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La scène à la fontaine dans « Le roi grenouille », une scène fondatrice

La semaine dernière avait lieu à Clermont-Ferrand le colloque “Le Roi grenouille des Grimm, quelle destinée dans la littérature de jeunesse?” Merci encore à Catherine Tauveron, Pascale Auraix-Jonchière et Christiane Connan-Pintado d’avoir organisé ce moment où de multiples chercheurs issus de divers horizons disciplinaires (littérature comparée et française, didactique, études germaniques, histoire de l’art, traductologie, anthropologie, etc.) se sont rencontrés pour discuter de la fortune de ce conte des Grimm dans le champ de la littérature pour la jeunesse, au XIXe comme au XXe siècle. Où l’on s’est notamment interrogé sur ce que venait exactement faire Henri-de-fer à la fin du récit, sur la raison pour laquelle dans la mémoire collective du conte on trouvait un baiser entre la princesse et la grenouille qui n’apparaît pas dans le texte des Grimm, sur le sens anthropologique à donner à ce conte, sur le problème linguistique et générique qui consiste à traduire le masculin der Frosch en un féminin la grenouille, alors que celle-ci est en réalité un prince, etc. Beaucoup de discussions fécondes ont eu lieu, au sein comme en marge du colloque.

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Joseph Jacobs, English Fairy Tales, ill. John Dickson Batten, Londres : David Nutt, 1890. Illustration pour « The Well of the World’s End », un conte traditionnel écossais similaire au Roi grenouille… et dont les Grimm se seraient inspiré pour l’écriture de leur version!

Je voudrais ici revenir sur un aspect que je n’ai pu aborder que très succinctement dans mon intervention, que j’ai dû sabrer par manque de temps. Ma communication avait essentiellement pour but d’analyser le toy book de Walter Crane de 1874, la manière dont il est fait et dont il fonctionne, quelles sont les réseaux intertextuels ou intericoniques qu’il met en œuvre. Mais aussi de replacer la série de Crane dans la production de son époque, où la scène à la fontaine tient une prééminence nette par rapport aux autres (scènes de la porte, du repas, du lit, etc.) dans le domaine de l’illustration du conte, à tel point que l’on peut parler d’un véritable passage obligé dans l’illustration de ce récit.

Clara Ryland, Snow White & Rose Red & Other Plays for Children, ill. H. Isabel Adams, Londres : J.M. Dent & Co. – New-York : E.P. Dutton, 1897.
J. et W. Grimm, Household Stories, trad. Lucy Crane, ill. Walter Crane, Londres : Macmillan, 1882.

Cette récurrence pose question. On peut d’abord interroger la nature du plan d’eau : Brunnen en allemand peut renvoyer aussi bien à l’idée de fontaine qu’à celle de puits, et les solutions visuelles oscillent donc toutes à l’époque entre la fontaine et le puits. C’est seulement à partir de la toute fin du siècle que l’on a affaire à un troisième modèle, le plan d’eau libre, ou étang, mare, etc., sans aucune maçonnerie ou indice de la main de l’homme. Tout d’abord en 1897 dans la version dramatisée de Clara Ryland illustrée par H. Isabel Adams (fig.), où l’illustratrice traduit en images le terme anglais très polysémique « pool » (et où l’aspect décoratif des motifs blancs sur fond noir doit probablement beaucoup à une autre illustration de Walter Crane du même conte, réalisée en 1882 pour Household Storiesfig.), puis de manière encore plus significative en 1904 dans une illustration de Katharine Cameron pour la réécriture du conte par Louey Chisholm (fig.) ou encore dans un hors-texte de Charles Robinson en 1911 (fig.), etc. En schématisant, on pourrait dire que pour la période et l’aire considérée (la Grande-Bretagne de 1850 à 1920 environ), au XIXe siècle on trouve une majorité de puits et fontaines, et au XXe siècle d’étangs, mares et cours d’eau : l’espace de la rencontre avec la grenouille s’est peu à peu « ensauvagé », toute trace de civilisation disparaissant dans les images de Charles Folkard en 1911 (fig.) ou de Warwick Goble en 1913. Ce qui ne veut pas dire que les solutions du puits ou de la fontaine soient abandonnées au XXe siècle, mais qu’une autre interprétation visuelle de la scène devient possible, où l’on s’éloigne de la préciosité baroque donnée initialement par Wehnert et surtout par Crane, pour aller vers une évocation peut-être plus inquiétante, en tout cas plus éloignée du monde humain.

Louey Chisholm, The Enchanted Land: Tales Told Again, ill. Katharine Cameron, Londres : T.C. & E.C. Jack, 1904.
Walter Jerrold, The Big Book of Fairy Tales, ill. Charles Robinson, London : Blackie and son, 1911.

Ensuite, on peut se poser la question de savoir pourquoi c’est cette scène initiale qui a le plus attisé l’imagination des illustrateurs. À ce point, on en est davantage rendu aux conjectures qu’aux certitudes historiques, mais au moins quatre hypothèses sont possibles. La première, et la plus simple, est celle de la tradition iconographique : le premier modèle d’illustration du conte, par Wehnert en 1853 et 1857 (fig.), ayant représenté ce passage, tous les illustrateurs ultérieurs auraient eu en tête cette image, ou celle équivalente de Crane, quand ils ont illustré ce récit. La tradition iconographique a sans doute pesé lourd dans la balance, et fait de cette scène un « passage obligé » de l’illustration du conte, mais elle n’explique pas tout.

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Grimm’s Fairy Tales, ill. Charles Folkard, Londres : Adam & Charles Black, 1911.

Une deuxième explication est celle d’un imaginaire pastoral lié à la littérature enfantine durant cette période de l’histoire littéraire anglaise : c’est la thèse de Humphrey Carpenter qui, dans Secret Gardens. The Golden Age of Children’s Literature, a montré à quel point tout un courant de la littérature enfantine anglaise de l’époque victorienne et édouardienne (Kingsley, Carroll, MacDonald, Barrie, Potter, Grahame, Burnett, etc.) est pénétré d’un imaginaire arcadien qui fait, dans la lignée de Blake et de Wordsworth, de l’enfance un territoire séparé et secret, ainsi qu’un rêve perdu à reconquérir par la littérature. Quelle place le conte de fées prend-il dans ce paysage littéraire, sinon celui d’un modèle de naïveté et de fantaisie enfantine à atteindre ? Dans ce cadre, la scène de rencontre initiale entre la princesse et la grenouille aurait particulièrement plu aux illustrateurs parce que c’est la seule du conte qui prenne place à l’écart de la civilisation, dans un espace sauvage ou du moins naturel, propice à l’évocation d’un tel monde arcadien, semi-sauvage, qu’est celui de la merveille enfantine. De ce point de vue, le choix de Crane de couper cette scène par un rideau d’arbres impénétrable, sans château à l’arrière-plan, a été suivi par nombre de ses confrères.

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J. et W. Grimm, Household Tales, trad. anonyme, ill. Edward Henry Wehnert, Londres, Addey & Co., 1853.

Une troisième hypothèse est que ce passage en particulier représente plus que les autres ce qui au fond semble l’argument de l’ensemble du récit, à savoir la rencontre d’une belle et d’une bête (voir sur ce point l’anthologie établie par Fabienne Raphoz, Des belles et des bêtes, aux éditions Corti)… À l’instar de bien d’autres contes de fées comme « La belle et la bête » de Madame Leprince de Beaumont ou « La chatte blanche » de Madame d’Aulnoy, « Le roi grenouille, ou Henri-de-fer » a en effet la particularité de raconter une histoire d’amour entre un humain et un animal, histoire qui se termine la plupart du temps par un mariage heureux après métamorphose. Si on passe ce genre de récit dans une grille psychanalytique, on aura beau jeu de transformer la bête, surtout quand elle est masculine et immonde comme dans le cas qui nous intéresse, comme un équivalent en repoussoir du phallus. Je me contente pour ma part de faire de ce conte un récit de découverte à contrecœur de l’altérité en général, nul animal ne pouvant mieux symboliser cette altérité, dans l’imaginaire du XIXe siècle, qu’un batracien réputé être l’animal le plus primitif qui soit. Aussi, représenter cette rencontre initiale, au bord de l’eau et dans l’univers le moins humanisé possible, a valeur de programme, ou d’emblème, pour le conte dans son intégralité : représenter la confrontation des contraires la plus absolue, qui pourtant vont finir par s’unir.

La quatrième hypothèse, tout à fait complémentaire de la troisième, est que derrière cette image s’en cache une autre, et un autre récit derrière celui du « Prince grenouille »… celui de Narcisse qui tombe amoureux de son propre reflet, et voulant s’embrasser, finit par dépérir et mourir. Le récit d’Ovide semble exactement l’inverse de celui des Grimm : là où Narcisse vient à la source pour se perdre dans le reflet du même, la princesse va à la fontaine pour apprendre à connaître l’autre. Significatif de ce point de vue est le fait que Narcisse se perde dans son reflet contemplé à la surface de l’eau, alors que c’est par le truchement de la grenouille que la princesse va pouvoir en sonder au contraire la profondeur. En quoi cette hypothèse de rapprochement intertextuel concerne-t-il toutefois nos imagistes de l’époque victorienne ? En ce qu’il permet, de manière très indirecte, de mettre en valeur la profondeur symbolique de cette scène initiale, et de l’élément aquatique auquel celle-ci est rattachée. Cette richesse symbolique est une raison de plus pour les illustrateurs de mettre en images ce moment spécifique du récit, et ce même si c’est de manière plus ou moins réussie, et même s’il n’est jamais fait allusion au mythe de Narcisse dans les images – ce sont bien des iris et non des narcisses qui se trouvent derrière le personnage de la princesse dans l’illustration du toy book de Crane, et la plupart des autres illustrateurs se contentent de nénuphars.

J. et W. Grimm, The Frogprince, trad. anonyme, ill. Walter Crane, Londres: Routledge, « Shilling Series », 1874. Gravure sur bois et impression d’Edmund Evans.

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