Haussmann cherche à les [combats de barricades] prévenir de deux façons. La largeur des rues en rendra la construction impossible et de nouvelles voies relieront en ligne droite les casernes aux quartiers ouvriers. Les contemporains ont baptisé son entreprise : « l’embellissement stratégique ».
WALTER BENJAMIN
E.
Haussmann ou les barricades
I
J’ai
le culte du Beau, du Bien, des grandes choses,
De
la belle nature inspirant le grand art,
Qu’il
enchante l’oreille ou charme le regard ;
J’ai
l’amour du printemps en fleurs : femmes et roses !
Baron
Haussmann, Confession
d’un lion devenu vieux.
L’activité
de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui
favorise le capitalisme de la finance. A Paris la spéculation est à
son apogée. Les expropriations de Haussmann suscitent une
spéculation qui frise l’escroquerie. Les sentences de la Cour de
cassation qu’inspire l’opposition bourgeoise
et orléaniste, augmentent les risques financiers de
l’haussmannisation. Haussmann essaie de donner un appui solide à
sa dictature en plaçant Paris sous un régime d’exception. En 1864
il donne carrière à sa haine contre la population instable des
grandes villes dans un discours à la Chambre. Cette population va
constamment en augmentant du fait de ses entreprises. La hausse des
loyers chasse le prolétariat dans les faubourgs.
Par là les
quartiers de Paris perdent leur physionomie propre. La « ceinture
rouge » se constitue. Haussmann s’est donné à lui-même le titre
« d’artiste démolisseur ». Il se sentait une vocation pour
l’oeuvre qu’il avait entreprise ; et il souligne ce fait dans ses
mémoires. Les halles centrales passent pour la construction la plus
réussie de Haussmann et il y a là un symptôme intéressant. On
disait de la Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de
Haussmann il n’y restait qu’une église, un hôpital, un bâtiment
public et une caserne. Hugo et Mérimée donnent à entendre combien
les transformations de Haussmann apparaissaient aux Parisiens comme
un monument du despotisme napoléonien. Les habitants de la ville ne
s’y sentent plus chez eux ; ils commencent à prendre conscience du
caractère inhumain de la grande ville. L’oeuvre monumentale de
Maxime Du Camp, Paris,
doit son existence à cette prise de conscience. Les eauxfortes de Meryon (vers 1850) prennent le masque mortuaire du vieux Paris. Le
véritable but des travaux de Haussmann c’était de s’assurer
contre l’éventualité d’une guerre civile. Il voulait rendre
impossible à tout jamais la construction de barricades dans les rues
de Paris. Poursuivant le même but Louis-Philippe
avait déjà introduit les pavés de bois. Néanmoins les barricades
avaient joué un rôle considérable dans la révolution de Février.
Engels s’occupa des problèmes de tactique dans les combats de
barricades.
Haussmann
cherche à les prévenir de deux façons. La largeur des rues en
rendra la construction impossible et de nouvelles voies relieront en
ligne droite les casernes aux quartiers ouvriers. Les contemporains
ont baptisé son entreprise : « l’embellissement stratégique ».
II
La luxuriance des décorations
Le charme du paysage, de l'architecture
Et tout effet scénique reposent
Seulement sur la loi de la perspective
Franz
Böhle : Theater-Katechismus.
München,
p. 74.
L’idéal
d’urbaniste de Haussmann, c’étaient les perspectives sur
lesquelles s’ouvrent de longues enfilades de rues. Cet idéal
correspond à la tendance courante au XIXe
siècle
à anoblir les nécessités techniques par de pseudo-fins
artistiques. Les temples du pouvoir spirituel et séculier de la
bourgeoisie devaient trouver leur apothéose dans le cadre des
enfilades de rues. On dissimulait ces perspectives avant
l’inauguration par une toile que l’on soulevait comme on dévoile
un monument et la vue s’ouvrait alors sur une église, une gare,
une statue équestre ou quelqu’autre symbole de civilisation. Dans
l’haussmannisation de Paris la fantasmagorie s’est faite pierre.
Comme elle est destinée à une sorte de pérennité, elle laisse
entrevoir en même temps son caractère ténu. L’avenue de l’Opéra
qui selon l’expression malicieuse de l’époque, ouvre la
perspective de la loge de la concierge de l’Hôtel du Louvre, fait
voir de combien peu se contentait la mégalomanie du préfet.
III
Fais
voir, en déjouant la ruse,
Ô
République à ces pervers
Ta
grande face de Méduse
Au
milieu de rouges éclairs.
Pierre
Dupont. Chant
des Ouvriers.
La
barricade est ressuscitée par la Commune. Elle est plus forte et
mieux conçue que jamais. Elle barre les grands boulevards, s’élève
souvent à hauteur du premier étage et recèle des tranchées
qu’elle abrite. De même que le Manifeste
communiste clôt
l’ère des conspirateurs professionnels, de même la Commune met un
terme à la fantasmagorie qui domine les premières aspirations du
prolétariat. Grâce à elle l’illusion que la tâche de la
révolution prolétarienne serait d’achever l’oeuvre de 89 en
étroite collaboration avec la bourgeoisie, se dissipe. Cette chimère
avait marqué la période 1831-1871,
depuis
les émeutes de Lyon jusqu’à la Commune. La bourgeoisie n’a
jamais partagé cette erreur. Sa lutte contre les droits sociaux du
prolétariat est aussi vieille que la grande révolution. Elle
coïncide avec le mouvement philanthropique qui l’occulte et qui a
eu son plein épanouissement sous Napoléon III. Sous son
gouvernement a pris naissance l’oeuvre monumentale de ce mouvement
: le livre de Le Play, Ouvriers
Européens.
A
côté de la position ouverte de la philanthropie la bourgeoisie a de
tout temps assumé la position couverte de la lutte des classes. Dès
1831 elle reconnaît dans le Journal
des Débats :
« Tout manufacturier vit dans sa manufacture comme les propriétaires
des plantations parmi leurs esclaves. » S’il a été fatal pour
les émeutes ouvrières anciennes, que nulle théorie de la
révolution ne leur ait montré le chemin, c’est aussi d’autre
part la condition nécessaire de la force immédiate et de
l’enthousiasme avec lequel elles s’attaquent à la réalisation
d’une société nouvelle. Cet enthousiasme qui atteint son
paroxysme dans la Commune, a gagné parfois à la cause ouvrière les
meilleurs éléments de la bourgeoisie, mais a amené finalement les
ouvriers à succomber à ses éléments les plus vils. Rimbaud et
Courbet se sont rangés du côté de la Commune. L’incendie de
Paris est le digne achèvement de l’oeuvre de destruction du Baron
Haussmann.
Conclusion
Hommes
du XIXe siècle, l’heure de nos apparitions est
fixée
à jamais, et nous ramène toujours les mêmes.
Auguste
Blanqui
L’Éternité
par les astres.
Paris 1872, p. 74-75.
Pendant
la Commune Blanqui était tenu prisonnier au fort du Taureau. C’est
là qu’il écrivit son Éternité
par les Astres.
Ce livre parachève la constellation des fantasmagories du siècle
par une dernière fantasmagorie, à caractère cosmique, qui
implicitement comprend la critique la plus acerbe de toutes les
autres. Les réflexions ingénues d’un autodidacte, qui forment la
partie principale de cet écrit, ouvrent la voie à une spéculation
qui inflige à l’élan révolutionnaire de l’auteur un cruel
démenti. La conception de l’univers que Blanqui développe dans ce
livre et dont il emprunte les données aux sciences naturelles
mécanistes, s’avère être une vision d’enfer. C’est de plus
le complément de cette société dont Blanqui vers la fin de sa vie
a été obligé de reconnaître le triomphe sur lui-même. Ce que
fait l’ironie de cet échafaudage, ironie cachée sans doute à
l’auteur lui-même, c’est que le réquisitoire effrayant qu’il
prononce contre la société, affecte la forme d’une soumission
sans réserve aux résultats. Cet écrit présente l’idée du
retour éternel des choses dix ans avant Zarathoustra
;
de façon à peine moins pathétique, et avec une extrême puissance
d’hallucination. Elle n’a rien de triomphant, laisse bien plutôt
un sentiment d’oppression. Blanqui s’y préoccupe de tracer une
image du progrès qui, – antiquité immémoriale se pavanant dans
un apparat de nouveauté dernière – se révèle comme étant la
fantasmagorie de l’histoire ellemême.
Voici
le passage essentiel :
«
L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour
les créer, la nature n’a que cent corps simples à sa disposition.
Malgré le parti prodigiequ’elle sait tirer de ces ressources et le
chiffre incalculable de combinaisons qu’elles permettent à sa
fécondité, le résultat est nécessairement un nombre fini, comme
celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la
nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons
originales ou types. Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en
nombre infini dans le temps et dans l’espace, non pas seulement
sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se trouve à chacune des
secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la mort...
La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel
dans chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris
en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et
je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une
plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables.
Ainsi de chacun... Le nombre de nos sosies est infini dans le temps
et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger
davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et
paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des
fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néanmoins un
grand défaut : il n’y a pas progrès... Ce que nous appelons le
progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec
elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le
même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante,
infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa
prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe
qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil.
Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers.
L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité
joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. »
Cette
résignation sans espoir, c’est le dernier mot du grand
révolutionnaire. Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles
virtualités techniques par un ordre social nouveau. C’est pourquoi
le dernier mot est resté aux truchements égarants de l’ancien et
du nouveau, qui sont au coeur de ces fantasmagories. Le monde dominé
par ses fantasmagories, c’est – pour nous servir de l’expression
de Baudelaire – la modernité. La vision de Blanqui fait entrer
dans la modernité – dont les sept vieillards apparaissent comme
les hérauts – l’univers tout entier. Finalement la nouveauté
lui apparaît comme l’attribut de ce qui appartient au ban de la
damnation. De même façon dans un vaudeville quelque peu antérieur
: Ciel
et Enfer les
punitions de l’enfer font figure de dernière nouveauté de tout
temps, de « peines éternelles et toujours nouvelles ». Les hommes
du XIXe
siècle
auxquels Blanqui s’adresse comme à des apparitions sont issus de
cette région.
SOURCE
La
bibliothèque numérique francophone :
Les
Classiques des sciences sociales
Une
édition électronique réalisée à partir du texte de Walter
Benjamin, “ Paris, capitale du XIXe siècle ”,
«exposé» de 1939 – écrit directement en français par W.
Benjamin – in Das
Passagen-Werk (le
livre des Passages), Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1982, pages
60 à 77. Une édition numérique réalisée par Daniel
Banda,
bénévole, professeur
de philosophie en
Seine-Saint-Denis et chargé de cours d'esthétique à Paris-I
Sorbonne.
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