De Lagos à Téhéran en passant par Istanbul ou Phnom Penh, dès la fin des années 50 les sonorités électrifiées nées en Occident sont adoptées par de nombreuses autres cultures. À Paris, au milieu de la décennie suivante, quatre jeunes musiciens originaires de Kabylie, ce territoire berbère d’Algérie qui a toujours farouchement défendu son identité, tentent une synthèse inédite de la musique traditionnelle avec le son de la nouvelle époque.
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C’est dans un café de l’Est parisien, après un concert du chanteur kabyle Taleb Rabah, que les deux fondateurs des Abranis se rencontrent en 1966. Sid Mohand Tahar (né en 1949, chant et basse) et Chemini Abdelkader (né en 1944, orgue) sont arrivés en France au lendemain de la guerre d’indépendance algérienne. Le premier pour y étudier, l’autre pour y soigner les graves séquelles d’un tabassage infligé pendant la guerre par des soldats français. S’ils s’enthousiasment pour la musique anglo-saxonne qu’ils découvrent (Beatles, Stones, Dylan…), ils continuent d’aller écouter les artistes kabyles qui chantent les affres de l’exil.
« Une musique moderne mais non occidentale »
Les deux jouent un peu de guitare chacun dans leur coin et ont déjà en commun l’idée de greffer sur la tradition leurs nouvelles influences. La recherche de musiciens adhérant à leur projet va se révéler compliquée mais, fin 1967, avec l’arrivée de Chabane Hadj Mohand (né en 1945, batterie) et Medhi Madi (né en 1947, guitare), le groupe est enfin constitué. En Afrique du Nord, la voix et les instruments jouent à l’unisson, sans accords pour accompagner les mélodies ; il faut donc réussir à adapter ces critères orientaux à la musique « moderne mais non occidentale » que les quatre copains veulent créer. Ils vont s’y atteler avec ténacité, répétant en dehors des heures de boulot d’abord dans la cave d’un hôtel, avant que le groupe emménage dans un pavillon de banlieue, près de Chelles.
C’est là qu’en 1971 le nom du groupe est trouvé, dans un livre de l’historien de l’Afrique du Nord Charles-André Julien, qui y évoquait la tribu berbère des « Branis » de l’antique Numidie. Les quatre peaufinent leur look psychédélique aux puces de Clignancourt et fréquentent les concerts du Golf-Drouot. Deep Purple et Pink Floyd ont alors leurs faveurs. Ils sympathisent aussi avec les membres du groupe Catharsis, qui leur rendent visite à Chelles. Les Abranis n’ont encore jamais donné un concert, mais, pour leur première prestation, ils vont frapper un grand coup.
À l’été 1973, Shamy remarque dans le journal algérien El Moudjahid une annonce invitant les jeunes musicien émigrés à participer au « Premier Festival de la chanson algérienne », organisé à Alger par le ministère de la Culture. Sans trop y croire, ceux qui s’appellent encore les Branis envoient leur candidature… et, à leur grande surprise, ils se retrouvent sélectionnés pour l’événement ! En fait d’événement, ce sont eux qui vont le créer à leur arrivée en octobre à Alger, où personne ne les connaît. Le choc est d’abord visuel, les tenues bigarrées et les cheveux décolorés des banlieusards parisiens ne passent pas inaperçus dans les rues de la capitale algérienne…
« Les Abranis représentaient tout ce que le pouvoir voulait faire disparaître »
Mais c’est sur la scène de la grande salle El-Mouggar, où se déroule le concours, que le groupe va vraiment faire sensation. Dès le premier morceau, le public est en délire. Shamy raconte : « Avec le look qu’on avait, certains pensaient qu’on allait chanter en anglais. Je me rappelle, même la télé était là pour nous filmer. J’avais signé le contrat pour chanter quatre chansons. On avait commencé la première en kabyle, les organisateurs n’avaient rien compris ; la deuxième était aussi en kabyle, ils étaient tout étonnés ; la troisième encore en kabyle et ils ont tout compris. On nous a alors baissé le rideau sans jamais nous laisser continuer la quatrième. Eux, ils pensaient qu’on allait chanter tout le répertoire en arabe… » Trop tard, le « mal » était fait et les autorités se retrouvaient à gérer le succès populaire de ces indésirables.
« Les Abranis représentaient tout ce que le pouvoir voulait faire disparaître », analyse aujourd’hui Shamy. Selon lui, la sélection du groupe aurait reposé sur un malentendu, les autorités algériennes pensant qu’il leur était envoyé par l’Amicale des Algériens de France, une association inféodée au pouvoir. Sur le programme de la manifestation, le nom de la formation avait été arabisé en « El Abranis » ; un accord avait été trouvé entre les deux parties sur « les Abranis », qui restera le nom définitif du groupe.
Rappelons que, sous la férule du président-colonel Boumediene, l’Algérie subit alors une arabisation forcée et la langue berbère de multiples interdictions, dans l’enseignement et les médias notamment. Le modèle suivi est celui du panarabisme du président égyptien Nasser, qui tourne le dos à l’Occident. Les mêmes orientations sont données à la politique culturelle. La télévision algérienne diffuse massivement des films et des pièces de théâtre importés du Moyen-Orient, les chanteurs égyptiens tournent en boucle sur les ondes. On comprend mieux que nos freaks kabyles débarqués à Alger aient quelque peu fait tache dans le tableau…
De retour à Paris, les Abranis se voient proposer une séance d’enregistrement par les disques Oasis, un label de Barbès spécialisé dans la musique arabo-berbère. Athedjaladde (en écoute ici) et Ayetheri A l’Afjare sont choisis pour figurer sur le premier 45 tours du groupe, dont la pochette reprend, à l’insu des musiciens, la version arabisée de leur nom : « El Abranis »… Dans la foulée, la Voix du globe sort deux autres simples tandis qu’est prévu, pour faire la promotion du groupe, le tournage de deux scopitones.
Tombés en désuétude à la fin des années 60 avec la généralisation des postes de télévision, ces petits films tournés en 16 mm et diffusés sur des juke-boxes équipés d’un écran doivent leur survie dans les années 70 aux cafés maghrébins, qui diffusent les vidéos d’artistes principalement algériens réalisées à l’intention de leur clientèle. La société Cameca, à Courbevoie, produira tout au long de la décennie plusieurs centaines de ces « clips » de musique arabo-berbère, tournés désormais en super-8 et avec les moyens du bord, dans des jardins de banlieue ou à l’intérieur des cafés où ils étaient destinés à être diffusés…
Cuissardes et minirobes en métal Paco Rabanne
À la réalisation continue notamment d’œuvrer Andrée « Daidy » Davis-Boyer, cette imprésario de la Côte d’Azur qui avait popularisé dans les années 60 ce format vidéo, mettant en scène toutes les vedettes yéyé de l’époque. C’est « Mamy Scopitone » elle-même qui se charge du tournage des Abranis au Théâtre des Champs-Élysées, en 1975. Ami de la réalisatrice, Claude François met à sa disposition ses danseuses. On peut donc voir les Claudettes en cuissardes et minirobes en métal griffées Paco Rabanne se trémousser aux côtés du groupe… Une prestation effectuée de très mauvaise grâce, d’après les souvenirs de Shamy, les « Ikettes françaises » refusant de sortir de leur loge le premier jour de tournage. Il faudra l’intervention d’un « Cloclo » menaçant de les virer pour que les danseuses daignent s’exécuter !
Si les scopitones des Abranis avec les Claudettes font un tabac sur les écrans des cafés kabyles, le groupe peine à élargir son audience. Ses membres doivent reprendre leurs boulots dans le bâtiment. L’heure de la « world music » n’a pas encore sonné. Le groupe est bien invité à passer sur l’antenne nationale du Pop-Club de José Artur début 1975, mais les concerts de la formation se cantonnent aux grands galas organisés par la diaspora kabyle, à la Mutualité. Des soirées régulièrement perturbées par les sbires du pouvoir algérien en France. Les Abranis déclinent la proposition de Barclay de réenregistrer Vava Inouva, le tube d’Idir, alors que celui-ci effectue son service militaire en Algérie. La même maison de disques avait aussi eu l’idée de mettre à la disposition du groupe un prof d’anglais pour en faire des stars internationales…
Émeute en Kabylie
À la fin de l’année 1975, les Abranis retraversent la Méditerranée pour effectuer une tournée qu’ils organisent chez eux, en Kabylie. Une vingtaine de concerts sont prévus par le groupe, dont l’initiative est très défavorablement perçue par le pouvoir algérien. Les Abranis doivent faire face à toutes sortes de tracasseries administratives entraînant l’annulation de nombreux concerts. Les ennuis culminent à Sidi Aïch, où, à quelques heures de leur concert à la maison de la culture, la police interdit aux Abranis de jouer et embarque deux membres du groupe. La foule rassemblée pour la soirée déclenche une émeute, le commissariat est attaqué, des renforts militaires sont dépêchés sur place. Pour ramener le calme, le concert est finalement autorisé in extremis. Un épisode de révolte qui préfigurait le soulèvement général du Printemps berbère, en 1980…
La formation originale des Abranis ne survivra pas à cette tournée agitée. De retour en France, Chabane et Medhi s’en vont former le groupe Syphax, tandis que Shamy et Karim continuent ensemble sous le nom des Abranis. Jusqu’au milieu des années 90, ils enregistreront sept albums, tournant en Europe, au Maghreb mais plus difficilement en Algérie, où, malgré leur popularité (ou en raison de celle-ci), le pouvoir nourrira toujours la même suspicion à leur égard. En 2007, quarante ans après les débuts des rockers « bylka », Karim a remonté une formation des Abranis, sans son vieux complice Shamy, qui se consacre désormais à l’écriture et à la réalisation de documentaires sur l’histoire et la culture berbères.
NOTES
– Merci à Shamy Chemini pour l’aide qu’il a m’apportée ! Il est l’auteur du livre Les Abranis, une légende, Sybous Éditions, 2010 (distribution L’Harmattan) et d’un film documentaire sur le groupe. Afin d’être au courant de ses activités et de ses dernières publications, rendez-vous sur www.shamy.net.
– Abranis.com est le site de la reformation du groupe autour de Karim Abranis.
– Michèle Colléry et Anaïs Prosaic ont réalisé en 1999 le génial documentaire Trésors de scopitones arabes, kabyles et berbères. Une version courte avait été diffusée par le regretté Œil du cyclone, sur Canal +. Le film est visionnable ici.
– Les deux volumes des compilations « Waking Up Sheherazade », sorties par le label hollandais Grey Past Records en 2008 et 2010, sont consacrés à des raretés 60′s/70′s garage et psychédéliques en provenance du Maghreb ainsi que des Proche et Moyen-Orient (Maroc, Égypte, Liban…). On y trouve aussi un morceau inédit des fantastiques Devil’s Anvil, les Abranis new-yorkais ! On en reparlera bientôt.
Un superbe article ! Merci à toi pour cette découverte complètement inattendue.
Djamela
Passionnant !
Merci pour vos commentaires ! On m’a aussi posé une question sur la discographie des Abranis. Voici ce que j’ai pu établir concernant les 45 tours :
– « Athedjaladde »/« Ayetheri A l’Afjare », Disques Oasis, 1973 (Celui dont je parle. Il existe aussi un autre pressage français que celui que j’ai + un pressage algérien avec des pochettes un peu différentes.)
Ensuite :
– « El Mossika »/« Thalithe », la Voix du Globe, 1974.
– « Linda »/« Ghorek Inemena », la Voix du Globe, 1974.
– « Athedjaladde »/« Wassarkem Whaddem », Disques Cléopâtre, 1975.
– « Yewane Yedde »/« Itije », Disques Cléopâtre, 1975.
– « Chenar le blues »/« A Yema », BEP, 1977.
– « Tassusmi »/« Tamaghra », BEP, 1978.
– ?/?, NM782 32, 1980.
– « Avheri »/« Asetki », Abranis, 1983.
– « Id d was »/« Amel iyi kan », Abranis, 1983.
Vos corrections et précisions sont les bienvenues…
Je me passionne pour les groupes français de la fin des 60′s , début des 70′s et là j’ai appris plein de trucs, sans m’ennuyer une minute! Super article donc, et énorme boulot de recherche bravo!
Génial !
(quelles ingrates ces Claudettes, c’est le meilleur morceau sur lequel elles ont jamais dansé)
Finalement, elles semblent y avoir mis du cœur… En 1967, Vigon (d’origine berbère aussi…) avait tourné son scopitone de Harlem Shuffle avec les premières Claudettes…