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L’Angélus dans la boîte à lettres*

William A. Christian Jr et Amira Mittermaier
p. 182-205

Résumés

En France, la popularité des cartes postales inspirées de L’Angélus de Jean-François Millet coïncide avec les débats publics qui ont accompagné la promulgation de la loi Combes de 1905. À partir des centaines de cartes accessibles sur le site internet de vente aux enchères Delcampe, les auteurs étudient les messages portés par les cartes, recensent le sexe des correspondants (majoritairement des femmes), et comparent les nombreuses images qui rejouent le couple en prière dans un champ. Aux diverses caractéristiques de cette production, les auteurs confrontent celles d’une autre série de cartes postales développée à la même époque, cartes représentant des Algériens priant en extérieur, expédiées en France par des militaires et des fonctionnaires civils installés en Afrique du Nord. Les auteurs mettent en évidence ce que ces deux séries de cartes postales révèlent des attitudes de l’opinion envers les « types » représentés, et l’inflexion de l’espace public par la religion.

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Texte intégral

  • * Les auteurs sont reconnaissants pour leur aide et leurs commentaires à Laura Bear, Joseph Body, Ser (...)

1Traduit de l’anglais par Christine Langlois

  • 1 Nous avons examiné sept cent quatre-vingt de ces cartes. Beaucoup ne furent jamais écrites, mais no (...)

2En France, au début du XXe siècle, âge d’or des cartes postales illustrées, les images de couples de paysans priant dans leurs champs, reproduisant L’Angélus de Jean-François Millet ou inspirées par cette oeuvre, furent fort populaires. Nous nous intéressons ici à leurs expéditeurs, à leurs destinataires et aux messages qu’elles transmettaient1. Les messages rédigés au dos des cartes postales glanées sur le site internet spécialisé Delcampe ne sont souvent pas visibles. En général, le contenu de la carte n’est simplement pas inclu dans sa description. En se fondant sur une sélection aléatoire de ces cartes aux messages inaccessibles, on constate que la visibilité des messages affecte peu le processus de sélection des vendeurs comme celui des acheteurs : le message porté par les cartes constitue rarement un argument de vente. Tandis que ce qui est écrit sur les cartes à l’angélus est presque toujours d’ordre personnel et apolitique, les images elles-mêmes ainsi que la chronologie de leur popularité racontent une autre histoire. Comme si, en France, à une époque où les manifestations publiques de piété étaient menacées par les lois sur la séparation des Églises et de l’État, les gens avaient cherché un lieu où exprimer leur religiosité.

3Dans les contrées les plus catholiques de France, la cloche de l’angélus sonnait trois fois par jour, à 6 heures, à midi et à 18 heures, avec quelques variations locales. Les croyants pouvaient y ajouter une prière, incluant un Je vous salue Marie. Pour les catholiques, l’angélus symbolise l’incarnation humaine de Dieu et l’omniprésence divine sur Terre. La réverbération et les échos des cloches étaient ainsi, pour les croyants, une affirmation matérielle, sensible, de la pénétration de l’autre monde, leur autre monde, dans celui-ci. En ce sens, ces sonneries de cloches équivalaient aux appels à la prière quotidiens des muezzins de l’Afrique du Nord, alors française.

4Le caractère religieux de l’angélus était clair pour les révolutionnaires, c’est pourquoi ils l’abolirent en même temps que d’autres marqueurs religieux (Corbin 1994 : 40). Mais les cloches résonnèrent vite à nouveau dans presque toute la France rurale, où elles rythmaient depuis longtemps les travaux agricoles. De nos jours, dans les régions fidèles à la foi catholique, on sonne toujours l’angélus, même si, à en juger par un échantillon informel de pratiquants en Maine-et-Loire, seuls les plus âgés et les plus liés au clergé se souviennent qu’une prière lui est associée. En pratique, le son des cloches ne peut être entendu que dans une relative proximité avec un clocher. Le couple peint par Millet devait travailler dans un champ situé dans ce périmètre. Il s’agit donc, pour la France catholique, d’un son et d’une prière liés à une agglomération, au centre d’un village ou du moins aux fermes adjacentes à celui-ci. De ce fait, pour les personnes vivant à la campagne, le couple en prière du tableau et des cartes postales ne représentait sans doute pas l’ensemble de la paysannerie mais plutôt les paysans vivant à proximité d’un village et d’une église.

5Jean-François Millet a peint L’Angélus près de Barbizon, au sud de l’Île-de-France, entre 1857 et 1859. À la fin du XIXe siècle, son potentiel symbolique s’est considérablement accru. Léon Gambetta estimait en 1873 qu’il figurait « une leçon de morale et de politique ». Sa célébrité prit de l’ampleur en 1889 lorsqu’un citoyen américain envisagea de l’acquérir. La vente provoqua un véritable tollé dans l’opinion publique, si bien que l’État français se porta acquéreur du tableau (Herbert 1995). Durant les années 1890, la toile en vint à représenter, selon les mots de Louis- Michel Gohel (2011 : 34-36 ; Bernard 1994 : 245-248), « une oeuvre consensuelle au temps de la République », qui valorisait « le travail de la terre, le sens de l’effort, de la sobriété, de l’épargne… ». Au début du XXe siècle, L’Angélus était incontestablement le tableau français le plus populaire et le plus emblématique de tous les temps.

  • 2 Angélus, carte postale illustrée en noir et blanc éditée pour le salon Cartexpo (Paris, 18-20 juin (...)
  • 3 Des 780 cartes à l’angélus que nous avons inventoriées, 317 ont été envoyées et nous en connaissons (...)

6L’historien Enrico Sturani (2010 : 39-41) souligne le succès considérable des cartes postales représentant L’Angélus [ill. a, p. 187]. Par ironie, elles sont maintenant devenues sujets à plaisanterie parmi les vendeurs et les collectionneurs, comme on le voit sur une carte, réalisée pour un salon de la carte postale, qui montre la femme du couple de L’Angélus penchée sous le drap noir d’un appareil photo posé sur un trépied, en train de tirer le portrait de son homme2. Un examen des cartes proposées à la vente sur le site internet Delcampe nous aide à identifier quand, où et pour quelle sorte de personnes ce motif était populaire3.

7La première version qui devint populaire est une photo fantaisie mettant en scène des enfants, émise par Albert Bergeret, à Nancy [ill. b, p. 187]. L’entreprise Bergeret et Cie s’était spécialisée dans la photo de poses humoristiques ou sentimentales devant des fonds peints. En 1902, elle était réputée avoir produit cinquante millions de cartes postales (Léquy & Léquy s. d.). Sa version enfantine de L’Angélus compte sans doute parmi ses meilleures ventes. Nous en avons relevé jusqu’à 108 exemplaires en vente sur Delcampe.net, principalement envoyées entre 1902 et 1903, essentiellement par des femmes à des enfants ou à d’autres femmes. Comme pour toutes les cartes produites avant 1904, les messages y ont été rédigés côté image, le verso étant exclusivement réservé à l’adresse du destinataire.

  • 4 Diffusée entre 1903 et 1908.
  • 5 Diffusée entre 1905 et 1916.

8À partir de 1903, peut-être stimulés par le succès de Bergeret et Cie, six éditeurs à Paris, à Cologne et à Dresde produisirent des cartes en chromolithographie. Nous en avons identifié 182 mises en vente sur Delcampe, qui furent envoyées pour la plupart entre 1904 et 1906. Comme celles de Bergeret, ces cartes étaient distribuées dans tout le pays. Dès 1903, des versions photographiques régionales « pittoresques » furent réalisées par des photographes ou des éditeurs régionaux qui utilisaient des modèles posant en extérieur et mimant la prière de l’angélus. Les premières cartes publiées représentent une mère et son enfant en prière à Guéret, dans la Creuse4 [ill. c, p. 188], et des fabricants de sabots de bois en Bretagne5 [ill. d, p. 189].

9Une carte montrant un couple âgé et un enfant faisant les foins en Normandie, semble avoir été la plus populaire, comme en attestent de nombreuses éditions à compter de 1910. Il en existe au moins une vingtaine d’autres versions, certaines montrant des personnages revêtus d’habits folkloriques : une version avec un couple âgé dans les Vosges, trois scènes avec des fermiers landais, des fermiers beaucerons, bretons et de Haute-Saône, et même des marins à bord d’un bateau. Au moins deux monastères vendaient des cartes représentant des moines priant l’angélus dans leurs champs. Une autre vue, non mise en scène, présente des habitants de Sentein-les-Bains (Ariège) priant dans la rue devant une église – l’exemplaire que nous avons consulté a été envoyé avec le timbre républicain collé à l’envers en signe d’opposition. Quelques-unes de ces cartes photographiques faisaient partie d’une série à diffusion restreinte focalisée sur une ville ou sur un village particulier, mais la plupart étaient éditées dans des villes importantes et vendues dans tout un département ou une région [ill. e-j, p. 189-192].

10Il existe également des versions plus génériques, sans lieu précis, publiées au moyen de techniques d’impression couleur plus onéreuses [ill. k, p. 193], destinées au marché national et international. Parmi celles-ci, on trouve notamment une scène en relief monochrome, des scènes de couple réalisées en Allemagne, ou encore un couple âgé en prière sur une carte vouée à être offerte, vers 1907, avec un exemplaire du journal Le Petit Parisien [ill. l, p. 193]. Pendant la Première Guerre mondiale, des éditeurs publièrent des cartes montrant des soldats sur le front disant l’angélus, d’autres figurant le couple de Millet priant dans les champs tandis que des poilus bataillent dans le ciel [ill. m, p. 194]. Les cartes postales publicitaires sont une autre indication de la force d’attraction de ce motif. Certaines d’entre elles vantent – de manière fort pertinente – des mécanismes de sonnerie électrique adaptés aux horloges d’églises, d’autres font valoir les grands magasins de La Samaritaine à Paris et de Réaumur à Nancy, un laboratoire pharmaceutique, un distributeur mécanique de cartes postales, un magasin à Miramont (Haute- Garonne), un fabricant de chicorée, et enfin des tablettes de chocolat Vinay (cette dernière carte sentant toujours le chocolat, un siècle plus tard) [ill. n, p. 194].

11À partir de la décennie précédant la Première Guerre mondiale, le motif de l’angélus est devenu un lieu commun. C’est ainsi que dans l’Alger de 1907, deux jeunes gens en habits de paysans mimèrent L’Angélus dans une série de tableaux vivants pour une représentation de bienfaisance destinée à « l’élite artistique et sociale » coloniale (s. n. 1907). On rencontre également des couples jouant L’Angélus sur des chars au cours d’une fête de charité (1911) [ill. o, p. 195] et d’une fête de la mi-carême (1914). On voit, en 1911, une famille en vacances prendre une pose paysanne pour un instantané envoyé en guise de carte postale sous le titre Angélus [ill. p, p. 195].

12Comment expliquer une telle popularité ? L’apogée de ce thème en cartes postales, entre 1902 et 1906, coïncide avec les tensions politiques et religieuses qui culminent lors de la promulgation de la loi sur la séparation des Églises et de l’État (loi Combes), avec le départ de dizaines de milliers de membres d’ordres religieux (masculins et féminins) pour l’Espagne, la Belgique et l’Italie. Une carte publiée aux alentours de 1906 caricature Émile Combes et Aristide Briand en prière, entourés des millions confisqués à l’Église, en lieu et place des pommes de terre, dans la brouette du tableau de Millet [ill. q, p. 196]. Par la suite, les cartes continuent à être envoyées mais avec une fréquence moindre : il s’agit principalement de reproductions du tableau vendues dans les boutiques des musées.

13Pour celles et ceux désireux de s’exprimer graphiquement et de façon explicite au sujet de la séparation de l’Église et de l’État, il existe de multiples options : des séries de francs-maçons crucifiant le Christ, des religieuses pleurant sur la route de l’exil consolées par des officiers militaires compatissants, etc. Mais la question des cloches de l’angélus – sonnées trois fois par jour, rappelons- le, dans la France rurale de l’époque – est alors l’une des plus ardemment débattues, pas seulement parmi le monde paysan mais aussi dans la presse, profondément divisée. Les protestations républicaines à l’encontre des cloches sont montées en épingle dans les publications catholiques, tandis que les conseils municipaux des villes républicaines cherchent à supprimer les cloches matinales pour leur substituer des sonneries civiles, telle celle du couvre-feu (Corbin 1994 : 127-130, 134, 278, 282).

14Il est fort probable que la popularité des cartes à l’angélus procède d’une réaction aux mesures anticléricales. Mais cette réaction reste implicite, suggérée par l’illustration choisie plutôt qu’explicitement mentionnée en légende ou dans les messages manuscrits. Une exception à cette observation réside dans le collage du timbre de la semeuse tête à l’envers, que nous avons rencontré en huit occasions. Une autre est le souhait du nouvel an 1907, émis par une femme âgée, que la cloche de l’angélus continue d’être entendue – ce qui constitue une véritable anomalie parmi les centaines de messages que nous avons lus :

1er janvier 1907.

Ma chère Malice, Bonne année, bonne santé. Je vous souhaite, tout ce que vous pouvez désirer une grande sérénité pour accepter les desseins de la Providence. Je nous souhaite d’entendre encore nos cloches tinter l’angélus dans nos campagnes et de voir le jour du triomphe de notre Église. J’ai entendu hier les souhaits de notre curé, ce n’était pas gai, il m’en est resté quelque chose sur le coeur ! Mille bons baisers affectueux chère Malice de celle qui pense bien souvent à vous, Blanche.

  • 6 Il semble pas les acheteurs de cartes postales sur Delcampe.net ne prêtent pas attention aux messag (...)

15En 1902 déjà, première année de popularité des cartes à l’angélus, celles-ci étaient aussi bien envoyées de petits villages situés aux quatre coins de la France que de grandes agglomérations et de Paris – marque de l’efficacité des réseaux de distribution autant que de l’intérêt répandu pour ce sujet. Bien que l’angélus ne fût sonné que dans les campagnes, presque deux fois plus de cartes furent envoyées de Paris que reçues dans la capitale (20 % contre 11 %). L’analyse d’un échantillon aléatoire de cinquante cartes postales (sur 269, de 1901 à 1918) dont nous connaissons l’origine, la destination ou les deux, montre que la majorité des cartes envoyées sur une grande distance provenaient de Paris ou y étaient distribuées, alors que la plupart des cartes envoyées à de petites distances ou dans une même ville étaient postées en province. Ce qui signifie que le message véhiculé par les cartes s’adressait du monde rural au monde rural, du monde urbain au monde rural, et du monde rural au monde urbain plutôt que du monde urbain au monde urbain ou intra-parisien. Par ailleurs, les cartes étaient majoritairement écrites par des femmes à d’autres femmes, notamment à des femmes célibataires ou à des petites filles6 [tabl. 1].

carte

expéditeur

destinataire

2104 (sous pli)

soldat
(Première Guerre mondiale)

Mme

2082 (sous pli)

femme

femme, amie

2053

femme

Mlles, étudiantes

2052

Mme

Mlles, cousines

2041

inconnu

Mlle

2037

femme

Mlle

2031 (sous pli)

inconnu (prêtre ?)

Mme, veuve

2021

femme

Mlle, amie

1967

inconnu

Mlle

1908

sœur

Mlle, sœur

1744 (sous pli)

grand-mère

Mlle, petite-fille

1723

femme

Mlle, amie

1463

homme

Mme (débit de tabac)

1414

femme

Mlle (enfant ?)

1357

inconnu

Mlle

1349

femme

Mlle (fille de boulanger)

1213

inconnu

Mlle

1177

femme

Mlle

1173

homme

Mlle

1138

femme (Italie)

Mlle (professeur) (Italie)

1053

femme

homme ou garçon

0919

inconnu

Mlle

0912

femme (Suisse)

Mlle, sœur

0745

femme ou fille

Mlle, fille

0641

Grands-parents

petit-fils

0337

inconnu

Mme

0311 (sous pli)

soldat, neveu

oncle

0171

femme

Mlle

0155

inconnu

Mlle

0106

inconnu (France)

Mlle (Canada)

0062 (sous pli)

femme

femme

16Tableau 1. Âge, genre, profession des expéditeurs et des destinataires d'un échantillon aléatoire des cartes de l’angélus (en italique, carte représentant l’angélus aux enfants éditée par Bergeret et Cie).

17Il y a deux fois plus de chances que la carte ait été envoyée par une femme, et plus de trois fois plus de chances qu’elle ait été reçue par une femme. Cette détermination par le sexe concerne aussi les hommes et les garçons : les filles ayant cinq fois plus de chances de recevoir la carte que les garçons, et les hommes les envoyant deux fois plus souvent à des femmes qu’à d’autres hommes [tabl. 2].

destinataire masculin

destinataire féminin

destinataires des deux sexes

inconnu

total

Expéditeur masculin

15

28

4

6

53

Expéditeur féminin

17

84

2

26

129

Expéditeurs des deux sexes

4

4

4

1

13

Total

36

116

10

33

195

18Tableau 2. Recensement du sexe des expéditeurs et des destinataires des cartes à l’angélus.

19Les messages rédigés sur les cartes et les adresses auxquelles elles furent envoyées fournissent parfois des indications sur l’emploi ou la position sociale des personnes impliquées. Elles semblent faire partie d’un large éventail de professions : artisans, employés, enseignants, prêtres…

20Elles incluent des personnes qui voyagent pendant leurs vacances estivales et des familles qui envoient leurs enfants en pension. Rares sont les cartes contenant des fautes grossières d’orthographe ou de grammaire, et aucune ne mentionne de travaux agricoles ou industriels. Les messages expriment avant tout des sentiments amicaux et affectueux :

Meilleurs baisers à Marcelle, Pitine.
[D’une femme à Demangeville,
Haute-Saône, 1902.]
Carte Bergeret et Cie.

Ma chère Alice, Il faut que je te dise que je ne t’oublie pas et te le prouve en t’envoyant ce petit souvenir. À bientôt les bonnes soirées que nous passons ensemble Ta cousine qui t’embrasse. Blanche. Quel travail.
[D’une cousine à Paris, 1903]
Carte Bergeret et Cie.

Mille amitiés à notre petite Alix – sa tante et ses cousins Bouchard. [1904.]
Carte Bergeret et Cie.

À bientôt.
[Homme à Aubusson, Creuse, à une femme à Paris, 1904.]
Carte représentant une paysanne creusoise à l’angélus.

Tout mes meilleurs amitiés. Henriette.
[D’une femme à Versailles à Mlle à Illiers, Eure-et-Loire, 1904.]
Carte Angélus, Kopal.

Embrasse bien les tantes pour nous trois à toi une bonne poignée de main ton cousin.
[Homme à Paris à un homme rural, Ille-et-Vilaine, 1904.]
Carte Angélus, K. F., Paris.

Je n’ai pas le plaisir de vous connaître mais j’espère que cela ne tardera pas.
[D’une veuve, avant 1905.]
Carte Angélus, Kopal.

Bon voyage et bon été Achille.
[D’un homme, avant 1905.]
Carte Bergeret et Cie.

Je vous envoi mon plus grand bonjour. Votre belle soeur.
[Femme dans la Creuse rurale à un homme rural de Seine-et-Oise, 1905.]
Paysanne creusoise à l’angélus, A. de Nussac éditeur.

21Très peu des 250 cartes avec message font référence à leur illustration :

Merci pour votre gentille carte d’hier. J’espère que vs ne possédez pas déjà celle-ci. Vous avez bien compris la bêtise que fait le personnage : il est marié depuis trois semaines. Tête de la famille !!!
[Femme à Orléans à Mlle, Oise rurale, 1902.]
Carte aux enfants, Bergeret et Cie.

Petite Simone est bien gentille aussi ; je lui envoie 2 beaux petits enfants qui font leur prière.
[Grand-mère à sa fille ou petite-fille, 1902.]
Carte aux enfants, Bergeret et Cie.

[…] Tu vois que je te choisis un gentil petit sujet […].
[D’Angers à une petite fille, Loire-Inférieure rurale, 1902.]
Carte aux enfants, Bergeret et Cie.

Voyez, je ne vous fais pas attendre, et vous envoie la carte postale promise. Elle est peut-être un peu trop sincère, mais je vous en enverrai une autre ces jours-ci.
[Femme à Rennes à Mlle,
Ille-et-Vilaine rurale, 1903.]
Carte aux enfants, Bergeret et Cie.

[…] Cette carte que je pense vous fera plaisir. Notre amie, Mlle Louise vous embrasse et elle se recommande à vos prières.
[À une femme, vers 1905]
Carte FMK.

[…] La carte n’est pas mal pour un sujet de peinture […].
[Soldat à Cherbourg à son oncle, 1932.]
Carte « C’est l’Angélus qui sonne ! »,
série « La Normandie pittoresque ».

22Et seulement deux se réfèrent à une connaissance de la représentation de L’Angélus :

Ceci te fera penser aux tableaux de salle à manger du 2 rue Hamoise.
[Homme à une femme, Aisne rurale, 1926.]
Carte Louvre.

PS : L’image de cette carte est la même que celle du briquet que j’ai offert à papa.
[D’un soldat à un membre de sa famille, Première Guerre mondiale ?]
Carte Louvre.

23Une carte sur dix fait quelque référence, en général minimale, au saint du jour, ou, comme celles-ci, à des prières :

La prière est une consolation.
[Dans l’Isère rurale à Mlle, 1904.]
Carte Alterocca, Terni.

Je vais vous demander quelque chose, comme vous venez de faire votre 1re communion, Dieu ne peut rien vous refuser, voulez-vous faire une prière pour moi ?
[Personne âgée, Mâcon, à une petite fille, Marseille, vers 1907.]

Gustave le gentil blondin / Quitte un instant son air lutin, / En voyant la jeune Louisette, / Belle à ravir, déjà coquette ; / Il lui raconte gentiment, / Un joli petit compliment.
Mais tout à coup dans le lointain, / L’Angélus résonne
soudain… / Oubliant tout, avec ferveur, / Ils prient du
fond de leur bon coeur, / Gardant la naïve croyance /
Apprise de leur tendre enfance.

[Lozère rurale à Mlle à Paris, 1909.]
Carte Bergeret et Cie.

Ma chère enfant, malgré tout je t’adresse du fond du coeur mes meilleurs voeux de bonne fête ; santé, longue vie, bonheur comme tu l’entends ; que Dieu te pardonne le mal que tu me fais comme je le fais moi-même ; et qu’il t’épargne les cruelles désillusions ! Veux-tu oubliant ton si injuste mépris accepter un baiser bien sincère de celle qui loin d’être infâme n’est que bien malheureuse.
[Mère à sa fille en Charente-Inférieure rurale, 1911.]
Carte PAP.

[…] Fais bien ta prière avec ta petite soeur à Auray.
[Envoyée de Sainte-Anne-d’Auray, 1917.]
Carte représentant une grand-mère bretonne priant avec son petit-fils, coll. Villard, Quimper.

Merci de tes prières à Lourdes et aussi de ton voeu…
[Oncle et tante à une nièce adulte à Montauban, 1931.]

24La première décennie de cartes postales (de 1895 à 1905) a vu se dérouler une intense collecte d’images, du fait avant tout de jeunes femmes à l’active correspondance, attachées à échanger des séries complètes de cartes postales et à les réunir dans des albums élaborés (Ripert, Frère & Forestier 1983 ; Rogan 2005 : 5, 10-13). Plusieurs des premières cartes à l’angélus réfèrent à de tels échanges en cours ou à la collection du correspondant. Comme les cartes envoyées jusqu’en 1903 ne laissaient guère d’espace à la rédaction de messages, l’image possédait de fait une importance prédominante.

25Il n’est pas exclu que le choix par des femmes de cartes à l’angélus pour des messages tendres corresponde à une interprétation non religieuse de l’image. On y voit un couple ayant travaillé ensemble tout le jour, dont les individus se tournent l’un vers l’autre. Pour Sturani (2010 : 24-25, 39-41), cette image peut, pour bien des personnes, avoir représenté avant tout une manifestation d’attachement et de dévouement, telle l’image éditée par Bergeret et Cie qui montre deux enfants interrompus dans leur embrassade. D’autres mettent en scène un couple allant aux champs, travaillant aux champs, priant ou encore rentrant à la ferme dans ses habits du dimanche [ill. r, p. 196]. Une carte dont L’Angélus forme l’image de fond illustre comment coder des messages amoureux en disposant le timbre-poste de diverses façons [ill. s, p. 197]. Dans une version républicaine du carnaval de Nantes en 1914, un char nommé « L’Angélus des amours » parodie les aspects rural et catholique du tableau de Millet en présentant un couple de citadins élégants, un maire qui les a sans doute mariés au cours d’une cérémonie civile et des cupidons de papier mâché armés de flèches [ill. t, p. 197].

26À l’image du char, les cartes servaient aussi à l’affirmation d’une ruralité, d’une identité urbaine ou d’une mobilité. Quelques-unes étaient envoyées par des femmes à leurs amis citadins. En sus du sous-entendu religieux, l’illustration permettait alors à l’expéditrice d’exprimer sa situation en termes de géographie, d’état d’esprit et de relations sociales – soit, d’une façon très condensée : « À la campagne », « Hors de Paris »… Les cartes convoyaient ce message de deux manières : par l’angélus lui-même – en 1900, il n’était sonné que dans les campagnes –, et par le paysage rural spécifique visible derrière les personnages en prière. Précisément parce que les champs plats de la peinture de Millet ne reflétaient guère la plupart du territoire français, encore moins ses côtes, les cartes régionales à l’angélus servaient le même but mais en localisant la scène : « À la campagne » certes, mais aussi « En Bretagne ».

27La manière dont les photographes reformulent le tableau et les messages sur les cartes elles-mêmes indiquent à quel point, en 1900, la prière de l’angélus dans les champs proclamait un passé plus simple et plus dévot. Sur beaucoup des cartes postales à la mise en scène régionale, le jeune couple de Millet des années 1850 a considérablement vieilli, comme si la prière de l’angélus, même dans le cadre le plus rural qui soit, était plus probablement accomplie par des personnes très âgées que par de jeunes couples ou même des couples d’âge mûr. Le message est renforcé par l’utilisation de costumes d’Ancien Régime dans des versions manifestement archaïques, et de coiffes pour les femmes [ill. u, p. 198].

28Ou bien les protagonistes de la scène sont très jeunes. Le succès initial de l’angélus avec enfants de Bergeret et Cie est l’autre face de la même médaille : seule une sincérité enfantine – qui serait naïve pour des adultes (comme dans le poème écrit en marge de l’image : « Ils prient du fond de leur bon coeur, / Gardant la naïve croyance / Apprise de leur tendre enfance ») – rend crédible une telle prière. Trois des mises en scène représentent des grands-parents priant avec l’un de leurs petits-enfants, évacuant la génération intermédiaire : les très jeunes et les très âgés ont en commun, dans l’esprit des expéditeurs, la sincérité. Une caractéristique qu’ils partagent, on peut le présumer, avec le monde rural qui est leur cadre [tabl. 3].

titre

protagonistes ou scène

éditeur

lieu d’édition

première date d’envoi

L’Angélus

Un garçon, une fille

A. Bergeret et Cie

Nancy

1902

Paysanne creusoise à l’angélus (n° 189)

Mère et enfant

A. de Nussac

Guéret

1903

L’Angélus [série de cinq cartes]

Bonne sœur et sept jeune filles

D. P.

?

1904

Scène de l’angélus, série “ Doric et Léna. Idylle en vers de Th. Botrel ” (n° 2018)

Jeune couple

Émile Hamonic

Saint-Brieuc

1905

Sabotiers de Pont-Callec récitant l’angélus, série “ La Bretagne pittoresque ” (n° 3027)

Trois hommes

Armand Waron

Saint-Brieuc

1905

Sentein-les-Bains. L’Angélus, série “ L’Ariège pittoresque ”

Cérémonie devant l’église

Fauré et ses fils

Foix et Saint-Girons

1905

L’Angélus

Famille dans une cour

Stebbing

Paris

1905

En Bretagne. L’Angélus (n° 1030)

Grand-mère et petit-fils

coll. Villard

Quimper

1906

En Beauce. L’angélus (n° 490)

Couple âgé

Neurdein

Paris

1906

L’angélus aux champs, série “ Scènes du Centre. Bourbonnais ” (n° 9)

Famille en costume

Board

Châteauroux

1907

Route de Douarnenez à Audierne. L’angélus de midi, série “ Audierne pittoresque ” (n° 57)

Couple

V. Gillard

Audierne / Paris

circa 1908

La Vie aux champs. L’angélus, série “ K ”

Trois femmes, un homme

héliotypie Dugas et Cie

Nantes

circa 1908

Saint-Paul-lès-Dax. L’église Saint-Paul, l’angélus (n° 90)

Couple âgée

Neurdein

Paris

1909

Parodie de L’Angélus, série “ La Haute-Saône pittoresque. Scènes comtoises ”

Couple

Reuchet

Fougerolles

circa 1909

Angélus de la mer (n° 7)

Quatre marins

E. L. Delay

Paris

1910

Theys. L’angélus à Grès (n° 2)

Grands-parents et petit enfant

L. Paverne

Grenoble

circa 1910

“ C’est l’angélus qui sonne ! ”, série “ La Normandie pittoresque ” (n° 2019)

Grands-parents et petit fils

Le Goubey

Saint-Pierre-Église

1910

L’Angélus [légende au dos : “ Prime gratuite offerte par Le Petit Parisien, le plus fort tirage des journaux du monde entier ”]

Couple âgé

E. L. Delay

Paris

1913

Au pays Landais. L’angélus dans la lande (n° 111)

Couple âgé

Marcel Delboy

Bordeaux

1913 ?

L’angélus de la lande, série “ Scènes landaises ”

Couple et enfant

Roger Sourgen / Guy Marchand

Dax

1913

Ploumanac’h. L’Angélus dans La Lande, série “ Toute la Bretagne ” (n° 1186)

Couple âgé

Cl. de Lespinasse / Société française de phototypie

Châteaudun

1918

29Tableau 3. Cartes postales photographiques françaises des prières de l’angélus, 1900-1920

30De telles cartes étaient attirantes pour certains, non pour d’autres. Ceux qui considéraient ces scènes comme étant hypocrites ou mièvres ne les achetaient pas ou bien y laissaient des messages comme celui-ci :

Elle est peut-être un peu trop sincère, mais je vous en enverrai une autre ces jours-ci.
[Femme à Rennes à Mlle, Ille-et-Vilaine rurale, 1903.]
Carte aux enfants, Bergeret et Cie.

31Pour certains, une version alternative eût été plus attirante, telle la carte représentant un homme buvant du vin devant une femme qui le regarde [ill. v, p. 198].

32La création de versions photographiques, même archaïques, avait néanmoins l’effet de transporter la scène de Millet dans l’ici et maintenant, avec de vraies personnes, non par la médiation de conventions picturales. Or, ces vraies personnes priaient. Les photographies contribuaient à rendre ces prières plus crédibles, plus concevables et plus familières. Elles étaient aussi une sorte d’incarnation, donnant chair au tableau.

33Une comparaison avec une autre manière de dépeindre la prière est révélatrice. Plus populaires encore que les cartes postales de l’angélus, et sur une période plus longue (environ jusqu’aux années 1930), on trouve des représentations de musulmans d’Afrique du Nord en prière. Alors que les expéditeurs des cartes de l’angélus étaient majoritairement des femmes, les expéditeurs des cartes à la prière musulmane n’étaient pratiquement que des hommes, militaires et fonctionnaires en poste en Afrique du Nord. Si la syntaxe des cartes à l’angélus est généralement bonne, celle des cartes expédiées d’Afrique du Nord est parfois approximative – notamment parce que ces cartes incluent les messages envoyés par des conscrits partiellement illettrés, telles celles expédiées pendant la Première Guerre mondiale.

  • 7 Nombre moyen de mots écrits (sur un échantillon aléatoire de 60 cartes à l’angélus et de 110 cartes (...)

34Les messages des cartes envoyées par des hommes en poste en Afrique du Nord sont plus originaux et plus précis que ceux des cartes à l’angélus. Ces dernières servent surtout à l’entretien de liens amicaux ou familiaux, équivalents des appels téléphoniques et SMS que nous échangeons de nos jours. Les messages d’Afrique du Nord, quasi tous destinés à la France, ont tendance à être plus informatifs. Il s’agit de communiqués provenant d’un autre monde, comportant des informations plus riches sur la santé, le temps, les coutumes locales et les expériences vécues. Les cartes à l’angélus, presque toutes envoyées d’un point de la France à un autre, transmettent des souhaits de bonnes fêtes ou de Nouvel An, et servent à régler des points de « logistique », annonçant les arrivées et les rencontres ainsi que les départs. Les messages y sont deux fois plus brefs que ceux des cartes d’Afrique du Nord7. En laissant de côté le fait évident que les hommes postés en Afrique du Nord avaient besoin du courrier et se réjouissaient d’en avoir, on saisit ici que l’image de l’angélus constituait un message en elle-même. Car plus d’un tiers de ces cartes ne contient aucun message, à l’exception d’une signature, d’un nom de lieu et d’une date. L’envoi d’une carte postale, même ne contenant d’autre message que le nom de son expéditeur, était un signe d’attention. Lequel, combiné avec l’image familière de l’angélus montrant deux personnes qui travaillent et prient ensemble, tête penchée l’une vers l’autre, était devenu un message d’amitié et d’affection.

35Que le message transmis par l’image de l’angélus soit compris aussi bien par l’expéditeur que par le destinataire se traduit aussi dans le fait que l’illustration n’est presque jamais commentée dans le message. Les cartes aux musulmans en prière, au contraire, appelaient des commentaires afin d’expliquer aux destinataires ce qu’ils avaient sous les yeux. Aussi, beaucoup plus de messages se réfèrent à l’illustration.

36Un jeu entre public et privé est révélé par la comparaison entre ces deux types de cartes postales. Si le couple du tableau de Millet ainsi que les couples et les groupes familiaux posant pour les cartes qui l’imitent sont vus du peintre, du photographe et de l’acheteur, ils ne sont pourtant pas mis en scène en train d’être observés. Personne ne les regarde prier. À l’exception de la carte du village d’Ariège, aucune scène ne figure des personnes priant l’angélus en public, encore moins sous le regard d’observateurs.

37Nombre de mises en scène de prière nord-africaine réalisées pour les acheteurs français sont similaires et équivalentes sous cet aspect (les scènes de la « prière du désert », d’hommes priant à côté de leurs chameaux ; les scènes d’« Arabes en prière » prises devant des fonds peints). Mais d’autres, plus documentaires, prises spécialement à Biskra et à Bougie (Bejaïa), exposent des groupes en prière en tant que scènes contemplées par des spectateurs en habits européens et algériens. Parmi les commentaires fréquents des messages portés par les cartes revient ce fait que les Algériens prient sans inhibition aucune dans n’importe quel espace public – ce qui provoque, selon les cas, surprise, agacement ou admiration, notamment de la part des membres du clergé catholique. L’un des aspects attractifs des scènes d’angélus est que, représentant des scènes de prière dans l’espace public mais sans public, elles donnent accès, en une sorte de voyeurisme dévot, à ce qui est habituellement hors de la vue (intime). En 1900, les scènes en extérieur de prières publiques étaient limitées dans le temps et l’espace à des événements spécifiques tels que les pardons bretons, les processions de Lourdes, de Pontmain et en d’autres sanctuaires, les ostensions, les représentations de la Passion, les processions funéraires pour des dignitaires de l’Église, des congrès eucharistiques et des messes militaires en plein air lors de rencontres catholiques de gymnastique. Dans le contexte du conflit entre l’Église et l’État, l’empiètement du religieux sur l’espace public était contesté et posait problème – constituait, en un sens, le problème.

38Tandis que le couple de L’Angélus et ses avatars photographiques ont des visages, tandis que des relations spatiales et familiales manifestent leur connection à des familles, les cartes les plus populaires donnant à voir la prière en Afrique du Nord montrent les protagonistes de dos ou de côté. Les personnes en prière sont pratiquement toutes des hommes, et presque aucun d’entre eux n’est relié à d’autres familiers identifiables par un public français.

39Les deux séries d’images montrent néanmoins, l’une et l’autre, des « types » (Sturani 2013) : des subalternes dans les colonies, des paysans à la campagne, représentés comme étant pieux et soumis. Le style de ces deux séries a pu être qualifié de « primitivisme » (Herbert 1995). Toutes deux sont influencées par l’art du XIXe siècle, les colonies artistiques de leur époque (Barbizon en Île-de-France, Pont-Aven en Bretagne, Biskra à la frontière nord-est du Sahara algérien) et les pratiques artistiques d’alors consistant en échanges constants entre peintres, photographes imitant la peinture, peintres imitant la photographie… toutes ces pratiques se reflétant dans ce média partagé qu’était la carte postale.

40Émile Fréchon, dont les photos parurent dans des magazines à Paris et à Londres, est devenu célèbre en tant que « Millet de la photographie » pour ses portraits de la campagne et des pêcheurs de Picardie au travail (Cavilly 1904 ; Jacobson 2007 : 231-232). À partir des années 1890, il passait l’hiver à Biskra, vendant ses photos de Nord- Africains à des hivernants argentés. Ses portraits de personnes en prière rappellent les cartes postales réalisées à Quimper par Joseph-Marie Villard. Fréchon fut l’un des photographes de la fin du XIXe siècle qui, avec Jules Quinet et Eugène-Éloi Commessy, transposèrent une sensibilité à la Millet dans des photos de paysans soigneusement posées afin de procurer une impression de « pris sur le vif ». Commessy reproduisit le tableau Les Glaneuses de Millet dans une photo en 1895 (Goujard 2009 : 15, 22-23). Nombre de photographes de cartes postales partageaient cet idiome et cette approche. Le nouveau support transformait les images de paysans français et de leurs homologues nord-africains en objets d’exotisme et d’esthétisme, disponibles et bon marché.

41Les multiples lectures de la scène de l’angélus peuvent avoir peu de rapport avec le sujet ostensible : les cartes postales d’angélus étaient envoyées en témoignage d’affection, pour souligner le contraste entre la vie à la campagne et la vie en ville, ou encore pour montrer qu’on était en vacances. Mais elles peuvent aussi constituer une sorte de contrepoint implicite à l’esprit du temps. Sans tenir compte des messages écrits sur les deux séries de cartes, on peut considérer que la prière y est montrée avec respect et comme quelque chose de beau. Ces images d’attitude religieuse sont celles qui ont le plus circulé dans la France du début du XXe siècle. En tant que moyen de communication de sentiments positifs, d’affection avant tout, aux familiers et aux amis éloignés, ces images envoyaient enfin un autre type de message : des prières entre des êtres humains et leurs dieux invisibles.

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Bibliographie

s. n., 1907
« Une fête à la villa Gatliff », L’Illustration algérienne, tunisienne et marocaine, n° 2, p. 9-10.

Bernard héliane, 1994
« L’Angélus de Millet. Conditions d’un discours mythique (1856-1993) », Ethnologie française, n° 24, vol. 2, « Usages de l’image », p. 243-253.

Corbin alain, 1994
Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité ».

Cavilly georges (de) [Vibert georges], 1904
« Le pittoresque de la vie quotidienne », La Revue de photographie, n° 2, p. 69-78.

Fréchon émile, 1892
Biskra, Alger, J. Gervais-Courtellement & Cie.

Gohel louis-michel, 2011
« L’Angélus et ses avatars », in Isabelle Rambaud, Joseph Gilloots, Chantal Georgel et al., L’Angélus. Une prière, un tableau, un peintre. Actes de la journée d’étude du 5 juin 2010 [musée départemental de l’École de Barbizon], Saint-Étienne, IAC Éditions d’art, p. 33-43.

Goujard lucie, 2009
« Photographie pittoresque. L’influence de modèles esthétiques traditionnels sur les photographes de la pauvreté. Iconographies de la pauvreté aux XIXe et XXe siècles », Apparence(s). Histoire et culture du paraître [en ligne], n° 3, « Varia », http://apparences. revues.org/1052 [lien valide en mai 2015].

Herbert robert l., 1995
Peasants and “Primitivism”. French prints from Millet to Gauguin, South Hadley, Mount Holyoke College Art Museum.

Jacobson ken, 2007
Odalisques and Arabesques. Orientalist photography 1839-1925, Londres, Quaritch.

Léquy monique & gérard Léquy, s. d.
Albert Bergeret [en ligne], http://www.fantaisiesbergeret.free.fr [lien valide en mai 2015].

Ripert aline, Frère claude & sylvie Forestier, 1983
La Carte postale, son histoire, sa fonction sociale, Paris, CNRS Éditions.

Rogan bjarne, 2005
« An entangled object. The picture postcard as souvenir and collectible, exchange and ritual communication », Cultural Analysis, vol. 4, p. 1-27. Disponible en ligne, http://socrates.berkeley.edu/~caforum/volume4/vol4_article1.html [lien valide en mai 2015].

Sturani enrico, 2010
Cartoline. L’Arte alla prova delle cartoline, Manduria, Barbieri.

Sturani enrico, 2013
Cartoline d’alla A alla Z. Postcard studies. Lessico ragionato, Manduria, Barbieri, coll. « Cataloghi ».

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Notes

* Les auteurs sont reconnaissants pour leur aide et leurs commentaires à Laura Bear, Joseph Body, Serge Brunet, Fenella Cannell, Deirdre de la Cruz, Thomas Cummings, Paola Filippucci, Kenneth Mills, Robert Orsi, Natasha Staller, Enrico Sturani, et à nombre d’amis à Chanzeaux (Maine-et-Loire, France).

1 Nous avons examiné sept cent quatre-vingt de ces cartes. Beaucoup ne furent jamais écrites, mais nous connaissons les messages d’un tiers d’entre elles. Nous en avons pris connaissance par le biais du site internet Delcampe.net, créé en Belgique en 2002, spécialisé dans divers types de collections. À l’été 2013, date à laquelle nous avons répertorié les cartes de prière mises en vente, le site comptait huit cent mille membres et offrait trente millions de cartes postales. Pour ce qui concerne la France et la Belgique, le grand nombre de vendeurs (plutôt des collectionneurs amateurs vivant en zone rurale) et leur ample répartition géographique font de ce site une source assez représentative du type de cartes postales que les gens conservent. À en juger par les prix bas et l’absence virtuelle d’enchérisseurs sur une année, il apparaît que les cartes représentant L’Angélus ne sont guère recherchées par les collectionneurs. Notre démarche suggère la possibilité d’utiliser de grands sites internet d’enchères comme une sorte de source, plus diverse géographiquement que n’importe quelle collection de musée, permettant d’étudier les cartes postales en associant expéditeurs, messages, adresses, images artistiques et photographiques – on évalue ainsi leur popularité au fil du temps dans un contexte social et politique.

2 Angélus, carte postale illustrée en noir et blanc éditée pour le salon Cartexpo (Paris, 18-20 juin 1982) par Yves Yacoel (SPCPC).

3 Des 780 cartes à l’angélus que nous avons inventoriées, 317 ont été envoyées et nous en connaissons la date, 46 ont été envoyées sans date ou sans que la date soit connue, tandis que pour 49 d’entre elles, les vendeurs n’ont pas indiqué si la carte avait été envoyée ou non. Les 293 cartes restantes n’ont été ni envoyées ni écrites.

4 Diffusée entre 1903 et 1908.

5 Diffusée entre 1905 et 1916.

6 Il semble pas les acheteurs de cartes postales sur Delcampe.net ne prêtent pas attention aux messages qui y sont écrits. Cependant, pour en être sûrs, nous avons acheté un échantillon aléatoire d’environ 10 % des cartes à l’angélus qui furent envoyées, dont les messages et le verso n’étaient ni scannés ni montrés par le vendeur. C’est de cet échantillon de trente cartes que nous avons tiré des informations sur les expéditeurs et les destinataires. Grâce à l’adresse, nous en savons plus sur les destinataires ; en outre, les expéditeurs ne laissaient parfois comme message qu’une signature ou des initiales ne révélant pas leur sexe. Enfin, quelques-unes des cartes furent envoyées sous enveloppe, ce qui ne permet de connaître ni l’expéditeur ni le destinataire.

7 Nombre moyen de mots écrits (sur un échantillon aléatoire de 60 cartes à l’angélus et de 110 cartes aux musulmans en prière envoyées) : 7 pour les cartes angélus sans espace de correspondance, 14 pour celles représentant des musulmans ; 21 pour les cartes angélus avec espace réservé à un message, 51 pour les cartes représentant des musulmans.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Jr William A. & Amira Mittermaier, 2015, « L'Angélus dans la boîte à lettres », Terrain, n° 65, pp. 182-205.

Référence électronique

William A. Christian Jr et Amira Mittermaier, « L’Angélus dans la boîte à lettres », Terrain [En ligne], 65 | septembre 2015, mis en ligne le 15 septembre 2015, consulté le 17 octobre 2016. URL : http://terrain.revues.org/15860 ; DOI : 10.4000/terrain.15860

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Auteurs

William A. Christian Jr

Historien des religions

Amira Mittermaier

Université de Toronto (Canada), Department for the Study
of Religion & Near and Middle Eastern Civilizations

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Droits d’auteur

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