1La question se pose aujourd’hui de savoir comment analyser et expliquer les transformations actuelles de l’université. La littérature traite depuis plus de trente ans des mutations que connaît l’enseignement supérieur dans la plupart des pays. Certains auteurs mettent en avant le phénomène de massification de cette forme d’enseignement pour analyser tout à la fois les transformations en cours et les contradictions que cette expansion quasi continue n’aurait pas manqué de provoquer (Felouzis, 2003 ; Lévy-Garboua, 1976 ; Jarousse, 1984). Altbach (1999) note ainsi que l’enseignement supérieur accueille, dans un grand nombre de pays, plus de 40 % d’une génération. Reprenant à son compte une typologie proposée par le sociologue Martin Trow (1973), il indique que l’enseignement post secondaire peut être qualifié d’“élitiste” dès lors qu’il rassemble moins de 15 % d’une classe d’age, de “massifié” s’il concerne entre 20 % et 30 % de cette dernière et d’“universel” s’il dépasse les 30 %. Et l’auteur souligne le fait que l’université “traditionnelle” serait en mesure de fonctionner lorsqu’elle s’adresse à une élite, mais qu’elle doit connaître des transformations structurelles dès lors qu’elle se massifie.
2Nonobstant cette référence très fréquente à l’augmentation des effectifs, beaucoup d’auteurs (Teichler, 1998 ; Hùsen, 1994) évoquent d’autres facteurs susceptibles d’expliquer les transformations en cours. Sont ainsi mis en exergue les phénomènes de diversification institutionnelle de l’enseignement supérieur, de progression de l’hétérogénéité de la population étudiante (Mann, 2001 ; Troiano, 2005), de transformations des corps enseignants et des métiers eux-mêmes, de réorganisation/redistribution du pouvoir au sein de l’institution universitaire (Gallagher, 2002), de connexions nouvelles qu’il conviendrait d’établir avec le marché du travail, ou encore de l’émergence de nouveaux acteurs institutionnels dans les politiques d’enseignement supérieur, qu’il s’agisse de phénomènes de régionalisation ou de l’intervention croissante de l’Union européenne dans ce champ (Filâtre, 1998 ; Masjuan, 2005).
3D’autres auteurs, encore, mettent en avant l’implication croissante du secteur privé dans l’enseignement supérieur (Altbach, 2001 ; Vinokur, 2002) et évoquent tout à la fois les phénomènes de concurrence accrue et de recherche de plus grande flexibilité de l’offre. L’OCDE (2002), pour sa part, consacre de longs développements aux étudiants eux-mêmes et à l’évolution de leurs attentes, en soulignant que « l’université d’aujourd’hui est donc confrontée à d’importants défis et doit faire face à des demandes et à des attentes multiples et souvent contradictoires » (OCDE, 2002 : 7).
- 1 L. Chauvel (2002) montre en fait que l’élévation des niveaux de formation résulte d’un mouvement co (...)
4Un dernier phénomène mérite d’être mentionné. Des travaux récents tendent à montrer que le mouvement de massification engagé depuis quelques décennies1 commencerait à marquer le pas pour les cohortes nées au début des années quatre-vingt (Béduwé & Germe, 2004 ; Theulière, 2002 et 2003). Ce dernier phénomène, qui s’apprécie par exemple par le taux d’accès au baccalauréat pour une génération donnée, peut ne relever que de facteurs conjoncturels. Mais il pourrait, à l’inverse, traduire une évolution plus structurelle de modification des stratégies, voire de perte d’attractivité de l’université. Il pourrait ainsi être la résultante d’une transformation des comportements de scolarisation, liée à des processus d’apprentissages intergénérationnels, ou être une première manifestation d’une modification du modèle d’éducation dans le sens d’un accès différé à la formation.
- 2 La FREREF (Fondation des régions européennes pour la recherche en éducation et en formation) a été (...)
- 3 Le questionnaire utilisé pour cette enquête comprenait 62 questions, déclinées au total en 425 vari (...)
- 4 Lima et Hadji (2005) écrivent ainsi : « Il faut, en tout cas, prendre acte d’un fait : qu’il soit f (...)
5Dans ce contexte caractérisé par l’ampleur des transformations et leur grande complexité, il nous apparaît particulièrement utile de prendre en considération le point de vue des étudiants eux-mêmes. C’est ce que permet précisément une recherche conduite dans le cadre de la FREREF2 au sein de trois régions européennes (le Bade-Wurtemberg – BW –, la Catalogne – CAT – et Rhône-Alpes – RA). Les objectifs poursuivis dans ce cadre, par l’intermédiaire d’un questionnaire diffusé auprès d’étudiants inscrits en troisième année du supérieur, étaient de mieux appréhender les conditions de travail et d’étude de ces derniers, leurs motivations et degrés d’engagement dans les études, les anticipations réalisées en matière d’insertion professionnelle3. Plus généralement, ce travail de recherche entendait prendre appui sur les jugements que formulent les étudiants sur les différents aspects de leur “métier” en considérant, à l’instar de Lima et Hadji (2005), tout à la fois que ces étudiants, engagés depuis plusieurs années dans des cursus, sont à même d’établir un bilan de leurs expériences, et que les jugements ainsi récoltés peuvent apporter une information fiable4. Ces données offrent un éclairage sur l’université d’autant plus intéressant à considérer qu’il est relativement peu utilisé dans les différents travaux traitant des transformations universitaires.
- 5 La notion d’“intérêt”, qui sera retenue par la suite, est utilisée dans un sens précis. Par “intérê (...)
6Trois groupes de résultats et d’analyses seront privilégiés. Dans un premier temps, est traitée la question des jugements relatifs aux bénéfices escomptés par les étudiants du fait des études et du degré d’engagement dans celles-ci. Cette dimension paraît d’autant plus importante qu’une partie de la littérature traite d’une possible perte d’attractivité de l’université. Dans un second temps seront présentés des résultats relatifs aux jugements portés sur les caractéristiques des filières dans différents domaines, qu’il s’agisse de l’organisation des cursus, des contenus disciplinaires, des relations à la recherche ou aux pratiques professionnelles. Dans un dernier temps seront examinés les jugements que portent les étudiants relativement à leurs acquisitions. La proposition retenue pour l’analyse est la suivante : les jugements que forment les étudiants relativement aux bénéfices qu’ils escomptent et à l’intérêt qu’ils attribuent aux études5 sont de nature à affecter les jugements portés sur les caractéristiques de la filière et encore plus sur les progressions enregistrées. En effet, cette proposition revient à considérer, et donc chercher à apprécier, les relations qui peuvent s’établir entre des attentes exprimées (d’où l’intérêt de proposer une typologie en ce domaine), et le regard porté sur le cursus et les acquisitions. De fait, nous verrons que la variable “intérêt” possède un pouvoir explicatif et permet de repérer des groupes d’étudiants particuliers.
7Une question relative à la décision plus ou moins arrêtée d’engager un cursus dans le supérieur tend à indiquer qu’une très forte majorité d’étudiants était convaincue de cet engagement (l’addition des réponses « sûr » et « assez sûr » approche les 91 %). Les résultats diffèrent peu selon les filières. L’information fournie est importante car elle tend à établir l’ancienneté et la solidité de la décision. Demeure toutefois une incertitude relative aux structures de préférences quant au choix de la filière (sélective, non sélective...) (Fourcade & Haas, 2003).
8Une autre question examinée est relative aux jugements que portent les étudiants quant à l’intérêt des études supérieures qu’ils effectuent. Elle vise à repérer ce qu’ils privilégient en la matière. Elle comporte douze items notés sur une échelle graduée de 0 à 6 selon que la proposition est jugée peu importante ou très importante.
9Certaines propositions dominent. Les étudiants situent prioritairement l’intérêt des études dans leur capacité à favoriser un enrichissement intellectuel (4), à accroître la connaissance dans un champ disciplinaire (5), à élargir l’horizon mental (12) et à favoriser l’accès à un travail intéressant (1). Ces quatre propositions, dont trois sont relativement proches, obtiennent un score moyen supérieur à 4. Quatre autres items obtiennent une notation moyenne supérieure à 3 : assurer un bon revenu (2) ; obtenir une position sociale élevée (3) ; recevoir une formation scientifique (6) ; disposer d’une solide culture générale (7). Deux items se situent à la moyenne : pouvoir aider les autres plus tard ; pouvoir contribuer à l’amélioration de la société.
Graphique 1 : Jugements portés sur l’“intérêt” des études (en %)
Lecture du tableau : Les chiffres figurant à la suite des régions indiquent la note moyenne obtenue pour chacun des items. La partie noire de la barre indique les réponses « très important » (notation 5 et 6) et la partie blanche les réponses « important » (notation 4).
10Une analyse en composantes principales portant sur cette question permet de repérer des regroupements de variables au sein des réponses. L’application de la technique de rotation orthogonale des axes ainsi construits permet d’augmenter le pouvoir explicatif des résultats (graphique 2).
11Le premier axe, qui explique 17,4 % de la variance, se construit sur la base des trois items 4, 7 et 12, dont les coordonnés sur l’axe sont respectivement 0,69 ; 0,76 et 0,72. Il peut être résumé par la notion de “développement personnel”, puisque les variables qui le constituent ont trait à l’acquisition d’une solide culture générale, à l’élargissement de l’horizon mental et de la pensée.
12Le second axe se construit autour de variables relatives au marché du travail et explique 16,2 % de la variance. Il est composé des trois items suivants, dont les coordonnées sur l’axe varient : obtenir un emploi intéressant (0,69), un bon revenu (0,89), une position sociale élevée (0,81). Les bénéfices escomptés sont prioritairement pensés dans une logique professionnelle, le passage par l’enseignement supérieur devant permettre d’accéder au « marché des élites » (Lévy-Garboua, 1976, 1979).
Graphique 2 : Analyse factorielle des jugements portés sur l’“intérêt” des études (par régions et filières)
13Les étudiants de la filière droit apparaissent positivement sur ces deux axes et semblent chercher dans les études tout à la fois une culture générale et des connaissances, ainsi qu’un accès favorable au marché du travail. Les étudiants des filières économie et santé, les élèves ingénieurs ainsi que les étudiants allemands et français se positionnent positivement sur l’axe 2, mais ne se distinguent que faiblement sur le premier. La capacité des études à permettre l’accès au “marché des élites” est ici relativement plus valorisée que pour la moyenne de l’échantillon. Les jugements portés sur le “développement intellectuel” se situent en revanche dans la moyenne (exception faite des élèves ingénieurs et des étudiants de santé).
14Les étudiants de sciences humaines et lettres-langues, à l’instar des Catalans (CAT), se situent négativement sur le second axe et positivement sur le premier. Les études doivent avant tout favoriser le “développement intellectuel”. La possibilité que peuvent offrir les cursus d’accéder au marché des élites est considérée moins favorablement. Enfin, les étudiants des disciplines scientifiques se positionnent négativement sur le premier axe sans pour autant se distinguer sur l’autre.
Graphique 3 : Analyse factorielle des jugements portés sur l’“intérêt” des études (par régions et par filières)
15Les deux axes suivants (Graphique 3 ci-dessus) expliquent respectivement 14,7 et 12,2 % de la variance. Le troisième est défini principalement par deux items très proches. L’intérêt des études est ici de permettre, à terme, de venir en aide aux autres et de rendre un service à la collectivité (“altruisme”). Le quatrième axe est défini par deux variables (dont les coordonnées sur l’axe sont respectivement 0,84 et 0,74) relatives à la formation scientifique et l’approfondissement des connaissances dans le domaine disciplinaire. Apparaît dans ce dernier cas le profil d’étudiants qui recherchent avant tout la “maîtrise d’une discipline” dans une optique d’exercice professionnel ultérieur (médecins, pharmaciens...).
16Se positionnent positivement sur les deux axes les étudiants de la filière santé. Ce résultat paraît conforme à ce que l’on pourrait attendre, puisque nous retrouvons ici les publics conduits à exercer en tant que prestataires de services aux personnes (santé...) dans des domaines très spécialisés. Se situent négativement sur le troisième axe (“altruisme”) les étudiants des filières sciences, lettres-langues et ceux de Bade-Wurtemberg (BW). Se positionnent négativement sur le quatrième axe les étudiants des filières droit, économie et lettres-langues.
17Plusieurs enseignements se dégagent de cet ensemble. Les étudiants, dans une forte proportion, perçoivent l’enseignement supérieur comme un lieu de développement personnel et intellectuel, mais tous ne le font pas au même degré. Aux côtés de cette première catégorie apparaissent d’autres considérations autour desquelles s’opère un partage tranché au sein de l’échantillon. Il en est ainsi des conditions d’accès au marché du travail. Le tableau qui suit (page suivante) permet de synthétiser ces résultats.
18Les étudiants des filières lettres-langues et sciences humaines mettent relativement en exergue la dimension intellectuelle et, pour les seconds, la possibilité d’intervenir ultérieurement dans des champs professionnels tournés vers les services aux personnes. Les étudiants des filières économie, droit, les élèves ingénieurs, les étudiants des régions Bade-Wurtemberg et Rhône-Alpes semblent, plus que les autres, privilégier la possibilité, éventuellement offerte à l’issue des formations, d’accéder au “marché des élites”. Les étudiants de la filière santé s’inscrivent dans une logique d’approfondissement des connaissances disciplinaires, nécessaire et préalable à l’exercice professionnel.
19Deux catégories offrent des profils spécifiques : d’une part, les étudiants de sciences qui, paradoxalement, semblent sensibles au fait d’accroître leurs connaissances disciplinaires mais se situent en dessous de la moyenne pour ce qui a trait au “développement intellectuel et personnel”, et à la moyenne pour l’accès au “marché des élites” ; d’autre part, les étudiants catalans qui se situent moyennement sur l’ensemble des profils repérés, à l’exception notable de la perspective d’acquisition d’une position sociale pour laquelle ils figurent négativement.
Tableau 1 : Typologie de l’“intérêt” : positionnements relatifs
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Axe 1 : Se Développer personnellement
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Axe 2 : Accéder au “marché des élites”
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Axe 3 : Servir les autres
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Axe 4 : Acquérir une formation scientifique
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Lettres-langues
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+ +
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- -
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-
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-
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Sciences humaines
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+ +
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-
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+ +
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-
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Droit
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+
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+ +
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- -
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Économie
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+ +
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- -
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Santé
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- -
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+
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+ +
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+ +
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Sciences
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- -
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-
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+ +
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Écoles d’ingénieurs
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- -
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+ +
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+
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BW
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-
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+ +
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-
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+
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CAT
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- -
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|
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RA
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+
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+
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-
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- 6 Ces résultats établissent la diversité des attentes et apportent un éclairage sur les recherches co (...)
20Sur ces bases, il devient possible d’établir des catégories qui seront utilisées dans la suite de ce travail. L’analyse factorielle effectuée fait ressortir, lorsque l’on considère les deux premiers axes (“développement personnel”, “marché des élites”), cinq profils d’étudiants6 :
-
ceux qui sont positifs sur les deux axes ;
-
positifs sur l’un et négatifs sur l’autre ;
21Cinq catégories, relatives, se définissent ainsi :
– Groupe A : il regroupe les étudiants dont les coordonnées sont supérieures ou égales à +0,2 sur chacun des axes. Ces étudiants semblent, plus que les autres, lier étroitement les deux dimensions de l’“intérêt” des études, en considérant que l’université favorise le “développement intellectuel” tout en permettant l’acquisition d’une position sociale élevée. C’est là une vision relativement classique de l’enseignement supérieur, que l’on pourrait également qualifier d’“élitiste” ;
22– Groupe B : apparaissent ici les étudiants dont les coordonnées sont inférieures ou égales à -0,2 sur le premier axe et supérieures à +0,2 sur le second. L’“intérêt intellectuel” est ici significativement moins marqué que la moyenne, mais l’acquisition d’un diplôme doit permettre d’obtenir une position sociale. C’est une vision relativement “utilitaire” des études qui s’impose et qui met l’accent sur le caractère protecteur ou de signalement du diplôme sur le marché du travail (Spence, 1974 ; Arrow, 1973) ;
23– Groupe C : sont situés ici les étudiants dont les coordonnées sont supérieures ou égales à +0,2 sur le premier axe et inférieures ou égales à -0,2 sur le second. L’“intérêt intellectuel” est ici significativement plus marqué que la moyenne, mais la recherche de la position sociale ou professionnelle semble être, relativement, moins privilégiée. Sans doute peut-on voir dans ce positionnement les effets cumulés d’apprentissages intergénérationnels (l’intégration d’une dégradation des conditions de l’insertion) et l’expression de valeurs professionnelles (une recherche de l’autonomie plus que de la position hiérarchique (Fernex & Lima, 2005) ;
24– Groupe D : nous situons ici les étudiants pour lesquels les valeurs sont inférieures ou égales à - 0,2 sur chacun des axes. Ils placent, significativement moins que les autres, l’“intérêt” des études dans le “développement personnel” et/ou dans la recherche d’un positionnement social. S’il n’est pas possible de parler ici de démotivation, on peut néanmoins repérer un groupe qui fait état d’un plus grand “scepticisme” et soulève certaines interrogations dans la mesure où il tend, relativement, à se démarquer de ce qui constitue le cœur même de l’enseignement supérieur ;
25– Groupe E : il est formé de ceux qui se situent près des valeurs centrales sur l’un ou l’autre axe (supérieurs ou égaux à - 0,2 et inférieurs ou égaux à +0,2 sur les axes). Ce groupe d’étudiants forme la moyenne, tout au moins celle de notre échantillon de référence.
26Le tableau qui suit présente la distribution des effectifs entre ces différents groupes et met également en évidence leur distribution régionale.
Tableau 2 : Une typologie des profils étudiants
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Groupe A
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Groupe B
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Groupe C
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Groupe D
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Groupe E
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Total
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BW
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24,4 %
|
23,5 %
|
10,2 %
|
10,4 %
|
31,5 %
|
100 %
|
CAT
|
16,4 %
|
10,7 %
|
23,4 %
|
18,9 %
|
30,7 %
|
100 %
|
RA
|
25,5 %
|
20 %
|
14 %
|
13,7 %
|
26,8 %
|
100 %
|
Ensemble
|
795
(21,4 %)
|
632
(17 %)
|
628
(16,9 %)
|
556
(15 %)
|
1 101
(29,7 %)
|
3 802
(100 %)
|
27Les régions Bade-Wurtemberg et Rhône-Alpes sont surreprésentées dans les groupes A et B et sous-représentées au sein des groupes C et D. La Catalogne se positionne inversement. Au total, presque la moitié des étudiants allemands sont concentrés sur les deux premiers groupes (qui ne représentent que 38 % de l’échantillon total). Les étudiants français, certes plus représentés dans le groupe A, ont une distribution globale qui tend à se rapprocher de celle de l’échantillon. Les étudiants catalans, quant à eux, se caractérisent par une faible présence relative dans les deux groupes qui placent l’“intérêt” des études sur le plan de l’accès au “marché des élites”. Sans doute faut-il voir dans ce résultat une plus grande inquiétude manifestée par rapport aux conditions de l’insertion professionnelle.
28Une analyse par filière montre une forte spécialisation des préférences. Les étudiants d’économie et de droit sont surreprésentés dans le groupe A. Les élèves ingénieurs sont très fortement inscrits dans le groupe B, à l’inverse des étudiants des filières sciences humaines et lettres-langues. Ces deux dernières catégories, à l’opposé, occupent une place prépondérante dans le groupe C. Les étudiants de sciences, enfin, sont surreprésentés dans le groupe D.
29Les étudiants étaient incités à porter un jugement relatif aux principales caractéristiques de leur filière. Cette première question était prolongée par une seconde portant sur la perception des principales exigences de ces dernières. L’analyse des deux ensembles de réponses permet de dégager certains traits saillants.
30La première question était relative aux jugements des étudiants sur les caractéristiques de leur filière. Elle visait à repérer ce qu’ils considèrent comme étant une dimension importante de leur cursus. Elle comportait onze items notés sur une échelle graduée de 0 à 6 selon que la proposition était jugée caractériser très peu ou très fortement la filière (Graphique 4, p. 257).
31Un seul item (2) obtient un score moyen supérieur à 4. Il a trait aux exigences de la filière en termes d’effort intellectuel, de temps. Quatre autres items obtiennent des sores moyens supérieurs à 3 – une orientation spécialisée (1), des études bien structurées (3), des exigences claires en matière de contrôle des connaissances (4), de bonnes relations avec les enseignants (9).
32Trois items paraissent ne pas caractériser les filières. Ils sont relatifs au surpeuplement des cours (11), à la concurrence (8) et au fait que les étudiantes pourraient être désavantagées (10). Sans doute faut-il voir ici l’effet du niveau que les étudiants ont atteint (troisième année) et qui tend à atténuer le poids de ces phénomènes.
33Trois items retiennent davantage l’attention. Ils sont relatifs aux relations entre les études et la recherche (5), ou avec de futurs terrains d’exercice professionnel (6), et à l’usage des nouveaux médias dans l’enseignement (7). La faiblesse des scores moyens observée ici tend à indiquer que les étudiants, majoritairement, ne considèrent pas qu’il s’agisse là de caractéristiques fortes de leurs filières. S’agissant de la recherche, ce résultat trouve sans doute son origine dans une faible connaissance des programmes de recherche conduits au sein des laboratoires. S’agissant de la relation au marché du travail, on perçoit ici toute la difficulté du débat qui entoure le thème de la professionnalisation de l’enseignement supérieur (Teichler, 1998), les étudiants semblant révéler un faible engagement dans cette voie.
Graphique 4 : Jugements portés sur les caractéristiques de la filière (en %)
34Une analyse en composantes principales permet de repérer des regroupements de variables au sein des réponses.
Gaphique 5 : Analyse factorielle des jugements portés sur les caractéristiques de la filière (par régions et filières)
35Le premier axe explique 20,4 % de la variance. Il est formé par les variables 4, 5, 6, 7 et 9, dont les coordonnées sur l’axe sont respectivement 0,52 ; 0,58 ; 0,72 ; 0,68 et 0,65. Il regroupe les items relatifs précisément aux relations avec la recherche, à la pratique, aux enseignants et à l’utilisation de nouveaux médias. Ce regroupement opéré par les réponses des étudiants tend à mettre l’accent sur la capacité des filières à proposer des ouvertures, à lier le champ disciplinaire à différents terrains (“une discipline ouverte”).
36Un second axe explique 15,4 % de la variance. Il est formé par les variables 1, 2 et 3, dont les coordonnées sur l’axe sont respectivement de 0,57 ; 0,81 et 0,58. Ce sont ici les caractéristiques internes ou propres de la filière qui sont mis en exergue, qu’il s’agisse du niveau des exigences, du degré de spécialisation ou de la structuration des cursus (“une discipline exigeante”).
37Les élèves ingénieurs, les étudiants des filières scientifiques ainsi que ceux de Bade-Wurtemberg se situent positivement sur les deux axes. Plus que la moyenne, ils semblent considérer que leurs études concilient tout à la fois une forte spécialisation et des ouvertures vers la recherche ou le terrain professionnel (mais il convient de rappeler que la moyenne, ici, est basse). Ce résultat s’explique relativement bien dans le cas des élèves ingénieurs, puisque la pratique des stages est très répandue.
38Les étudiants des sciences humaines et les étudiants catalans se positionnent positivement sur le premier axe, mais négativement sur le second. Si l’ouverture de la filière est relativement plus considérée qu’ailleurs, cela semble se réaliser au détriment de la spécialisation, de la structuration ; ou encore, cela réclamerait un effort jugé très important. Les étudiants de droit, ceux de santé et, dans une moindre mesure, ceux de Rhône-Alpes, se distinguent par le fait qu’ils portent un regard relativement plus favorable sur la structuration et la spécialisation de leurs études, mais semblent rencontrer des difficultés avec le degré d’ouverture vers la recherche ou la pratique. Deux filières, enfin, se positionnent négativement sur les deux axes. Si le cas des lettres-langues est plus difficile à analyser, on peut penser que les étudiants d’économie dissocient moins que les autres les deux dimensions (caractéristiques propres et ouvertures) et qu’ils apprécient l’une à l’aune de l’autre.
- 7 Lima et Hadji (2005) écrivent : « On a certes souvent souligné (Dejean, 2002 : 70 et 75) la nécessi (...)
39Les développements qui précèdent tendent à montrer que le jugement des étudiants est plus favorable lorsqu’il porte sur les caractéristiques internes de la filière (spécialisation, organisation) que sur son ouverture (recherche, champ professionnel). Cette question de l’ouverture présente plusieurs facettes qui se dégagent de l’analyse d’une autre question : les étudiants avaient à se prononcer sur ce qu’ils jugeaient être les attentes de l’université (les exigences de leur filière) vis-à-vis d’eux. Ils portent ici ouvertement un jugement de valeur puisque le questionnement proposait cinq possibilités selon que l’exigence était jugée faible ou beaucoup trop faible, convenable ou excessive (un peu trop ou beaucoup trop)7.
- 8 Voir à ce sujet les travaux de R. James (2002) portant sur les étudiants australiens et leurs atten (...)
40Un premier trait confirme les résultats précédents. Les items relatifs à la discipline même (comprendre les principes fondamentaux, connaissances factuelles) reçoivent des jugements majoritairement positifs (en moyenne, 66 % de convenable sur le premier item et 53 % sur le second). De la même façon, les étudiants jugent que la filière exige d’eux qu’ils développent leurs capacités d’analyse (45 % de convenable et 13 % d’excessif). Tout ceci semble se réaliser par le truchement de productions et de contrôles réguliers et, surtout, d’un important travail personnel8.
41Un deuxième trait confirme les résultats précédents. L’item faisant état d’une exigence de transposition des connaissances en applications pratiques ne reçoit en moyenne une réponse convenable que pour 30 % des étudiants, 65 % jugeant la chose trop peu valorisée. Il convient cependant de noter ici que ce résultat fait apparaître d’importantes divergences entre les régions et les filières, les étudiants catalans semblant beaucoup moins que les autres identifier cette difficulté.
42Un troisième trait se dégage, relatif au développement de l’esprit critique dans le cadre des études, ainsi qu’aux possibilités offertes de développer des centres d’intérêts personnels ou de participer aux débats dans le cadre des enseignements (en moyenne, plus de 65 % des étudiants jugent ces exigences insuffisamment valorisées). C’est donc l’image d’un enseignement supérieur mettant l’accent sur les connaissances disciplinaires et moins sur le travail des étudiants qui tend à se dessiner ici.
43Un quatrième trait est relatif aux dimensions interdisciplinaires, à la prise en compte des questions éthiques et, plus largement, aux prolongements sociaux et politiques des disciplines. En ces matières également, c’est le jugement d’une exigence insuffisamment valorisée qui domine très nettement (en moyenne, plus de 70 % des étudiants portent ce verdict).
44Au total, dans leur majorité, les étudiants renvoient de l’enseignement supérieur une image qui pourrait correspondre à certaines des caractéristiques qu’Husén (1994) attribue à « l’Université occidentale » et qu’il qualifie aussi de « traditionnelle » : elle fait une distinction plus ou moins tranchée entre la théorie et la pratique, elle a privilégié l’autonomie et la distanciation, et elle s’appliquait à être une tour d’ivoire, en tant qu’institution dont le principal objet était la recherche de la vérité.
45Les jugements portés sur l’“intérêt” des études semblent n’affecter que faiblement la distribution des réponses. En d’autres termes, et l’enseignement est important à considérer, les différents groupes constitués en fonction des jugements qu’ils portent sur l’“intérêt” des études ne se distinguent que marginalement du point de vue des caractéristiques des filières. C’est dire également que les insatisfactions relatives exprimées, particulièrement dans le domaine des relations avec les champs professionnels ou l’activité, sont partagées et ne sont pas prioritairement le fait d’étudiants privilégiant l’acquisition d’un titre donnant avant tout accès au marché du travail (le groupe B).
46Les étudiants étaient invités à porter un jugement sur les progressions qu’ils pensaient avoir enregistrées dans différents domaines. La question visait à repérer, pour chacun de ceux-ci, un rôle effectif attribué aux études suivies ou, à l’inverse, un faible impact. Elle comportait quatorze items, notés sur une échelle graduée de 0 à 6 selon que la proposition était jugée n’avoir pas ou peu aidé au développement ou, à l’inverse, y avoir fortement contribué (Graphique 6, page suivante).
47Trois items obtiennent un résultat moyen supérieur ou égal à 4. Il s’agit des domaines relatifs aux “connaissances disciplinaires”, aux “capacités intellectuelles” et aux “capacités d’analyse” dans lesquels les étudiants jugent avoir enregistré des progressions grâce à leurs études.
48Sept items, très divers, reçoivent une note moyenne comprise entre 3 et 4. Figurent ici des domaines relatifs au développement “personnel”, à l’autonomie, au développement de l’esprit critique, à l’acquisition d’une culture générale, à la méthodologie (9), aux capacités d’organisation et au travail en équipe (10 et 11). Les jugements portés ici sont plus réservés ou, tout au moins, font état d’une moindre contribution de l’enseignement supérieur en ces domaines.
49Quatre items reçoivent une note moyenne inférieure à 3. Il s’agit des domaines relatifs à la “conscience des responsabilités sociales” (8), aux “progressions linguistiques” (14), aux “connaissances sortant du champ de la discipline” (13) et aux “capacités pratiques en relations avec des métiers” (12). La contribution de l’enseignement supérieur est ici jugée faible.
Graphique 6 : Les études ont-elles aidé à progresser dans les différents domaines (en %) ?
50Ces premiers résultats confortent les analyses précédentes. À l’instar de leurs jugements sur les caractéristiques des disciplines, les étudiants dressent un bilan de l’enseignement supérieur du point de vue des développements qu’il favorise. Ce bilan se caractérise par :
– une forte capacité à permettre l’acquisition de savoirs disciplinaires, à développer les capacités intellectuelles et l’autonomie de la réflexion ;
– une réelle capacité, mais déjà moins évoquée, à développer les dimensions méthodologiques, l’esprit critique, la culture générale ou les capacités d’organisation ;
– une faible capacité à favoriser les progressions dans les domaines de l’interdisciplinarité, dans l’appréhension des questions traversant la société et, surtout, dans la connaissance des milieux professionnels et des applications.
51Une analyse factorielle portant sur cette question permet de repérer des regroupements de variables au sein des réponses. Elle fait apparaître des positionnements distincts selon la filière et la région considérée.
52Le premier axe explique 19,9 % de la variance. Il est formé par les variables 4, 5, 6, 7, 8 et, dans une moindre mesure, 14, dont les coordonnées sur l’axe sont respectivement de 0,71 ; 0,55 ; 0,69 ; 0,72 ; 0,72 et 0,42. Ce sont ici les items relatifs aux progressions de l’esprit critique, de l’autonomie, de la culture générale, au “développement personnel” et à la compréhension des questions de société qui sont mis en exergue. Nous attribuerons la notion de “développement personnel” à ces différents domaines.
53Un second axe explique 16,6 % de la variance. Il est constitué par les variables 9, 10 et 11, dont les coordonnées sur l’axe sont respectivement de 0,8, 0,77 et 0,73. Ce sont ici des domaines relatifs à la méthodologie, aux capacités d’organisation qui sont regroupées. Ces deux premiers axes se forment ainsi autour de variables dont nous venons de voir qu’elles étaient jugées moyennement par les étudiants (Graphique page suivante).
54Aucune filière ni région ne se situe positivement sur les deux axes à la fois. Les étudiants des filières sciences humaines et économie ainsi que les étudiants catalans se positionnent positivement sur le premier axe et ne se distinguent pas sur le second. Plus que les autres, ces deux catégories d’étudiants semblent attribuer un rôle positif aux études pour ce qui a trait au développement personnel. Il en va de même pour les étudiants des filières droit et lettres-langues, à la différence près que ces derniers se situent négativement sur le second axe.
Graphique 7 : Analyse factorielle des jugements portés sur les progressions enregistrées (par régions et filières)
55Les étudiants scientifiques, les élèves ingénieurs ainsi que les étudiants de Bade-Wurtemberg se positionnent négativement sur le premier axe et positivement sur le second. Plus que dans la moyenne des jugements, les études, selon eux, favorisent le développement dans les domaines de l’organisation et de la méthodologie ; mais, moins que pour les autres, elles contribuent au développement des personnes. Ce résultat est conforme au regard porté sur les caractéristiques de la filière.
56Les étudiants rhône-alpins, quant à eux, se positionnent de façon neutre sur le premier axe et négativement sur le second.
57Les deux axes suivants (graphique 8, page suivante) expliquent respectivement 13,7 % et 13,6 % de la variance. Le troisième est défini principalement par trois variables (les progressions dans les connaissances disciplinaires, dans les capacités intellectuelles et dans la capacité d’analyse), dont les coordonnées sur l’axe sont de 0,8, 0,61 et 0,61. Ce sont ici les “connaissances dans le domaine de spécialité” qui semblent être mises en exergue. Le quatrième axe, enfin, est formé de trois variables qui ont trait aux progressions en matière d’interdisciplinarité, de maîtrise des langues et de capacités pratiques en relation avec les champs professionnels (respectivement 0,74, 0,6 et 0,72 sur l’axe). Ce dernier axe semble se former autour de la question des “ouvertures” (linguistiques, professionnelles et interdisciplinaires) que les différentes filières ont offertes.
Graphique 8 : Analyse factorielle des jugements portés sur les progressions enregistrées (par régions et filières)
58Les étudiants rhônes-alpins se positionnent positivement sur ces deux axes et semblent, plus que les autres, considérer les progressions dans ces deux domaines. Les étudiants des filières droit, santé et sciences se positionnent positivement sur l’axe 3 et négativement sur le 4. Les étudiants des filières sciences humaines, lettres-langues, économie, ainsi que les étudiants catalans, se placent négativement sur le troisième axe et positivement sur le quatrième. Les étudiants de Bade-Wurtemberg, enfin, ne se distinguent pas sur l’axe 3 et sont positionnés négativement sur le quatrième.
59Le tableau qui suit permet de synthétiser l’information et de mieux apprécier les positions relatives des filières et régions.
Tableau 3 : Typologie des progressions : positionnements relatifs
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Axe 1 : Développement personnel
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Axe 2 : Méthodologie
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Axe 3 : Connaissances disciplinaires
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Axe 4 : Capacités pratiques, ouvertures
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Lettres-langues
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+ +
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-
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-
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+
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Sciences humaines
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+ +
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-
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+ +
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Droit
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+ +
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-
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+ +
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Économie
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+
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- -
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+
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Santé
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- -
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- -
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- -
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Sciences
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- -
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+
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+ +
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-
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Écoles d’ingénieurs
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- -
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+
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BW
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- -
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+
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- -
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CAT
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+
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-
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+
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RA
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-
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+
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+
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60Les étudiants des filières lettres-langues et sciences humaines, plus que les autres, jugent que des progressions sont réalisées dans les domaines du “développement personnel” et des capacités pratiques. Les étudiants de droit mettent relativement plus l’accent sur le “développement personnel” et les “connaissances disciplinaires”, tandis que les économistes, à l’instar des sciences humaines, font relativement moins état de progressions dans ce dernier domaine. Les étudiants des disciplines scientifiques, quant à eux, mettent l’accent sur cette même dimension des “connaissances disciplinaires”.
61Il convient de noter la position relativement originale des étudiants de Bade-Wurtemberg qui, moins que les autres, jugent favorablement les progressions dans les domaines du “développement personnel” (esprit critique, culture générale…) et des “capacités pratiques”, ce qui donnerait l’image d’un enseignement plutôt replié sur lui-même.
62Les groupes qui ont pu être repérés à l’occasion de l’analyse des jugements portés sur l’“intérêt” des études se distinguent quant aux jugements relatifs aux progressions (tableau 4).
Tableau 4 : Jugements portés sur les progressions selon la typologie des étudiants
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Développement personnel
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Méthodologie
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Connaissances disciplinaires
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Capacités pratiques, ouvertures
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Groupe A (“élitistes”)
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+ +
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+
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+
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+
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Groupe B (“utilitaires”)
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- -
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+
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-
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Groupe C (“intellectuels”)
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+ +
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-
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+
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Groupe D (“sceptiques”)
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- -
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-
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-
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-
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Groupe E
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63Le premier constat est que les étudiants qui se positionnent de manière neutre sur au moins l’un des axes lorsque la question traite de l’“intérêt” des études (le groupe E) se retrouvent dans une position similaire lorsqu’il s’agit de juger des progressions.
64Le groupe formé par ceux qui plaçaient, plus que les autres, l’“intérêt” des études sur le double plan du “développement personnel” et de l’accès au “marché des élites” (groupe A) se positionne positivement partout lorsqu’il s’agit de juger des progressions. En d’autres termes, ce groupe, qui semblait exprimer des attentes relativement plus importantes que les autres, puisque situées sur deux registres distincts, valorise davantage toutes les progressions.
65Le groupe B, formé de ceux qui privilégiaient plus que les autres l’accès à la position sociale et au marché du travail (mais prisaient relativement moins le développement personnel), et que nous avions qualifié de groupe des “utilitaires”, valorise significativement moins que les autres les progressions dans les domaines du “développement personnel” et des “capacités pratiques”. Si ce dernier résultat était attendu compte tenu des attentes, le premier est plus surprenant. Il est difficile ici d’apprécier dans quelle mesure les jugements portés sur l’“intérêt” des études emportent les autres (on attendait moins en matière de “développement personnel” donc on valorise moins les progressions) ou si, à l’inverse, les résultats traduisent un problème (on attendait relativement moins en ce domaine mais, en plus, on n’obtient pas ce que l’on était néanmoins venu chercher).
66Le groupe C, formé de ceux qui privilégiaient plus que les autres le “développement personnel” et relativement moins l’accès au “marché des élites” (les “autonomes”), se positionne positivement lorsqu’il a à juger des progressions dans le domaine du “développement personnel” (esprit critique, culture générale) et dans celui des “capacités pratiques”. Les résultats tendent à indiquer une certaine conformité des attentes et des progrès enregistrés.
67Le groupe D, enfin, formé de ceux qui, relativement aux autres, portaient des jugements moins favorables sur les deux dimensions de l’“intérêt” des études, se positionne négativement dans chacun des domaines de progression. Les anticipations paraissent ici auto-réalisatrices et semblent traduire un problème de positionnement dans le supérieur (on trouve moins ce que l’on était moins venu chercher).
68Deux traits généraux se dégagent des analyses qui précèdent, ainsi que plusieurs aspects particuliers que mettent en évidence les comparaisons régionales, entre filières et en fonction des jugements portés sur l’“intérêt” des études.
69Le premier trait est relatif au fait que ces développements confirment le grand risque qu’il y aurait à parler des attentes des étudiants en général. Nous percevons bien que les besoins exprimés sont multiples et que l’enseignement supérieur, en se massifiant, s’est également considérablement diversifié. Si l’université conserve un fort pouvoir d’attraction pour ce qui a trait aux perspectives de “développement intellectuel”, certains étudiants, et particulièrement les Catalans, nous montrent que le pouvoir protecteur du diplôme sur le marché du travail semble moins assuré.
70Le second trait est relatif à certaines caractéristiques qui se dégagent des jugements que portent les étudiants sur leurs études. Qu’il s’agisse des caractéristiques des filières ou des perceptions des progressions enregistrées, une image se dessine qui tend à montrer un enseignement supérieur très centré sur les disciplines, privilégiant l’approfondissement des connaissances dans les champs, mais qui se révèlerait déjà moins “performant” pour ce qui est de l’acquisition d’une culture générale ou du développement de l’esprit critique et, surtout, qui n’offrirait pas suffisamment les ouvertures attendues vers les autres champs disciplinaires et les terrains professionnels.
71Trois aspects plus particuliers, mais intéressants à relever, se dégagent de l’analyse :
- 9 Alors que, par exemple, le groupe Adans son ensemble est relativement plus positif pour tous les do (...)
72– Les étudiants de Bade-Wurtemberg sont surreprésentés dans les groupes A et B constitués lors de l’analyse portant sur les jugements relatifs à l’“intérêt des études”. Plus que les autres, ces étudiants s’inscrivent dans une vision relativement traditionnelle de l’université (elle doit favoriser le développement intellectuel et permettre d’acquérir une position sociale) ou dans une vision plus “utilitaire”. Cette surreprésentation est sans doute le résultat de l’organisation du système d’enseignement supérieur (Fourcade & Haas, 2003 ; Schomburg, 2000), qui semble offrir plus de diversité que les autres systèmes. Fourcade et Haas notent ainsi que les jeunes issus des couches populaires marquent de manière croissante une aversion pour le risque et privilégient davantage les filières auxquelles sont associés des gains, certes plus modestes, mais plus sûrs. Néanmoins, les étudiants allemands de notre échantillon, apparemment plus sélectionnés (par auto-sélection), portent un jugement relativement moins favorable sur les progressions enregistrées, dans la plupart des domaines considérés, et particulièrement dans celui du “développement personnel”9. Ce résultat est difficile à analyser, mais il semble traduire un problème de l’enseignement supérieur allemand. Fourcade et Haas évoquent ainsi une relative dégradation de l’image de marque de l’université en Allemagne, dont on pourrait percevoir ici les effets.
- 10 On peut observer que la pratique du travail salarié pendant les études est beaucoup plus répandue e (...)
73– Les étudiants catalans sont surreprésentés dans les groupes C et D, c’est-à-dire dans ceux qui ne placent pas prioritairement “intérêt” des études dans l’accès au “marché des élites”. Ici, tout semble se passer comme si ces étudiants, plus que les autres, avaient intégré les phénomènes de dévalorisation relative des titres sur le marché du travail. Il est intéressant de mesurer que ces phénomènes semblent générer deux types de comportements. D’une part, un repli vers une conception de l’université davantage ramenée à sa fonction de contribution au développement personnel, quand bien même le marché des positions sociales ne viendrait pas reconnaître ces acquisitions ; d’autre part, le développement d’une vision qui semble remettre en question l’attractivité de l’université. Ce faisant, ces étudiants soulèvent également le problème du degré de l’investissement réel dans les études (Fernex & Lima, 2005)10.
74– Les étudiants des disciplines scientifiques présentent de fortes spécificités. Significativement moins que les autres, ils situent l’“intérêt” des études dans les registres du “développement personnel” et de la possible obtention d’une position sociale. Dès lors, c’est à un repli sur la discipline auquel on assiste. De fait, les progressions enregistrées en ces domaines sont relativement plus valorisées. Néanmoins, ces étudiants sont très fortement surreprésentés au sein du groupe D, groupe qui tend à se positionner négativement dans tous les domaines de progression. Dès lors, on peut s’interroger sur les raisons qui font que ces étudiants manifestent relativement moins d’ “intérêt” pour d’autres dimensions (“développement personnel”, position sociale) et envisager la possibilité selon laquelle ils rencontrent des difficultés de positionnement (que faire avec les études poursuivies ?), ont du mal à définir des perspectives personnelles et professionnelles claires. Ceci devrait conduire les analystes à se préoccuper plus particulièrement de cette catégorie d’étudiants.