Karin Boye, La Kallocaïne (Kallocain), Toulouse, Ombres, collection « Petite bibliothèque ombres », 2014 (1940 pour l’édition originale), 192 pages, 11 €.

 

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

De la riche lignée des dystopies, qui ont connu un épanouissement sans précédent au XXe siècle, le grand public retient essentiellement Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), 1984 de George Orwell (1949) et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953). Pourtant, certains romans moins connus sont tout aussi fondateurs, ayant généralement exercé une influence profonde sur les titres cités. Il en est ainsi pour le Nous Autres d’Eugène Zamiatine1, et, à l’autre extrémité de l’entre-deux-guerres, pour La Kallocaïne de Karin Boye. Née en 1900, cette auteure suédoise participe dans les années 1920 au groupe socialiste Clarté [Swedish Clarté League], avant de s’en éloigner pour construire une œuvre diverse, dont La Kallocaïne est l’ultime pierre, puisqu’elle se suicida peu de temps après. C’est également le seul de ses écrits qui relève de la science-fiction, entendue au sens le plus large qui soit, chronologiquement comme thématiquement.

L’ouvrage se présente comme le témoignage écrit d’un certain Léo Kall, emprisonné, qui évoque les événements l’ayant conduit dans cette situation. L’intrigue se déroule dans un avenir incertain, où l’humanité a dépassé le stade de l’individualisme stérile et mortifère. Elle est désormais partagée en méga-États, parmi lesquels l’État mondial, lieu de résidence de Léo Kall. Ce dernier vit maritalement avec Linda dans un logement uniforme, et le couple est parent de trois jeunes enfants. Chimiste de son état, Léo Kall vient d’élaborer un produit révolutionnaire, auquel il espère donner son nom : la kallocaïne, une fois injectée dans le corps d’un individu, le pousse sans violence à révéler toute la vérité dissimulée dans son esprit. Cette société de l’avenir s’apparente en effet à un mélange de l’Allemagne nazie (Karin Boye assiste à Berlin en 1932-33 à la montée du nazisme) et surtout de l’URSS stalinienne. L’État y est tout puissant, et les manifestations d’individualisme sont proscrites. Chaque citoyen n’est qu’une cellule de l’organisme collectif, auquel il doit tout consacrer. C’est d’ailleurs l’État qui supervise les affectations professionnelles, et qui détermine la ville de résidence de chacun (on pense bien sûr aux passeports ouvriers en URSS). Cette société est également celle d’une surveillance absolue : dans chaque chambre, une caméra et un micro surveillent les locataires, tandis que les conversations doivent de préférence se faire avec témoin. Les concierges sont chargés de contrôler les comportements de leurs résidents, tandis qu’une assistante domestique effectue un service au sein des familles avec enfants. Même lorsque des déplacements sont autorisés à l’intérieur du pays, ils se font dans l’aveuglement le plus complet, par peur de l’espionnage ennemi ; ces derniers sont en outre considérés comme des non-humains, ce qui ne manque pas d’évoquer le racisme nazi. Policière, cette société est aussi militaire. Chaque citoyen doit s’acquitter plusieurs fois par semaine d’un service militaire obligatoire, tandis que les enfants sont habitués dès leur plus jeune âge à pratiquer des jeux stratégiques et violents. Ils sont d’ailleurs retirés à la garde de leurs parents une fois atteint l’âge de sept ans, afin d’être incorporés dans des camps de jeunes ; une soirée par semaine leur est toutefois accordée pour dîner avec leur famille. Enfin, la propagande est illustrée par l’exemple du cinéma, Léo Kall assistant à une séance de sélection de scénarios destinés à inciter les gens à intégrer le Service des Sacrifiés volontaires, ceux-là même qui servent de cobayes humains pour les expériences sur la kallocaïne.

C’est donc bien l’État et ses pulsions totalitaires qui sont visés et dénoncés par Karin Boye, le mariage, dont elle avait une expérience négative2, étant également critiqué. Dans ce monde opaque, pesant, l’espoir est ténu. Il s’incarne dans un certain nombre d’individus, que la kallocaïne permet d’interroger sans retenue. Ceux-ci s’efforcent de mettre en place un individualisme plus libre, opposé à l’utilitarisme défendu par l’État. Il prend la forme d’une sorte de christianisme primitif, avec réunions secrètes, chansons distinctes des hymnes militaires officiels, figure d’un modèle à suivre (Réor, alter ego de Jésus), mythe d’une ville plus humaine, nouvelle Jérusalem (très belle vision de ses ruines dans le désert), et choix du sacrifice (celui de Rissen, le supérieur de Léo Kall dénoncé par ce dernier). On comprend mieux le rapprochement effectué par Christian Thorel dans sa préface entre Karin Boye et Simone Weil. On devine bien, à lire la première, que cette société future recouvre d’une chape de plomb des désirs individuels toujours bien présents (l’amour de Linda pour ses enfants, ou le propre parcours de Léo Kall3), une réalité positive qui se trouve corrigée par deux éléments profondément négatifs de ce roman écrit à « minuit dans le siècle » : les nouvelles générations semblent plus intégrées au modèle imposé, et l’État ennemi, victorieux à la fin du roman, privilégie une idéologie identique. Une impasse dont le dénouement tragique de la vie de l’auteure est la conclusion parfaite.

1Voir la recension que nous en avons faite sur le blog de Dissidences : http://dissidences.hypotheses.org/4721

2Karin Boye quitte son mari en 1932, pour entamer une relation durable avec une poétesse rencontrée à Berlin.

3Le regard qu’il porte sur la voûte céleste, à la toute fin de l’intrigue, est une très belle image, chaque étoile étant le symbole de chaque individu, pourvu d’une lumière individuelle dans le grand gouffre ténébreux de l’Etat omniscient. C’est aussi, avec les projections de la ville rêvée par les opposants, un des rares moments du livre qui semble plus coloré, plus éclatant.


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