Soutenir les structures cliniques

Le 30 septembre 2016 j’ai soutenu à Paris 7 ma thèse « Les contributions de Freud et Lacan à la théorie des structures cliniques. Des fondements généalogiques aux débats en psychopathologie », dirigée par M. le Pr François Sauvagnat. Ce billet contient la présentation que j’ai fait devant le jury.

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1. Ouverture – Salutations

M. le président du jury, Pr Paul-Laurent Assoun,
MM. les pré-rapporteurs, Pr Jean-Claude Maleval et Pr Houari Maïdi
MM. les Pr Sidi Askofaré et Néstor Braunstein, membres du jury
M. le Pr François Sauvagnat, directeur de la thèse doctorale dont la soutenance nous rassemble aujourd’hui

C’est avec admiration et joie que je vous salue cet après-midi et vous remercie d’être ici présents, au moment où ma thèse sera discutée et soutenue. Moment aussi de reconnaître publiquement l’influence que vos travaux de chercheurs reconnus ont exercé sur les efforts de l’investigateur novice que je suis.

M. Assoun, la logique de votre argumentation rigoureuse m’a permis de me nourrir d’une lecture originale et rafraîchissante des textes freudiens et de l’envers anthropologique de la psychopathologie psychanalytique. Chez vous, M. Maleval, j’ai apprécié la finesse des distinctions psychopathologiques autant au niveau des concepts lacaniens fondamentaux que de la clinique du cas des diverses structures nosologiques. M. Maïdi, vos travaux sont porteurs d’une description cohérente de la psychopathologie à toutes les époques de la vie et d’importantes avancées dans la pratique clinique orientée par la psychanalyse et en rapport aussi à la médecine somatique. M. Askofaré, je salue avec respect votre position critique face à certaines interprétations de la pensée de Lacan – que j’ai, hélas, seulement retrouvé lors de la clôture de ma thèse – et la solidité de votre ancrage épistémologique. M. Braunstein, j’ai toujours été touché par votre effort vivant pour introduire et développer l’enseignement de Lacan dans le pays qui m’a vu venir au monde et m’a formé avant le doctorat ; ainsi que par votre dénonciation acharnée de la bio-politique se cachant dans la nosographie contemporaine. M. Sauvagnat, je ne vous remercierai jamais assez pour votre sérieux et engagé travail de direction de thèse, tout en posant des questions inattendues qui peuvent relancer la pensée, ainsi que pour vos apports internationaux dans le domaine des entités psychopathologiques.

 
2. Ma thèse en perspective

À présent j’essaierai de mettre ma recherche doctorale en perspective. L’idée de faire une thèse à propos de la théorie des structures cliniques, autant dans ses fondements généalogiques que par rapport aux débats actuels qui la ciblent, s’est présenté à mon esprit sur plusieurs fronts.

Psychologue clinicien au Mexique, il y a une dizaine d’années j’ai été confronté à la nécessité d’éclaircir la clinique issue tant de ma consultation libérale que de l’activité des étudiants et collègues qui m’avaient été confiés pour la supervision des cas en diverses institutions. Le problème du diagnostic s’avérait déjà crucial à cette époque, et j’étais d’autant plus tiraillé qu’il y en avait eu, dans ma formation universitaire, une « guerre » entre trois postures – les mêmes trois postures que je décris dans l’introduction de mon travail.

C’est-à-dire, une guerre idéologique entre : 1) ceux qui considéraient que le triptyque névrose-psychose-perversion, dérivant naturellement des travaux de Freud et Lacan, restait toujours d’actualité pour poser le diagnostic ; 2) ceux qui le considéraient un outil périmé, auquel on devait réinjecter de la vitalité par la notion de états-limites ou bordeline ; et 3) ceux qui postulaient, sur la base d’une certaine interprétation du dernier Lacan, la démolition de la théorie des structures et condamnait la pensée clinique à une certaine défaillance – car elle ne pourrait que rester toujours dans le cas par cas.

Ne pas se contenter de se ranger acritiquement parmi l’une de ces trois postures exigeait une revue de la littérature à ce sujet. Sauf que, de ce côté, le flou renforçait le refuge dans les idéologies : on avait l’impression que maintes auteurs étaient simplement en train de répéter une tradition orale qui manquait des références les plus élémentaires pour légitimer sa lecture – que celle-ci était pour ou contre la théorie des structures cliniques.

Le chemin que j’ai suivi depuis cinq ans en quête de clarté ne manque pas d’anecdotes. Je n’en retiendrai ici que deux : un livre et un rêve.

Au moment où ma revue préliminaire de la littérature me faisait sombrer dans le flou, j’ai trouvé un ouvrage lumineux, publié à Madrid, qui marqua par la suite la construction de mon projet de recherche : les « Fundamentos de psicopatología psicoanalítica », de José María Álvarez, Ramón Esteban et François Sauvagnat. Après un parcours qui mène le lecteur dès l’histoire de la psychopathologie psychanalytique à l’examen de cinq dimensions minimales qui la composent, le dernier chapitre de ce manuel esquisse quelques raisons cliniques et théoriques pour encourager l’approfondissement de la théorie des structures cliniques. J’ai décidé de relever le défi, et prît ensuite contact avec Pr Sauvagnat, pour le présenter mon projet de thèse.

Trois ans après, les résultats de ma thèse sur les structures manquait d’un plan adéquat pour la rédaction. Vaincu par la fatigue de réfléchir à ce sujet, je me suis endormi très tard un soir, sans avoir abouti à quelque chose de solide. Et voici que je rêve : des feuilles reliées s’ouvrent devant moi et je lis une table des matières composée de trois parties : fondements freudiens, fondements lacaniens, débats en psychopathologie. Ma thèse sur les structures avait enfin trouvé… sa structure ! Sous le conseil de mon directeur, j’ai donné à l’intitulé sa forme actuelle : « Les contributions de Freud et Lacan à la théorie des structures cliniques. Des fondements généalogiques aux débats en psychopathologie ».

La thèse principale que j’essaie de soutenir peut être formulée de cette manière : la théorie des structures cliniques est une interprétation doctrinale légitime de la pensée de Freud et de Lacan. L’objectif général de cette recherche a été alors de spécifier les assises et les enjeux de cette théorie à partir des contributions freudiennes et lacaniennes, afin de déterminer sa pertinence dans les débats psychopathologiques actuels.

 

3. Résultats et ouvertures

Je synthétiserais les résultats de cette investigation en formulant sept constats :

1) D’abord, le constat que la structure clinique est un concept lacanien. Dans ce sens, la thèse vise à produire une désambiguïsation du concept. Car le syntagme « structure clinique » est porteur d’une homonymie trompeuse, qui l’accompagne au long de la littérature analytique. Il a été ainsi possible de préciser, sans ambiguïté, que le concept de structure clinique dont mon intérêt portait était celui établie – grâce aux travaux des analystes du Champ freudien – sous le régime théorique lacanien.

 

2) Deuxième constat : l’origine de la théorie des structures cliniques est en justice attribuée à Freud – même si le concept n’apparaît pas avec cette netteté chez lui. La généalogie du concept nous montre l’usage freudien d’une notion de structure qui accomplie dans ses textes une fonction épistémologique très précise : celle de permettre le passage de certains faits de l’expérience analytique aux conceptions théoriques leur convenant. On trouve alors une application fine de ce point de vue dans la métapsychologie et dans la psychopathologie freudienne. Dans ce dernier domaine, les oppositions binaires névrose-psychose et névrose-perversion sont clairement formalisées ; il faut cependant l’opposition psychose-perversion – de laquelle on localise seulement de petits esquisses dans les dernières années de la vie du psychanalyste viennois.

 

3) Troisièmement, un constat inattendu, à savoir : que l’enseignement du minéralogiste Gustav Tschermak est aux fondements de la pensée freudienne sur la structure psychique. Ce lien a été d’autant plus important à déterminer que la référence à la métaphore minéralogique faisant du psychisme malade un cristal éclaté selon ses lignes de clivage traverse les avancées théoriques des psychanalystes jusqu’à nos jours. Ces trois premiers constats vous les avez retrouvés dans l’introduction et les deux premier chapitres de ma recherche.

 

4) Ensuite – quatrième constat : Du côté des fondements lacaniens, cette investigation a permis de caractériser le retour à Freud en psychopathologie que Lacan effectua depuis les années cinquante. Névrose, psychose et perversion sont à partir de là récupérées comme structures nosologiques et successivement réinterprétées à la lumière de la logique du signifiant, les conséquences de la extraction ou non de l’objet petit a, et enfin la topologie des nœuds et des tresses. On constate toujours chez Lacan une formalisation discontinuiste des structures clinique, où sont préservées les différences structurales entre les névroses, les psychoses et les perversions. Tout cela a était déroulait à l’intérieur des chapitres 3, 4 et 5 de la thèse.

 

5) Comme cinquième constat, on aboutit également à la caractérisation de la théorie des structures de la personnalité, relevant de la psychologie du moi, comme paradigme concourent de la théorie lacanienne des structures cliniques. En effet, quoique ces deux paradigmes partagent nombre de termes théoriques, il s’agit de deux régimes conceptuels qu’il faut différentier – du moment où selon l’avis de Freud, il faudrait se méfier de la notion de « personnalité » dont une certaine psychologie académique fait sa gloire. À sa place, l’utilité clinique de la psychopathologie structurale lacanienne résulte de la centralité des notions de désir et de jouissance dans l’élaboration d’une cartographie de la subjectivité désirante.

 

6) Le constat le plus inattendu a été néanmoins le suivant : Freud et Lacan ont subverti la discipline psychopathologique. C’est vrai que, intuitivement, lors du projet initial de la thèse, j’avais endossé la conception de Álvarez, Esteban et Sauvagnat selon laquelle la psychopathologie présente un minimum de cinq dimensions – soit la nosologie, la nosographie, la séméiologie, l’étiologie et la pathogénie. En appliquant cette grille de lecture aux propos de Freud et Lacan, il est finalement ressorti une série d’opérations à travers lesquelles la psychanalyse accomplit une subversion de la psychopathologie où aucune de ces cinq angles reste le même. Subversion, donc, au sens de Foucault : un vocabulaire qui se retourne contre ses usagers dans le champ psychiatrique. De mon point de vue, l’axe centrale de cette subversion serait l’implication de l’éthique dans l’étiologie.

 

7) Ainsi arrivons-nous au dernier constat : que cette théorie subvertissante des structures cliniques s’avère être la cible actuelle de plusieurs débats – les uns la poussant à une formalisation à chaque fois plus achevée selon un programme d’investigation dont le centre est en ce moment constitué par l’autisme et les psychoses ordinaires – d’autres la voulant remanier afin d accueillir des nouvelles pathologies à la mode ou de démanteler la structure perverse – et d’autres finalement la reniant pour céder aux pressions de l’opérationnalisme en psychologie et psychopathologie. Les regard croisés entre les différentes traditions en psychopathologie psychanalytique, puis entre les enjeux des nosographies descriptives DSM/CIM/PDM et les enjeux de la théorie lacanienne des structures cliniques ont était, en effet, l’objet des chapitres 6 et 7 de ma thèse.

 

Qu’est-ce que m’a appris, en définitive, cette thèse ? Par rapport à mon approche en tant que clinicien, elle m’a permis de passer d’un ancrage relevant de la psychologie du moi et ses structures de personnalité, à un autre relevant de la psychanalyse lacanienne et ses structures cliniques. Et si à présent je devrais donner une définition du concept de structure clinique, je dirais qu’elle est la position spécifique du sujet résultant des paris inconscients qu’il tient dans sa confrontation à la structure du langage. Les coordonnées majeures de cette structure clinique seront de cette manière données par le désir, la castration et la jouissance ainsi que pour une certaine façon de faire avec l’entrelacs des registres imaginaire, symbolique et réel.

 

Quelques points d’inconsistance et quelques implications futures se dérivent aussi pour moi à partir de cette recherche. J’en signalerai trois :

  • Il faudrait à l’avenir ressaisir le rôle que dans la théorie des structures cliniques peuvent jouer des notions transstructurales telles que le traumatisme psychique – entité ambiguë que de nos jours est invoqué dans les discours juridiques, politiques, militaires et médico-psychologiques comme urgence à soigner et même à prévenir. Du point de vue de la psychanalyse lacanienne, comment préciser la dimension éthique – fond de toute causalité subjective – dans la mauvaise rencontre du sujet avec ce réel qui fait trauma ?
  • Le postulat organisateur de notre recherche des fondements freudiens et lacaniens, c’est-à-dire, l’idée de la psychopathologie comme un savoir organisé en cinq dimensions, ne fait nul consensus dans le monde « psy ». On pourrait objecter ce choix en le qualifiant d’arbitraire. Il faudrait, c’est vrai, approfondir le concept de psychopathologie chez Freud et chez Lacan. Au moins on est sûr et certain, cette fois-ci, que ce terme appartient bel et bien à leur lexiques respectifs, et que ce que Lacan affirme depuis le séminaire I est que la découverte freudienne prit la forme d’une psychologie morbide, d’une psycho-pathologie. Quelle est la part des conceptions des traditions allemandes (Wernicke, Heinroth, par exemple) et des traditions françaises (Ribot notamment) dans la notion de psychologie tenue par nos auteurs de référence ?
  • Quelles seraient les coordonnées pour systématiser le devenir de la structure clinique dans la diachronie qui suppose l’histoire personnelle du sujet ? Qu’est-ce que l’enfance, l’adolescence et la vieillesse impliquent par rapport à la structure clinique ? La difficulté de ce point réside notamment dans l’abandon que le concept lacanien de structure clinique fait de toute psychogenèse – ce que dans d’autres conceptions (par exemple Bergeret, Roussillon, Talpin) offre de solutions très originales. Comment les variations diachroniques au long de la vie peuvent être expliquées dans le cadre de la structure clinique ? Quels rôles ont là le fantasme, l’éveil pulsionnel, voire la rupture de certains semblants ?
  • De même, une suite est envisageable pour les débats actuels en psychopathologie du point de vue de la bio-politique. Certes, les questions du pouvoir se cachant derrière le savoir de la psychopathologie descriptive DSM/CIM/PDM ont été touchées de biais. Néanmoins, il s’agit d’un sujet à l’ordre du jour – comme le montrent nombre de publications dont le dernier livre d’Éric Laurent sur la bio-politique et la jouissance –, une thématique dont le questionnement ne laisse pas indifférente la théorie des structures cliniques.

 

En résumé et pour conclure, ces vêpres promettent un avenir au programme de recherche que, avec cette thèse doctorale, a commencé pour moi. Je suis sûr qu’on y reviendra dans la discussion qui suit.

 

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Post-scriptum

Après un débat très riche où n’ont manqué ni les objections sérieuses ni les remarques sur les forces de mon travail, le jury a décidé de m’octroyer le titre de Docteur en psychopathologie et psychanalyse, mention très honorable avec félicitations, à l’unanimité.

Cet événement clôture une investigation de cinq ans et ouvre pour moi un programme de recherches à venir.

De gauche à droite : M Maleval, M Braunstein, M Askofaré, M Sierra, M Sauvagnat, M Assoun et M Maïdi

De gauche à droite : M Maleval, M Braunstein, M Askofaré, M Sierra, M Sauvagnat, M Assoun et M Maïdi

Qu’est-ce qu’un cristal signifiant ?

Le jeu de mots qui intitule ce carnet de recherches s’appuie sur l’expression « cristal signifiant » — apparaissant dans le Séminaire IV de Lacan pour désigner la structure de la phobie du petit Hans.

Dans des billets antérieurs, j’ai commenté la façon dont Freud a fait référence à la cristallographie minérale — qu’il avait étudiée à l’Université auprès du Pr Tschermak — comme modèle d’étayage du savoir psychopathologique. Il s’agit maintenant d’expliciter l’enjeu de Lacan lors de l’utilisation du syntagme en cause, né de la rencontre entre la chimie des cristaux et la logique du signifiant.

D’abord, il sera utile d’éclaircir de quoi il s’agit dans le procès de « cristallisation d’une solution sursaturée ». Cette vidéo nous le montre d’une façon ludique :

Dans l’expérience proposée par les jeunes dans la vidéo, l’événement produisant la cristallisation de la solution sursaturée est le cristal d’acetat de sodium qui se surajoute. Il est ainsi l’agent provocateur d’une réaction qui restructure l’état matériel du réactif chimique. Or, Lacan image sous ce modèle de chimie minéralogique sa logique du signifiant.

Qu’est-ce qu’un signifiant alors ? À la base, cet élément langagier constitue un réseau structurant synchroniquement le matériau du langage, « en tant que chaque élément y prend son emploi exact d’être différent des autres » [1]. En fait, la notion de signifiant chez Lacan s’étend au-delà des simples signifiants verbaux (phonèmes, mots, phrases) : tout ce qui peut se structurer sous le mode du signifiant linguistique viendra alors occuper sa place comme signifiant lacanien. Un signifiant est ainsi « quelque chose qui ne peut en aucun cas être pris à sa valeur faciale. »[2] C’est pourquoi le signifiant n’est pas substantiel, mais le résultat d’un positionnement différentiel par rapport à d’autres signifiants.

Pendant son premier enseignement (c’est-à-dire, à partir de 1953), Lacan fait un retour à Freud par la voie de Lévi-Strauss — duquel reprend et la notion de structure et l’explication de la névrose comme un mythe individuel qui est passible d’analyse structurale. La structure était là entendue comme un ensemble de signifiants covariant ; les manifestations mythiques de la névrose (récits, fantasmes, rêves) posséderaient alors une structure élémentaire à quatre termes livrant pour un cas donné le signifiant de l’impossible où trébuche la vie du sujet.

Dans le fil de ces préalables, Lacan dira dans le Séminaire IV (1956-1957) que le petit Hans développe, « autour du cristal signifiant de sa phobie, sous une forme mythique, toutes les permutations possibles d’un nombre limité de signifiants » [3] — le signifiant cheval constituant le centre énigmatique de cette construction. Celui-ci a eu la même fonction qu’un cristal dans une solution sursaturée – c’est dire, qu’il a été le signifiant autour duquel est venu « s’épanouir, en une sorte d’immense arborescence, le développement mythique en quoi consiste l’histoire du petit Hans. »[4]

À vrai dire, Lacan fait dans cette formulation un écho à l’une des premières théories freudiennes sur la formation du symptôme. À l’intérieur de la « vie de représentations » des hystériques — pensait Freud dans les Études sur l’hystérie de 1895 —, il doit y avoir des éléments capables d’opérer la structuration de la souffrance psychique. Ainsi, sa théorie pathogénique affirme-t-elle : une représentation refoulée peut établir « un noyau et point central de cristallisation » [5] servant à la constitution d’un groupe psychique scindé de la conscience ; à partir de là, ce deuxième groupe jouera le rôle de « cristal provocateur d’où part […] une cristallisation qui autrement n’aurait pas eu lieu » [6].

Soit par rapport à des représentations inconscientes (Freud), soit par rapport à des signifiants (Lacan), la chimie des cristaux a trouvé ainsi une fonction de modèle pour l’explication psychopathologique en psychanalyse. L’avantage de la formulation lacanienne consiste à rendre compte aussi du modus operandi de la cure analytique : celle-ci produit en effet une « prolifération mythique » [7] permutant les éléments de la structure — jusqu’à ce que le signifiant de l’impossible se résout « par l’exhaustion de toutes les formes possibles d’impossibilités rencontrées dans la mise en équation signifiante de la solution. »[8]

 

Références

[1] Jacques Lacan, « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse [1955] », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 414.

[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV : La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, p. 194.

[3] Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud [1957] », op. cit., p. 519‑520.

[4] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV : La relation d’objet [1956-1957], op. cit., p. 337.

[5] Sigmund Freud, « Studien über Hysterie [1895] », op. cit., p. 142.

[6] Ibid., p. 289.

[7] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV : La relation d’objet [1956-1957], op. cit., p. 301.

[8] Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud [1957] », op. cit., p. 519‑520.

Freud, apprenti minéralogiste

Dans un autre billet, j’ai présenté un geste transdisciplinaire de Freud, à savoir : celui d’utiliser un modèle minéralogique pour expliquer sa psychopathologie — notamment le rapport entre la normalité et l’état morbide.

Lors d’un séminaire de thèse avec mon directeur, le Pr François Sauvagnat, il m’a demandé d’où est venue à Sigmund Freud l’idée de cette métaphore — soit, la génialité de comparer la structure des malades mentaux à la structure des cristaux minéraux.

Devant mon ignorance à ce sujet, il a suggéré quelques pistes de recherche — dont j’ai eu les réponses au fur et à mesure des avancées de la thèse :

  • Est-ce que Freud avait des livres de minéralogie dans sa bibliothèque ? Pas certain ; en tout cas, dans le catalogue de ceux qui sont aujourd’hui conservés à Londres et à Vienne n’a pas un seul titre correspondant à ce domaine.
  • Est-ce qu’il fréquentait des professionnelles de cette spécialité scientifique ? Aucune trace de cela dans ses biographies les mieux documentées.

Alors, d’où vient cela ? Le mystère fut finalement dévoilé le semestre d’hiver 2012.

Il faut savoir que Freud a fait ses études médicales à l’Université de Vienne entre 1873 et 1881. À l’époque, des nombreux enseignements initiaux n’avaient pas trop à voir avec la médecine — dont les cours de minéralogie que le jeune Sigmund a suivis la première année. En effet, le 16 juillet 1874 l’étudiant passait avec mention l’examen de minéralogie du Pr Gustav Tschermak (également écrit « Czermak » dans le relevé des notes).

 

Photo du domaine publique

Gustav Tschermak von Seysennegg

 

Qui était ce personnage-là ? Sa notice nécrologique témoigne en 1927 de sa célébrité dans le monde de la minéralogie [1]. Il y a même un minéral portant son nom : la tschermakite.

Né en 1836, il a été le fils d’un agent du fisc. Ancien élève de l’Université de Vienne, Gustav Tschermak a continué sa formation minéralogique à Heidelberg et Tübingen, pour revenir à Vienne en qualité de Privatdozent en 1868. Il est hors de doute que, à partir de 1873 (c’est dire, l’année même de l’entrée de Freud à l’Université), il y était à la fois le responsable de l’Institut de Minéralogie et Pétrographie et le professeur titulaire de ces cours.

Vue extérieure de l'institut de minéralogie de l'Université de Tübingen

Vue extérieure de l’institut de minéralogie de l’Université de Tübingen

 

À sa retraite en 1906, il a reçu le titre nobiliaire de Seigneur de Seysenegg – sommet d’un curriculum vitae qui était déjà plein de charges distinguées :

  • directeur du Cabinet impérial et royal minéralogique
  • membre de l’Académie autrichienne des sciences
  • premier président de la Société viennoise de minéralogie
  • fondateur de Communications minéralogiques, revue autrichienne spécialisée qui existe toujours.

Freud suivait, donc, le cours de l’un des plus grands experts du domaine des sciences de la terre. La doctrine qu’il lui a apprise apparaît dans deux ouvrages du maître : l’Esquisse de minéralogie pour étudiants (1863) et le Manuel de minéralogie (1884). En fait, les notions que Freud utilise dans l’application psychanalytique de la métaphore cristallographique, correspondent à la « minéralogie générale » — première partie des textes de Tschermak, qui est d’ailleurs restée identique d’un livre à l’autre.

Grosso modo, les corps minéraux peuvent avoir soit un état amorphe, soit un état cristallisé et cristallin. Ces derniers apparaissent fréquemment sous la forme de cristaux. Un Krystall est donc un « individu minéral » dont la forme est limitée par des surfaces plates, lorsqu’il y a une coïncidence entre son agencement interne spécifique et sa forme plate spécifique. Tous les cristaux présentent une certaine Spaltbarkeit ou fissibilité, grâce à laquelle ils peuvent être « clivés » : non pas de n’importe quelle façon, mais en suivant l’orientation et la disposition de leurs articulations internes. De plus, il y a la propriété de la Structur – entendue comme le type d’agrégation des cristaux pour composer des corps cristallins, selon la grandeur des morceaux réunis.

Nous voilà en retrouvant chez Gustav Tschermak le vocabulaire que Freud emploie dans sa métaphore : cristal, clivage, structure.

À partir de cette mise en corrélation — que personne, à ma connaissance, n’avait jusqu’ici posée —, j’ai élargi la recherche pour démontrer comment l’enseignement de Tschermak a eu d’autres résonnances dans les formulations psychopathologiques de Freud. Ainsi l’ai-je présenté tantôt dans un article de revue qui est en cours d’évaluation, que dans mes communications scientifiques à Strasbourg (Simposium de boursiers mexicains Conacyt en Europe, 2012), Lausanne (SIUEERPP, 2012) et Paris (Table ronde à la Maison du Mexique, 2014, cf. twitter ci-dessous).

 

Références

[1]  Cf. Edward Salisbury Dana, « Hofrat Professor Dr. Gustav Tschermak, 1836-1927 », American Mineralogist, 1927, Vol. 12, no 7, p. 293.

 

Crédits

« Gustav Tschermak von Seysenegg » (domaine public)

« Vue extérieure de l’Institut de minéralogie de l’Université de Tübingen », Nathalie Scroccaro, 2014, CC BY – NC – ND

La métaphore cristallographique de Freud

L’une des voies possibles pour faire avancer une discipline, consiste à lui appliquer un modèle venant d’une autre science — afin d’obtenir des effets inédits de savoir. Je voudrais présenter dans ce billet une de ces applications transdisciplinaires : il s’agit du modèle minéralogique du clivage des cristaux, que Freud a récupéré pour l’usage de la psychanalyse.

D’abord, voyons le contexte général et spécifique où se place cette opération. Suite à sa qualification comme Professeur extraordinaire en 1902 et jusqu’aux débuts de la Première Guerre Mondiale, Sigmund Freud a tenu un enseignement de psychanalyse à l’Université de Vienne.

Écrites dans un langage facilement compréhensible pour le profane, les 28 dernières leçons ont été publiées entre 1916 et 1917, sous l’intitulé Conférences d’introduction à la psychanalyse. Des années plus tard, Freud a ajouté à ce projet encore 7 leçons — même s’il ne donnait plus de cours à la fac.

Ainsi, parmi sa Nouvelle suite des conférences d’introduction à la psychanalyse, la 31e traite de la décomposition de la personnalité psychique — c’est-à-dire, la tripartition moi-ça-surmoi. Au moment de se référer à l’articulation de la personnalité dans la folie, Freud amène une comparaison extraite du savoir minéralogique :

Si nous jetons un cristal [Kristall] par terre, il se brise, mais pas arbitrairement, il se casse alors suivant ses plans de clivage [Spaltrichtung] en des morceaux dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure [Struktur] du cristal. De telles structures fissurées et éclatées, c’est aussi ce que sont les malades mentaux. [1]

 

La métaphore est saisissante : les malades mentaux sont des cristaux clivés. Dans la minéralogie, une propriété essentielle du cristal est sa fissibilité — c’est-à-dire, la capacité à se laisser diviser en suivant les jonctions des morceaux composants. La limite extérieure du cristal est en fait une répétition de son agencement interne, dont les articulations accomplissent la fonction d’un plan de directions de clivage [Spaltrichtung] du corps minéral. D’où la prédétermination de la façon dont il se cassera éventuellement. Ce cristal du minéral halite l’illustre à merveille :

Cristal de l’halite, le plan de clivage étant visible

La contrepartie des cristaux est les individus minéraux soi-disant « amorphes ». Un bon exemple en est le verre. Il n’a pas d’articulations internes constituant un plan de clivage. Donc, si un morceau de verre et un cristal viennent à tomber, il se casse de façon capricieuse.

En plaçant le malade mental sous le modèle du cristal fissuré et éclaté, Freud exprimait sa conception du rapport entre le normal et le pathologique : il n’y a pas de frontière tranchée entre les deux — normalité et pathologie étant plutôt liées selon un modèle d’articulation et désarticulation d’éléments. L’opérateur de la désarticulation est souvent un accident de la vie qui « fait tomber » le sujet dans la maladie — sauf à remarquer que les caractéristiques de ladite maladie étaient déjà virtuellement contenues dans la structure.

Qu’est-elle devenue, cette conception métaphorique (cette application transdisciplinaire), dans la postérité psychanalytique ? Elle a été reprise pour étayer les théories structurales de la maladie mentale — notamment dans leurs versants et lacanien [2] et bergeretien [3].

 

Références

[1] Sigmund Freud, « Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse [1933] », in Gesammelte Werke, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1944, vol. XV, p. 142.

[2] Cf. José María Álvarez, Ramón Esteban et François Sauvagnat, Fundamentos de psicopatología psicoanalítica, Madrid, Síntesis, 2004.

[3] Cf. Jean Bergeret, La personnalité normale et pathologique. Les structures mentales, le caractère, les symptômes, 3e éd., Paris, Dunod, 1996.

 

Crédits

« Halite », Rob Lavinsky, iRocks.com – CC-BY-SA-3.0

Cristal psygnifiant

Ce carnet porte sur la psychopathologie psychanalytique – soit, la théorie de la psychanalyse sur le malaise subjectif. Il s’agit d’un objet de recherche se déclinant régulièrement en plusieurs axes : nosologie (théorie générale du tomber-malade), nosographie (classification des entités cliniques), étiologie (causalité de la maladie psychique), pathogénie (doctrine de la formation du symptôme) et séméiologie (méthode de repérage clinique du symptôme). Compte tenu de la diversité actuelle des courants analytiques, l’orientation du carnet est donnée par les découvertes et les inventions de Freud et Lacan – ouvrant toujours les fondements au débat contemporain.