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Dossier : Pressions sur l'enseignement supérieur au Nord et au Sud

Les universités, espaces de médiation du global au local

Yann Lebeau
p. 7-14

Texte intégral

1Les réformes en cours des systèmes d’enseignement supérieur tendent, du Nord au Sud, à présenter une coloration similaire. Il n’est pas un pays où ne soit posée aujourd’hui la question de la “transformation” de l’université ou de l’enseignement supérieur. Un certain nombre de similarités sont observées dans ces processus de réforme qui laissent à penser qu’une sorte d’agenda global les stimule, et le regard se tourne alors immanquablement vers les institutions multilatérales aujourd’hui déterminantes dans la réflexion et l’action sur les processus de réforme des politiques publiques (Banque mondiale, OCDE, Union européenne). Que des pays d’Afrique francophone discutent aujourd’hui de leur « arrimage au LMD » (Idiata, 2006) et que le “processus de Bologne” tende à être assimilé à un calendrier de réformes internationales des systèmes d’enseignement supérieur laisse en effet songeur quant à la capacité des États, notamment les plus pauvres, à gérer leurs relations avec leurs universités. Ces dernières semblent adopter partout des pratiques uniformes de gestion de leur ressources humaines et matérielles qui mettent en question la fonction de conversion du savoir et des compétences en bien public qu’elles ont prétendu assumer de par le monde depuis le XIXe siècle (Calhoun, 2006). Les Cahiers de la Recherche sur l’Éducation et les Savoirs souhaitent apporter un éclairage critique et comparatif sur les transformations en cours des universités et des champs universitaires du Nord et du Sud, induites ou justifiées par ce mouvement “global”.

2Les articles proposés abordent, à partir d’expériences nationales, locales ou régionales, une série de questions essentielles à la compréhension de la portée mondiale et des incidences locales d’un processus dont les conséquences les plus manifestes, au Nord comme au Sud, sont l’introduction de techniques managériales dans la gestion des établissements, leur affranchissement progressif (ou brutal) de leur tutelle publique, le découplage des fonctions d’enseignement et de recherche, une modularisation croissante des programmes, et la privatisation des fonctions de services aux étudiants.

3Une première série de questions interroge l’origine et le sens de ce mouvement de réforme, parfois qualifié de « nouveau contexte académique » (Felouzis, 2003 :12) qui a globalement vu la population accédant aux études supérieures s’accroître et se diversifier et les “systèmes universitaires” se fragmenter. Le phénomène est souvent associé à l’ascendant pris par les instances supra nationales et multilatérales, telles que la Banque Mondiale, l’OCDE et l’Union européenne dans la réflexion sur les besoins nouveaux d’éducation et de formation émergeant avec l’économie et la société de la connaissance. On parle beaucoup de “transformation” des systèmes et de gestion complexe des fonctions contradictoires qu’assument les universités dans ce contexte (Castells, 2001). Mais tout cela est-il nouveau ? Les universités n’ont-elles pas toujours été ces acteurs tiraillés entre le global (la recherche, la circulation des idées, les migrations d’études…) et le local (institutions essentiellement publiques, parfois de statut régional, instrumentalisées par les élites locales, intégrées à des stratégies de mobilité sociale…) ? Les systèmes d’enseignement supérieur ne sont-ils pas intrinsèquement multidimensionnels (fonction de socialisation, d’adaptation au marché des qualifications, de stimulation de la création intellectuelle critique) et leurs établissements (universités, instituts, Grandes écoles), gestionnaires de facto des contradictions engendrées par la rencontre,des ces fonctions “historiques” et des pressions contingentes et implicites de leurs sociétés d’accueil ?

4Prenant l’exemple des réformes “post-communistes” intervenues dans les pays d’Europe Central et de l’Est, Voldemar Tomusk parle d’une « continuité institutionnelle » paradoxalement encouragée par les conditionnalités assorties aux prêts de la Banque Mondiale dans les années 1990 : dans la plupart des pays de la région et malgré les réformes, les universités publiques restent pauvres et prises d’assaut par des classes moyennes elles-mêmes appauvries. En somme, elles ne peuvent que développer des stratégies institutionnelles d’extraversion motivées par une menace de déliquescence, plutôt que des stratégies de placement dans l’« espace européen de l’enseignement supérieur ». Plus généralement, Tomusk juge minimal l’impact des sommes colossales investies par la Banque Mondiale, par l’Union européenne et par les grandes fondations dans les systèmes universitaires de la région, du fait de la nature des réformes demandées en contrepartie de l’aide (baisse des subventions d’État, commercialisation des services, etc). La “massification” prend dans ce contexte un sens nouveau : ce sont la pauvreté et la guerre en Tchétchénie (les études comme moyen d’échapper au service national), plutôt que l’entrée de la Russie dans la société de la connaissance qui ont fait exploser les effectifs du supérieur russe de 1995 à 2000. L’exemple est sans doute provocateur, mais il pose la question fondamentale du sens de la “pression démographique” observée sur les systèmes d’enseignement supérieur. Gaëlle Goastellec estime que la généralisation de l’attention portée aux indicateurs de participation dans les années 1990 et leur institutionnalisation en critères de participation à la société de la connaissance ont créé les conditions d’une pression symbolique sur les États : la massification comme indicateur de développement en quelque sorte. Prenant l’exemple des systèmes universitaires indonésien et nord-américain, elle évoque des modes contrastés de diversification institutionnelle (elle utilise le terme de « régulation des flux ») en réponse à cette pression et à la diversification des publics étudiants.

5D’autres exemples montreraient sans doute que les politiques universitaires ne sont pas que des réponses à des pressions, et qu’elles ont parfois anticipé, voire suscité l’accroissement des effectifs par des politiques de quotas ou d’incitation à la participation de groupes “défavorisés” d’un coté, et des droits élevés de scolarité de l’autre. Ceci nous amène à nous poser la question de l’“identité” des réformes et des résistances aux réformes, en nous demandant si le processus ci-dessus entraîne aujourd’hui dans tous les pays un même bouleversement des paysages du supérieur et une même remise en cause du quasi-monopole des universités sur la production et la transmission du savoir légitime. Sandrine Garcia montre ainsi que l’introduction de l’assurance qualité dans la gestion des universités françaises, bien que définie au niveau européen, a rencontré les intérêts d’acteurs (présidents d’université, syndicats étudiants, consultants en expertise qualité, acteurs politiques) qui se sont imposés comme les défenseurs de la pédagogie et qui tendent, à travers cette cause, à accroître leur pouvoir politique sur les universitaires. Dénoncée par d’autres comme force exogène de “marchandisation” de l’université, l’assurance qualité est aujourd’hui promue en France par ces acteurs au nom d’une même défense du service public et de la résistance à la mondialisation, et son introduction signale une modification des rapports de force internes au champ universitaire. L’article de Dominique Maillard et Patrick Veneau sur la “professionnalisation” des formations universitaires en France apporte un éclairage historique utile sur l’ambiguïté du rôle prêté aux processus exogènes dans la transformation d’un espace universitaire national. La rhétorique du rapprochement “éducation-entreprises” s’impose dans le discours politique français de droite et de gauche, puis dans celui des administrateurs d’université dans les années 1980, sans référence directe à la mondialisation ni à l’Europe. Comme l’assurance qualité, le développement des formations professionnelles est vite apparu comme une ressource mobilisable par certains acteurs influents du champ universitaire français (y compris des institutions dans ce cas). Il se voit finalement opposer peu de résistance alors même que, associé à la rhétorique sur l’employabilité des diplômés, sur la plus grande autonomie accordée aux établissements et sur la délégation de pouvoirs de l’État vers les régions, ce développement introduit une diversification institutionnelle qui masque en fait une différenciation des établissements et des personnels (Neave, 2002 ; Lebeau, 2006).

6Une même ambiguïté de l’identité des processus de réforme et une même imbrication des intérêts individuels et institutionnels autour du rejet ou de la promotion des réformes caractérisent les pays du Sud. L’exemple sud-africain discuté par Thiven Reddy résume de manière éclatante les contradictions entre une mission politique de transformation sociale assignée à l’enseignement supérieur (post-apartheid) et une réponse urgente à apporter aux pressions des bailleurs internationaux, et des entrepreneurs locaux. Le Livre vert de l’enseignement supérieur, publié par le gouvernement sud-africain en 1996, se nourrit selon Reddy de discours contradictoires (la mondialisation, le renforcement des pouvoirs de la population, les besoins de l’économie, la démocratie) qui reflètent les pressions multipolaires sur le système et les institutions : si les universités ont sans aucun doute contribué à créer une nouvelle classe moyenne supérieure noire dans les années 1990, notamment dans les emplois d’État, les mesures d’adaptation aux besoins d’un marché du travail sud-africain par ailleurs « non-déracialisé » ont eu tendance à perpétuer les inégalités raciales instituées par l’apartheid. Reddy suggère même que les universités apparaissent aujourd’hui comme les acteurs les plus conservateurs de la sphère publique sud-africaine et que l’asservissement aux règles du néolibéralisme mondial ne suffisent pas à l’expliquer. Cette critique est relayée par Beverly Thaver et son analyse des institutions elles-mêmes. Observant les pratiques de recrutement d’enseignants chercheurs dans les universités sud-africaines, il suggère que les stéréotypes raciaux de l’époque de l’apartheid se perpétuent tant dans les universités « historiquement noires » que dans celles historiquement blanches non seulement du fait d’un faible renouvellement du personnel, mais aussi parce qu’ils trouvent de nouvelles formes de légitimation dans le discours « européocentrique » qui caractérise, selon Thaver, le mouvement de réforme néolibérale (où les oppositions binaires de type équité/mérite, renforcement des capacités/excellence, renvoient systématiquement à l’opposition systèmes universitaires du Nord/ systèmes du Sud, et aux stéréotypes Noir/Blanc s’agissant des universités et de leur personnel en Afrique du Sud). L’on retrouve ici le point du vue de Philippe Altbach sur la globalisation de la profession universitaire et la domination des « normes et valeurs » académiques occidentales sur les pratiques des pays en développement (Altbach, 2003). L’exemple du Cameroun proposé par Luc Ngwé et al. suggère cependant que ce mouvement mondial de la réforme rencontre des réalités nationales, voire locales, qui lui donnent des sens différents. Le caractère libéral des réformes engagées dans ce pays au début des années 1990 se traduit immanquablement par la remise en cause du rapport de l’Université publique à l’État. Ce rapport est caractérisé, au Cameroun, comme dans beaucoup de pays d’Afrique sub-saharienne, par des liens organiques entre élites politiques et universitaires et par une centralité – inconnue en Europe – des universités (comme espaces de légitimation et de contestation du pouvoir d’État) dans les débats de la sphère publique. Ainsi, les revendications corporatives des étudiants et celles des universitaires concernant les libertés académiques et l’autonomie de l’institution continuent à jouer au Cameroun un rôle catalyseur du débat sur la démocratisation et la reconfiguration de l’État.

7Cette réflexion sur la perpétuation des idiosyncrasies nationales nous amène à envisager les implications des réformes en cours sur la coopération universitaire (mobilité des chercheurs, partenariats institutionnels). La rhétorique de la société de l’information a suscité, depuis une dizaine d’années, de nouvelles approches de l’aide multilatérale apportée aux économies en transition ou en développement. Cette aide, motivée par un souci de ne pas laisser se développer un nouveau fossé des qualifications, de la connaissance et de l’information entre le Nord et le Sud, contribue-t-elle à une harmonisation des systèmes ou à une régulation du marché universitaire favorable à l’exportation des franchises et des formations à distance des universités du Nord et de l’Ouest ? Gaëlle Goastellec évoque la question en termes de placement des institutions sur le marché mondial de la formation : le niveau d’intégration dans les échanges mondiaux signale le niveau de prestige “national” des institutions. Sans nier l’importance des ressources que constituent les labels internationaux, et des stratégies d’extraversions institutionnelles qui en découlent (il les assimile aux cultes du Cargo), Voldemar Tomusk nous apporte quelques éléments chiffrés et un constat amer sur ce point concernant l’Europe centrale et de l’Est : si, depuis la chute des régimes communistes, plus d’un demi milliard d’euros ont été investis dans la réforme des systèmes universitaires de la région, une part minime, voire nulle, sert effectivement la transformation des institutions d’enseignement supérieur. Les universités appauvries de pays tels que l’Ukraine, la Russie ou l’Albanie, membres à part entière de l’espace universitaire européen, utilisent dès aujourd’hui leur identité “bolognaise”, autrement dit l’équivalence présumée de leurs diplômes avec ceux des universités britanniques par exemple, pour attirer sur leurs formations payantes les étudiants de pays voisins exclus pour l’heure de l’Union européenne.

8Nous sommes ici assez loin des principes d’harmonisation et de la comparabilité qui fondent le processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne. Dans son analyse de ces initiatives européennes, Roser Cussó souligne également le caractère éminemment politique du processus de Bologne, alors que, suggère-t-elle, le réel élan réformateur est engagé par la Commission européenne depuis bien plus longtemps, notamment autour de propositions plus ambitieuses que celles du processus de Bologne sur l’assurance qualité des universités et sur une « interprétation générale du rôle des universités dans la société de la connaissance ». La comparabilité elle-même, supposée faciliter la coopération et la mobilité interuniversitaires, fut expérimentée par les programmes ERASMUS dès la fin des années 1980 dans le cadre européen.

9Les articles présentés dans ce numéro convergent sur le fait que les réformes engagées tendent à produire une vision homogénéisante des systèmes nationaux d’enseignement supérieur. Des mécanismes de coopération et de régulation régionales et internationales se mettent en place au nom de principes d’équité et de justice, qui tendent à masquer l’extrême diversité des paysages universitaires et le processus de fragmentation des systèmes nationaux qui accompagnent la réforme, tant dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. Les stratégies institutionnelles analysées par plusieurs auteurs expriment ces inégalités. L’article de Magali Ballatore sur le recrutement social des bénéficiaires du programme ERASMUS vient aussi nous rappeler que l’éloge de la « mobilité positive » et la rhétorique de la coopération et de l’échange masquent une hiérarchisation des destinations et des « compétences migratoires » des étudiants et, au-delà, de nouveaux mécanismes de distinction sociale, où le “local” ou voisin devient de plus en plus déprécié, alors que le “global” ou lointain est recherché pour sa “profitabilité”.

10Les réflexions proposées dans ce numéro Cahiers de la Recherche sur l’Éducation et les Savoirs ne sont pas le produit des savoirs indigènes d’acteurs stratégiques des champs universitaires, mais plutôt les résultats d’analyses de tendances observées sur la (relative) longue durée (Tomusk) et de recherches empiriques qui participent, pensons-nous, du renouvellement des approches de l’objet universitaire. Ces études ont également en commun d’apporter un regard critique sur les discours réformateurs homogénéisants qui accompagnent, au Sud comme au Nord, les processus de transformation des systèmes d’enseignement. Nous n’avons pas non plus cherché à inscrire ce dossier dans une problématique comparatiste : les articles présentés révèlent des idiosyncrasies nationales ou plus locales encore qui soulignent le tiraillement des universités entre tendances et fonctions globales et demandes plus implicites de leur sociétés. Ce numéro contribuera, espérons-le, à approfondir la réflexion sur l’identité de ces configurations spécifiques du local et du global que forment les systèmes d’enseignement supérieur.

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Bibliographie

Altbach (P.), 2003, The decline of the Guru: The Academic Profession in Developing and Middle – Income Countries, Palgrave Macmillan, New York.

Calhoun (C.), 2006, “The University and the Public Good”, Thesis Eleven, n° 82, pp. 7-43.

Castells (M.), 2001, “Universities as dynamic systems of contradictory functions”, in J. Muller, N. Cloete & S. Badat (éds.), Challenges of Globalisation. South African Debates with Manuel Castells, Cape Town, Maskew Miller Longman.

Felouzis (G.) (dir.), 2003, Les mutations actuelles de l’université, Paris, PUF.

Idiata (D.-F.), 2006, L’Afrique dans le système LMD (Licence – Master – Doctorat). Le cas du Gabon, Paris, L’Harmattan.

Lebeau (Y.), 2006, “Searching for the Sub-Plot Between the Lines of Bologna : Qualms and Conservatism of the French Academia in the Face of European Competition”, in V. Tomusk (éd) Creating the European Area of Higher Education: Voices from the Periphery, Springer, Netherlands, pp. 69-85.

Neave (G.), 2002, “The Future of the City of Intellect : A Brave New World–European Style”, European Education, vol. 34, n° 3, pp. 20-41.

Rey (O.), 2005, « L’enseignement supérieur sous le regard des chercheurs ». En partenariat avec le Réseau d’Étude sur l’Enseignement Supérieur (RESUP). http://www.inrp.fr/vst/Dossiers/Ens_Sup/sommaire.htm

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Pour citer cet article

Référence papier

Yann Lebeau, « Les universités, espaces de médiation du global au local »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 5 | 2006, 7-14.

Référence électronique

Yann Lebeau, « Les universités, espaces de médiation du global au local »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 5 | 2006, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 19 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/cres/1067

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Auteur

Yann Lebeau

Chercheur au Centre for Higher Education Research and Information de l’Open University (Milton Keynes, GB).

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