Navigation – Plan du site

AccueilNuméros139Actualités scientifiquesUn automne à PinceventLe campemen...

Actualités scientifiques

Un automne à Pincevent
Le campement magdalénien du niveau IV201

Michèle Julien et Claudine Karlin
p. 5-11

Résumés

Depuis 1964, date de la découverte du site magdalénien de Pincevent par l’équipe d’A. Leroi-Gourhan, les méthodes de fouilles et d’analyse des données ont évolué. C’est ainsi que nous avons pu mettre en évidence, sur le niveau IV20, l’existence d’un campement s’étendant sur près de 5000 m2 qui nous permet de reconstituer la vie des chasseurs de rennes d’il y a 13 000 ans. L’étude, résolument palethnologique se fonde à la fois sur une description des faits archéologiques et sur une interprétation enrichie par les données ethnoarchéologiques. Un faisceau d’indices suggère la présence de quatre familles représentant une trentaine de personnes. L’analyse de l’organisation et de la fonction de la vingtaine d’unités d’occupation concerne d’abord les quatre résidences centrales puis les ateliers techniques périphériques. Des propositions sont faites sur la nature des rapports sociaux entre les familles de chasseurs qui paraissent avoir obéi à un individu particulier dont l’expérience permettait sans doute d’orienter les stratégies de chasse.

Haut de page

Entrées d’index

Index géographique :

France

Index chronologique :

Magdalénien
Haut de page

Texte intégral

La lente maturation des méthodes

  • 1 La publication de cet ouvrage collectif en juillet 2014 a correspondu à l’anniversaire des 50 ans d (...)

1Le 5 mai 1964, Michel Brézillon partait avec une petite équipe évaluer un site que les travaux d’une sablière étaient en train de faire disparaître entre Fontainebleau et Montereau. La découverte fut immédiatement évaluée à sa juste valeur. André Leroi-Gourhan venait de trouver ce dont il rêvait. Mêlant sa formation d’archéologue et d’ethnologue, fort aussi de sa connaissance de l’archéologie russe, il souhaitait sortir des habitats en grotte, comme Arcy-sur-Cure (Yonne), où les occupations contraintes par les parois rocheuses constituent des palimpsestes difficiles à déchiffrer, pour observer des habitats de plein air où les activités, pensait-il, devaient pouvoir se développer librement dans l’espace. En l’occurrence, il s’agissait d’une succession d’occupations magdaléniennes sur les bords de la Seine.

2Ce fut d’abord l’exploitation de ce qui allait devenir l’Habitation n° 1 et sa rapide publication (Leroi-Gourhan & Brézillon 1966). Y ont été précisées les méthodes de fouille par décapage extensif et celles d’enregistrements au service d’une vision large de l’occupation préhistorique. Lors de l’analyse, des remontages ont été entrepris sur les déchets de silex et leurs nucléus ; ils sont vite devenus systématiques dans l’analyse des occupations de Pincevent. A. Leroi-Gourhan cherchait, à travers la microchronologie ainsi restituée, à retrouver la dynamique des dépôts dans l’espace. L’étude des nucléus reconstitués a en même temps permis l’analyse des schémas de production magdaléniens. C’est pour permettre de décrire ces séquences de taille reconnues qu’a été ensuite adapté le concept de chaîne opératoire emprunté aux ethnologues (Karlin et al. 1991).

3Alors que d’autres endroits du terrain, égratignés par les scrapers, étaient fouillés, il paraissait impossible dans cette argile apparemment homogène de distinguer les niveaux magdaléniens et donc de préciser une chronologie entre les différentes aires mises au jour. Il fallut attendre 1973 pour que des relevés de coupes au latex (Orliac 1975) permettent de repérer des niveaux. Vingt-trois d’entre eux, au moins, sont aujourd’hui identifiés, certains connus sur quelques mètres carrés, d’autres sur de plus larges surfaces.

4Le niveau IV20 est celui qui fut le plus largement exploré, livrant sur 4 500 m2 plus d’une douzaine de concentrations de vestiges séparées par des espaces dégagés. Le décapage de ce niveau s’est développé sur plus de trente années, ce qui a entraîné une évolution dans la qualité de l’information, même si celle-ci, grâce aux méthodes mises en place, fut dès le départ suffisamment bonne pour que, des années après, les dossiers d’enregistrement restent toujours une source précise de renseignements à mesure qu’évoluaient nos questionnements.

  • 2 Nous entendons par unité toute concentration de vestiges centrée sur un foyer.

5En 1972, une publication concerna deux unités2 adjacentes de ce niveau, V105 et T112, ainsi que l’unité proche L115, mises au jour dans la section 36 du terrain (Leroi-Gourhan & Brézillon 1972). Elle permit à A. Leroi-Gourhan de préciser son « modèle théorique » d’organisation d’une habitation magdalénienne. Par la suite, deux thèses furent consacrées à d’autres espaces du même niveau. Sur l’unité d’habitation M89 de la section 27, S. Ploux (1989) s’est attachée à donner une identité aux individus tailleurs à partir d’une reconnaissance de leurs compétences. Puis P. Bodu (1993), à travers l’analyse de plusieurs unités dispersées au sud des trois déjà publiées, démontra l’investissement raisonné d’un espace technique par des tailleurs provenant de différentes unités. Il mit aussi en évidence leurs compétences variées et leurs capacités d’adaptation à la qualité moyenne des blocs de silex.

6Parallèlement aux fouilles, des expérimentations systématiques ont accompagné l’évolution des idées. C’est sans doute la taille du silex qui a permis de tester des hypothèses au plus près de la réalité des faits. De même, des tests sur l’usage des foyers (Julien 1984) puis sur leur temps d’utilisation (March 1995) ont permis de mieux comprendre la diversité des activités réalisées. Plusieurs types de reconstitutions de tentes grandeur nature ont été proposés, ce qui a conduit à reculer l’implantation que A. Leroi-Gourhan imaginait d’abord s’ouvrir à l’aplomb du foyer (Julien et al. 1987). Enfin, un programme d’enquêtes chez les chasseurs et éleveurs de renne de Sibérie fut mis en place dès 1995. Il avait, entre autres, pour objectif de tempérer notre ethnocentrisme dans l’élaboration des hypothèses, d’ouvrir le champ de notre expérience afin de permettre un questionnement mieux adapté à la compréhension d’un matériel abandonné par des nomades chasseurs de rennes (David & Karlin 2010 ; Karlin & Julien 2012).

7La reconnaissance d’un véritable campement sur le niveau IV20 s’affirma peu à peu grâce aux indications fournies par divers types de remontages effectués avec les éléments de silex, de pierres chauffées ou de quartiers de rennes. Les raccords montrèrent en effet que toutes les concentrations dégagées sur ce niveau étaient reliées entre elles, confirmant leur contemporanéité. Si l’on avait pu supposer un instant que quelques semaines pouvaient séparer les occupations, les nouveaux arrivants empruntant des lames de silex ou des pierres dans les dépôts laissés à l’air libre, il n’était plus possible d’envisager ce décalage avec les transports de viande entre unités (Enloe & David 1989). D’après la circulation des éléments, dans un sens et dans l’autre, il devint alors possible d’envisager l’existence d’un campement où les occupants se déplaçaient entre les unités, en habitant certaines, se retrouvant en d’autres endroits pour échanger, travailler, discuter.

Un campement d’automne pour la chasse aux rennes

8Par son étendue et la masse de données fournies, ce campement, composé d’une douzaine de grandes concentrations de vestiges, est sans doute tout à fait exceptionnel pour le Paléolithique.

Les activités

9D’après l’âge et le sexe des 80 rennes abattus au cours du séjour, on sait que la chasse eut lieu en automne, dès que les premiers froids eurent incité les troupeaux à migrer vers leurs pâturages d’hiver. Le nombre des animaux dont les restes sont répartis sur le sol du campement et la mise en évidence de transports et d’échanges de quartiers de viande entre les occupations indiquent que les opérations de chasse devaient être collectives et suivies d’un partage.

10Pour installer leur campement et développer leurs activités liées au traitement du gibier abattu, les Magdaléniens ont rapporté des bords du fleuve 800 kg de pierres. Les unes ont servi à l’aménagement des foyers ; d’autres, gros blocs ou grandes dalles, ont été utilisées comme mobilier. Ils ont aussi sélectionné de très nombreux galets arrondis, aisément manipulables, utilisés selon le poids ou la matière, comme percuteurs pour le silex, molettes pour les colorants ou lissoirs pour la peau. C’est aussi dans les alluvions de la Seine que les Magdaléniens ont ramassé près de 300 kg de rognons de silex. Bien que la taille ait représenté une activité secondaire, les occupants avaient besoin de couteaux et d’outils de types divers pour le travail des matières animales. Ils ont taillé, en outre, de très nombreuses petites lamelles afin d’en faire des barbelures fixées sur le fût des pointes de sagaie en bois de renne utilisées pour la chasse.

11Au total, celle-ci a produit près de quatre tonnes de matières consommables. Les occupants ont certainement profité de cette abondance pour consommer sur place viande et graisse ainsi que ce qui se conservait le moins bien, moelle et abats. En même temps, ils ont dû préparer des réserves pour l’hiver à venir. L’abattage d’automne fournit aussi de précieuses matières pour l’équipement : les ramures débitées pour fabriquer des pointes de sagaie et des bâtons percés, les os utilisés pour des aiguilles ou des poinçons et les tendons pour faire du fil, enfin les peaux qui servent à la confection des vêtements, de la literie et à la couverture des abris. La plupart de ces tâches ont été effectuées sur place mais il semble que des pièces préparées mais non terminées aient été emportées.

L’organisation du campement

12Pour aborder ce très vaste espace d’occupation, nous avons identifié des ensembles de secteurs de densités différentes, séparés par des espaces plus ou moins vides. L’Ensemble central est constitué de quatre unités, chacune centrée sur un grand foyer ; elles regroupent plus des deux tiers des vestiges avec une forte présence des restes de faune et des lamelles à dos (en rapport avec la confection des armes). Dans les trois Ensembles périphériques, au contraire, les outils domestiques en silex et les outils sur galets sont proportionnellement plus nombreux (fig. 1).

Fig. 1

Fig. 1

Plan général du campement du niveau IV20

(M. Hardy)

13De plus, les unités de l’Ensemble central montrent une distribution asymétrique marquée par une zone relativement vide d’un côté du foyer et, de l’autre, une vaste zone de dépotoir qui témoigne d’un entretien de l’espace de vie quotidien (fig. 2), alors que les unités des Ensembles périphériques affichent une répartition concentrique des aires d’activité où se mêlent outils et déchets de fabrication.

14Ces observations nous ont conduits à considérer les quatre unités qui composent l’Ensemble central comme des unités de résidence, alors que les autres devaient être des ateliers aux fonctions diverses qui, d’après les liaisons, dépendaient des habitations.

Fig. 2

Fig. 2

L’unité de résidence 27-M89. On remarque la zone d’activité autour du foyer, l’espace plus vide à l’ouest, la zone de dépotoir à l’est

(M. Hardy)

L’identification des occupants

15Le nombre des occupants du campement correspond à la somme de ceux des quatre unités de résidence, responsables des activités développées dans les ateliers périphériques. Ces quatre habitations ne semblent pas abriter le même nombre d’individus : V105 est de loin la plus importante en nombre de vestiges, alors que T112 et M89 sont plus ou moins comparables et que l’unité 18-E74 paraît plus réduite.

16Les occupants les plus faciles à identifier par la nature de leurs activités sont les tailleurs de silex. Il est possible de distinguer trois niveaux de compétence dans la production lithique. Les deux premiers rassemblent des tailleurs qui participent à la production des outils : tailleurs expérimentés maîtrisant la réalisation de leur projet et tailleurs compétents subissant néanmoins les aléas du déroulement de la séquence de débitage. Enfin, on observe des tailleurs incompétents qui n’ont pas encore incorporé toutes les règles. C’est ainsi qu’une leçon de taille a été identifiée en analysant la microstratigraphie d’un petit dépôt lithique : à la base, les essais d’un tailleur maladroit, au-dessus la production d’un tailleur expérimenté qui montre comment gérer un volume, concept abstrait, et indique comment poser le corps pour travailler. Par-dessus, enfin, des essais mieux maîtrisés.

17Les séquences à peine ou non productives des tailleurs incompétents représentent presque un tiers de l’ensemble. Si cette séance d’apprentissage nous semble confirmer la présence de jeunes Magdaléniens, nous pouvons en déduire qu’ils devaient être assez nombreux dans le campement. Ces jeunes, chez lesquels nous pouvons distinguer des adolescents en phase d’apprentissage et des très jeunes en phase d’imitation incohérente, étaient évidemment accompagnés de leur famille, donc de femmes et d’hommes.

18Parce que les tailleurs expérimentés fabriquent les armatures de sagaies avec des barbelures de silex, nous proposons d’y voir des hommes chasseurs. Mais, parmi les tailleurs compétents, nous proposons, contrairement aux présupposés collectifs, d’y voir non seulement des hommes mais aussi des femmes, dans la mesure où celles-ci devaient être capables de fabriquer l’outillage dont elles avaient besoin dans leurs tâches domestiques.

19Ainsi, à partir des niveaux de production lithique, nous avons envisagé l’existence d’une petite quinzaine de tailleurs productifs et d’une dizaine d’apprentis. À ces individus, il faut en ajouter d’autres qui n’ont pas taillé mais ont tenu leur place dans la vie de la communauté, soit une estimation minimale d’environ une trentaine de personnes. Celles-ci se répartiraient, en fonction de la somme des activités, en unités sociales d’importance différente, ce qui donnerait au moins : 2 adultes et 1 ou 2 jeunes en E74, 5 ou 6 adultes et 2 jeunes en M89, 5 ou 6 adultes et 1 jeune en T112 et 8 adultes et 3 jeunes en V105.

L’Ensemble central et les unités de résidence

20L’espace des deux unités de résidence M89 et E74 paraît organisé de la même façon. Par rapport au foyer domestique, entouré d’une aire d’activité et d’un sol ocré, on trouve, vers l’est, le dépotoir constitué de toutes les catégories de vestiges, et à l’ouest un espace plus dégagé. Les tailleurs productifs se sont installés sur la bordure sud du foyer, poste sans doute permanent marqué par une dalle ou un bloc-siège, et ils ont occasionnellement travaillé dans d’autres endroits. Les lamelles à dos standardisées, qui demandent un haut niveau de savoir-faire, sont associées à ce poste de taille : la chaleur devait servir à ramollir la mixture qui fixait les lamelles de silex sur les pointes en bois de renne. En M89, l’accès au feu se trouve sur le bord nord du foyer, dépourvu de pierres : il s’agirait d’un poste de travail d’où une femme pouvait assurer l’entretien du feu, et elle y a aussi taillé des outils avec à ses côtés un très jeune enfant qui tape à tort et à travers. En E74 au contraire, l’accès au feu est situé à côté du poste de taille, comme s’il n’y avait pas eu besoin d’une dissociation spatiale masculin/féminin. Enfin, dans les deux cas, la majorité des outils domestiques se retrouve tout autour du foyer, traduisant des activités tant masculines que féminines. De part et d’autre du chemin vers les dépotoirs, des arcs de vestiges en cordon délimitent deux zones relativement dégagées. Ces endroits ont pu correspondre à l’emplacement symétrique de deux tapis de sol en peau, laissés à demeure et nettoyés en repoussant les déchets vers l’extérieur. Ils auraient permis d’isoler du sol les éléments que l’on traitait.

21Dans la concentration constituée par les deux unités adjacentes V105 et T112, la compréhension de l’organisation du sol est compliquée par leur proximité et la très forte densité des vestiges. On observe que le poste de taille associé au foyer V105 est classiquement placé à l’ouest, alors que celui associé à T112 est en situation opposée. A. Leroi-Gourhan avait proposé, en 1972, l’implantation de deux tentes identiquement placées à l’ouest : c’est l’arrière de la tente de T112 qui aurait contraint l’extension nord/sud des activités de taille de V105. Dans cette hypothèse, les tailleurs de T112, travaillant à l’est de leur foyer, auraient été face à l’entrée de leur habitation, position très inhabituelle. Nous proposons que les postes de taille de ces deux résidences, distants d’environ 7 m, ont été volontairement placés de manière à être en vis-à-vis, ce qui laisserait entendre qu’il n’y avait pas d’obstacle à la vue, donc pas de paroi de tente.

22Dans cette hypothèse, il est alors possible d’expliquer l’existence de deux espaces dégagés, l’un au sud et l’autre au nord, entourés par des arcs de sol colorés par l’ocre. Comme dans les unités précédentes, ils correspondraient à l’emplacement de deux tapis de peau qui auraient protégé le sol. Dans la mesure où ces deux espaces, apparemment traditionnels dans les habitations, se trouvent exactement entre les aires d’activités principales ancrées autour des foyers, il paraît évident qu’il s’agissait de lieux de travail communs aux occupants des deux unités qui ont, par ailleurs, largement partagé les produits de leur chasse.

23Reste la question de l’emplacement des abris par rapport au foyer domestique. Dès 1987, nous avions proposé que, largement ouverts, ils étaient situés à 1 ou 2 m à l’arrière du foyer, laissant aux occupants un espace d’activité en plein air autour du feu. Trois des résidences répondent au modèle proposé, avec une ouverture vers l’est : E74, M89 et V105. Nous avons vu que la tente de T112 ne peut avoir cette même orientation et l’espace n’est pas suffisant à l’ouest pour qu’elle ait été placée en vis-à-vis de celle de V105. Or, il se trouve qu’un autre foyer, installé à 4 m au sud du foyer T112, est entouré par quelques vestiges répartis en arc de cercle sur un diamètre comparable à celui des autres abris. Plusieurs raccords d’objets relient cette aire d’occupation à la zone d’activité de T112 et nous supposons que c’était là qu’était installée la tente de ses occupants. Cette habitation adossée à la pente et ouverte vers le nord aurait alors fait face au fleuve (fig. 3).

Fig. 3

Fig. 3

Plan des résidences avec la position des abris.

(M. Hardy)

Les ensembles périphériques ou aires d’ateliers

24Venant des quatre résidences, les membres du groupe se sont installés plus ou moins loin pour réaliser, seuls ou avec d’autres, un certain nombre d’activités complémentaires dans les espaces périphériques du campement.

25L’Ensemble sud comprend six unités à la fonction clairement technique, correspondant à des pôles d’activités répétées ou occasionnelles. Ces installations à l’écart des résidences peuvent être expliquées par un besoin d’espace afin de ne pas encombrer l’espace domestique proprement dit, mais aussi par la nécessité d’adapter l’usage de la chaleur par diverses manipulations qu’on ne saurait réaliser dans le foyer domestique. Les individus ont circulé d’un atelier à l’autre, organisant leur poste de travail ou utilisant une structure déjà en place. La plus isolée à l’est pourrait être une aire de séchage et de préparation des grandes peaux. Quelques petits foyers répartis tout autour paraissent avoir été allumés par de jeunes individus qui se sont essayé à la taille (fig. 4). Dans cet ensemble, l’activité de taille a été prépondérante. Bien que des liaisons l’associent au reste du campement, il semble s’agir de la dépendance d’une unité d’habitation disparue dans l’exploitation de la sablière. Ce qui nous confirme que le campement devait s’étendre vers l’ouest, alors que nous en aurions la limite à l’est.

Fig. 4

Fig. 4

L’ Ensemble sud avec une figuration des activités reconnues dans les différents ateliers

(M. Hardy)

26L’Ensemble nord, situé dans la partie la plus basse du campement, est sans doute en rapport avec la proximité de l’eau. Contrairement à l’Ensemble sud, les foyers sont inclus dans une même nappe de dépôts. Trois d’entre eux ont été installés en triangle de manière à ce que les opérateurs se regardent, délimitant ainsi une large zone commune de travail. Beaucoup de tronçons de bois de renne y ont été transformés et des hampes en bois végétal y ont sans doute été préparées. Des restes de petits poissons écrasés sous des galets broyeurs pourraient avoir servi à faire de la colle. Il s’agit d’un lieu de travail collectif réservé à la confection d’éléments d’armes de chasse (fig. 5).

Fig.5

Fig.5

L’Ensemble nord avec une figuration des activités reconnues

(M. Hardy)

Les relations entre les familles

27Bien que les mêmes catégories de vestiges soient présentes partout, leur représentation relative diffère d’une résidence à l’autre. Par exemple, le nombre des témoins relatifs à la chasse (pointes de sagaie et barbelures de silex) est nettement plus important en M89 qu’en T112, où celui des rennes est proportionnellement plus élevé. Il semble donc y avoir, en M89, un déficit de rennes par rapport au nombre d’armes et en T112 une surabondance, ce qui suggère que les quartiers apportés en M89 ont été, à un certain moment, plus nombreux.

28Les liens qui unissent les quatre résidences ne sont pas identiques et, selon le nombre et la nature des échanges, on distingue deux types de réseaux. Entre les familles « V105 » et « T112 », les mouvements des occupants avec la mise en commun des tâches domestiques et la circulation de nourriture sur un territoire commun témoignent sans ambiguïté d’une étroite complémentarité sociale. Cependant, malgré les liens qui les unissent, il n’est pas certain qu’ils aient eu le même statut social. La position de l’abri de V105, ouvert traditionnellement à l’est et directement associé à l’aire commune d’activité domestique, paraît en retrait par rapport à celui de l’autre famille, installé à quelque distance. Un réseau analogue de relations – éléments de silex principalement – apparaît entre les familles « M89 » et « E74 », bien que leurs résidences voisines soient séparées. D’après la nature des échanges, elles auraient pu partager un même statut dominant, moins affirmé toutefois pour la famille « M89 », qui entretenait sans doute un rapport de filiation avec la famille « E74 » plus réduite.

29Entre les familles « M89 » et « V105/T112 », les échanges concernent surtout des morceaux de rennes, puisque trois partages au moins ont été identifiés. Si l’on admet que le nombre de quartiers reçus par les chasseurs de M89 était plus élevé que celui correspondant aux restes retrouvés dans l’unité, on peut voir dans ce transport de morceaux un don de leur part. Il en serait de même entre les familles « E74 » et « V105/T112 », dans la mesure où l’on observe un schéma identique de redistribution de morceaux de renne.

30Si vraiment les familles « M89 » et « E74 » ont donné des morceaux à la famille « T112 », cela voudrait dire qu’elles lui reconnaissaient un statut particulier. Notre hypothèse est que l’excellent tailleur, producteur de grandes lames, qui occupe l’unité T112 était moins actif à la chasse, puisque le nombre des armes y est plus réduit qu’ailleurs. Mais pour que les autres familles lui fassent des dons de nourriture, il devait avoir un certain prestige. Et nous imaginons qu’une grande expérience lui était reconnue, ce qui faisait de lui l’organisateur des stratégies de chasse. L’ouverture de sa tente en direction du fleuve aurait, en conséquence, été destinée à mieux pouvoir surveiller les mouvements des troupeaux de rennes traversant le cours d’eau. L’hypothèse du statut particulier de cet homme est renforcée par son installation en tête de l’alignement des autres tentes, comme on peut l’observer encore de nos jours dans certains campements Sibériens (Karlin & Julien 2012). C’est pourquoi nous avons proposé de considérer cet individu comme le chef de la communauté, avec lequel les autres familles du campement devaient entretenir des relations d'allégeance, par liens de sang ou d'alliance. Et nous l’avons appelé « Celui-qui-sait ».

Une unité particulière

31L’analyse de l’unité L115, établie à quelques mètres à l’arrière de la résidence du tailleur de T112, nous paraît confirmer cette hypothèse. Cette unité est singulière : peu de matériel, un foyer vide entouré de grandes dalles et une organisation des dépôts inversée par rapport aux autres unités, avec une zone relativement vide à l’est et une sorte de dépotoir à l’ouest. La seule séquence de taille réalisée, l’une des plus élaborées du campement, pourrait être l’œuvre de « Celui-qui-sait ». Et, comme auprès du foyer T112, le poste de taille est placé à l’est.

32Cette unité entretient des relations avec toutes les habitations. Les occupants ont non seulement apporté de chacune des résidences un certain nombre d’outils de silex mais ils ont aussi contribué à l’aménagement du foyer en fournissant les dalles qui en constituent la bordure de taille exceptionnelle. À l’inverse, chacun a emporté quelques lames issues du beau débitage réalisé par « Celui-qui-sait » vers son habitation, alors qu’il y avait un tailleur expérimenté dans toutes les familles. Cet espace central du campement, qui paraît avoir rassemblé le groupe autour du chef de la communauté, nous paraît donc avoir eu une fonction particulière, sociale et peut-être cérémonielle.

Conclusion

33Ainsi, au cours d’un automne du xiiie millénaire avant notre ère, plusieurs familles se sont rassemblées afin de chasser ensemble au moment de la migration des rennes. L’action conjuguée des tireurs et des rabatteurs a permis d’abattre 80 rennes environ, dans l’objectif de stocker de la nourriture pour l’hiver à venir et de reconstituer un équipement en bois de renne et en peaux. Dans un premier temps, chaque famille a reçu en partage une partie de la chasse, et une redistribution a entretenu ensuite des relations sociales.

34La mise en commun des activités appelait une organisation dont la cohérence devait être orchestrée par un maître d’œuvre, et de nombreux indices nous ont permis d’attribuer ce rôle à « Celui-qui-sait ». L’image de la société magdalénienne apparaît alors plus complexe que ce que nous avions tendance à attendre. Ainsi que l’a écrit Alain Testart (2012) : « Comme la richesse matérielle ne joue aucun rôle dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, ce sont des sociétés sans inégalités économiques. Mais pas des sociétés “égalitaires” ».

Haut de page

Bibliographie

Bodu P. 1993. Analyse typo-technologique du matériel lithique de quelques unités du site magdalénien de Pincevent (Seine-et-Marne). Applications spatiales, économiques et sociales, Thèse de doctorat, Université de Paris 1, 3 vol. [http://hal.archives-ouvertes.fr/index.php ?halsid=tc3nkqe6ne2j04c3alpgrqf190&view_this_doc=tel-00577069&version=1].

Collectif. 2014. Pincevent (1964-2014). 50 années de recherches sur la vie des Magdaléniens, Paris, Société préhistorique française.

David F. & Karlin C. 2010. « De l’ethnologie préhistorique à l’ethno-archéologie », in : F. Cousin & Ch. Pelras (dir.), Matières, manières et sociétés, hommage à Hélène Balfet , Université de Provence : 153-163.

Enloe J.G. & David F. 1989. « Le remontage des os par individu : le partage du renne chez les Magdaléniens de Pincevent (La Grande-Paroisse, Seine-et-Marne) », BSPF, t. 86, n° 9 : 276-281.

Julien M. 1984. « L’usage du feu à Pincevent », in : H. Berke, J. Hahn und C.J. Kind (Hrsg.), Jungpaläolithische Siedlungsstrukturen in Europa, Tübingen, Archaeologia Venatoria-Institut für Urgeschichte der Universität : 161-168.

Julien M., Karlin C., Bodu P. 1987. « Pincevent : où en est le modèle théorique aujourd’hui ? », in : « Hommage de la Société préhistorique française à A. Leroi-Gourhan », BSPF, Études et Travaux, t. 84, n° 10-12 : 335-342.

Julien M. & Karlin C. (dir.). 2014. Un automne à Pincevent. Le campement magdalénien du niveau IV20, Paris, SPF (Mémoire LVII de la SPF).

Karlin C., Bodu P., Pélegrin J. 1991. « Processus techniques et chaînes opératoires, comment les préhistoriens s’approprient un concept mis au point par les ethnologues », in : H. Balfet (dir.), Observer l’action technique. Des chaînes opératoires pourquoi faire ?, Paris Cnrs : 101-117.

Karlin C. & Julien M. 2012. « Les campements de Pincevent : entre archéologie et anthropologie », in : N. Schlanger & A.-M. Taylor (dir.), La Préhistoire des autres : perspectives archéologiques et anthropologiques, Paris, La Découverte : 185-200.

Leroi-Gourhan A. & Brézillon M. 1966. « L’habitation magdalénienne n° 1 de Pincevent près Montereau (Seine-et-Marne) », Gallia préhistoire, 9-2 : 263-371.

Leroi-Gourhan A. & Brézillon M. 1972. Fouille de Pincevent. Essai d’analyse ethnographique d’un habitat magdalénien (le section 36), Paris, Cnrs (supplément à Gallia préhistoire, 7), 2 vol.

March R. 1995. Méthodes physico-chimiques appliquées aux structures de combustion préhistorique, Thèse de doctorat, université de Paris 1, 3 vol.

Orliac M. 1975. « Empreinte au latex des coupes du gisement magdalénien de Pincevent, technique et premiers résultats », BSPF, t. 72, n° 9 : 274-276.

Ploux S. 1989. Approche archéologique de la variabilité des comportements techniques individuels. Les tailleurs de l’unité 27-M89 de Pincevent, Thèse de doctorat, université Paris X Nanterre [http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00761111].

Testart A. 2012. Avant l’histoire : l’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines).

Haut de page

Notes

1 La publication de cet ouvrage collectif en juillet 2014 a correspondu à l’anniversaire des 50 ans du site de Pincevent (Julien & Karlin 2014). Un petit livret illustré retrace l’histoire des fouilles pendant ce demi-siècle (Collectif 2014).

2 Nous entendons par unité toute concentration de vestiges centrée sur un foyer.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Fig. 1
Légende Plan général du campement du niveau IV20
Crédits (M. Hardy)
URL http://journals.openedition.org/nda/docannexe/image/2939/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 708k
Titre Fig. 2
Légende L’unité de résidence 27-M89. On remarque la zone d’activité autour du foyer, l’espace plus vide à l’ouest, la zone de dépotoir à l’est
Crédits (M. Hardy)
URL http://journals.openedition.org/nda/docannexe/image/2939/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 632k
Titre Fig. 3
Légende Plan des résidences avec la position des abris.
Crédits (M. Hardy)
URL http://journals.openedition.org/nda/docannexe/image/2939/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 580k
Titre Fig. 4
Légende L’ Ensemble sud avec une figuration des activités reconnues dans les différents ateliers
Crédits (M. Hardy)
URL http://journals.openedition.org/nda/docannexe/image/2939/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 864k
Titre Fig.5
Légende L’Ensemble nord avec une figuration des activités reconnues
Crédits (M. Hardy)
URL http://journals.openedition.org/nda/docannexe/image/2939/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 733k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Michèle Julien et Claudine Karlin, « Un automne à Pincevent
Le campement magdalénien du niveau IV20
 »
Les nouvelles de l'archéologie, 139 | 2015, 5-11.

Référence électronique

Michèle Julien et Claudine Karlin, « Un automne à Pincevent
Le campement magdalénien du niveau IV20
 »
Les nouvelles de l'archéologie [En ligne], 139 | 2015, mis en ligne le 30 avril 2015, consulté le 03 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/nda/2939 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nda.2939

Haut de page

Auteurs

Michèle Julien

CNRS, UMR 7041 Archéologies et Sciences de l’Antiquité ArScAn-Ethnologie préhistorique,
michele.julien@mae.u-paris10.fr

Articles du même auteur

Claudine Karlin

CNRS, UMR 7041 Archéologies et Sciences de l’Antiquité ArScAn-Ethnologie préhistorique,
claudine.karlin@mae.u-paris10.fr

 

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

© FMSH

Haut de page
  • Logo Éditions de la Maison des sciences de l'homme
  • DOAJ - Directory of Open Access Journals
  • Revue soutenue par l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS
    CNRS - Institut national des sciences humaines et sociales
  • OpenEdition Journals
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search