Tomb Raider

Tomb Raider : modéliser une Antiquité imaginaire

Auteur invitée : Annabelle Amory

La saga Tomb Raider fête cette année ses 20 ans, avec pas moins de onze épisodes, sur consoles et ordinateurs, plusieurs jeux sur smartphone et deux spin-off. L’histoire de la franchise est longue et périlleuse puisqu’elle a vu son héroïne phare, Lara Croft, rebootée pas moins de trois fois, en 2003, 2006 et 2013. Malgré le changement de l’équipe de développement du jeu en 2006, le concept reste le même : le joueur dirige une femme à la personnalité forte et au physique avantageux à travers une succession de plateformes en 3D incitant à l’aventure et à l’exploration. En effet, dans chaque opus, Lara Croft, infatigable aventurière, évolue au milieu de récits légendaires prenant place dans des cités mythiques et des civilisations disparues, dont certains sont inspirés de la Grèce et de la Rome antiques.

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C’est notamment le cas dans le premier épisode, Tomb Raider, sorti en 1996, puisque l’Antiquité classique occupe les niveaux 5 à 9. Lara explore un monastère situé en Grèce pour retrouver un morceau du Scion des Atlantes, un objet extraordinaire qui la mènera à la cité engloutie de l’Atlantide. L’héroïne se retrouve ensuite, dans le niveau 7, dans le Palais de Midas, qui représente un véritable défi pour les développeurs du jeu puisque, à l’instar des autres édifices antiques présents dans le jeu (monastère byzantin et amphithéâtre romain), ce bâtiment n’a pas été retrouvé par les archéologues. De plus, Tomb Raider a bénéficié en 2007 d’un remake, Tomb Raider Anniversary, pour fêter les dix ans de sa sortie. Ce n’est donc pas un mais deux palais qui ont été imaginés par deux studios de développement différents.

Le personnage de Midas

Hérode (Histoire I 14) nous raconte que Midas est le fils de Gordius, roi de Phrygie, un royaume antique se situant en Turquie actuelle. En réalité, plusieurs Midas existent dans la descendance royale, celui dont parle Tomb Raider est bien le fils adopté par Gordius : selon Ovide (Métamorphoses XI 85), ce Midas, ayant recueilli Silène ivre et lui ayant offert l’hospitalité, le rendit à Dionysos qui lui donna en récompense le don de changer tout ce qu’il touchait en or.

Le roi Midas, vu par Disney
Le roi Midas, vu par Disney

Si un palais appartenant à Midas avait existé, il se serait probablement situé à Gordion, la capitale de la Phrygie, et non en Thessalie, où se trouve le monastère des Météores que Lara Croft escalade dans la vidéo d’introduction du premier niveau du monde gréco-romain. La présence du palais en Grèce centrale s’explique uniquement par la trame scénaristique. En effet, dans le niveau « le Palais de Midas », Lara Croft tente de transformer trois lingots de plomb en or par le biais de la main d’une statue colossale de Midas.

Le Palais de Midas dans Tomb Raider

Si le niveau en porte bien le titre, le Palais de Midas n’est cependant visible qu’à la fin, et partiellement seulement car il est enseveli. Le joueur accède à ce qu’il reste du palais par le jardin, via une grille qu’il doit préalablement ouvrir.

L’herbe est plus verte sous terre
L’herbe est plus verte sous terre

Cet espace de verdure comporte des arbustes, une fontaine, une stoa, des bancs en pierre et un cadran solaire, un peu trop perfectionné pour être honnête. En effet, l’outil a été introduit depuis l’Égypte vers la Grèce au VIe siècle, et il s’agissait à l’époque d’un bâton planté dans le sol. Lorsque le joueur accède au portique, il rejoint, grâce à un couloir, une salle remplie de gravas desquels ne dépassent que la partie inférieure et la main droite d’une statue colossale de Midas.

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C’est d’ailleurs grâce à ce fragment de main que Lara Croft change ses lingots de plomb en or, comme le dit la légende, ou bien se changer elle-même si le joueur est trop curieux.

De l’imaginaire des développeurs de Tomb Raider pour la création du palais inexistant, archéologiquement parlant, il n’y a donc pas grand chose à dire , puisque celui-ci n’apparait finalement pas dans le niveau. Cependant, avant d’atteindre cette partie du jeu, le joueur passe par différentes pièces qui comportent des éléments antiques.

Le niveau débute directement là où le « Colosseum » s’est arrêté. Le joueur arrive dans un bassin par une galerie immergée. Cette piscine est décorée, sur ses parois, de la fresque des dauphins qui se trouve dans les appartements de la Reine du Palais de Cnossos (1525-1450 av. J.-C.).

Du mégaron à la piscine, il n’y a qu’un coup de nageoire
Du mégaron à la piscine, il n’y a qu’un coup de nageoire

La première salle importante que Lara Croft traverse comporte de nombreuses références à l’Antiquité. Les portes que l’héroïne doit ouvrir en maniant différents leviers ont des propylons et sont inscrites des lettres grecques Υ et Ω, ce qui prouve que les développeurs connaissent suffisamment l’alphabet grec pour l’utiliser, mais pas assez pour écrire ΜΙΔΑΣ sur la base de la statue !

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Les murs de la salle sont couverts d’une texture photographique répétitive réalisée à partir de photographies de reliefs antiques, dont celui des lutteurs, qui appartient à une base de kouros conservée au Musée national archéologique d’Athènes (510 av. J.-C.).

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Ce motif, répété en plusieurs endroits du niveau, ainsi que dans d’autres parties du jeu vidéo, parfois déformé ou coupé, est symptomatique d’une tendance générale des développeurs dans Tomb Raider : l’utilisation abusive et à l’excès d’une même texture rappelant l’Antiquité.

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C’est également le cas des cimaises ioniques, des plafonds à caissons et de la frise de svastika. Ces éléments de décor architectural antique ont aussi la particularité d’être placés à des endroits où ils ne devraient pas être. Ainsi, les cimaises et les frises, qui sont normalement en couronnement d’un édifice, ont été placées par les développeurs au milieu d’un mur ou sur des marches d’escaliers.

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Dans une autre pièce du niveau, le joueur rencontre un bâtiment intéressant, encore une fois enseveli, qui ressemble à un temple. Tous les éléments caractéristiques d’un édifice religieux sont rassemblés : une crépis, une façade prostyle hexastyle avec un fronton et une double porte. Cependant, l’intérieur du bâtiment est vide, car il a été totalement détruit par l’éboulement. Un peu plus loin, dans une salle attenante, Lara Croft passe entre deux colonnes à chapiteaux ioniques, alors que les autres ne correspondent à aucun ordre connu.

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Une dernière structure retient notre attention : il s’agit d’un édifice vertigineux, fait de superpositions d’arcades à la manière des aqueducs, mais avec plus de profondeur. Tout en haut du bâtiment, se trouve un canal, ce qui ne fait que renforcer la comparaison avec les constructions romaines. La fonction et l’influence antique de l’ensemble restent cependant un mystère.

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Le Palais de Midas dans Tomb Raider Anniversary

À l’inverse de son ainé de 1996, le Palais de Midas de 2007 se rencontre dès le début du niveau. Le joueur arrive depuis un couloir dans une grande salle à portiques, avec des bassins et des fontaines, mais surtout, au centre, une colossale statue de Midas dont l’une des mains est au sol.

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Depuis cette pièce, Lara Croft accède à des chambres latérales contenant les mêmes énigmes que celles situées derrière les portes à levier de 1996. De cette année, le niveau a également conservé le nom de Midas en lettres latines, les frises à motifs grecs, les colonnes ioniques ou sans ordre précis et les plafonds à caissons. Cependant, même si ce nouveau Palais de Midas reprend les codes de son prédécesseur, il est différent à bien des égards.

D’abord, le Palais constitue le niveau dans son ensemble, et non pas uniquement une partie. La statue est cette fois-ci entière, mais Midas y est représenté bien plus comme un empereur romain que comme un roi phrygien. En effet, il est assis sur un trône et porte sur la tête une couronne de laurier. Si cette distinction est d’origine hellénistique, elle est surtout utilisée à l’époque romaine et se retrouve sur de nombreuses statues d’empereurs.

Les empereurs Claude et Galba
Les empereurs Claude et Galba

La statue de Midas imaginée par les développeurs utilise des codes romains dans son aspect visuel, mais aussi symbolique, puisque les rois de l’antiquité grecque ne se représentaient pas eux-mêmes. Le culte impérial, impliquant un empereur divinisé, se met en place au début de l’Empire avec Auguste. Des concepts-art de Tomb Raider Anniversary ont été rendus publics : l’un d’eux présente le croquis de la statue de Midas telle que les développeurs l’avaient conçue au départ.

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Dans cette image, un élément est frappant : la statue de Midas porte un bonnet phrygien. Cela implique plusieurs choses : les développeurs se sont renseignés sur l’histoire du roi et savaient qu’ils venait de Phrygie, et donc qu’un tel palais en Grèce centrale n’était pas plausible. Ils ont également consulté l’iconographie antique de la Phrygie et constaté que le bonnet était une caractéristique de la représentation des peuples orientaux dans l’Antiquité (Scythes, Thraces…). Néanmoins, dans le concept final, ce bonnet a été remplacé par une couronne de laurier.

D’autres motifs nouveaux font leur apparition dans ce remake, notamment dans les salles à énigmes qui jouxtent la pièce principale. L’une d’elles se remplit de sable après l’effondrement d’une colonne centrale et comporte sur l’un de ses murs un relief antique, bien connu puisqu’il s’agit d’une partie de la frise nord des Panathénées, provenant du Parthénon, représentant entre autres un cavalier nu.

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Dans la salle à demie immergée, le joueur rencontre des statues de femmes ainsi que des simas à tête de lion qui crachent du feu. Cependant, l’ensemble du décor de la pièce est plus néoclassique que classique.

Trop d’antique, tue l’antique
Trop d’antique, tue l’antique

Conclusion

La conception du Palais imaginaire de Midas a posé bien des problèmes aux développeurs de Core Design et Crystal Dynamics. Si les premiers ont tout simplement évité la question en ensevelissant le bâtiment pour n’en conserver que le jardin, les seconds ont mélangé les références grecques et romaines pour élever Midas au rang d’empereur romain. Bien que les énigmes des salles annexes aient été conservées, leur décor a été complètement remanié pour être moins répétitif et plus fluide aux yeux du joueur. Il a évidemment aussi bénéficié des progrès techniques dans l’univers du jeu vidéo, avec notamment l’augmentation du nombre de polygones pour chaque objet.

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Le Palais de Midas a troublé les développeurs puisque dans le remake de 2007, c’est le seul niveau du monde gréco-romain qui a subi autant de modifications. Le concept-art de la statue de Midas montre une recherche approfondie à propos du personnage qui n’a cependant pas abouti pour une raison sûrement très pratique : derrière Lara Croft, il y a un joueur dont les références culturelles antiques sont plus proches de Rome que de la Phrygie.


2 réflexions au sujet de « Tomb Raider : modéliser une Antiquité imaginaire »

  1. Merci pour cet article intéressant.
    J’aurais aimé savoir si vous pouviez avancer une hypothèse quant à la confusion entre la mythologie romaine et grecque dans le remake de 2007 (simple curiosité).

    1. Bonjour Mathieu,
      Je dirais que dans l’imaginaire collectif, les mondes grec et romain sont très liés parce qu’ils suivent la même mythologie. Cependant, dans ce niveau, ce n’est pas un problème de mythologie mais de représentation. On retrouve cette même erreur dans le niveau « l’amphithéâtre », puisqu’on a un amphithéâtre romain en Grèce.
      Par contre, dans le Tomb Raider de 1996, dans « La Folie Saint Francis », il y a des confusions dans les noms : Neptune et Thor ont chacun une salle, lesquels seront remplacés par Poséidon et Héphaïstos dans la version de 2007.

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