Les réfugiés syriens dans le casa de Zgharta (Liban) : premières observations sur les défis de l’exil et les enjeux de l’installation dans un espace secondaire

Selon le HCR, le nombre de réfugiés syriens enregistrés au Liban est estimé à plus d’1 million de personnes en juillet 2016, réfugiés dispersés sur l’ensemble d’un territoire qui compte environ 4,3 millions de Libanais résidents, 300 000 réfugiés palestiniens et 300 000 travailleurs africains et asiatiques. Dans le casa de Zgharta, situé au nord de Beyrouth, les autorités locales évaluent leur nombre à environ 25 000 personnes, soit près de 40% de la population libanaise résidente (une estimation qui semble cependant surévaluée). Une population qui, comme ailleurs, oscille entre hostilité à leur égard – peur de la menace djihadiste, de l’installation définitive, concurrence sur les segments les moins qualifiés du marché du travail – et intérêts – gains générés par le système locatif et par l’embauche d’une main-d’œuvre faiblement rémunérée.

L’objectif de cette étude est de porter le regard sur un espace secondaire où la circulation des travailleurs syriens est ancienne et qui se voit aujourd’hui aux prises avec l’établissement de milliers de réfugiés. Le casa de Zgharta a également la spécificité d’être peuplé par une population très majoritairement chrétienne, dont le niveau de vie reste supérieur aux territoires environnants et dont les principaux leaders locaux sont historiquement alliés avec le régime syrien. Enfin, c’est une région qui, par sa taille modeste, permet de saisir les enjeux qui animent l’installation et la vie quotidienne des réfugiés au regard des spécificités locales.

 

Une brève présentation du casa de Zgharta

Le casa de Zgharta, situé dans la muhafaza (province) du Liban-Nord, abrite une population estimée à environ 55 000 personnes, principalement de confession chrétienne maronite, pour une superficie d’environ 800 km2. Le casa porte le nom de la ville principale dont la population est évaluée à environ 30 000 personnes, où se concentre l’essentiel des services – établissements scolaires et universitaires, hôpitaux, banques, administration publique, commerces – et des emplois. Si l’on se réfère aux données datant de la fin des années 1990 et du début des années 2000 disponibles dans l’Atlas du Liban. Territoires et Société (Verdeil et al. 2007), on peut constater combien le niveau de vie à Zgharta contraste avec celui des casas voisins du ‘Akkar et de Danniyeh, et de la ville voisine de Tripoli. Alors que ces derniers sont caractérisés par la grande pauvreté (moins de 314 dollars par ménage par mois), notamment dans le ‘Akkar où elle affecte plus de 20% des habitants en 2002, elle reste inférieure à 3% à Zgharta. Des inégalités qui ne se sont a priori pas résorbées depuis.

Située sur la plaine côtière, au milieu des oliveraies et des orangeraies, la ville de Zgharta est flanquée à l’est par les montagnes du Mont Liban. Largement dominée par l’agriculture jusque dans les années 1960, l’économie locale, côtière comme montagnarde, s’est profondément transformée en faveur des services, de la construction et du tourisme. Elle est également fortement soutenue par les remises des émigrés installés, parfois depuis plusieurs générations, en Afrique de l’Ouest, en Australie, en Europe occidentale, dans le Golfe et dans les Amériques. Ces flux financiers ont une incidence directe sur l’économie et sur le paysage puisqu’ils soutiennent le dynamisme du secteur touristique et du bâtiment à travers les constructions de logements privés – immeubles et autres villas luxueuses – et d’édifices religieux en général de taille disproportionnée.

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Photographies de villas dans la localité de Mezyara (Assaf Dahdah – 2012)

 

La circulation ancienne des travailleurs syriens à Zgharta et les conséquences sur les mobilités actuelles

Comme dans le reste du Liban, travailler sur la présence des réfugiés syriens à Zgharta n’est possible qu’en tenant compte de l’histoire des mobilités caractérisée par la circulation ancienne et permanente des travailleurs syriens, hommes célibataires, peu instruits, principalement musulmans sunnites mais aussi alaouites. À Zgharta, ils sont pour la plupart originaires des muhafazat de Homs, Hama et Idlid, et secondairement de Tartous, Latakieh et Rakka. Employés dans les secteurs agricole – récolte des olives et des oranges en hiver dans la plaine, des pommes et des poires dans la montagne en été –, de la construction, de la restauration et de l’entretien, ils constituent une main-d’œuvre à la fois indispensable et déconsidérée (Chalcraft 2009).

Depuis des décennies, ils sont ces ouvriers journaliers qui patientent quotidiennement sur les carrefours routiers dans l’attente d’être recrutés. Circulant entre frères, cousins et/ou amis, et parfois en famille, ils s’installent, le temps d’une saison ou d’un chantier, à l’abri des regards sous des tentes, dans des baraquements de parpaings reculés, dans des constructions inachevées ou s’aménagent un espace sur les chantiers où ils sont employés. Ainsi, dans le langage courant, la figure et la fonction de l’ouvrier journalier se confondent avec sa nationalité : le terme de chaghil (ouvrier) sous-entend de facto un homme de nationalité syrienne ; le terme de soury (Syrien) renvoie à la fonction d’ouvrier journalier non qualifié, sous-payé et discriminé. Cette altérisation, qui peut être envisagée par ailleurs dans un processus de distinction entre deux populations nouvellement indépendantes à la fin des années 1940, n’en reste pas moins l’expression d’une xénophobie et d’un classisme à l’encontre de ces « oiseaux de passage » (Piore 1979) que la population libanaise locale n’a eu de cesse de mépriser. Un mépris et une méfiance qui se sont accrus à la suite de la mise sous tutelle militaire et politique du Liban par le régime syrien (1976-2005) qui s’est traduite localement par la censure, les humiliations, les arrestations arbitraires et les disparitions.

En somme, appréhender les dynamiques et les enjeux de l’installation des réfugiés à la suite du conflit qui déchire la Syrie ne peut faire l’économie d’une prise en compte de ce contexte social, économique, politique et migratoire. L’exil des populations qui ont fui les combats pour rejoindre le Liban et la région de Zgharta en particulier s’est donc structuré sur la base de ces circulations anciennes et toujours actives. Conséquence des combats, de l’enrôlement des hommes par les groupes armés et de l’absence de travail, les migrants saisonniers syriens sont devenus des réfugiés qui n’ont eu d’autres choix que de faire venir leur famille et de se sédentariser. Les conditions d’installation et de vie sont également largement déterminées par l’organisation spatiale du casa – un pôle urbain et le maintien d’espaces agricoles importants – et par la méfiance de la population libanaise à l’égard de ces migrants, certes utiles mais désormais établis. Subséquemment, et conformément à la politique libanaise, les autorités locales refusent l’établissement de campements, poussant ainsi les réfugiés à se loger de façon diffuse dans l’ensemble des localités du casa, à l’exception de Ehden (villégiature estivale) où la Municipalité interdit la présence des Syriens sans raison professionnelle valable ni employeur attitré.

 

Comment se traduit la présence des réfugiés dans le casa : premiers éléments après un terrain estival

Il est à la fois aisé et compliqué de se rendre compte de l’importance de la présence syrienne dans le casa de Zgharta. Si les réfugiés sont visibles sur les routes où des femmes et des enfants peuvent mendier ou vendre des billets de loterie, depuis les routes puisque des familles logent dans des magasins (makhazine) ou des garages transformés pour l’occasion et qui sont situés au bord de la chaussée, il n’en reste pas moins que, comme évoqué plus haut, leur implantation est discrète parce que contrainte, diffuse et bien souvent en retrait. En effet, à l’instar de bien d’autres municipalités au Liban, les autorités de Zgharta et des villages alentours ont contraint dès 2013 la circulation des réfugiés. Cela se traduit par l’instauration d’un couvre-feu qui interdit aux ressortissants syriens de quitter leur logement entre 20h (18h en hiver) et 6h du matin, et par l’interdiction pour les hommes de stationner sur les routes après 10h s’ils n’ont pas trouvé d’employeur pour la journée. En outre, en raison de la pauvreté et des violences à leur égard, de nombreuses personnes interrogées disent n’avoir ni les moyens ni l’envie de sortir, leur présence dans les espaces publics est donc très limitée.

Dans le cadre de cette mission, il s’est agit de parcourir le casa pour repérer les différents modes d’habiter et formes d’habitat, ainsi que les enjeux sous-jacents à la location et à la coprésence en contexte d’exil. Je me suis donc intéressé aux trajectoires spatiales des familles – anciennes et dans le contexte du conflit – aux conditions d’arrivée et de vie à Zgharta, aux relations avec les propriétaires et le voisinage, avec les institutions locales et internationales comme le HCR, aux difficultés économiques et à la scolarisation des enfants.

Concernant les formes d’habitat et les conditions de vie dans les logements, il en ressort une diversité de situations, dépendant du capital social et économique des personnes interrogées, de l’importance du réseau de connaissances local et de la reconnaissance en lien avec une circulation préalable ou non, et des conséquences physiques, psychologiques et matérielles de la guerre sur les déplacés. Mais au-delà des contrastes, on ne peut que constater la misère qui affecte de nombreuses familles rencontrées et l’insalubrité dans laquelle vivent bien des foyers. Pour autant, les loyers fixés par les propriétaires libanais sont élevés comparés aux ressources des locataires : ils oscillent entre 100 dollars et 300 dollars par mois. L’aide financière du HCR étant insuffisante ou inexistante, cela oblige de nombreux ménages à s’endetter et/ou à demander aux enfants de travailler pour être en mesure de payer le loyer. Dans les secteurs agricoles, il existe également des formes de métayage, le propriétaire employant alors ses locataires en contrepartie du logement. Ce sont d’ailleurs ces secteurs qui ont initialement retenu mon attention.

À Zgharta, dans un secteur gagné par l’urbanisation et dans la périphérie septentrionale de la ville, de nombreuses exploitations agricoles, principalement des élevages de poulets et de bovins, ont été converties en logements pour des réfugiés. Certains exploitants ayant cessé leur activité au début des années 2000 ont profité de l’arrivée des populations déplacées pour transformer a minima les bâtiments et les louer. D’autres, touchés par une crise du secteur agricole accrue depuis le conflit en Syrie, ont décidé d’arrêter ou de réduire leur activité à la faveur de l’arrivée des réfugiés. Des hangars composés de tôle et de parpaings, de 50 mètres de long sur 10 mètres de large, ont ainsi été compartimentés pour héberger parfois jusqu’à 25 familles, soit l’assurance d’une rente locative conséquente pour le propriétaire et d’une promiscuité pour les locataires. Une promiscuité d’autant plus dérangeante lorsque l’on réside avec des étrangers. Enfin, des propriétaires n’ont pas hésité à construire des baraquements rudimentaires pour répondre à la demande croissante et augmenter leurs profits.

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Les exploitations agricoles converties en logements dans l’agglomération de Zgharta (Assaf Dahdah – 2016)

En effet, si certains groupements rassemblent des familles issues d’un même lignage, la majorité est constituée de familles originaires de villages et de régions différents qui doivent cohabiter dans des conditions extrêmement sommaires. En outre, la plupart se plaignent des fuites d’eau à travers des matériaux vieillissants, de la chaleur en été et du froid en hiver, de la présence de rats, de scorpions et de serpents. Le seul point positif relevé par les habitants est l’intervention depuis 2015 de l’ONG Solidarités, nommée lejneh faranssiyeh (comité français), qui réhabilite leur logement par la construction de sanitaires, l’installation d’éviers, de portes et de fenêtres, et l’aménagement d’un système rudimentaire d’évacuation des eaux usées. L’ONG fournit également des matériaux – plaques de tôle et de bois, tuyaux et outils – pour que les habitants soient en mesure de réaliser eux-mêmes des aménagements et des réparations. Ce sont là autant de travaux qui ne sont plus à la charge du propriétaire qui n’a plus qu’à augmenter et à récolter les loyers.

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Sanitaires et cuisine installés par l’ONG Solidarités (Assaf Dahdah – 2016)

Compte-rendu de terrain à Zgharta – été 2016

Assaf Dahdah

Bibliographie :

Chalcraft John 2009, The invisible cage. Syrian migrant workers in Lebanon, Stanford, Stanford University Press, 310 p.
Piore Michael 1979, Birds of Passage : Migrant Labor and Industrial Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 229 p.
Verdeil Eric, Velut Sebastien et Ghaleb Faour 2007, Atlas du Liban. Territoires et société, Beyrouth, IFPO-CNRS Liban, 207 p.