l’enseignement. Cependant, si la concurrence des langues scientifiques où l’anglais est favorisé déborde sur la langue d’enseignement, le Professeur Rueda a appuyé tout au long de son intervention sur l’absence de neutralité du médium linguistique. Tout droit positif étant culturellement situé, le vocabulaire juridique n’est pas neutre et est étroitement lié aux concepts et schémas de son système d’origine. Y compris dans des systèmes partageant une même langue, le vocabulaire juridique n’aura pas le même champ. Ainsi, au-delà même de la langue, c’est la compréhension du système étranger abordé, la maîtrise de ses schémas et concepts qui doit être au centre de la réflexion de l’enseignement d’un droit étranger. Le Professeur Rueda retient qu’à ce titre, pour ne pas biaiser ces représentations, le meilleur choix est d’enseigner le droit étranger dans sa langue d’origine. Mais apparaît dès lors une série de difficultés : le niveau de langue, la contextualisation culturelle en fonction du partage ou non d’une même imagerie culturelle par l’enseignant et son auditoire, et enfin, la spécificité même de la langue juridique. Néanmoins, l’exposé a pu souligner tout l’intérêt d’un enseignement en langue étrangère et notamment anglaise, qui permet de décentrer de son droit national l’étudiant et enrichir son approche de la science du droit, à condition que la langue choisie comme vecteur de communication ne débouche pas sur l’impérialisme d’une langue scientifique ou d’enseignement, et que soit préservé la diversité des langues et des cadres de perceptions des phénomènes juridiques.

Cette idée de pluralisme juridique a été mise au cœur de l’exposé de Monsieur Nicolas Blanc, docteur en droit, qui à la suite du Professeur Rueda s’est interrogé sur la culture de l’enseignement et la culture du droit comme facteur de dénationalisation au travers de l’exemple canadien. Par un exposé très riche et dense, Monsieur Blanc, a montré comment, dans le cas canadien, le compromis initial de la constitution entre deux langues, deux religions et deux systèmes de droit a créé une culture du droit à part, qui outre sa fonction régulatrice du Fédéralisme, a dans le champ académique modifié la culture de l’enseignement marqué par la figure anglo-saxonne du « gentleman britannique », homme blanc et protestant, en ouvrant notamment l’accès à l’enseignement juridique aux minorités. Malgré les pressions externes de l’avocature, en faveur d’une approche plus positiviste du droit, cette évolution de la culture de l’enseignement par la culture du droit et son intégration du pluralisme a conduit à inscrire dans les études de droit un véritable enseignement de la culture, qui reste néanmoins peu choisi par les étudiants. De cette relation faite d’interactions et rétroactions entre culture du droit, culture de l’enseignement et enseignement de la culture, naît dans le paysage académique canadien l’affirmation d’un enseignement transdisciplinaire, d’une dimension critique et la recherche d’une discrimination positive pour une meilleure représentation du pluralisme de la société.

Le Professeur Laurent Pech, a ensuite abordé la question de l’exportation des modèles juridiques au travers de la présentation de la politique d’internationalisation de son université londonienne, la Middlesex University. Par une approche économique qui aura pour le moins fait réagir la salle, le Professeur Pech a tout d’abord identifié trois modes d’exportation du modèle d’enseignement britannique. La première passe par une dématérialisation de l’enseignement et la possibilité d’un enseignement à distance, la seconde par l’offre de diplômes de l’institution auprès de partenaires installés à l’étranger et enfin la création de campus à l’étranger par l’Université elle-même. C’est cette troisième option que la Middlesex University a choisie. Mais comme dans le cadre allemand, les pressions externes limitent le développement de cours dénationalisés. En effet, ce sont les solicitors et barristers qui déterminent les matières obligatoires pour passer le barreau. Ces programmes s’imposent aussi aux campus présents à l’étranger dont les études sont sanctionnées par le passage de l’examen du barreau de Londres. De plus, en l’absence de financements publics et par la libéralisation du secteur de l’enseignement supérieur, les universités sont amenées à se comporter en tant qu’entreprise et donc offrir un produit qui convienne aux attentes des étudiants. Ces derniers plébiscitent davantage les cours pratiques leur permettant de réussir à entrer dans l’avocature de leur système national ce qui ne laisse que peu de place à des matières « dénationalisées » en dehors de cours se rattachant aux droit du commerce international et droit européen.

Ce constat est venu clôturer la réflexion sur les facteurs de changement, annonçant l’ouverture de la dernière partie de ce colloque en forme de retour sur l’expérience du parcours international Droit & Langues de l’Université de Bordeaux. Cette troisième et dernière partie présentée au cours d’une table ronde, a rassemblé sous la direction de Monsieur Flavier et Madame Amane Gorgoza, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, trois intervenants du parcours Droit & Langues. Fondée en 2011 par le Professeur Ponthoreau autour d’un parcours en langue anglaise et un parcours en langue espagnole, l’objectif de cette formation est de préparer les étudiants à la différence culturelle dès la première année. En 2013 a été ajouté un troisième parcours en allemand, complétant ainsi l’offre de cette formation originale où les deux premières années se déroulent à Bordeaux, proposant aux étudiants la possibilité d’étudier un droit étranger dans sa langue en plus d’un enseignement classique en français et où la troisième année donne lieu à une mobilité. Une partie des cours et séminaires est alors dispensée par des praticiens étrangers ou expatriés à l’instar des intervenants réunis pour cette table ronde : Maître Jutta Laurich, avocate aux barreaux de Bordeaux et de Berlin, Monsieur le Professeur Joxerramon Bengoetxea Caballero, professeur à l’Université du Pays-Basque, Monsieur le Professeur Laurent Pech, aux côtés desquels se trouvait Madame Céline Lageot, directrice du master Juriste-linguiste au sein de l’Université de Poitiers. De manière générale, les débats ont fait ressortir l’existence de différence entre l’enseignement dans le pays d’origine du système et les cours octroyés à Bordeaux. L’effort de contextualisation ou encore d’explications méthodologiques sont plus importants, mais la motivation des étudiants, le format du séminaire en petit groupe permettent de remplir l’une des exigences de la formation : le développement d’une dimension critique et d’une mise à distance avec le système national qui se confirment dans la poursuite des études, la plupart des étudiants choisissant alors un parcours internationalisé. Lors de ces débats, Maître Jutta Laurich a plus particulièrement insisté sur la différence d’approche méthodologique entre le système français et le système allemand et appuyé sur la nécessité de faire acquérir aux étudiants du parcours Droit & Langues la méthode allemande, soulignant de par son expérience que le cadre méthodologique national ne s’apprenait pas ou peu en dehors du système universitaire, et de venir dépasser la forte imprégnation à la sortie du lycée de la méthode française davantage centrée sur une approche théorique que la résolution de cas pratiques qui se trouve au cœur de l’approche allemande.

La conclusion à cette journée a été donnée par le Professeur Luc Heuschling. Constatant les nombreux défis opposés à l’enseignement juridique face à la globalisation en ce début de XXIème siècle, au titre desquels peuvent être citée la concurrence entre universités face aux rankings, où se trouve intégrée l’évaluation de l’internationalisation ou encore la recherche de financement, le Professeur Heuschling a invité le monde académique à se saisir de la problématique de la dénationalisation dont la réponse aux enjeux, dépend essentiellement des universitaires.

Marie Padilla


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