Collectivisations. L‘Œuvre constructive de la Révolution Espagnole (Korsch, 1938)

by

Cette note de lecture de Karl Korsch parue dans Zeitschrift für Sozialforschung 7, 1938 (p. 469-474) sera développée dans l’article paru dans Living Marxism N°6 (avril 1939) dont nous avons déjà publié le pdf. Cette « version courte » nous a été signalée par Harald W.

Collectivisations. L’œuvre constructive de la Révolution Espagnole. Recueil de documents. Avant-propos d’A. Souchy, Ediciones Tierra y Libertad, Barcelone 1937.

Le premier but de ce recueil consiste à briser ce cercle de silence et de déformations grâce auquel une partie essentielle de la nouvelle phase de développement de la révolution espagnole commencée depuis le 19 juillet 1936 a été jusqu’à présent presque complètement cachée aux yeux de la classe ouvrière internationale.

Mais également en dehors de ce but particulier, cette présentation autorisée par les organisations ouvrières dirigeantes de Catalogne, des méthodes et des résultats de la collectivisation dans la province d’Espagne la plus avancée industriellement a une importance théorique générale en tant que documentation historique de premier ordre. Les éditeurs se sont donné pour tâche de laisser parler autant que possible les révolutionnaires espagnols eux-mêmes.

Le recueil qu’ils présentent contient, surtout, à côté de quelques courtes esquisses ne servant qu’à parfaire l’image d’ensemble, des documents originaux: actes d’appropriations, rapports des syndicats, résolutions, statuts, etc., et les rapports, reportages, interview que les membres du mouvement révolutionnaire en fonctions ont eux-mêmes donnés, sur les différents secteurs de l’industrie et les différentes localités.

Le caractère de documentation pure n’est pas en fait seulement externe dans cette étude, mais il se manifeste jusque dans le style et dans l’ensemble de l’attitude et de la mentalité qui y sont exprimées, et c’est ainsi justement qu’à pu s’établir un document à la fois humain au plus haut point et satisfaisant aux exigences de l’objectivité.

Les rapports et les récits de gens simples de la ville ou du village, jamais secs ni ennuyeux, redonnant pour ainsi dire la voix de la révolution espagnole, « l’action du prolétariat tel qu’il est » dans leur grandiloquence jamais affaiblie par une retouche prétentieuse, donnent à l’ouvrage dans son ensemble, en liaison avec les éléments plus strictement documentaires, le caractère d’une authenticité profonde.

Il est presque superflu, dans ce cas unique, que les éditeurs déclarent expressément à la fin que « on ne trouvera dans ce livre, ni des louanges ni des calomnies, ni exagérations ni affirmations. Nous avons donné simplement la parole à l’ouvrier espagnol pour qu’il raconte au monde entier ce qu’il a fait pour obtenir et pour défendre sa liberté et son bien-être. » [p. 5]

La première (pp. 32-44) des quatre parties du livre traite du caractère général de la « nouvelle économie collective » et donne en même temps au lecteur, dans un panorama, donné en annexe, de l’économie catalane (pp. 45-47), l’explication matérielle de la position primordiale de Barcelone dans l’ensemble de l’économie espagnole et le rôle décisif, reposant sur ce fait, des ouvriers de l’industrie catalane dans les luttes sociales de la lasse ouvrière espagnole (pp. 48-160). Dans la deuxième partie les méthodes et les résultats du travail collectif sont présentés séparément pour les différentes branches de l’industrie.

Les troisième et quatrième parties donnent une description, répartie selon les cantons, les villes et les villages, du commencement et du fonctionnement actuel d’une économie communautaire réalisée plus ou moins complètement.

Au contraire de beaucoup d’autres « décrets de socialisation » de l’histoire européenne moderne, le décret de collectivisation du Conseil Économique catalan du 24.10.1936, reproduit entièrement aux pages 32-42, ne contient que la légalisation après coup d’une modification réalisée déjà à l’époque, en fait presque complètement pour la plus grande partie de l’industrie et des transports. « Il ne contient, aucune initiative spéciale dépassant le cadre créé de l’action accomplie par les ouvriers » [pp. 29-30]. Il n’y eut là point de longues enquêtes sur les « tâches et les limites de la collectivisation », point d’organe consultatif convoqué dans ce but et dépourvu de toute autorité pratique tel que la trop fameuse « Commission Permanente » de la révolution française de février 1848 et sa fidèle copie, la « Commission de Socialisation » allemande de 1918-1919.

Le mouvement des ouvriers anarcho-syndicalistes espagnols, largement préparés à cette tâche depuis de longues années en un dialogue sans cesse renouvelé et importé sans relâche des grandes villes jusque dans les coins de campagne les plus reculés, était fixé sur ses propres objectifs économiques et avait dans l’ensemble une idée tout à fait réaliste des premières démarches pratiques à effectuer pour atteindre ses objectifs. -il se souciait peu, surtout dans la première phase, de la consolidation politique et juridique des nouvelles situations économiques et sociales créées par son initiative. Mais même cette erreur des débuts, qui ne peut être qu’incomplètement rectifiée par la suite, était un état de choses difficile à éviter.

Il n’y avait à l’époque, dans toute la Catalogne, en dehors du Comité des Milices antifascistes, établi par les responsables du mouvement libertaire des ouvriers, ni pouvoir public ni parlement.

Il n’y avait pas non plus de grands propriétaires capitalistes à exproprier. Une part considérable des plus grandes entreprises appartenait au capital étranger. Ses représentants’ avaient été tout autant que les gros propriétaires locaux partisans plus ou moins déclarés des généraux en rébellion. Les uns comme les autres avaient fui après l’échec du soulèvement à Barcelone, à moins qu’ils n’aient, comme Juan March et Francisco Cambó, déjà quitté à l’avance la patrie qu’ils vouaient à la guerre civile.

L’offensive, décrite dans ce recueil, menée par les ouvriers catalans contre le capital ressemble donc dans la première phase à une lutte contre l’ennemi invisible: les directeurs des grands chemins de fer, des agences de transports urbains, des compagnies de navigation du port de Barcelone, les propriétaires des usines textiles de Tarrasa et Sabadell avaient disparu et c’était bien une exception lorsque comme pour l’appropriation des tramways de Barcelone, décrite p. 63-64 dans les bâtiments administratifs abandonnés des grandes sociétés monopolistes, se trouvaient encore quelqu’un à qui les ouvriers accordèrent la vie et la liberté.

De la sorte, le prolétariat catalan out s’installer à volonté dans les entreprises et bureaux abandonnés. Les entreprises collectivisées continuèrent à fonctionner après la prise en charge par les ouvriers de façon tout à fait semblable, comme « les sociétés anonymes de l’économie capitaliste » [p. 30] (p. 42).

Les assemblées générales des ouvriers procédèrent au vote du « conseil » dans lequel toutes les phases de l’activité de l’entreprise étaient représentées: production., administration, services techniques, etc., tandis que la liaison permanente avec le reste de l’industrie était assurée par les représentants des centrales syndicales participant pareillement aux conseils et la gestion elle-même resta confiée à un directeur élu, dans les entreprises assez importantes, avec l’accord du Conseil Général de l’industrie correspondante, étant bien souvent l’ancien propriétaire, gérant ou directeur de l’entreprise socialisée (p. 43).

La ressemblance externe ne signifie pas pour autant que la collectivisation n’ait rien changé d’essentiel à l’ancien mode de production des entreprises industrielles et commerciales. Elle ne fait que montrer la facilité relative avec laquelle on peut réaliser des transformations profondes, mises partout en évidence dans ce recueil, de la production, de l’administration, du paiement des salaires, etc., sans grandes modifications de forme ou d’organisation.

Une fois que -comme ce fut le cas ici grâce à d’heureuses circonstances-la résistance des anciennes puissances économiques et politiques fut pour un temps complètement éliminée et par la suite, les ouvriers en armes purent passer aussitôt de la solution de leur tâche de combat purement militaire à la continuation et à la transformation de la production, tâche à laquelle ils s’étaient préparés si largement pendant la période précédente dans leurs rêves apparemment exaltés et « utopiques ».

Les ouvriers avaient même préparé pour cette autre tâche du socialisme, si difficile, qu’est la collectivisation de l’agriculture, leur propre programme plein de réalisme et avaient cherché à le purifier de toute précipitation, exagération ou erreur psychologique.

La résolution du Congrès de la C.NT à Madrid en juin 1931 retransmise textuellement dans ce recueil [pp. 14-15] (pp. 19-20), sur la collectivisation des sols et des terrains, qui, depuis, avait été répandue et expliquée dans tout le pays par les propagandistes anarchistes et syndicalistes à travers toutes les phases changeantes du mouvement révolutionnaire, refoulé ou reprenant du terrain, fournit à présent, en juillet et août 1936, dans chaque village, une ligne directrice pratique pour leur propre action aux ouvriers agricoles et petits métayers ne pouvant compter que sur leur propre initiative, soutenus ou retenus par aucune sorte d’autorité. Les formes concrètes dans lesquelles cette tâche a été maintenant résolue par les producteurs agricoles eux-mêmes, sont illustrées par la résolution de l’assemblée plénière des ouvriers agricoles de la Catalogne, reproduite [pp. 101-102] p. 148 et suivantes et les exemples qui suivent des règlements et des plans d’organisation établis dans les différents districts et communes pour l’année agricole 1936-1937 (pp. 151-170).

De la description très détaillée de la réalisation de la collectivisation dans les secteurs industriels les plus importants: transport, textile, industries diverses, alimentation, etc., qui occupe la deuxième partie du livre, on ne peut donner ici que quelques traits principaux. Dans chacun de ces chapitres, nous voyons aussi déjà apparaître clairement, à côté de la nouvelle organisation sociale créée pour le secteur d’industrie en question, les débuts de ces grands succès qui ont été obtenus dans l’évolution ultérieure pour le maintien et l’extension de la production par cette grande initiative économique et sociale du mouvement ouvrier libertaire (dans l’arrière-pays de la guerre civile d’Espagne).

Nous n’y trouvons pas seulement l’abolition des conditions de travail inhumaines, la hausse des salaires et la réduction du temps de travail, les nouvelles formes expérimentées à présent pour niveler les différences de salaires entre ouvriers et employés, entre ouvriers qualifiés et non-qualifiés, entre hommes et femmes, adultes et jeunes, le « salaire unique » et le « salaire familial » (en français dans le texte).

Nous voyons aussi passer au premier plan, dans chaque secteur d’industrie, les questions d’augmentation et d’amélioration de la production, dans une proportion augmentant visiblement de semaine en semaine. Nous apprenons la création de branches d’industrie absolument nouvelles contre l’industrie optique, créée par la révolution elle-même (pp. 105¬110). Nous voyons comment, principalement, les secteurs de production qui souffrent de la pénurie de :matières premières étrangères ou qui sont superflus pour les besoins immédiats de la population sont reconvertis de plus en plus dans la production de matériel de guerre qui se fait de jour en jour urgente, et comment, dans ce but ainsi que pour subvenir aux besoins des victimes de la guerre et des réfugiés qui affluent en masse des zones occupées par Franco, même les couches ouvrières les plus pauvres, à peine libérées de leur ancien état de misère incommensurable, à la ville et à la campagne, renoncent à nouveau volontairement au loisir et au train de vie qu’ils viennent de conquérir.

Mais pour les éditeurs, l’intérêt principal de cette description ne consiste pas à mettre en évidence ces mérites négatifs du renoncement auxquels bien trop souvent, s’est limitée la reconnaissance des réalisations grandioses des ouvriers espagnols dans les deux dernières années. Il leur importe bien plus de montrer l’importance qu’ont revêtu, pendant toute la première période de la collectivisation espagnole, qui est retracée dans ce livre, l’existence et l’activité de ce type de syndicats bien particulier à l’Espagne et surtout à la Catalogne et à Valence, type qui, jusque récemment encore, fut condamné par les autres tendances du mouvement ouvrier européen, comme une forme utopique et vouée à l’échec en cas de conflit. Ce sont justement ces formations syndicalistes, opposées à la formation de partis et au centralisme, dont les affaires ne furent jamais gérées par des employés professionnels, mais par l’élite des ouvriers de la branche industrielle correspondante, qui ont constitué, grâce à leur initiative et leur activité persévérante où ils s’impliquaient eux-mêmes, la base décisive de l’énergie et de la perfection des performances réalisées. Cette leçon historique de la collectivisation espagnole est indépendante de l’issue finale des luttes actuelles et elle est d’une importance permanente pour l’évolution de l’organisation et la tactique du mouvement ouvrier.

C’est également à l’énergie particulière, ne se laissant entraver par aucun obstacle qu’elle aurait créé elle-même, de ce mouvement antiétatique qu’il faut attribuer le fait que la collectivisation s’étendit -comme le montre entre autres (pp. 111-112) l’exemple du monopole de 1’Etat du pétrole-dès le début, avec la plus grande évidence, tout autant aux entreprises déjà nationalisées et municipalisées qu’aux entreprises capitalistes privées. Sous cet angle, les collectivisations (dont traitent les pages 125-139) des services publics (éclairage, énergie, énergie hydraulique) sont du plus grand intérêt.

Par contre, des tâches secondaires telles que la collectivisation de l’artisanat et du commerce ne sont qu’insuffisamment traitées dans ce recueil: s’y rattachent le rapport quelque peu naïf sur la collectivisation des salons de coiffure (pp. 139-148), réalisée particulièrement vite et avec bonheur et les informations données dans l’ »introduction » sur la règlementation sociale du commerce ambulant à Barcelone (pp. 23-24). Les contributions les plus valables à la solution de ces tâches ne se trouvent pas dans les paragraphes du livre qui s’y consacrent en propre, mais dans d’autres paragraphes où elles sont traitées indirectement. Il en est question en liaison avec le problème plus important de la socialisation de la production agricole (pp. 148-160) et dans les rapports détaillés des quatrième et cinquième parties de l’ouvrage qui englobent plus ou moins l’ensemble de la production et du mode de vie des villes et cantons d’importance moyenne.

Le caractère non plus théorique, mais purement narratif et descriptif de ces deux parties, interdit de rendre, dans ce bref exposé, ne serait-ce qu’une petite fraction de leur riche contenu.

Chacune de ces quatorze petites descriptions, qui semblent à peine ébauchées, mais qui touchent à tous les problèmes fondamentaux de la société humaine, rend compte des traits plus pu moins typiques mais toujours caractéristiques de l’évolution de la nouvelle vie dans les conditions locales différentes données par l’évolution générale du pays. La description commence par la situation industrielle avancée dans le centre textile de Tarrasa situé encore a proximité de la grande ville, avec ses 40.000 habitants dont 14.000 ouvriers, dont 11.000 sont organisés dans la CNT anarchosyndicaliste, le reste dans l’UGT social-démocrate; puis elle descend à partir de là en passant par de multiples niveaux intermédiaires jusqu’aux petits villages et jusqu’aux plus petits de la Catalogne, de l’Aragon et de la Manche, les plus misérables et les plus primitifs, éloignés de toute civilisation industrielle ou urbaine, mais pourtant emportés puissamment dans cette vie nouvelle.

« Et nous observons constamment que« , remarquent les éditeurs à cet endroit de leur compte-rendu, que « dans de petites villes peu peuplées on a fait de grandes réalisations au point de vue révolutionnaire, plus importantes, certes, que dans des villes à population nombreuse » [p. 148] (p. 217).

Et, dans un sens semblable, il est dit à la fin du livre, dans le rapport sur une bourgade passée dans sa totalité à la forme de vie du « communisme libertaire »: « Membrilla est peut-être la ville la plus pauvre d’Espagne, mais elle est la plus juste « .

collectivizaciones

Voir aussi:


%d blogueurs aiment cette page :