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À propos de livres

Aspe Chantal, Jacqué Marie, Environnement et société. Une analyse sociologique de la question environnementale

Paris, La maison des sciences de l’homme, 2012, 279p.
Laurent Lievens
p. 158-160
Notice bibliographique :

Aspe Chantal, Jacqué Marie, Environnement et société. Une analyse sociologique de la question environnementale, Paris, La maison des sciences de l’homme, 2012, 279p.

Texte intégral

1L’ouvrage de Aspe et Jacqué nous emmène dans le récit passionnant du parcours de la notion contemporaine d’environnement, étudiant essentiellement le cas français. Leur lecture sociologique est celle de la question environnementale dans une perspective dynamique afin de mettre en lumière les conditions de sa désignation en tant que problème, celui-ci pouvant dès lors être abordé par les sphères politiques, économi­ques, sociales ou culturelles. Au travers d’une documentation fournie, l’approche pluridisciplinaire que convoquent les auteures nourrit le propos par les perspectives des géographes, juristes, économistes, etc., tout en gardant comme fil conducteur l’analyse du sociologue.

2Devenue un “problème de société” principalement après la seconde guerre mondiale, la question environnementale se constitue dans un contexte en bouleversement, celui des Trente glorieuses d’abord, où l’opposition ville-campagne balise les perceptions liées à l’environnement et aiguille la prise en compte de ce dernier vers une démarche de protection et de conservation. Ensuite, le contexte évoluant accompagne un questionnement des représentations liées au progrès et à une modification importante des modes de production et de consommation, dont les impacts sur les cycles environnementaux sont mis en évidence par l’écologie scientifique et son approche systémi­que. La critique ouvrière formalisée par l’action syndicale porte alors majoritairement sur les impacts de ces modifications à l’intérieur des entreprises, dans le souci de défendre les travailleurs.

3Le mouvement écologiste naissant opère alors une critique située à un niveau supérieur étant donné qu’il ne conteste pas les conditions de vie à l’intérieur du système productif, mais bien le système lui-même. Si nous reprenons le vocable des travaux de l’École de Palo-Alto, on pourrait dire que le mouvement ouvrier tente un changement de premier type, tandis que le mouvement écologiste vise un changement de deuxième type. Ce sont ainsi les modes de développement capitaliste des sociétés industrielles qui sont fortement critiqués, dans une perspective sociopolitique de changement sociétal. Les formes de contestation sont singulières, intégrant l’interactionnisme et le changement de comportement individuel tout en construisant du lien social et de l’action collective, comme on peut le voir notamment avec le mouvement du “retour à la terre”.

4Faisant écho à cette opposition abordée dans le premier chapitre, une idée structurante (que l’on peut rejoindre sans peine) se dégage ensuite de l’ensemble de l’ouvrage – et constitue d’ailleurs le choix théorique des auteures. Cette idée est la suivante : dès les années 1970, la contestation radicale portée par la question environnementale cible très vite les modes de développement des sociétés industrielles ainsi que plusieurs caractéristiques de celles-ci (la croissance économique ou la foi en le progrès par exem­ple), mais une série d’étapes – dont les différents chapitres fournissent une perspective – conduisent cette radicalité à être tempérée, à changer de cible. D’une mise en cause du développement, c’est peu à peu une recherche des moyens permettant de le maintenir qui s’y substitue, faisant basculer la clé de lecture et d’action du domaine politique et social vers une prise en charge technique, gestionnaire, économique, experte. Pour le dire autrement, c’est la transformation d’une contestation radicale du cadre sociétal en une contestation à l’intérieur de ce cadre (posé comme postulat).

5Le propos – construit de manière relativement claire et pédagogique, voire redondante parfois – se structure autour de sept chapitres autonomes, offrant autant d’angles de vue complémentaires pour percevoir les profondes évolutions survenues en moins d’un demi-siècle dans la prise en compte et en charge de la question environnementale. Si le premier chapitre opère la distinction entre mouvement ouvrier et mouvement écologiste, le deuxième chapitre détaille au sein du mouvement écologiste deux tendances : celle qui s’attelle à la protection de la nature – essentiellement composée de scientifiques visant la protection de zones afin d’y exercer une activité – et celle de contestation de la société capitaliste pour laquelle la protection de la nature est une dimension importante mais secondaire.

6Contrairement à la régression des effectifs au sein des organisations syndicales, la participation associative – ancrée dans les valeurs de gauche et en lien avec la prise de pouvoir local – rencontre un succès croissant, articulant une démarche individuelle (de singularisation) avec une démarche collective (de construction identitaire), mais porte peu sur une transformation radicale de la société. La forme d’action évolue en effet de la contestation à la concertation, notamment grâce à l’expertise associative locale débouchant sur la mise en débat public. Les associations endossent alors le rôle de garant démocratique de la concertation, dont le bénéfice est de concourir à leur statut et à leur légitimité. Cependant, les auteures insistent sur une dérive (dont le Grenelle de l’environnement peut servir d’exemple) lorsque cette concertation représente un vernis de valeur morale et politique pour des décisions essentiellement techniques et économiques.

7Les chapitres trois et quatre permettent de construire un argumentaire autour de la prise en charge publique de la question environnementale, qui se trouve – malgré la polysémie du terme – définie par les experts de manière objective et passive (plutôt que subjective et affective) et donc pleinement en phase avec la vision de la science écologique et sa notion de biotope. Cependant, au travers des étapes de constitution et d’évolution d’un ministère (dont l’intitulé reflète les mutations), on perçoit le changement important opéré dès 2002 avec la notion de développement durable : en se déplaçant sur l’enjeu du développement, la référence à l’économie va prendre le pas sur une définition écologique des problèmes environnementaux et amoindrir la portée critique de ce ministère vis-à-vis des activités industrielles. C’est le recours au marché en tant que fondement de la prise en charge politique de l’environnement qui est entériné, s’ap­puyant sur une perspective juridique et économique où la nature devient un bien environnemental. Hormis le courant minoritaire de l’économie écologique qui opère le retour d’une analyse critique, l’économie – qu’elle soit d’inspiration classique ou de l’environnement, de par son orientation épistémologique – ne peut se dégager du Marché a-social comme cadre de pensée, intégrant les problématiques environnementales (souvent considérées en tant qu’externalités) et leur traitement technique comme autant de nouveaux débouchés potentiels susceptibles d’entretenir la croissance, garante du développement.

8Le cinquième chapitre concerne le traitement scientifique de la question environne­mentale – au travers de l’écologie scientifique – dont la démarche a fourni aux acteurs un nouveau cadre de pensée, un support idéologique, leur permettant d’inscrire leur comportement dans une autre rationalité. Les peurs naissantes (pollution chimique, nucléaire, etc.) dès 1960 et leur large diffusion médiatique ouvrent la voie à l’écologie – détrônant à l’époque la science économique – en tant que système explicatif des rapports entre les humains et les ressources naturelles. C’est la démarche systémique et sa notion d’interactions qui fascine et offre un gain de légitimité scientifique à l’écologue, qui se détache du mouvement social (et de son questionnement de nature politique). Si l’écologie devient clé de lecture sociale, les sciences sociales sont seulement convoquées pour normaliser les comportements, pour internaliser les coûts, pour étudier les perceptions, plutôt que pour expliquer cette construction sociale qu’est l’environnement. Au départ d’une sociologie urbaine se développe une sociologie environnementale qui en France – contrairement à l’approche anglo-saxonne qui intègre des éléments du paradigme naturel – se positionne de manière interdisciplinaire et complexe avec les sciences de la nature, notamment autour des questions touchant les espaces marginaux et grâce aujourd’hui à la modélisation (prospective). Ceci implique cependant une démarche toujours problématique pour la sociologie qui s’inscrit par nature peu dans la modélisation (prospective).

9L’objet du sixième chapitre est d’aborder le recours à l’expertise, justifiée par l’avènement de la notion de risque, d’incertitude, pour qualifier les problèmes environnementaux – et donc participer de leur construction sociale et de leur définition. Pour aborder ce risque (le mesurer, l’anticiper), la démarche scientifique s’impose et évacue le questionnement sociopolitique radical au profit d’une perspective technique et gestionnaire, parcellisée en domaines où la figure de l’expert intervient pour fournir une sécurisation par la gestion des conséquences d’un type de développement. Contrairement à d’autres approches (marxistes, par exemple), les perspectives soulevées par les travaux de Calon et Latour (sociologie de la traduction) et de Beck (société du risque) entre-autres participent d’une sociologie mobilisant des principes théoriques occultant le poids des rapports sociaux et la portée idéologique des formes contemporaines de gestion du risque. Le principe de précaution et son institutionnalisation sont également analysés par les auteures et permettent un questionnement épistémologique sur l’ensemble de l’activité scientifique et son rôle au sein des démocraties.

10L’ouvrage se clôt sur un chapitre consacré à l’éducation à l’environnement en tant que processus de diffusion d’une morale écologique, qui accompagne l’approche gestionnaire et technique de l’environnement dans laquelle la dimension contestataire ne subsiste que dans la méthode pédagogique elle-même. Sous l’apparence d’une rupture forte, l’individu aliéné est seulement sommé de changer ses pratiques individuelles, de devenir cet éco-citoyen dépolitisé et capable de gestes réparateurs pour un environnement abîmé. Survient alors le paradoxe de l’écocitoyenneté où le désir de changement est canalisé dans le maintien et le renforcement (par la création de nouveaux marchés par exemple) du système de production-consommation.

11Au travers de ces différentes approches de la question, les auteurs construisent un ouvrage dense, dans lequel apparaissent les différentes voies qui s’ouvrent et sont susceptibles de porter un changement de deuxième type que l’ouvrage entier semble appeler. Ainsi, la pensée de la décroissance et le mouvement altermondialiste bénéficient de quelques développements intéressants, et seront sans doute sujets d’analyses ultérieures par les auteures. C’est en tout cas notre espoir.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Lievens, « Aspe Chantal, Jacqué Marie, Environnement et société. Une analyse sociologique de la question environnementale », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 43-2 | 2012, mis en ligne le 19 février 2013, consulté le 18 juillet 2016. URL : http://rsa.revues.org/818

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Auteur

Laurent Lievens

UCL-Mons/ARPEGE

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