crédits : Tangi Bertin, oeil - Un des Sens
(partie de l'affiche du festival "Un des Sens"
(CC BY-SA 2.0)

Voir, croire, savoir… L’image-preuve dans le procès de Radovan Karadžić (Dust breeding, Sarah Vanagt, 2013)

La condamnation de Radovan Karadžić à 40 ans de prison, prononcée par le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye le 24 mars 2016 est l’occasion de revenir sur un documentaire dont le caractère hors normes permet au spectateur d’envisager ce procès de cinq années sous un angle inédit. Avec Dust breeding, produit en 2013 par le Centre vidéo de Bruxelles et Balthasar, la cinéaste Sarah Vanagt propose au public une œuvre inclassable qui relève à la fois du documentaire et de l’œuvre d’art contemporain. La cinéaste investit les locaux vides du tribunal, entre deux sessions, et utilise un certain nombre d’images : images produites lors du procès et image du procès lui-même.

Le montage final offre donc deux types d’images très différentes : certaines relèvent de la performance artistique, d’autres du documentaire. Les premières mettent ainsi Sarah Vanagt en scène, frottant au crayon gras une grande surface de papier sur les marches du hall du tribunal de La Haye ou filmant une feuille de papier ainsi crayonnée après l’avoir scotchée sur la chaise de l’accusé ou la vitre de la cabine des traducteurs. Le sens de l’œuvre se lit du fait même de cette hybridité, le montage de ces images suscitant, chez le spectateur, une réflexion sur le lieu et le temps de la justice, sur l’œuvre même de justice lorsqu’il faut revenir sur un crime passé, en rapporter la preuve, parfois via l’image… Je consacrerai mon étude à ce qu’une historienne du droit, spécialiste de l’analyse juridique de l’image, peut y voir.

La première scène impose déjà une réflexion sur le statut de l’image d’actualité ou celui de l’image d’archives. Nous avions déjà, à l’occasion de notre analyse du film Le Havre d’Aki Kaurismaki, tenté de réfléchir l’insertion de ce type d’images dans une fiction. Avec le film de Sarah Vanagt, le raisonnement se confirme, alors même que l’image d’archives s’inscrit dans un documentaire. L’image se trouve d’emblée comme fictionnarisée dans le sens où l’apparition de l’équipe de Radovan Karadžić, filmée en 1992, via un écran lui-même filmé en 2010, insiste sur un déplacement perturbant : l’image de 1992 n’appartient plus à la réalité contemporaine, elle est dorénavant happée dans une histoire parallèle, dans une réalité ultérieure et autre, comme exhumée et projetée dans un contexte sans rapport avec la captation du moment passé.

vlcsnap-2016-04-19-22h59m10s533
Le centre vidéo de Bruxelles nous a autorisé à mettre en ligne des captures d’écran du film de Sarah Vanagt.

La scène initiale filmée constitue un matériau réemployé, intégré dans une nouvelle scène filmée. Elle se trouve alors doublée, reproduite et par cette opération même, elle se trouve comme retenue, sélectionnée parmi un flux continu d’images qui passent, montrées puis oubliées. Elle prend à l’occasion de cette résurrection un sens nouveau. De même que Le Havre réactive l’évacuation de la Jungle de Calais telle qu’elle fut filmée par les journalistes en 2009, Sarah Vanagt exhume une séquence filmée au cours de laquelle on voit des militaires serbes qui paradent et Radovan Karadžić qui récite un poème. A l’occasion de ces images, on constate que le réalisateur (Pawel Pawlikowski, Serbian epics, 1992[1]) fait un documentaire et que les serbes font leur propagande. On pourra ainsi souligner que ce que le réalisateur entend montrer est très différent de ce que les serbes en parade ont l’impression et l’intention de montrer d’eux-mêmes. Le propos de Sarah Vanagt, qui montre de nouveau ces images dix ans plus tard est encore différent. L’image filmée est donc exploitée, contenant, dès sa captation, un potentiel inconnu en terme de performativité – l’effet de propagande, l’effet informatif, l’effet probatoire – constituant un creuset de multiples sens à découvrir. L’image n’est donc pas preuve par nature, par essence mais par qualification. Dès lors, le juriste qui se saisit d’une image y lit un message qu’il est le seul à connaître et que ni l’auteur de l’image, ni les personnes filmées avaient l’intention d’y inscrire. Il cherche une information que l’image n’avait pas forcément vocation à offrir. Il s’agit donc, à chaque fois, d’une invention et il me semble que le film de Sarah Vanagt est, de ce point de vue, un support inespéré en termes de pédagogie pour faire réfléchir les juristes en formation à la fonction de l’image dans le procès.

Dans son rapport à l’histoire, l’image montrée pour (re)présenter le passé ne peut qu’être fiction, projection idéalisée car cadrée, bornée à un point de vue, à une « photo » qui donne une teinte artificielle aux images captées. L’image même contextualisée, présentée, amendée, commentée ne peut rendre pleinement et parfaitement compte du passé. Elle est une pièce du puzzle de l’événement. Elle montre une réalité restreinte, tant dans le temps que dans le cadre, une réalité dont l’interprétation se déploie en multiples pistes, différentes jusqu’à être potentiellement contradictoires.

Pour reprendre les catégories d’indices que Nathalie Goedert et moi sommes en train de recenser pour construire une méthodologie de l’analyse juridique de l’image, nous partirons des « lieux du droit ». Ici, Sarah Vanagt conduit le spectateur dans les locaux du tribunal pénal international de La Haye. Deux endroits sont filmés : le hall principal du tribunal de justice pénale internationale et la salle d’audience. Pendant que Sarah Vanagt réalise un frottage au sol sur les marches du hall, la prise de vue permet d’observer une installation de photographies accrochées aux murs, de chaque côté d’un large escalier de quelques marches aboutissant à un palier plaçant le visiteur devant un mur incurvé décoré d’une frise en bas-relief.

vlcsnap-2016-04-19-23h02m24s488Le lieu de justice est un lieu investi par l’art. La présence de ces œuvres d’art, depuis le frottage élaboré par l’artiste contemporain jusqu’aux décors muraux, en passant par les prises de vue épinglées pour agrémenter le trajet des visiteurs du bâtiment interpelle sur la nature complexe du tribunal. S’y exprime l’art dans tous ses états : le permanent sculpté dans le mur, le temporaire qui y est suspendu et l’éphémère au sol. Il est remarquable que les objets d’art soutiennent ici le discours de l’auteure sur une temporalité démultipliée : passé, présent et représentation du passé.

A la lecture du billet, Sarah Vanagt nous indique que les "prises de vue" évoquées sont une série de photos des juges travaillant ou ayant travaillé au tribunal. En réalité, cela vient conforter notre propos. Le portrait n'est pas seulement informatif : la mise en image du juge, photographié en robe, exprime autre chose qu'une liste des fonctionnaires qui pourrait tout aussi bien être mise à disposition du public ou qu'une série de portraits cadrés plus serré, dans le genre des photos d'identité, et donc moins artistiques. Cette série en ligne des juges en robe vient par ailleurs, du fait de la présence des anciens juges et des juges présents, inscrire la justice des hommes dans le temps. On retrouve donc passé et présent dans une représentation significative...

vlcsnap-2016-04-19-23h11m24s021La salle d’audience offre un autre décor. Le matériel informatique y prédomine, chaque magistrat disposant de deux écrans et d’écouteurs. La temporalité du procès est d’ailleurs modifiée, voire altérée, par les aspects techniques. C’est en tout cas ce qui ressort du choix d’images sélectionnées par Sarah Vanagt. Dans ces extraits du procès de Radovan Karadžić, la prise de parole est rare et suspendue à l’image. Elle intervient par rapport à l’image, après l’image, à côté de l’image. Elle est l’accessoire de ce principal qu’est l’image. Dust breeding rapporte ainsi la preuve de la nécessité pour les juristes de se familiariser avec l’analyse de l’image, et plus spécifiquement avec l’analyse juridique de l’image. Car il faut bien distinguer ce que nous dit l’image de ce que nous dit l’image en termes de droit. Là encore, la démonstration de Sarah Vanagt est édifiante. Certaines des images produites au procès sont des photographies de paysage, de maisons, de champs : la photo nue ne dit rien, ne signifie rien pour le juriste.

vlcsnap-2016-04-19-23h02m38s987Elle prend sens une fois amendée, modifiée, exploitée lors du procès. L’image juridique est une image marquée, au sens littéral, avec les lignes, avec les traces du témoignage. L’audience crée ainsi une nouvelle image, sans rapport avec l’ancienne. Une séquence du film de Sarah Vanagt met particulièrement bien ce processus créatif en exergue. Il s’agit d’un témoignage dont le support principal est une photo. La photo est fixe. Le témoin trace des lignes en surimpression, grâce à l’outil informatique. Le magistrat lui demande d’indiquer des chiffres sur l’écran, comme autant de repères qui permettront de légender la pièce construite, la nouvelle image produite : un paysage, agrémenté de lignes et de lettres comme autant de représentation des trajectoires et des situations passées. C’est cette pièce qui constitue l’élément de preuve, le témoignage parfait intégré au dossier et légendé du « code de témoin » et de la date afin d’authentifier la pièce. On reste perplexe face à cette image si peu explicite, reconstitution si imparfaite des scènes que l’on tente de faire revivre.

L’autre image-témoin type filmée par Sarah Vanagt est l’image-satellite, fouillis de points gris, noirs et blancs que l’artiste place en parallèle, grâce au montage, de ses crayonnages. vlcsnap-2016-04-19-23h03m23s227 vlcsnap-2016-04-19-23h03m31s479La juxtaposition des deux images est parlante :  on y retrouve des « traces » comparables. Dans les deux cas, l’œil du spectateur cherche à donner du sens, à voir quelque chose, à lire les images. Chaque nuance, chaque marque stimule l’imagination. Les crayonnages de Sarah Vanagt sont comme des prises d’empreintes qui rappellent le travail de Rossella Biscotti. Celle-ci a en effet travaillé sur l’empreinte, notamment dans The prison of santo stephano qui oblige le public à déambuler dans les traces d’une prison reconstituées au sol, ou dans The trial qui présente des moulages de la salle du tribunal de haute sécurité ayant accueilli les procès d’intellectuels et d’universitaires de la gauche radicale pendant les années de plomb. Sarah Vanagt, elle, cherche des traces de l’histoire humaine en frottant le bureau des juges du TPIY ou les marches du hall d’entrée. vlcsnap-2016-04-19-23h03m54s591La surface vigoureusement frottée révèle alors des traces que l’objet à nu ne montre pas. Ainsi, le même objet offre-t-il deux visages, deux réalités, deux images bien différentes, portant chacune une vérité distincte. Un plan d’une vingtaine de secondes sur le crayonnage puis sur la surface du bureau des juges montre bien ces deux réalités parallèles et ici, presque concurrentes. vlcsnap-2016-04-19-23h07m11s141 vlcsnap-2016-04-19-23h07m42s512L’une n’est pas plus vraie que l’autre. On ne peut s’empêcher alors de revenir aux images du procès Karadžić. Ce que les images montrées au procès Karadžić dévoilent, ce sont des traces, des ombres, des surfaces… Ainsi, la photo satellite d’un charnier se présente comme une surface grisée, la terre remuée se distinguant par un carré plus ou moins sombre par rapport au reste. Une surface crayonnée, grisâtre, insondable et le plan s’élargit pour nous révéler qu’il s’agit d’une feuille de papier A4 crayonnée et scotchée sur une chaise bleue… la chaise de l’accusé. Cela aurait pu être une vue satellite ou autre chose : on prend conscience du hors-champs, du cadre, de notre vision forcément étriquée, du mirage de l’image. On entend, en fond, Radovan Karadžić se repaître de toutes les contestations que le support de l’image lui offre. Ainsi, la page de papier scotchée sur la vitre de la cabine des traducteurs fait suite à une séquence de crayonnage au cours de laquelle le spectateur, en même temps qu’il observe le mouvement de va-et-vient de la craie, entend un échange traduit qui évoque une image filmée dont l’interprétation fait débat. Nous avons entrevu quelques images : des corps ensanglantés et des traces de leur déplacement : trainées de sang rouge, bâche de plastique maculées. L’échange de questions et de réponses est consternant : on perçoit que l’image est impénétrable, qu’elle ne révèle rien, que l’histoire de ces meurtres appartient au passé. Le présent, lui, est constitué par un autre genre de combat : un jeu de lecture et d’interprétation. L’enjeu du procès est tout entier constitué par la manière dont chacun pourra extirper des milliers d’images produites un élément à charge ou à décharge. vlcsnap-2016-04-19-23h01m56s085vlcsnap-2016-04-19-23h01m46s611Si l’image peut faire preuve du crime, le crime sans image n’est pas prouvé ? Devant une photo de corps enchevêtrés, Radovan Karadžić s’étonne du très petit nombre de corps et demande à voir les photos des grands charniers qui fondent l’accusation. Si ces charniers ont existé, montrez-moi les photos. S’il n’y pas d’image, cela n’a pas existé.

Un témoin trace une, deux, trois, quatre, cinq…dix, quinze puis vingt-cinq croix en surimpression sur une image produite à l’écran.

Chacun voit les croix apparaître sur l’écran.

Les croix représentent des hommes morts.

vlcsnap-2016-04-19-23h06m30s654Le témoin s’inquiète : doit-il tous les signaler ? Un avocat (casque sur les oreilles, écran sous les yeux, caméra devant lui) lui suggère de dessiner un « grand rectangle autour du périmètre, ce sera plus simple ». Nous avons ici une image fixe, un paysage photographié (plateau en avant-plan, forêt à l’arrière) gribouillé d’indications : des croix, une lettre A, un grand rectangle. Dans la foulée, par l’opération du montage, une surface noircie apparaît et l’œil, exercé à décrypter, cherche à donner du sens aux ombres, aux tracés mystérieux que la craie de Sarah Vanagt a dessinés. Je vois tout à coup un A et sans aucun doute des centaines de croix, le tracé d’une falaise et deux oiseaux…vlcsnap-2016-04-19-23h07m28s002 Les images satellite sont tout aussi mystérieuses que les prises de vue des sols remués des charniers qui ressemblent à s’y méprendre au frottage à l’instant évoqué.vlcsnap-2016-04-19-23h08m02s590 vlcsnap-2016-04-19-23h08m13s912 vlcsnap-2016-04-19-23h08m42s337 vlcsnap-2016-04-19-23h08m54s084 vlcsnap-2016-04-19-23h09m01s917 vlcsnap-2016-04-19-23h09m11s619

D’autres images apparaissent. Il faut quelques minutes pour comprendre que les petites bandes blanches alignées sur une surface brune sont des chaussettes sur un chemin, autant de traces matérielles devenues, via le film, traces virtuelles d’hommes, de femmes et peut-être d’enfants morts. vlcsnap-2016-04-19-23h09m29s559 vlcsnap-2016-04-19-23h09m36s406Ces cercles de couleur fanées, des bonnets… D’autres formes, des tissus ?, posés tout le long du chemin, cette fois-ci à perte de vue.

De nouveau, la feuille noircie apparaît, moins inquiétante, presque rassurante dans son absence de sens. Ce sont les images dont on n’ose comprendre la signification qui restent incompréhensibles. Mais la feuille noircie si reposante ne le reste pas longtemps. L’inscription apparaît : il s’agit de « la chaise de l’accusé ». On aimerait tout à coup trouver une trace pour donner du sens, pour comprendre mais le passage de l’accusé n’a rien laissé de visible. Tout a disparu. Il ne reste que ce que la surface de l’objet au contact de l’accusé, sa chaise, veut bien nous révéler. Pas grand-chose sauf à donner à des ombres un sens, sauf à imaginer, au détour du crayonné, une révélation réparatrice.

Pour citer ce billet : Ninon Maillard, "Voir, croire, savoir… L’image-preuve dans le procès de Radovan Karadžić (Dust breeding, Sarah Vanagt, 2013)," publié sur IMAJ, le 20/04/2016. Lien : http://imaj.hypotheses.org/1387.

Toutes les images de l’article sont des captures d’écran du film Dust Breeding de Sarah Vanagt (2013), publiées avec l’aimable autorisation du Centre Vidéo de Bruxelles.

[1] Nous devons cette référence à l’article de Florence Cheval, « this is about fear and about snow : Sarah Vanagt’s Dust breeding », L’Art Même, Bruxelles, février 2014.

 


Une réflexion sur “ Voir, croire, savoir… L’image-preuve dans le procès de Radovan Karadžić (Dust breeding, Sarah Vanagt, 2013) ”

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *