De Pétrarque à Morelli, brève histoire des bibliothèques vénitiennes


San Zanipolo - BnF San Zanipolo – BnF

Le codex Gr. XI, 1 (452) appartient à l’Appendice du fonds ancien de la Biblioteca Marciana. L’histoire de cet Appendice, et de sa réunion au fonds grec de la Marciana en général, est fort intéressante et nous plonge directement dans les méandres des luttes d’influence au sein de la République des Doges, au XVe s. Tout commence avec un personnage dont nous reparlerons probablement dans un prochain billet : Basilius Bessarion, patriarche latin de Constantinople, mais surtout, érudit et humaniste fameux, possesseur à sa mort, en 1472 d’une bibliothèque considérable, riche notamment de plusieurs centaines de codices grecs et latins, de précieux incunables et d’instruments scientifiques rares. Ému par la protection que la République de Venise accorde à cette époque aux réfugiés qui fuient l’ancienne Byzance sous domination turque, Bessarion décide par testament de léguer la totalité de ce trésor à la Cité des Doges, à la condition expresse que ses livres soient déposés dans une bibliothèque publique, construite à cet effet, et dédiée à Saint-Marc, patron de la ville.

Notons qu’il ne s’agit pas du premier projet de ce type. Venise est à l’époque et depuis déjà au moins un siècle un foyer intellectuel tout à fait remarquable en Europe. Ainsi, avant Bessarion, Pétrarque déjà en 1362 souhaitait faire don de ses livres à l’État Vénitien afin de créer une bibliothèque publique. La proposition fut même approuvée au cours du Grand Conseil du 4 septembre 13621 . Mais Pétrarque quitte peu de temps après Venise en mauvais termes avec la République, et le projet tombe dans l’oubli. Bessarion et son testament ressuscitent ainsi un ancien rêve, et le legs est accueilli avec joie par les Doges.

Malheureusement la République manque d’argent, et la construction de la bibliothèque demandée par Bessarion tarde. Nous sommes à présent en 1494, et c’est un autre érudit, le cardinal Gioacchino Torriano (ou Joachim Della Torre), qui va relancer le projet d’une façon quelque peu inattendue.

Torriano, autre figure majeure, vicaire général de l’ordre des dominicains, prieur du couvent Saint-Jean et Saint-Paul (dit aussi Zanipolo) de Venise est surtout connu pour son activité d’inquisiteur – il a joué un rôle important dans le procès et la condamnation de Savonarole. Mais c’est également un savant et un professeur reconnu, et il possède lui aussi une très vaste bibliothèque, collectée aux quatre coins de l’Europe – et notamment à la faveur de la dislocation des anciens centres de recherche byzantins. Torriano a une idée bien précise de ce qu’il faut faire du legs de Bessarion ; et cette idée, il la présente ainsi devant le Conseil des Doges, le 11 juin 1494 :

« Il y a déjà de nombreuses années que l’ancien cardinal Niceno [ = Bessarion ], un grand ami de notre État, a fait don à notre Seigneurie d’une énorme quantité de livres d’une qualité et d’une dignité exceptionnelles, tant en grec qu’en latin. Ces livres sont conservés dans des boîtes cylindriques par nos Gardiens, et sont dévastés par la moisissure et la rouille, non sans quelque désagrément pour notre Seigneurie, alors qu’ils devraient être le spectacle le plus beau, le plus digne et le plus honorable qui puisse être vu dans notre ville. C’est alors que le révérend maître Joachim général de l’ordre des frères prêcheurs, venant à notre rencontre, s’offrit à faire construire dans le monastère Saint Jean et Paul, lieu très célèbre, une belle bibliothèque, où pourront être conservés dûment les livres en question, sous le nom de Bibliothèque Saint Marc, offrant même d’y déposer une énorme quantité de livres, qu’il a récupérés à grand peine et à grands frais depuis longtemps en divers endroits du monde, et qu’il est disposé à les récupérer sans regarder aucunement à la dépense que cela peut occasionner pour lui » (Extrait de la préface du catalogue de Domenico Maria Berardelli, Codicum omnium latinorum et italicorum qui manuscripti in Bibliotheca SS. Joannis et Pauli Venetiarum apud PP. Praedicatores asservantur catalogus, 1778-1784.)

On devine le projet de Torriano : fusionner les deux fonds de codices afin de constituer une bibliothèque considérable, qui aurait placé l’ordre des dominicains au tout premier plan des communautés intellectuelles vénitiennes du XVe s.

La République applaudit cette proposition « généreuse », qui est votée le jour-même. Mais pour une raison « mystérieuse », le décret ne sera jamais appliqué…

En réalité le mystère n’est pas si grand. En 1494, le Sénat de Venise ajoute quelques conditions à l’acceptation de la proposition de Torriano : interdiction est faite aux dominicains de mélanger les livres, d’en céder ou d’en disperser ; l’accès libre doit être donné à tous ceux qui souhaitent les étudier ; et bien entendu tout doit être fait, selon la promesse de Torriano lui-même, aux frais du couvent San Zanipolo. En 1500, à la mort du vicaire général, l’urgence de réaliser ce grand rêve humaniste est assez rapidement tempérée par des dominicains un peu refroidis par la masse considérable des travaux à entreprendre. Rien n’est entrepris pendant plus de 20 ans…2

En réalité, la construction de la bibliothèque actuelle ne commence qu’en 1537, au moment où le doge Andrea Gritti relance un projet qui s’accorde bien avec son désir général de redonner à Venise un lustre que les menaces françaises et ottomanes (entre autres) lui ont un peu fait perdre.

Il y a donc à compter de cette date, en plus de collections privées un peu moins considérables dispersées dans les différentes familles et communautés de la lagune, deux fonds principaux de manuscrits anciens « concurrents » à Venise : le fonds Bessarion de la future Biblioteca Marciana, et le fonds Torriano conservé à San Zanipolo, auquel appartient notre codex Gr. XI, 1 (452).

Il est extrêmement difficile de départager dans les codici de Zanipolo ceux qui appartenaient directement à Torriano et ceux qui sont arrivés plus tard ou qui étaient déjà propriété originelle du monastère. Le premier catalogage systématique date de 1650 : c’est celui de Tomasini, qui concerne tous les fonds vénitiens classés par sites, et qui s’intitule sobrement Bibliothecae Venetae manuscriptae publicae et privatae.

Notre manuscrit pourrait éventuellement être, dans la seconde colonne, ce Quaedam Opera Rhetorica. char. fol. quibus praeficitur Aesopi Vita – mais ce n’est pas certain.

tomasini-2

Il est ensuite (et curieusement) le tout premier mentionné dans l’inventaire de Berardelli établi par ce dernier entre 1778 et 1784, qui le décrit ainsi :

Codices Graeci

Codex I

Æsopi Fabulae. Codex membranaceus in 8. foliorum 120. Seculi circiter XV. Plura sequuntur parvi momenti apospasmatia : agmen claudit.

2. Georgii Lecapeni (in Codice Lacapeni Λακαϖηνου ) fol. 105. Opusculum ad Grammaticam spectans. Initium… Γραφειν τὸ συγγράφειν λόγον ἢ ἄλλην τινα ἱσορίαν. Aliter in Codicibus Regio Par. & Vaticano. [Par. pour Parisinus, peut-être le 1961 ?]

Montfauconius Diar. Ital. pag. mihi 48. hunc asserit seculo XIV. sub titulo, Apophtegmata Aesopi. 

 

La dernière phrase de la notice fait allusion au Diarium italicum de Montfaucon (ici il s’agit fort probablement du voyage de 16983 .

Voici la mention exacte faite par Montfaucon (deuxième ligne en partant du haut) :

montfaucon

En 1787 enfin, Iacopo Morelli, alors en charge de la rédaction d’un catalogue de certaines collections privées de manuscrits (notamment celles de Tommaso Giuseppe Farsetti et Giacomo Nani), alerte sur l’état lamentable du fonds ancien de Zanipolo ; il signale notamment des vols et des dégradations catastrophiques d’ouvrages rares. La situation est vue par certains comme une occasion formidable, en installant ce fonds dans la Marciana, d’achever enfin le rêve républicain d’une grande bibliothèque – au moment même où cette République achève de s’écrouler sous les coups conjugués des armées de Bonaparte et de l’empire d’Autriche auquel elle est livrée en 1797. Morelli lui-même parachève l’œuvre en léguant ses propres livres à la Marciana, ce qui représente tout de même plusieurs centaines d’ouvrages manuscrits ou imprimés

C’est donc paradoxalement au milieu des ruines de la Venise des Doges, morte à jamais, que sont enfin réunis ces fonds. L’Appendice du fonds ancien est ainsi constitué essentiellement des manuscrits grecs et latins du fonds Zanipolo auquel s’ajoutent les fonds dispersés catalogués par Tomasini puis Morelli, et les dons personnels de Morelli. Bessarion, Torriano, Morelli : trois humanistes, trois collectionneurs amoureux des textes anciens, trois donateurs généreux, trois étapes dans le long chemin vers la constitution d’une fantastique bibliothèque scientifique publique.

Pour aller plus loin :

Donald F. Jackson. The Greek Library of Saints John and Paul (San Zanipolo) at Venice, Tempe, Arizona Center for Greek and Medieval Studies, 2011 ( Medieval and Renaissance texts and studies, 391).

Susy Marcon, « Per la biblioteca a stampa del domenicano Gioachino Torriano », dans Miscellanea Marciana, t. I, 1986, p. 223-248 ; et « I libri del generale domenicano Gioachino Torriano nel convento di veneziano di San Manipolo », dans Miscellanea Marciana, t. II-IV, 1987-1989, p. 81-121.

Lotte Labowski, Bessarion’s Library and the Biblioteca Marciana, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 1979 (Sussidi eruditi, 31).

Marino Zorzi, La Libreria di San Marco. libri, lettori, società nella Venezia dei Dogi, Milano,  Mondadori, 1987.

  1. cf. Zorzi, La libreria di San Marco, 1987, p. 12-15. []
  2. cf. Lotte Labowsky, Bessarion’s library and the biblioteca Marciana 1979, p. 60-62. []
  3. Cf. Ms. lat. 11919 (fol. 292-346) 326 r « Le lundi matin, onzième, nous allâmes voir Mr. de la Haye, ambassadeur et nous luy rendimes une lettre de Mr. l’Abbé de Fourcy. De là nous allâmes voir le trésor de St Marc, qui nous fut ouvert par les soins de Mr. L’Abbé de Laetus, qui en pria Mr. Le Procurateur. L’apresdiné nous allâmes voir pour la première fois la bibliothèque des SS. Jean et Paul des Jacobins, bien fournie de manuscrits en toute langue. » []

Julie Giovacchini

CNRS – UMR 8230 – Spécialiste de philosophie hellénistique (épicurisme et scepticisme) et d’histoire de la médecine, ingénieure en analyse de sources anciennes, rédactrice pour la revue Philosophie antique.

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *