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1.Paradigmes

Archéologie coloniale au Maroc, 1920-1956 : civiliser l’archaïque

Henri Terrasse, des premières fouilles archéologiques à leur mise en patrimoine
Salima Naji
p. 23-28

Résumés

L’archéologie, sous le Protectorat au Maroc, s’est constituée à la faveur des premières fouilles autour de monuments de l’Antiquité romaine, souvent mis au jour par cette poignée d’archéologues qui se forma d’abord autour de la figure du Maréchal Lyautey, dans le sillage de Jérôme Carcopino et de l’École française de Rome. Ces hommes, issus de l’Instruction Publique ou de Saint-Cyr, se sentent investis de la mission de sauver de l’oubli une culture méconnue, menacée par l’extension du « progrès ». Cette communication se propose d’éclairer la trajectoire de l’une des figures majeures de la mise en patrimoine du royaume chérifien, qui utilisa les fouilles qu’il conduit ou ordonne, transformant bien souvent l’archéologie en « science coloniale », lui faisant épouser les grandes lignes de l’idéologie du moment. Car dans les travaux de cette période intense de défrichement du passé, subsiste toujours un hiatus entre le moment de la découverte de l’objet lors des fouilles et son objectivation (ou sa non-objectivation) lors de la publication. Une histoire de l’archéologie au Maroc serait à établir en montrant les liens intimes que ce savoir colonial en constitution fit avec les idées de son époque à partir des découvertes réalisées de vestiges majeurs de l’histoire du pays.

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Texte intégral

1L’archéologie au Maroc s’est constituée sous le protectorat français (1912-1956) à la faveur des premières fouilles autour de monuments de l’Antiquité romaine, mis au jour par la poignée d’archéologues qui se forma d’abord autour de la figure du maréchal Lyautey (1854-1934), dans le sillage de Jérôme Carcopino (1881-1970) et de l’École française de Rome. Ces hommes, issus de l’Instruction publique ou de Saint-Cyr, se sentent investis de la mission de sauver de l’oubli une culture méconnue, menacée par l’extension du « progrès ». Louis Châtelain (1883-1950), premier directeur des Antiquités au Maroc, va, en 1918, installer son service sur un site romain majeur, Volubilis, avant de le transférer dix ans plus tard à Rabat, la capitale, dans le musée archéologique qui portera son nom. La direction générale de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Antiquités de la Résidence générale du Protectorat intègre alors les départements des Antiquités pré-islamiques (dites plus tard « Antiquités préhistoriques »), des Monuments historiques et des Palais impériaux, dans une action d’inventaire, de sauvegarde ou de mise en valeur patrimoniale à des fins culturelles et touristiques.

2Dans ce contexte, nous pourrons observer qu’au niveau de la recherche, le basculement vers une idéologie coloniale vient curieusement trouver sa justification dans l’archéologie. Cette période intense de défrichement du passé est inaugurale : les historiens des périodes précédentes ne s’étaient jamais appuyés que sur l’historiographie classique des pouvoirs, en négligeant les monuments. Au contraire, cette génération qui s’attache aux traces tangibles du passé, qui soulève les couches de terre pour en comprendre la constitution, interprète chaque découverte, quitte à transformer les hypothèses en résultats incontestables. Subsiste un hiatus entre le moment de la découverte de l’objet lors des fouilles et son objectivation (ou sa non-objectivation) lors de la publication. Science coloniale, l’archéologie va ainsi épouser les grandes lignes des idéologues du moment et être instrumentalisée pour servir le pouvoir colonial. Une histoire de l’archéologie au Maroc serait à établir en montrant les liens que ce savoir colonial en constitution fit avec les idées de son époque, à partir des découvertes réalisées de vestiges majeurs de l’histoire du pays.

Henri Terrasse, naissance de l’archéologie islamique au Maroc

3Cette contribution se propose d’éclairer la naissance de l’archéologie du royaume chérifien dans toute sa complexité à partir de l’une de ses figures majeures, celle d’Henri Terrasse (1895-1971) qui, comme historien et archéologue bénévole, conquit les sphères du pouvoir par une méthode bien spécifique conjuguant pratique et théorie, sans négliger les arcanes décisionnels (Naji 2010 : 9-36).

4Historien, agrégé de l’université et docteur ès lettres, Terrasse appartient à une génération exigeante qui a le sentiment de découvrir un sol vierge sur lequel elle a toute autorité et dont elle voudrait bien décider du développement. Il est ainsi intéressant d’approcher la figure d’un homme qui choisit de se vouer aux arts islamiques dans une période où ils sont encore minorés, surtout face à l’archéologie antiquisante. Et pourtant, c’est pour les avoir découverts et avoir élaboré des concepts nouveaux reliant les rives opposées de la Méditerranée que cet historien se fera médiéviste, spécialiste d’art « musulman », à la faveur de nombreuses publications. En 1923, cet élève de Louis Mâle (1862-1954) devient professeur d’histoire de l’islam et de l’art musulman à l’Institut des hautes études marocaines (Ihem), puis maître de conférences d’histoire de l’art musulman en 1933, avant d’être choisi, en 1935, pour prendre la direction du service des Monuments historiques du Maroc. À ce moment-là, il chapeaute l’ensemble du service des « Antiquités » et ordonne ou codirige les chantiers de fouilles. Outre ces activités, il devient en 1941 le directeur de l’Ihem, poste qu’il cumule, dès 1945, avec la chaire des études d’archéologie et d’art musulman de la faculté d’Alger. Il conservera ces trois charges prestigieuses jusqu’à l’Indépendance (1956), après laquelle il rejoindra la Casa de Velázquez de Madrid pour en être le directeur.

5Durant toute sa carrière au Maroc (1923-1956), Terrasse alternera les chantiers de fouilles, les publications et la direction du Patrimoine au Maroc dont il a esquissé la toute première politique, en fondant son approche sur divers concepts chers à ses contemporains : celui d’Occident musulman d’abord, puis celui de l’architecture comprise comme lieu de synthèse d’apports exogènes et, enfin, les temps dits d’antériorité, cette sorte de Jahiliya (temps des ténèbres) où l’altérité est remplacée par l’antériorité : « l’Autre » est, comme nous le verrons en détail, envisagé comme un individu arrêté à l’âge du Bronze, une sorte d’ancêtre vivant, un témoin de ce qu’aurait été la civilisation occidentale « à son berceau » (Montagne 1930 : 35).

6Pour comprendre la trajectoire de Terrasse, il convient ainsi de se replacer dans une période de découvertes importantes pour le passé marocain et d’élaboration d’une « science coloniale » (Hammoudi 2000 : 265-288), grevée de torsions idéologiques et dont la portée reste politique ; « science » dans la mesure où les contrôleurs civils des Affaires indigènes et les militaires coloniaux ont produit des documents marqués par une idéologie précise, toujours appareillés à un cadre formel apparemment rigoureux et systématiquement appliqué à toutes les régions passées sous contrôle français. Cette littérature continue à impressionner par sa qualité et à servir de base de références, sans être toujours suffisamment critiquée ; souvent prise au pied de la lettre, elle peut être recopiée comme une vérité inscrite dans l’histoire parce que parfaitement énoncée dans la période idéalisée de sa découverte.

Des arts islamiques de l’Occident

7L’un des premiers concepts que chérira Terrasse est celui d’« Occident musulman » forgé d’abord par Georges Marçais (1876-1962) en Algérie et qui permet d’englober les deux rives de la Méditerranée avec, aux côtés des pays du Maghreb, l’Espagne et la Sicile. Si Terrasse minimise les productions artistiques et architecturales qui l’ont fasciné la décennie précédente (Basset & Terrasse 1932), c’est que, entretemps, il a élaboré son « œuvre », L’art hispano-mauresque des origines au xiiie siècle (Terrasse 1932). Dès lors, il ne conçoit plus les dynasties marocaines que dans leur extension et épanouissement en Andalousie, et n’y voit plus que les dépositaires d’une civilisation féconde, contrainte à l’extinction une fois redevenue africaine :

8Dans ces forteresses almoravides, l’influence andalouse efface peu à peu les derniers archaïsmes et prend le pas sur les traditions locales. Discrètes mais visibles, les influences ifriqiyennes apportent quelques lointains souvenirs mésopotamiens. Ainsi s’ébauche ce syncrétisme de l’art musulman d’Occident qui s’accomplit au xiie siècle dans l’empire almohade. (Terrasse 1932 : 227)

9À partir des xiie-xiiie siècles, le Maroc, à l’instar de l’Espagne musulmane, ne connaîtrait qu’une sûre « décadence », les apports extérieurs assurant la relève. Dès lors, les villes ne peuvent être ornées que de bâtiments « hispano-mauresques » ; même après les fouilles de la Koutoubia almoravide, Tinmel l’Almohade et d’autres sites importants mis au jour au fil des années, Terrasse ne remet pas sa thèse en question et n’analyse jamais ces découvertes que comme les prolongements spontanés d’un âge d’or cordouan, échoué au Maroc. Cette idée fera florès bien après l’Indépendance en flattant l’ego de l’élite de Fès, ville qui accueillit de nombreux réfugiés d’Espagne après la Reconquista. Ceux-ci se sentant, pour la plupart, plus proches d’une Europe « civilisée », développée, ne pouvaient que s’identifier à l’héritage raffiné d’Al Andalous et accentuer encore la fausse opposition entre une cité florissante d’un Moyen Âge flamboyant et le Maroc profond, rural ou montagnard, considéré comme arriéré. L’« hispano-mauresque » allait progressivement devenir « arabo-andalou ».

L’architecture comme synthèse d’origines multiples exogènes

10En 1938, Terrasse fait paraître un ouvrage intitulé Kasbas berbères, les grandes architectures du Sud marocain. Il y présente une architecture arrêtée dans des temps archaïques tout en se montrant fasciné par la beauté poignante, presque mystérieuse, de sites découverts par des ethnologues, plus que par des archéologues, dans le contexte de la guerre pour la « pacification des confins ». S’échafaude alors une théorie très discutable d’origines toutes exogènes où les filiations sont énumérées en cascade, de l’Égypte à la Grèce antique en passant par Byzance :

11L’architecture qui vit encore aujourd’hui dans les oasis marocaines était, à la fin du xiiie siècle, entièrement formée. Elle avait gardé les tours et les murs obliques que l’Égypte ancienne répandit aux confins du désert en Asie et en Afrique. Rome lui avait donné tous les plans de ses édifices. L’Islam enfin l’ornait des décors géométriques qu’il avait reçus de la Mésopotamie et de la Perse. Toutes les civilisations qui ont marqué le monde berbère ont laissé leur trace dans l’architecture des oasis. (Terrasse 1938 : 79)

12Invitant à parcourir un inventaire de formes connues, Terrasse présente dans cet ouvrage une sorte d’encyclopédie des grandes civilisations qui se seraient succédé en Afrique septentrionale et qui auraient apposé leur « marque » sur les territoires. À l’image des pages d’un catalogue, des correspondances visuelles sont suscitées entre certaines architectoniques du Sud marocain et des édifices antiques considérés alors comme majeurs. L’Afrique, implicitement indiquée au détour d’une phrase, est aussitôt minorée et reste la grande absente de cette étude. Elle n’est en effet pas encore considérée comme porteuse de civilisation, parce qu’elle ne posséderait soi-disant aucun « monument » digne de ce nom ; pour la génération de Terrasse, ce continent n’a pas d’histoire.

13Fidèle à une formation attentive aux styles, le plan qui se dégage de son étude – notamment le chapitre intitulé « Origines et parentés de l’architecture des oasis » – rappelle celui des Monuments d’Afrique septentrionale de Pascal-Xavier Coste (1847). Ce travail participe de cet « Orient raisonné » mis en valeur par Nabila Oulebsir (2004 : 115-166). C’est bien une synthèse qui privilégie l’Antiquité, Rome, l’Égypte, auxquelles est accolé l’art musulman que propose alors Terrasse, héritier des catégories normatives de la génération précédente. Ainsi, les monuments sont considérés comme les jalons chronologiques illustrant chacun l’évolution cyclique d’une civilisation, de sa naissance à son apogée, de son déclin à sa décadence (Winckelmann 1789). L’antique continue de rester la référence incontournable. Le plus grand reproche que l’on puisse donc faire aux Kasbas berbères est d’avoir enfermé son objet dans l’art monumental hérité des grandes civilisations dont se réclame la puissance coloniale, selon une lecture très « colonialiste ».

Le culte de la « civilisation »

14Le discours sur les matériaux de construction (clivage pierre / terre crue) est, à cet égard, emblématique d’une lecture sous-tendant pareillement un vide civilisationnel. Les hypothèses, puis les fouilles archéologiques, privilégieront un mode opératoire en pierre de taille et négligeront d’autres usages plus vernaculaires de la pierre. De même, le pisé sera considéré comme un matériau de la rapidité, pour édifier des murailles à toute vitesse et sans plan toujours préconçu (Terrasse 1932 : 225-228). À travers ces ouvrages sur le monde rural ou sur l’architecture de Marrakech, la construction en pisé, certes monumentale, n’incarnera jamais qu’une sous-architecture faite de « boue ». Elle évoque une civilisation altière oubliée, désormais en pleine décadence, ce qu’il resterait d’un passé très « dégradé » : les pâles vestiges d’un temps définitivement perdu.

15Pour toute cette génération, en effet, la civilisation s’incarne dans la pierre, le raffinement visible des mises en œuvre ou encore dans le décor, cette « grammaire de l’ornement », pour reprendre ici le titre de l’ouvrage de Owen Jones (1856), qui connut un grand succès et fut un instrument de diffusion des cultures « autres » par l’ornement ; on y voit la perception d’une époque éprise de maniérisme et fascinée par l’épigraphie, les motifs, le « décor ». Pour elle, la conception ornementale est première et indicative d’un degré de civilisation. Un peu plus tard, en 1893, Questions de Style. Fondements d’une histoire de l’ornementation d’Aloïs Riegl (1858-1905) vient poser le problème des origines des motifs végétaux et de l’arabesque, de l’Égypte pharaonique à l’époque romaine, en intégrant de façon novatrice l’art islamique (Riegl 1992). Certains pages iconographiques de Terrasse font directement référence à cet ouvrage sans pourtant le citer (Terrasse 1932 : 357-361). Le mot « décor » appartient à l’esthétique occidentale dite des Beaux-Arts qui distingue alors les arts majeurs des arts mineurs. Son emploi renvoie à la méthode qui consistait à découper les productions culturelles en catégories détachées tant du fond culturel qui les a produites que de leur usage.

16Fidèles à la théorie évolutionniste, les premiers ethnologues européens qui découvrent l’« art » des peuples non occidentaux se sont intéressés en effet avant tout à l’ornement, le considérant comme l’œuvre première du « primitif », celle qui va, à leurs yeux, du plus simple au plus élaboré, du figuratif à l’abstrait, dans une abstraction toutefois toujours décorative. Et c’est bien entendu cette vision que va épouser Terrasse : plus une bâtisse est austère, et plus elle lui paraîtra primitive. Moins un lieu possédera de décor, plus il paraîtra archaïque. Ces architectures dites des Kasbas ou des Agadirs des montagnes sont difficilement datables. Pour doter les bâtiments d’une épaisseur historique, l’archéologue s’attachera à observer des décors pour en dégager des styles et des périodes, pourtant pas toujours vérifiables.

17Cette synthèse trop parfaite d’une histoire désirée de l’architecture berbère montre les derniers engouements des années coloniales pour cette région du monde et trahit en même temps les hésitations des savants, incapables alors de restituer convenablement une architecture dont sont systématiquement niées les origines propres (Naji 2001 : 129-188). La fixité de sociétés reléguées dans un présent ethnographique s’oppose à la périodisation. Les concepts qui avaient d’abord été opératoires s’avèrent désormais impuissants à saisir la complexité des modes constructifs ou d’élaboration des bâtiments, voire des cités.

L’archaïque ou le temps de l’antériorité

18Dans beaucoup de travaux des années 1930 au Maroc, une théorie clairement idéologique érige ainsi progressivement le pays des Berbères en un isolat où résisterait une permanence romaine toujours chrétienne, tout en évacuant systématiquement l’idée d’une origine locale.

19La colonisation romaine reste la référence d’hommes que leur formation historique importante, déformée par la vision de leur époque, n’empêche pas d’adhérer à la politique coloniale. Le mythe de la romanité recouvre d’abord évidemment la volonté de bâtir un Empire de même envergure ; ensuite, l’idée d’un cousinage religieux (romain chrétien) justifie la « mission civilisatrice », laquelle impliquerait une supériorité historique (Rivet 1988 : 220). On construit des routes, on pratique la politique de la « main-tendue » en associant conquête et aménagement du territoire, avec le concours de l’« indigène », par la force s’il le faut ; l’action est d’autant plus légitime, aux yeux des conquérants, qu’ils se sentent supérieurs puisque, selon leurs certitudes historiques, les primitifs qu’ils découvrent se sont arrêtés dans le développement au Moyen Âge dans les villes, et aux premiers siècles de l’Antiquité dans le monde rural. Le monde berbère incarne donc la civilisation occidentale « à son berceau », et l’Occident son apogée. Les écrits de cet autre grand spécialiste du Maroc que fut Robert Montagne (1893-1954) explicitent parfaitement cette vision historiciste (Rivet 2000 : 81-92). Montagne n’hésite pas à écrire :

20Quant à la Berbérie des montagnes, dans le « Bled es Siba », ce pays qui s’est conservé intact dans l’isolement des sommets, c’est le monde occidental un ou deux millénaires avant notre ère qu’elle évoque à chaque instant. (Montagne 1930 : 34-35)

21Terrasse reprend également le découpage régional en phases de civilisations successives énoncé comme suit chez son prédécesseur, qui s’est déjà exercé à rechercher des stades d’évolution des peuples selon les régions du Maroc :

22Les phases successives de l’existence des tribus européennes de l’âge de bronze ou celle des Barbares lors des invasions […], les petits chefs que nous verrons surgir dans l’Atlas […] nous apparaîtront assez semblables aux Tyrans grecs avant la fondation des empires […] cette antiquité encore vivante sous nos yeux, lorsqu’elle nous laisse découvrir les aspects les plus humbles de notre civilisation à son berceau. (Montagne 1930 : 35)

23Cette vision annihile toute considération pour l’Autre. Sans avoir ni la volonté de nuire, ni celle de dominer systématiquement, les savants de la période coloniale transportent avec eux cette vision spécieuse où l’altérité est remplacée par l’antériorité : l’Autre est attardé, inférieur, parce qu’il appartient à un autre temps, un autre âge, il est l’archaïque. Persuadés de percevoir le temps mythique de l’Antiquité dans les montagnes ou les oasis, la perte de l’irrémédiable assaille ces hommes de culture.

24En Europe occidentale, la consécration du monument historique et sa préservation sont indissociables de l’avènement de l’ère industrielle où une cohorte de formes toutes faites s’oppose au génie des objets fabriqués manuellement. Les idéologues coloniaux, hommes de plume, sont sensibles à l’idée selon laquelle « l’industrie a remplacé l’art » (Victor Hugo) ; ils sont mobilisés par la force d’une conscience historique particulière et se savent aussi être les instigateurs d’un changement auquel ils aspirent spontanément, au nom du progrès. Mais ce même progrès, ils le redoutent toutefois du fait de leur vision du monde représenté en strates historiques. Ils ont ainsi le sentiment d’être à la fois les premiers découvreurs d’un ordre arrêté qui les fascine, et en même temps les derniers témoins d’un monde inéluctablement voué au bouleversement. On sait aussi que Terrasse s’est souvent heurté à la nouvelle génération d’urbanistes de l’après-guerre. Ses démêlés avec Michel Ecochard (1905-1985) à Marrakech et Casablanca révèlent la position radicale assumée de ceux qui ne supportent pas qu’on porte atteinte à une image savamment construite d’un site arrêté, figé dans l’idéal de perfection de la première génération du Protectorat, inquiète de tout ce qui pourrait venir « altérer gravement la parfaite harmonie de ces régions » (Terrasse 1938 : 5).

Conclusion

25Les pratiques de domination culturelle propres aux situations coloniales invitent à esquisser un premier état des lieux à partir de certaines figures du pouvoir. L’archéologie participe ainsi clairement de la construction d’une science coloniale dont les principaux acteurs se placent dans une perspective à la fois scientifique et idéologique. Le cas rapidement exposé ici est à cet égard emblématique. Toutefois, au-delà des impensés et des occultations, il y a aussi une réelle stratégie de la part de celui qui va se placer comme le premier grand historien du royaume. Henri Terrasse, directeur du Patrimoine, élabore un discours recevable qui permet de placer les sites suffisamment haut pour pouvoir ensuite convaincre le pouvoir colonial et la métropole de financer fouilles et sauvetages. Formé dans le champ français de la protection du patrimoine – l’un des plus pointus à ce moment-là –, il initie et encourage des travaux d’inventaire, de classement et, dès qu’il le peut, de fouilles et de sauvetages, mettant à notre disposition une documentation d’une richesse exceptionnelle sur l’ensemble du Maroc. La dimension constructive et stratégique de l’homme ne doit pas nous échapper, dans la mesure où elle explique aussi en partie les réserves scientifiques que peuvent susciter ses textes. Méthodique, à la fois homme de terrain et homme d’action, homme de contact et d’expérience, Terrasse est un érudit qui connaît parfaitement les rouages du système et essaiera toujours de formaliser les procédures d’inscription et de restauration de façon pérenne. En contact permanent avec ceux qu’il a formés avec d’autres à l’Ihem, Terrasse connaît bien les régions et est tenu informé des besoins et des urgences. Il est aussi placé dans la posture de celui qui écoute pour proposer, pour identifier et conserver. Dans les archives de la Résidence générale, on découvre qu’il provoque de nombreuses commissions pour examiner les difficultés rencontrées sur le plan financier par l’Inspection des monuments historiques et permettre de démultiplier les actions patrimoniales. La procédure de classement investie de l’autorité de l’État est alors centralisée et sous contrôle, en métropole, du ministère de l’Intérieur et, au Maroc, des Affaires indigènes. Autant dire que la structure est opérante. De 1935 à la fin du Protectorat, du nord au sud du pays, ses classements sont nombreux et ses sauvetages providentiels (mosquée de la Karawiyine de Fès, Koubba Mourabitine de Marrakech notamment) ; il fait également en sorte que se développent de nombreux chantiers de fouilles dans tout le pays.

26Aujourd’hui, des liens perdurent entre l’École de Rome et le Maroc, et de multiples codirections de recherches transnationales sont venues remplacer la poignée d’hommes chevronnés qui ont souvent opéré seuls pendant le Protectorat. À travers de nouveaux sites et avec des méthodes inspirées par d’autres exigences, les premiers travaux archéologiques dans le royaume sont relus de façon critique à la lumière des acquis récents (fig. 1 et 2 et 3). Certains de ces chantiers laissés en friche depuis la colonisation sont repris et approfondis, selon une approche moins réductrice qui ouvre des pistes nouvelles, axées toujours sur les problématiques de l’histoire méditerranéenne, mais aussi insérées dans le réseau comparatif de grands sites régionaux ou des grandes routes commerciales, sur terre comme sur mer.

Fig 1a

Fig 1a

Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El‑Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du hammam, avant et après restauration. Au moment où les travaux de fouilles archéologiques ont été entamés en juin 2005, le hammam menaçait de s’écrouler. Parallèlement aux fouilles, un programme de protection a été lancé pour à la fois respecter l’intégrité historique du bâtiment ainsi que ses matériaux de construction originels, et le conforter. Inscrit depuis dans la liste du patrimoine national, le hammam d’Aghmat est l’un des plus grands du monde musulman d’Occident à ce jour identifiés. 2006-2010

clichés © R. Messier, © A. Fili

Fig. 1b

Fig. 1b

Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El‑Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du hammam, avant et après restauration. Au moment où les travaux de fouilles archéologiques ont été entamés en juin 2005, le hammam menaçait de s’écrouler. Parallèlement aux fouilles, un programme de protection a été lancé pour à la fois respecter l’intégrité historique du bâtiment ainsi que ses matériaux de construction originels, et le conforter. Inscrit depuis dans la liste du patrimoine national, le hammam d’Aghmat est l’un des plus grands du monde musulman d’Occident à ce jour identifiés. 2006-2010

27clichés © R. Messier, © A. Fili

Fig. 2

Fig. 2

Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El-Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du Palais. 2008-2011. La campagne de 2011 a permis la mise au jour d’un niveau d’occupation remontant au xiie  siècle probablement d’époque almoravide, période où la ville jouait le rôle de capitale de l’Empire, avant la fondation de Marrakech (v. 1070). Ces fouilles, portées par une nouvelle génération de chercheurs marocains et étrangers, sont sous-tendues par des problématiques et des méthodes renouvelées qui dépassent nécessairement les résultats de l’époque coloniale. La période islamique du Maroc pour les complexes urbains est désormais mieux connue

clichés © R. Messier, © A. Fili et leur équipe

Fig. 3

Fig. 3

Stucs découverts dans les décors du palais et de la mosquée d’Aghmat. Objets céramiques à glaçure dite de la cuerda seca – basée sur l’utilisation d’un trait de manganèse mat séparant des glaçures colorées opacifiées – découverts dans le palais d’Aghmat très probablement de fabrication locale. 2006-2011

clichés © R. Messier, © A. Fili et leur équipe

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Bibliographie

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Winckelmann, J. J. 1789. Histoire de l’art chez les Anciens. Paris, 3 vol.

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Table des illustrations

Titre Fig 1a
Légende Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El‑Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du hammam, avant et après restauration. Au moment où les travaux de fouilles archéologiques ont été entamés en juin 2005, le hammam menaçait de s’écrouler. Parallèlement aux fouilles, un programme de protection a été lancé pour à la fois respecter l’intégrité historique du bâtiment ainsi que ses matériaux de construction originels, et le conforter. Inscrit depuis dans la liste du patrimoine national, le hammam d’Aghmat est l’un des plus grands du monde musulman d’Occident à ce jour identifiés. 2006-2010
Crédits clichés © R. Messier, © A. Fili
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Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Fig. 1b
Légende Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El‑Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du hammam, avant et après restauration. Au moment où les travaux de fouilles archéologiques ont été entamés en juin 2005, le hammam menaçait de s’écrouler. Parallèlement aux fouilles, un programme de protection a été lancé pour à la fois respecter l’intégrité historique du bâtiment ainsi que ses matériaux de construction originels, et le conforter. Inscrit depuis dans la liste du patrimoine national, le hammam d’Aghmat est l’un des plus grands du monde musulman d’Occident à ce jour identifiés. 2006-2010
URL http://nda.revues.org/docannexe/image/1166/img-2.jpg
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Titre Fig. 2
Légende Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El-Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du Palais. 2008-2011. La campagne de 2011 a permis la mise au jour d’un niveau d’occupation remontant au xiie  siècle probablement d’époque almoravide, période où la ville jouait le rôle de capitale de l’Empire, avant la fondation de Marrakech (v. 1070). Ces fouilles, portées par une nouvelle génération de chercheurs marocains et étrangers, sont sous-tendues par des problématiques et des méthodes renouvelées qui dépassent nécessairement les résultats de l’époque coloniale. La période islamique du Maroc pour les complexes urbains est désormais mieux connue
Crédits clichés © R. Messier, © A. Fili et leur équipe
URL http://nda.revues.org/docannexe/image/1166/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,9M
Titre Fig. 3
Légende Stucs découverts dans les décors du palais et de la mosquée d’Aghmat. Objets céramiques à glaçure dite de la cuerda seca – basée sur l’utilisation d’un trait de manganèse mat séparant des glaçures colorées opacifiées – découverts dans le palais d’Aghmat très probablement de fabrication locale. 2006-2011
Crédits clichés © R. Messier, © A. Fili et leur équipe
URL http://nda.revues.org/docannexe/image/1166/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 575k
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Pour citer cet article

Référence papier

Salima Naji, « Archéologie coloniale au Maroc, 1920-1956 : civiliser l’archaïque », Les nouvelles de l'archéologie, 126 | 2011, 23-28.

Référence électronique

Salima Naji, « Archéologie coloniale au Maroc, 1920-1956 : civiliser l’archaïque », Les nouvelles de l'archéologie [En ligne], 126 | 2011, mis en ligne le 30 décembre 2014, consulté le 12 août 2016. URL : http://nda.revues.org/1166 ; DOI : 10.4000/nda.1166

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Auteur

Salima Naji

Docteur en anthropologie de l’Ehess (École des hautes études en sciences sociales), architecte DPLG, Rabat (Maroc)
najisalima@hotmail.com

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Droits d’auteur

© FMSH

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