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Une signalétique accusatoire : les pratiques d’identification judiciaire au XVIIIe siècle1

Caroline Cuénod
p. 5-31

Résumés

À Genève au XVIIIe siècle trois registres judiciaires dessinent les prémices de la culture signalétique. Pensés dans un souci de contrôle de la population bannie, ils conjuguent une peine archaïque avec les techniques modernes d’enregistrement et de signalement. Aux notices nominales sont parfois ajoutés les circonstances du délit, les liens de complicité, ou les signes d’apparence. Ces indications informent sur la dangerosité du criminel, et permettent également d’identifier un banni récidiviste. Dès 1775, un chirurgien se rend aux prisons visiter les futurs bannis. Instauré pour contrer les pratiques de déguisement, cet exercice de lecture des traces corporelles ouvre sur des données biographiques et comportementales et annonce le discours expert.

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Texte intégral

  • 1 Caroline Cuénod, réalisatrice, auteur du moyen métrage «Le panoptique, une prison modèle» (2006), a (...)
  • 2 Archives d’État de Genève (dorénavant AEG), Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant (...)

N° 34. La Grenouille, mendiant, grand, maigre, mince, âgé d’environ 30 ans, qu’il n’a vu qu’une seule fois, sachant seulement qu’il a été arrêté à Aubonne avec Jean Mouton N° 32 et d’autres vagabonds2.

1La pratique du signalement, de l’identification, de la saisie dans l’écrit d’un savoir sur l’homme criminel se concentre en premier lieu sur une catégorie de délinquants qu’il est difficile de définir encore aujourd’hui, puisque cette définition intègre la notion relative de « dangerosité », mêlant au délit les « complicités », les « relations », la « récidive » et le « soupçon ». Reflétant une facette de l’activité judiciaire du XVIIIe siècle, le signalement des délinquants s’inscrit parmi les mesures de contrôle de la population vagabonde et potentiellement criminelle, qui caractérisent la fin de l’Ancien Régime. Cet article propose de déceler dans le registre judiciaire du XVIIIe siècle, les débuts et les balbutiements de l’œil de la justice sur l’individu « dangereux », en amont des théories, sciences et codifications élaborées au XIXe siècle. La culture signalétique, qui comprend aussi bien l’art d’observer l’apparence du criminel, que l’organisation de cette analyse dans l’écrit, traduit l’émergence du concept de « dangerosité », concept repris par les criminologues au XIXe siècle. Les pratiques policières d’enregistrement et de signalement de la population délinquante menées dans la République souveraine de Genève indiquent en effet que la notion judiciaire de « dangerosité » existe avant que le terme n’apparaisse véritablement dans l’écrit expert.

2Si l’on considère l’identification comme un mode de regard au sens large du terme sur l’individu, cette pratique conjugue des données biographiques d’ordre civils, judiciaires, politiques, religieux, sociaux ou territoriaux avec des indices visuels. Cette pratique se caractérise par une confrontation entre la personne physique et les connaissances spécifiques à son sujet, principalement sur ses origines et son passé. Dans le domaine judiciaire, on peut discerner trois champs de vocabulaire spécifiques à l’identification : le lexical, le quantitatif et le figuré. Fiche descriptive, mesures biométriques et portrait-robot sont les résultats de cette observation descriptive, et les représentations d’un savoir organisé sur l’homme criminel. S’il est relativement aisé de récolter et d’ordonner ces données dans le cadre d’une administration civile ou religieuse, l’organisation de ces informations dans le cadre judiciaire présente une difficulté majeure : les circonstances favorisent en effet la dissimulation de la véritable identité, impliquant ainsi pour l’administration judiciaire un impératif de rationalisation des informations récoltées sur l’homme criminel. Lors d’une conférence tenue en 1886, Alphonse Bertillon (1853-1914) présente le problème que pose la relation de savoir entre identification écrite et personne physique. Il pointe ainsi la question fondamentale liée à l’inscription signalétique dans un registre ou un fichier, qui, isolé de l’individu – se distinguant en cela de la marque judiciaire et du passeport –, doit assurer l’identité, c’est-à-dire la singularité, d’une personne, à distance, par la production et l’organisation d’un savoir écrit :

  • 3 Bertillon (1887, p. 273).

La présence du nom déclaré sur un registre d’état civil suffit pour affirmer que l’état civil en question existe réellement, mais ne prouve pas que ce nom correspond réellement à celui de l’individu que l’on a sous la main3.

  • 4 Dénomination courante dans le système judiciaire genevois pour désigner les enquêteurs de justice, (...)
  • 5 Roche (1993, pp. 63-64).
  • 6 Pour les questions liées à la désertion à Genève, voir Cicchini (2005).
  • 7 Notamment la peste de Provence (1720-1723) qui, conjuguée à la démobilisation de l’armée française (...)

3Tenter de re-connaître un individu sur la base d’une écriture judiciaire marque l’émergence de la production d’un savoir sur l’homme criminel. Registre et avis de recherche ouvrent sur un langage signalétique balbutiant qui prépare l’organisation rationnelle de l’identification judiciaire et de l’identité sur soi, du casier judiciaire et du passeport. Inscrits encore nommément au début du XVIIIe siècle, les bannis, « malvivans », mendiants, délinquants et criminels font l’objet d’une attention judiciaire particulièrement accrue dès 1750. Constituant une population cible, ces individus, de plus en plus considérés comme « dangereux », font l’objet d’un enregistrement signalétique moderne. Les notices dans les registres et sur les avis de recherche ou de bannissement décrivent progressivement l’apparence de l’individu, ses tics et ses manières, ainsi que son passé criminel. L’élaboration de ces portraits-parlés ne répond alors aucunement au remplissage de rubriques sur une fiche telles qu’elles sont pensées par le chef de la préfecture de police de Paris. Les pages du registre et la feuille de l’avis de recherche sont blanches et seules l’habitude et le bon sens du greffier dictent la syntaxe. Il ne doit pas remplir une grille d’information ou des rubriques, mais établir – et donc définir – une identité pour l’inscrire comme telle, s’exerçant à porter sur l’homme criminel un regard et à le traduire dans un langage objectif. Quels sont les impératifs qui ordonnent la rédaction signalétique ? Quels critères justifient que l’on détaille ici les vêtements, et précise là les antécédents criminels ou les noms des complices ? Enfin, quels motifs poussent les auditeurs de justice4 qui établissent les éléments de procédure à mander la notification de ce délinquant plutôt qu’un autre ? C’est dans le cadre d’un souci de contrôle de la mobilité des individus5 que ces questions, qui établissent les critères déterminants de la dangerosité d’un individu d’un point de vue pénal, préoccupent les acteurs de la ­justice. Si l’identification judiciaire s’inscrit parmi les mesures de lutte contre la désertion6 et de gestion des épidémies7, cette pratique atteste également une logique moderne de contrôle des indésirables, et de poursuite des criminels en fuite.

  • 8 AEG, Jur. Pén., H5 n°1-9 (1555-1794). Les neufs volumes de ce registre comptent des copies et des e (...)
  • 9 D’après un sondage dans les fonds d’archives suisses (Vaud, Berne, Neuchâtel), le registre genevois (...)
  • 10 Notamment le Papier Rouge de Dijon, initié au XIIIe siècle, qui réunit le nom des bannis, mais ne c (...)
  • 11 AEG, Jur. Pén., H2 n°2 (1775-1793). Les pages ne sont pas numérotées, nous indiquons en référence l (...)
  • 12 AEG, Jur. Pén., H2 n°1 (1774-1791). Les pages ne sont pas numérotées. Nous indiquons en référence l (...)
  • 13 Cicchini (2005); Denis (2006, p. 48).

4À Genève, trois registres attestent l’émergence de la pratique d’observation à laquelle s’adonnent les acteurs de justice, et constituent les prémices de la culture signalétique judiciaire. Le premier, le Registre des bannis et malvivans8, présente sur plusieurs points les caractéristiques d’un casier judiciaire. Il réunit les noms des individus mis hors la ville, chassés ou bannis, dans l’idée de vérifier qu’ils obéissent à l’ordre de retrait et ne reviennent pas en ville impunément. À notre connaissance, ce registre genevois, en tant que tentative de contrôle global sur la population bannie, tient lieu d’exception pour le XVIIIe siècle9. En effet, s’il existe des registres similaires en France, connus sous le nom de Papiers Rouges10, ces derniers ne consignent que les cas les plus graves de bannissement, visant un contrôle partiel des bannis. Le registre genevois reflète en revanche le bannissement d’une population criminelle souvent ordinaire, et permet d’approcher la complexité de cette peine, considérée comme archaïque au XVIIIe siècle. Pratiqué en tant que mesure d’exclusion plutôt que mesure punitive, le bannissement présente avant tout, pour les acteurs de la justice à Genève, un problème de vérification que l’ordre de retrait soit obéi. Dès 1774, ce fichier pensé et organisé selon une logique nominale, ne suffit plus à l’identification des criminels bannis puis retournés illicitement sur le territoire. En effet, rien ne permet de les identifier s’ils se présentent sous un autre nom. Le Registre des visites11 est alors pensé comme une sorte de complément. Consignant les signes particuliers des prévenus, mentionnant parfois l’existence de marques judiciaires, et relatant l’apparence physique, il permet de reconnaître le délinquant banni qui serait revenu déguisé. Ce livre pourrait en outre servir à établir des signalements exacts en cas de fuite des prévenus. Enfin, un troisième registre judiciaire, le Registre des signalements provenant de l’étranger12, présente un ­corpus d’avis de recherche reçus des pays voisins, ou émis de Genève. Ouvrant sur des descriptions de qualité inégale, construites sur la base de témoignages ou de rapports de chirurgiens, ce registre présente les résultats des diverses pratiques d’observation et d’identification. Quand ils ne traduisent pas les informations d’un complice, ces papiers reposent majoritairement sur un enregistrement signalétique préalable, tel qu’il se développe aux armées entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle13. Le domaine judiciaire emprunte alors à l’armée un outil privilégié pour lutter contre la désertion, associant ainsi la figure du soldat déserteur à celle du vagabond.

  • 14 Diderot, article «Registre (Jurisprudence)», in Diderot, D’Alembert, Encyclopédie (t. 14, 1765, p.  (...)

5On peut considérer que dans le cas de l’enregistrement des soldats, le registre signalétique sert principalement à dresser un avis de désertion avec un signalement le plus exact possible. Le registre judiciaire quant à lui, sert non seulement à établir les avis de recherche des criminels en fuite, mais également à vérifier l’existence d’antécédents criminels. En effet, l’enregistrement judiciaire, qui rend compte du délit et de la condamnation, servira de “preuve en matière de fait”14 lors d’une seconde rencontre entre les autorités judiciaires et le délinquant. Ainsi, le registre judiciaire s’inscrit comme un outil en relation avec l’émergence de la notion de récidive perçue comme circonstance aggravante. La syntaxe qui ressort de ces trois registres est principalement régie par l’appréciation personnelle des acteurs de la justice. Ces derniers développent une certaine autonomie d’action, et ce sont eux qui estiment les individus incriminés comme étant « malvivans », « dangereux », susceptibles d’être amenés à une confrontation future avec la justice ou de repasser par les portes de la ville. Jugeant l’écriture judiciaire nécessaire en fonction de l’individu, les greffiers, secrétaires de justice, auditeurs et chirurgiens, développent le regard qui caractérise encore l’identification d’aujourd’hui.

1. Mentions de déguisements et de complicité au sein d’une logique d’identification principalement nominale

  • 15 Le premier volume du Registre des bannis et malvivans est préparé en 1555. Les pages sont enduites (...)
  • 16 Le terme apparaît en 1762 dans le Dictionnaire de l’Académie française et désigne «un homme de mauv (...)
  • 17 Boucher d’Argis, article «Lieutenant criminel de Robe courte», in Diderot, D’Alembert, Encyclopédie(...)
  • 18 Porret (1995, p. 111).

6L’ambition du Registre des bannis et malvivans (166615-1794) ne devrait pas faire l’objet d’une discussion tant l’intitulé l’indique; le registre servirait à consigner le nom des bannis de la ville et du territoire genevois, ainsi que le nom de ses « malvivans ». Or cette dernière dénomination mérite que l’on s’y attarde. Elle ne figure pas dans les dictionnaires du XVIIe siècle16 et ne subsiste aujourd’hui qu’à l’inverse dans la dénomination du document officiel, le Certificat de « bonne vie » et mœurs. Mentionnés dans l’Édit (1554) de Henri II, qui instaure la charge du Lieutenant criminel de robe courte à Paris17, les « malvivans » sont associés aux gueux, mendiants et vagabonds. Cités comme pour compléter une liste de gens peu recommandables, ils ne désignent pas explicitement les individus vivant de l’aumône, errant dans la ville ou sur les routes, mais principalement ceux qui « vivent mal ». Le terme renvoie alors à une définition vague qui pourrait porter sur la question de mauvaises mœurs. Criminalisant18 des comportements peu définis, qui n’entrent pas dans les catégories de délits telles qu’elles sont définies par les pénalistes du XVIIIe siècle, cette appellation sert principalement la nouvelle forme de répression qui conduit à l’exclusion arbitraire des indésirables et de la petite délinquance.

  • 19 À titre de comparaison, si on considère le bannissement à Genève pendant la seconde moitié du XVIII(...)

7Ce registre ne reflète pas exhaustivement l’activité judiciaire menée à Genève19 et semble être dirigé par l’estimation personnelle des acteurs de la justice. En effet, les noms des individus jugés en Grand Criminel puis bannis, ne sont pas systématiquement inscrits dans le registre de bannissement. En revanche, tous les criminels jugés en contumace et condamnés à une peine de mort y sont consignés, aux côtés d’une petite délinquance et d’une population étrangère chassée pour n’avoir pas payé le droit d’habitation. À cette irrégularité de la nature de la population inscrite, s’ajoutent les différences qualitatives des inscriptions en fonction de l’estimation du greffier. Les inscriptions nominales changent sensiblement : sommaires au XVIIe siècle, elles comportent, dès 1750, des indications sur les circonstances du délit, et, parfois, sur les habitudes délinquantes ou douteuses de l’accusé.

  • 20 Denis (2003, p. 61).
  • 21 Denis (2003, p. 61).

8Caractéristique de la notification nominale, l’inscription d’Antoina Saugret comporte les cinq données minimales du registre, dans une syntaxe continue, dérivée de la rédaction médiévale20 : aux nom, état civil et origine, qui forment selon Vincent Denis le « noyau d’identification »21 d’Ancien Régime, sont ajoutés ici le délit et la peine :

  • 22 AEG, Jur. Pén., H5 n°2, Registre des bannis et malvivans, p. 1, 23 juin 1666.

Antoina, fille de feu Jean Saugret de la paroisse d’Essert proche de Étrembières, a été condamnée pour paillardise, à reconnaître sa faute genoux en terre et huis ouverts et être fouettée au Molard et bannie à peine du fouet public22.

  • 23 On sait que la sentence de bannissement est proclamée publiquement. C’est le cas notamment dans la (...)

9Ces données nominales semblent suffire à reconnaître la délinquante si elle venait à se représenter devant la justice pour un second délit commis sur le territoire interdit. Elle déclinerait alors son nom et le greffier ou secrétaire de justice, à l’aide de l’index nominal complété au fur et à mesure, retrouverait la trace de ce jugement daté de 1666. À la récidive s’ajouterait alors la désobéissance à l’ordre judiciaire de retrait. De cette inscription dans le registre, on peut supposer qu’elle reflète fidèlement la proclamation orale de la sentence devant l’accusée23. En cela, elle se distingue sensiblement des notifications telles qu’elles se multiplient dès 1760, où le greffier indique, selon les cas, les particularités de l’individu et du délit :

  • 24 AEG, Jur. Pén., H5 n°4, Registre des bannis et malvivans, p. 10, 11 décembre 1775.

Riculfi Sébastien, de la Chiusa, Diocèse de Mondovi en Piémont, étant venu plusieurs fois dans cette ville où il a paru sous différents noms et différents habits, et s’étant rendu suspect de filouterie. Mandé céans, condamné à ses dépens et à ceux de Maurice Cravet dont il était accompagné; il lui a été ordonné de se retirer de la ville et du territoire avec défense d’y rentrer sous peine de châtiment24.

10La mention des déguisements d’emprunt de Riculfi n’est certainement pas évoquée lors de l’énonciation de la sentence, puisque le déguisement ne constitue pas un délit en soi. Elle représente en revanche un indice de dangerosité aux yeux de la justice puisque le criminel pourrait réapparaître incognito. Cette information à usage pratique participe dès lors à une indication interne, et s’adresse essentiellement aux auditeurs chargés de consulter le registre ultérieurement. Elle modère l’identité nominale de Riculfi, laissant ouverte la probabilité que cette notice se confonde avec une autre identité nominale empruntée par le même individu.

11L’irrégularité qualitative des inscriptions au registre suit l’importance relative de chaque procédure. De plus, les notices qui détaillent les circonstances du délit indiquent une infraction complexe qui ne correspond pas aux appellations courantes. À titre d’exemple, les frères Dunant font l’objet d’une note prolixe qui, dans un registre dicté par la règle de l’économie d’écriture, intervient comme une mesure judiciaire supplémentaire. À la notification du jugement porté contre eux s’ajoute en effet l’articulation détaillée de leur arrestation, comme s’il s’agissait de rendre compte du moment judiciaire de ces individus :

  • 25 AEG, Jur. Pén., H5 n°3, Registre des bannis et malvivans, pp. 127-128, 30 mars 1770.

Ayant été à Avully en novembre 1769 dans la nuit, avec d’autres, étant armés pour enlever le Sr Coponex réduit en prison, ayant même tiré sur les paysans, et procuré l’évasion de Coponex; lequel Coponex revint à Avully à la tête de 17 ou 18 hommes armés. Se fit vendre son cheval. Pierre Dunant dit Coquain, Nicolas et Claude Dunant, et Denis Namy revinrent le 27 novembre. Il y avait alors un détachement de la Garnison, qui se transporta au cabaret, Pierre Dunant ayant fait résistance fut tué, les autres furent saisis, et trouvés armés de baïonnettes de bois, d’un mouchoir dans lequel était une pierre liée avec une ficelle : les susdits trois ont été condamnés aux Galères perpétuelles25.

  • 26 Porret (1995, p. xii).
  • 27 Dubied (1999).

12La diligence avec laquelle le greffier a pris soin d’inscrire l’abrégé de l’arrestation et du délit reflète une écriture judiciaire d’un genre nouveau, puisqu’elle rapporte des éléments biographiques sur l’individu et ses complices, les circonstances du délit et ses conséquences (évasion du brigand Coponex). Sur ce point, l’inscription illustre l’évaluation des délits par les magistrats à Genève, en évolution sensible au XVIIIe siècle, qui établissent le degré de dangerosité sociale en fonction de « l’ensemble des circonstances distinctes et spécifiques, qui accompagnent et qualifient un crime »26. Criminels-voleurs, les frères Dunant et Denis Namy sont d’autant plus redoutables qu’ils sont complices d’un bandit notoire dans la région, Battine de Coponex27. Brigand de grand chemin, ce dernier corrompt les mendiants et vagabonds qu’il rencontre. Représentant la criminalité extraordinaire, maître de l’école du crime et du brigandage, Coponex déteint sur ses complices. Ces derniers, ayant goûté à la vie criminelle, sont dès lors perçus comme plus enclins au vice. Estimés récidivistes potentiels – ce qui définira dès le XIXe siècle, l’individu « dangereux » –, les frères Dunant font ici l’objet d’un contrôle particulier, qui conduit au développement des outils identificatoires plus appropriés, centrés sur la nature de l’individu et de ses fréquentations, plutôt que sur la nature de l’infraction elle-même.

2. Décrypter les signes corporels, établir la dangerosité d’un délinquant

13En 1774 à Genève, les informations inscrites dans le Registre des bannis et malvivans ne répondent plus aux impératifs de vérification judiciaire et ne suffisent pas lors de la recherche d’éventuels antécédents d’un criminel. À l’occasion de la procédure contre Paul Rey et François Coudan, les auditeurs de justice demandent explicitement l’instauration d’un nouvel outil d’identification qui viendrait compléter les registres nominaux :

  • 28 AEG, Procédure criminelle (dorénavant PC) 12686 (1775), procès-verbal de l’auditeur Jalabert, 7 fév (...)

Vu le nombre prodigieux de filous dont la ville est inondée, et la facilité avec laquelle ils y rentrent déguisés après que l’on les a chassé, [nous demandâmes au Sr Syndic de la garde] de les faire visiter aux prisons par le Chirurgien, qui en ferait un signalement exact, lequel serait couché sur un livre qui y serait destiné à cet usage, au moyen de quoi on les reconnaîtrait malgré leurs déguisements et leurs changements de nom etc., ce qui peut-être les effrayerait et les éloignerait28.

  • 29 L’augmentation croissante des pratiques de déguisement, de dissimulation d’identité et de faux papi (...)
  • 30 Porret (1995, pp. 80-81).

14Fugitifs des galères, tout porte à croire que Rey et Coudan se jouent aisément des mesures de contrôle. Ils offrent ici le cas emblématique de la pratique criminelle de plus en plus fréquente qu’est la dissimulation de l’identité nominale29. Dès lors, la seule manière de garantir un enregistrement judiciaire efficient, consiste à identifier le criminel à son apparence, puisque seule cette dernière certifie l’identité réelle, physique, passant outre les dires des prévenus. Le signalement fait par un chirurgien intervient alors dans l’histoire des outils judiciaires comme une réponse immédiate aux astuces des criminels pour déjouer l’identification traditionnelle nominale. Mandaté par les auditeurs de justice au cours de la procédure, le chirurgien dresse un rapport relativement succinct (5 à 6 lignes) dans le Registre des visites (1775-1793), qui porte quelques 400 descriptions. Le nom du détenu ainsi que les pages correspondantes dans le Livre d’Écrou sont reportés en marge. L’âge, la taille et la corpulence générale sont indiqués systématiquement. Jusque-là, le geôlier était tenu de vérifier l’existence de la marque judiciaire30. La visite d’un chirurgien le décharge de cette tâche, et instaure une étude plus poussée sur le corps du délinquant. Invariablement bannis par la suite, les délinquants visités par le chirurgien sont donc soumis à une démarche d’ordre préventif.

15Quels sont les critères qui motivent la demande de visite ? Quelles circonstances du délit ou particularités de la procédure configurent l’écriture plus ou moins détaillée du chirurgien ? Si les cas de Rey et Coudan comportent suffisamment d’éléments indiquant qu’ils peuvent être suspectés de déguisement d’identité, tous les détenus visités ne présentent pas un tel danger. Seul dénominateur commun, la nature du délit commis, qui ressort toujours de la catégorie des délits contre les biens (vol, filouterie). Le Registre des visites ouvre sur les choix déterminés à la fois par les auditeurs et à la fois par le chirurgien. Ici encore, l’irrégularité de l’enregistrement annonce les mesures de contrôle en fonction des criminels.

  • 31 On note en effet au cours du XVIIIe siècle un déplacement du lieu de la marque judiciaire. Ce phéno (...)
  • 32 Il en est de même pour la description des marques de Pierre François Maillard. Le chirurgien ne se (...)

16Sensiblement différentes des notices du Registre des bannis et malvivans, qui reflètent l’énoncé oral de la sentence, les inscriptions rédigées par le chirurgien transcrivent un langage tacite constitué de signes sur le corps observé à huis clos. L’examen de Jean Bière de Milan est révélateur de cette nouvelle forme de discours expert. Couvrant une page entière du registre, les détails physionomiques de ce délinquant italien sont relatés avec un zèle particulier. L’ordre descriptif correspond aux autres notices : âge, taille et corpulence générale. Suivent les caractéristiques des traits du visage (« les sourcils bruns, les yeux gros et ambrés ») et un examen plus approfondi de la silhouette (« les jambes sont minces, les genoux effacés »). Les attributs vestimentaires terminent la description de l’apparence extérieure, et une dernière ligne notifie les signes particuliers : ici, son accent italien. Mais le signalement ne s’arrête pas là. Une fois les habits décrits, le corps mis à nu, les cicatrices font l’objet d’une analyse minutieuse. À la recherche d’une éventuelle marque judiciaire31, le chirurgien se présente comme lecteur des traces corporelles. Il observe la nature des cicatrices : accident dans l’enfance, conséquence d’une batterie, trace d’une fustigation judiciaire ou marque au fer rouge32 :

  • 33 AEG, Jur. Pén., H2 n°2, Registre des visites, 14 mars 1789.

Son épaule droite présente une cicatrice d’un demi-pied de diamètre au milieu de laquelle on en voit une autre plus forte mais dénaturée par la première, de sorte qu’on ne peut dire de quelle espèce de marque cette dernière cicatrice est le résultat mais à coup sûr, elle est le produit de l’application d’un corps brûlant33.

  • 34 Foucault (1994, p. 454).
  • 35 Denis (2003, p. 79).

17Le chirurgien s’abstient d’affirmer la nature exacte de ces deux cicatrices, mais déduit néanmoins la possibilité d’une dissimulation de marque judiciaire. Il donne ainsi les éléments nécessaires à l’interrogatoire mené par les auditeurs de justice portant sur les antécédents criminels du prévenu. Dépositaire de l’analyse des signes corporels, expert de l’espace épidermique, le chirurgien procède à une « analyse causale »34 selon les termes de Michel Foucault. En cherchant la nature des cicatrices, il sonde le passé criminel du prévenu et donne une « description datachronique »35 – ou biographique – de l’individu.

18La visite de détenus aux prisons par un chirurgien mandaté de retranscrire les stigmates judiciaires éventuels synthétise la transition entre deux logiques d’écritures pénales. À l’inscription codifiée de la peine (« B », banni; « GAL », galérien), du délit (« V », voleur) ou de l’autorité judiciaire (Fleur de lys) sur le corps, se substitue progressivement l’inscription sur le registre du corps et de l’apparence du criminel. Mais à l’heure où l’identification écrite ne peut opérer aussi efficacement que la marque au fer chaud, ces deux techniques coexistent, et souvent se cumulent. La lettre gravée est perçue comme un élément de reconnaissance supplémentaire, et demeure le signe irréfutable d’un passé criminel. Ainsi, les signalements de Joseph Bourgeois, Philippe Payreroux et Hugues Vial relatent non seulement leur délit et leur apparence, mais mentionnent également l’existence de ces traces judiciaires.

  • 36 Denis (2003, p. 323); Péveri (2007).

19Imprimé sur deux pages recto verso, l’avis de fuite est introduit par un résumé qui rappelle les causes de leur capture (vol et filouterie) et la date de leur évasion. Suit la description de chacun. En bordure des descriptions physiques sont indiquées les éventuelles marques judiciaires, les surnoms connus et les antécédents criminels. L’inscription en marge rappelle la disposition graphique des registres, où le nom est mis en exergue pour faciliter la consultation. Le rapport ici des antécédents criminels instaure la logique du casier judiciaire, où l’identité est associée au passé délinquant. Inscrit entre la tradition de la marque comme casier judiciaire corporel, et la pratique de l’enregistrement écrit des antécédents criminels, le signalement d’Hugues Vial présente en outre la confusion qu’engendre le chevauchement de ces deux mesures de contrôle36 :

  • 37 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 1er février 1781 (Illust (...)

N’a pas été marqué, mais il est aussi dangereux que les deux précédents37.

20La description physique, ainsi que les éléments assurant un passé criminel, sont alors inscrits avec d’autant plus de diligence. De plus, la détention d’un passeport, délivré par les autorités du Dauphiné, ainsi que d’un certificat, rendent la capture de Vial quasiment impossible, puisque lors d’un contrôle sur les routes, il pourrait les présenter et on ne douterait pas qu’il soit un criminel recherché.

  • 38 Henry (1984, p. 233).
  • 39 Denis (2003, p. 119).

21Le signalement apparaît comme un élément majeur lors d’instaurations de coopérations judiciaires entre États voisins. La discontinuité de l’espace helvétique et « la souveraineté judiciaire de chacun des États [...] expliquent le développement précoce des accords intercantonaux visant à une collaboration dans la lutte contre le crime »38. Rechercher un criminel, avertir de la fuite d’un individu dangereux ou demander le concours d’un pays voisin lors du bannissement d’un territoire plus large, ces démarches exigent une transmission d’informations sur le criminel. Bricolé à partir de savoirs variés, le signalement de correspondance exige non seulement des données exactes, mais aussi un discours et une forme lisibles, c’est-à-dire organisés. À l’heure où la fiche descriptive n’est pas encore codifiée, les signalements émis ou reçus à Genève, et ce particulièrement dès 1770, révèlent de multiples « pratiques descriptives »39. Ils manifestent la nécessité d’étendre la recherche de certains délinquants. Perçu comme un récidiviste potentiel, l’homme criminel fait alors l’objet d’une modalité punitive particulière, où la dangerosité de l’individu prime sur les limites juridictionnelles. Ces mesures importantes, telles que l’émission d’un signalement, sont motivées par le délit supposé, mais également par la fuite du prévenu, puisque ce dernier peut sévir en dehors des limites territoriales.

Illustration 1 : Signalements de Joseph Bourgeois, Philippe Payreroux et Hugues Vial, Registre des signalements provenant de l’étranger, 1er février 1781 (recto)

Illustration 1 : Signalements de Joseph Bourgeois, Philippe Payreroux et Hugues Vial, Registre des signalements provenant de l’étranger, 1er février 1781 (recto)

22Recherché dans les pays voisins, parfois au-delà, le criminel signalé fait désormais l’objet d’une vigilance accrue sur un espace élargi. Sa capture est comme virtuellement en cours de route, puisque de retour sur l’un des territoires avertis, il peut être saisi sans commettre de délit. Par son signalement, il est indiqué implicitement comme « dangereux »et constitue l’objet privilégié des premières pratiques d’identification. La diffusion des avis de recherche et la coopération interétatique modifient l’étendue de la poursuite judiciaire; la récolte de ces documents dans un seul registre en assure l’observation permanente. Dès 1774 à Genève, le secrétaire de justice rassemble dans un seul registre les signalements jusque-là épars, consignés dans les dossiers de procédure individuels.

3. Indices sur les circonstances du regard

  • 40 Si la plupart de ces feuilles comportent les descriptions physiques de criminels, certaines énumère (...)
  • 41 Les lieux d’émission sont le bailliage de Gex, le Pays de Vaud, le Valais, la Principauté de Neuchâ (...)
  • 42 À l’opposé des signalements de registre destinés à un usage interne, sur le territoire, tels que la (...)

23Le Registre des signalements provenant de l’étranger (1774-1791) contient 374 signalements40, collés aux cours intercalaires d’un livre. Les descriptions proviennent majoritairement de Berne41. Ces signalements de correspondance42 se caractérisent par la multitude de discours qui s’y mêle : observations des témoins oculaires, souvenirs du maître d’un délinquant serviteur ou apprenti, remarques des acteurs de la justice, examen du chirurgien aux prisons. Constituant une véritable galerie de portraits, ces descriptions balbutiantes renseignent autant sur l’aspect des criminels du XVIIIe siècle, que sur l’école du regard que suivent les acteurs de la justice. Greffiers et secrétaires doivent s’entendre sur l’organisation des signes du corps, et la mise en place d’une convention signalétique se fait par la pratique bricolée du signalement. Quelle est alors la valeur de ces signalements rédigés dans l’urgence et à partir d’informations de tous genres confondus ? Peut-on, alors qu’aucune convention n’est pensée et que le souvenir des témoins ne peut être vérifié, transmettre une information objective aux États voisins sur un criminel en fuite ? Description d’une absence, le signalement est élaboré de mémoire, laissant ainsi la porte ouverte aux jugements subjectifs, qui peuvent transposer sur l’apparence les considérations à l’égard du criminel. Le préjugé peut se manifester par l’usage d’un lexique dominé par le thème du débordement qui doit être considéré en opposition à la retenue, valeur de civilité. Les yeux « saillants », les sourcils « fournis », le corps « replet » sont alors les indices d’une dépréciation subjective.

  • 43 AEG, PC 12418 (1773).
  • 44 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 16 avril 1776.

24Cependant, si la « physionomie sournoise »43 de Jean Pierre Brolliat et « l’air sournois, taquin et méchant »44 de ce domestique lyonnais indiquent les sentiments du témoin à l’égard du délinquant et relèvent presque de la caricature, la plupart des signalements dénotent un regard mesuré, selon « le plus et le moins », le « un peu », le « ni trop, ni pas assez », à défaut d’une échelle de mesure déterminée. C’est dans ces tentatives de qualifier et de préciser l’apparence, que l’apprentissage du portrait parlé se fait. Au visage « plus maigre que gras », aux yeux « assez gros », de couleurs « ni trop fortes ni trop légères » et avec « un peu d’embonpoint », l’homme recherché semble insaisissable. C’est que le signalement serait davantage un outil de confrontation avec la personne physique présente, qu’il n’est un ordre de recherche. Autrement dit, l’on arrête moins sur la base d’une apparence concordante avec un signalement, qu’on ne vérifie après arrestation si l’individu n’est pas, par ailleurs, signalé. La définition du « signalement » selon l’Encyclopédie renseigne sur la logique de cet outil judiciaire, et précise l’équation inégale entre recherche et reconnaissance :

  • 45 Diderot, article «Signalement», in Diderot, D’Alembert, Encyclopédie (t. 15, 1765, p. 186).

Et ceux à qui on les [ces sortes de descriptions] confie ont une si grande habitude à les rapporter aux personnes désignées, que s’il leur arrive quelquefois de trouver de la ressemblance entre un signalement et une autre personne que celle du signalement, il ne leur arrive jamais de rencontrer celle-ci, et de s’y méprendre. Avec un signalement un peu détaillé, ils prennent de temps en temps celui qu’il ne faut pas prendre, mais ils ne manquent jamais celui à qui l’on en veut, s’il se présente à eux45.

  • 46 Article «Physionomie», in Furetière, Dictionnaire universel.

25Si on peut parler de signalétique accusatoire, c’est donc principalement parce que la personne capturée dans l’écrit est, de fait, criminelle, et non parce que les termes descriptifs utilisés la déprécient. Le lien entre l’apparence et la moralité de l’individu est loin d’être établi. La physionomie est considérée au XVIIIe siècle comme une curiosité, « une science assez vaine, quoique plus solide que la chiromancie »46. Cependant, par un vocabulaire modéré, le regard porté sur l’homme criminel atteste de tentatives d’échafauder une échelle de mesure et une nomenclature de l’apparence d’un individu.

26Le corpus d’avis de recherche ou de bannissement consigné dans le Registre des signalements de l’étranger permet de dégager principalement deux types de renseignements identificatoires : le souci d’une récolte d’informations la plus complète possible d’une part, la recherche d’un signe spécifique d’autre part. Ainsi on peut caractériser la pratique du signalement selon ces deux types d’observations; descriptive et singulière. Les données communes (taille, âge, couleur des yeux et du poil), qui, mesurées et combinées selon une logique cumulative, fournissent une série individualisante, se distinguent des signes particuliers, qui consistent aussi bien en de mauvaises habitudes, des aptitudes singulières, des détails corporels ou de mauvaises fréquentations. Les terminologies qui caractérisent l’allure, mais aussi les manies, réfèrent alors aux codes et aux normes d’apparence, puisqu’elles décrivent l’insolite, l’a-normal. L’analyse de ces documents permet de situer les circonstances de la rédaction signalétique ainsi que de ressortir les enjeux de l’organisation graphique et scripturaire. Ainsi, les descriptions, qui contiennent la déclinaison nominale du recherché, son lieu d’habitation et, son affiliation familiale – données inscrites dans les registres paroissiaux –, attestent implicitement que les autorités ont une bonne connaissance administrative du délinquant. En revanche, les avis qui mettent en garde sur les identités multiples de l’individu recherché synthétisent plusieurs savoirs judiciaires qui peuvent découler d’un exercice de correspondance préalable :

  • 47 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 16 octobre 1774.

[...] du reste changeant souvent de nom et d’habit, il s’appelle Richard Géômètre du Roi, et arpenteur de la Maîtrise à Salsbourg, et ingénieur géographe du Duc de Deux Ponts, se donnant tantôt sous le nom de Comte ou Chevalier de Tein, tantôt sous celui de Marquis de Gentil47.

  • 48 Comme dans le signalement de cet homme, âgé de 26 ans environ, qui précise qu’«il faut observer que (...)
  • 49 Éléments de ceinture, bagues et autres bijoux, ces valeurs volées ou troquées, participent souvent (...)
  • 50 Sartoris, Éléments de la procédure criminelle, p. 498.

27Les identités diverses et les déguisements d’apparence, lorsqu’ils sont connus, sont alors essentiels à l’avis de recherche. En outre, la diffusion du signalement d’un individu aux apparences multiples permet aux autorités judiciaires d’unifier des informations éparses, qui distinguaient jusque-là plusieurs individus supposés. Les signalements d’individus suspectés de pouvoir se déguiser48 confirment que l’habit est l’élément premier de reconnaissance49. L’attention est alors portée sur la physionomie, et ouvre parfois sur des tentatives de descriptions de la voix, considérée pourtant comme plus facile à déguiser que l’apparence50. C’est le cas de cette femme, recherchée en 1776 dont « il ne faut pas s’attacher à l’habit dont elle peut changer ». Le signalement de cette femme à l’allure incertaine précise qu’elle a la voix « assez grosse pour une femme », c’est-à-dire « grasse et potelée ». Se travestissant souvent en homme, la personne recherchée ici est signalée doublement, selon ses deux identités connues :

  • 51 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 3 septembre 1776 (illust (...)

[Elle a] le pied ni gros ni petit en homme, et assez gros pour une femme, [...] en homme elle est mal faite et a le dos très rond. Si elle reprend son habillement de femme elle paraîtra mieux faite et a même assez bon air51.

28Elle est vraisemblablement décrite selon le souvenir de plusieurs personnes qui l’ont vue, certains en homme, d’autres en femme, et qui n’ayant aucun outil de mesure pour déterminer la hauteur de cette femme, empruntent l’idée d’une hauteur « normale » selon le genre. L’évaluation du physique de la personne dépend ici entièrement de normes sexuées sur lesquelles on s’accorde.

  • 52 Le registre comporte des signalements aux appréciations telles que: «physionomie belle et gracieuse (...)

29Si le témoin oculaire du XVIIIe siècle ne peut faire référence à une panoplie de portraits, telle que la culture iconographique actuelle le permet, il qualifie l’aspect de l’individu en fonction de l’archétype du « beau », de l’« agréable » et du « joli »52. L’article « œil », du Dictionnaire universel, donne les critères esthétiques qui nous permettraient d’évaluer le « beau » du XVIIIe siècle, auquel les signalements réfèrent :

  • 53 Article «Œil», in Furetière, Dictionnaire universel.

Les beaux yeux sont fendus, ouverts et à fleur de tête, vifs et plein de feu, riant doux, étincelants, tendres, mouvants, languissants. [...] Le défaut des yeux, c’est d’être enfoncés, creux, louches, bigles, chassieux, pleureux, égarés, troubles, battus, rouges53.

  • 54 Article «Visage», in Furetière, Dictionnaire universel.
  • 55 Véritable leitmotiv de l’anthropologie criminelle, l’œil serait la somme et le centre des trois typ (...)

30D’une part le beau regard est défini, comme l’est, d’autre part, l’œil mauvais. Cependant, un parcours dans les tomes du dictionnaire rend compte que seul l’article sur le regard bénéficie de telles informations normatives et offre les adjectifs qualificatifs d’usage. « Bouche », « teint », « nez », « sourcils », les autres éléments structurels du facies ne sont expliqués que trop brièvement, et les exemples cités ne donnent qu’une maigre gamme de termes d’appréciation. Il n’est dès lors peut-être pas anodin que les yeux prennent une place si importante dans les signalements. Culture du regard, la transcription de la physionomie s’attache particulièrement à l’objet de la vue. Et, si le visage transcrit « toutes les passions, les mouvements de l’âme »54, c’est au fond du regard que l’individu se révèle55. Néanmoins, des descriptions consignées dans le Registre des signalements provenant de l’étranger ressort régulièrement un même glossaire descriptif. Les traits du visage et les parties du corps sont décrits selon quelques termes récurrents : la texture des cheveux : « crêpés », « plats », « non attachés »; le genre de nez : « pointu », « aquilin », « un peu écrasé »; la forme générale du visage : « maigre », « long », « rond », « gros », « décharné »; la description de la physionomie générale : mention du « gras des jambes », s’il est fourni ou non.

  • 56 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 16 août 1774.
  • 57 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 6 mars 1779.

31Étude, et même diagnostic, du corps, le discours signalétique s’aventure parfois plus loin que le jugement sur l’apparence de l’individu, et s’imprègne d’un regard averti, indiquant une observation découlant d’un examen minutieux. L’état de santé est relaté; « très robuste », ou « de complexion délicate » comme le mentionne le signalement de Diomède Frabossia56. C’est avec le rapport sur l’hygiène buccale et sur la dentition que le signalement informe en filigrane d’un examen préalable par un chirurgien : « presque pas de dents à la mâchoire supérieure, qu’un chicot ou deux à moitié gâtés », « les dents gâtées, il lui en manque une sur le devant ». Ces descriptions permettent de penser que le signalement serait basé sur un rapport d’examen tel qu’ils sont relatés dans le Registre des visites. Ce type d’analyse corporelle détaillée ne sert alors pas une reconnaissance de l’individu, mais plutôt la certitude de la correspondance entre le criminel arrêté puis examiné et le signalement. La visite du chirurgien introduit alors un discours expert sur l’homo criminalis, qui cherche le détail particulier pour assurer la correspondance entre individu et écrit. Les conditions d’observation d’un délinquant par un chirurgien se déduisent des détails relevés, du vocabulaire utilisé, et encore du soin porté à nuancer les informations par l’impression que l’individu peut laisser. L’avis de recherche de l’abbé Deguillon57 annonce la dissonance entre l’expression de la figure et les données factuelles : avec son visage décharné (« ayant les os de la mâchoires saillants »), il « paraît » plus âgé que ses 35 ans. La précaution découle de la comparaison entre l’individu et les informations civiles à son sujet, confrontation établie notamment lors d’une visite aux prisons. Le chirurgien est chargé de l’association entre l’apparence manifeste et les éléments intrinsèques, entre le visible et l’invisible. Il devient dès lors le dépositaire du rapport entre l’être et le paraître.

4. Enjeux de l’écriture signalétique

  • 58 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 2 mai 1776.
  • 59 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger (1774).

32Si l’accumulation de descriptions détaillées sur les traits du visage et l’hygiène buccale permet aux acteurs de la justice de s’assurer de l’identité d’un individu, cette série d’informations ne constitue pas pour autant les signes visibles (de loin) pour reconnaître le criminel recherché. La pratique du regard judiciaire doit aussi déterminer les éléments qui peuvent retenir l’attention. La particularité d’un individu se présente dès lors comme une information supplémentaire, singulière, et n’entre pas dans la série d’informations sur les lieux du visage, l’apparence générale ou les attributs vestimentaires. Aux tentatives de rationalisation du signalement par l’organisation descriptive s’ajoute un espace ouvert sur l’indice et le signe particuliers. La recherche du « quelque chose de spécifique » prépare le terrain aux sciences indicielles et biographiques puisque l’élément singulier, objet ou attitude, informe sensiblement sur la personnalité du criminel. Ce type d’information est donné par les témoins, les complices ou les acteurs de justice qui auraient eu un échange avec le délinquant, comme ce détail à propos de la veuve Metz, « marchant très mal et écrivant très bien »58. Affirmation émanant d’un rapport dialogué (« bégayant beaucoup », « cet homme parle fort vite », « bégayant au premier moment où on l’interroge »59), les notes qui s’ajoutent à la description ouvrent sur une analyse comportementale du délinquant. Elles peuvent confirmer de mauvaises habitudes, comme cet homme qui « marche en courbant les reins et en portant les fesses en arrière », ou conforter l’idée de l’inclinaison à mal faire d’un récidiviste. En outre, les manières de se tenir et de s’entretenir sont autant de représentations du criminel au quotidien. L’avis de recherche donne ainsi une image-mouvement, portrait vivant qui caractérise l’état de fuite (mobile) du délinquant.

  • 60 Matthieu Wunderer, marchant avec sa compagne, se reconnaîtra d’autant plus facilement qu’il promène (...)
  • 61 Porret (1995, p. 315).
  • 62 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 4 mars 1776.

33Reconnu encore selon qu’il est signalé en compagnie d’un complice, de sa femme ou d’un animal60, le délinquant se repère à son entourage habituel. Construire le signalement d’un criminel, c’est alors dresser un tableau qui le contextualise et le représente dans une image quotidienne. Habitudes et manies marquent alors particulièrement une « anthropologie de la différence »61. Elles révèlent des comportements estimés anormaux ou incivilisés qui confirment les mauvaises mœurs : la femme travestie « se mord souvent les lèvres », « barbouillant beaucoup en parlant »; Nicolas Hebersen de Langnau « parle le langage de l’Emmenthal, jure souvent et a surtout l’habitude de se servir de l’expression ‘Beim Donner’, il aime jouer aux quilles ainsi qu’aux cartes »62.

  • 63 La recherche de Joseph Reffay présente une correspondance particulièrement marquée par l’urgence. S (...)
  • 64 Ginzburg (1980, p. 14). La formulation courante des signalements étaye cette hypothèse: «Vu jeune h (...)

34Si ces signalements décrivent l’être au quotidien par ses expressions ou ses habitudes, les signalements de correspondance comportent également un vocabulaire d’urgence63. Donnant toutes les informations possibles sur le lieu où pourrait se trouver l’individu, ou sur sa direction, la grammaire signalétique s’inscrit dans la dimension temporelle et spatiale. L’individu recherché est signalé par une série de présences ou de passages qui doivent être tenus au passé proche. Le signalement et la recherche prennent alors les caractéristiques d’une chasse à l’homme. Ils tracent le parcours du criminel et donnent les informations de dernière date. Ils réunissent les signes et les empreintes géographiques et tendent vers un savoir de type cinégétique, « dont la formulation la plus simple pourrait être : ‘Quelqu’un est passé par là’« 64 :

  • 65 AEG, Jur. Pén., H2, n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 27 décembre 1778. Signa (...)

Signalement d’un nommé Jean-Pierre Savoyard, se disant de Saint Julien, où il doit être allé, étant parti de Crans, de chez son maître nommé Demoinsel, le samedi 26 décembre au matin65.

35Le signalement de Jean-Pierre Savoyard peut être considéré comme fiable, étant donné qu’il est fourni par son maître. Mêlées à la description physique, les indications sur le parcours du criminel sont les éléments déterminant pour sa capture et justifient la démarche judiciaire. Les autorités s’aventurent à faire des pronostics sur les lieux où le délinquant pourrait se trouver, et estiment les temps de déplacement :

  • 66 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger (fin 1778, début 1779).

Il est parti pour son pays [« il est de Serraval en Lombardie Diocèse de Novare »] en passant par Annecy, et si le temps a pu lui permettre, il aura pris la route du Valais66.

  • 67 Denis (2003).
  • 68 Debuyst (1995, p. 20).

36Ce qui constitue le « noyau identitaire »67 – nom, âge, origine – se présente alors comme une donnée supplémentaire pour supposer la destination du fuyard. Le lieu d’origine pourrait abriter des proches qui protégeraient le criminel de la traque judiciaire. Le rappel des antécédents judiciaires permet en outre d’établir en filigrane « un pronostic sur le comportement probable »68 et ajoute à la demande de coopération l’avertissement d’un danger :

  • 69 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 8 mai 1779.

Signalement d’un escroc qui court le Pays de Gex et qui doit être actuellement à Genève ou sur les terres de la République. C’est un contrebandier de profession, qui dit s’être échappé des prisons de Valence, il est venu à Gex lundi 26 avril 1779 [...]. Il a fait plusieurs dupes à Gex pendant les deux jours qu’il y a passé, ayant emporté à plusieurs cabaretiers non seulement les dépenses qu’il y a faites dans leur logis, mais encore de l’argent qu’il s’est fait prêter en persuadant toujours qu’il était véritablement le fermier de M. Moutanier69.

37Inscrit dans l’urgence, composé de vocabulaires divers, le signalement contient plusieurs niveaux de discours. Demande de recherche et avertissement d’un danger, le document est aussi un gage de coopération inter-juridictionnelle. Signe du savoir et du contrôle sur la population criminelle, il est porteur de la confiance entre États. En parallèle à la prolifération, dès 1770, de ces documents bricolés, les tentatives d’organisation du discours signalétique se mettent en place. Si l’ordre des éléments structurels du facies est respecté en règle générale, il ne suffit plus à contenir les connaissances supplémentaires telles que les antécédents du délinquant, les conditions de sa fuite, ses signes particuliers, le réseau criminel auquel il appartient, et sa destination probable. Le courrier, avec lequel le signalement est émis, peut contenir certaines de ces informations, d’autres éléments demeurent essentiels au signalement lui-même, puisqu’ils servent à la reconnaissance du criminel, et non pas seulement à légitimer sa capture.

  • 70 Voir illustration 2.
  • 71 Dans ce contexte, la mention des principes de chirurgie, art de la cicatrice, indiquerait qu’il aur (...)
  • 72 Denis (2003, p. 74).

38Précurseur des feuilles imprimées aux rubriques laissées en blanc, l’avis de recherche de Philippe Colinz, daté du 26 mars 1776, présente l’organisation descriptive la plus rigoureuse du Registre des signalements provenant de l’étranger70. Chaque détail est imprimé sur une ligne, se démarquant de la dimension narrative courante, en prose. Les éléments sont listés selon l’ordre le plus répandu : âge, taille, forme du visage, couleur des cheveux, des sourcils, des yeux, couleur de peau, forme du front, du nez, de la bouche. L’intitulé du signalement indique le nom, ­Philippe Colinz, son origine et sa qualité civile, natif de Bruges, et enfin l’accusation portée contre lui, vol domestique, associant le délit à l’identité. L’accoutrement est ici divisé en deux rubriques; la première informe de la coiffe et achève l’image du visage seul. La seconde contient le genre d’habits portés, la couleur des tissus, la forme des boutons. Enfin, une dernière ligne est consacrée aux signes particuliers; ici, « il a des principes de chirurgie »71. À mi-chemin entre la description en prose et les rubriques complétées, ce signalement imprimé est au plus proche des futures cartouches d’identification. Les informations sur les lieux du visage sont succinctes, précises et ne sont pas encombrées d’adjectifs subjectifs. À chaque ligne correspond un aspect qui, isolé, est décrit par l’apposition d’un seul qualificatif, comme s’il s’agissait de remplir des espaces blancs et de « décomposer l’identité du porteur [...] selon des catégories pré-établies »72. L’organisation identificatoire se manifeste par la sobriété de la description. Dès lors, le vocabulaire signalétique présente une gamme de termes explicites, qui figent ce qui pouvait jusque-là se traduire selon « le plus et le moins ». Les nuances sont définies par un terme exact permettant une lecture claire du signalement. Par l’envoi de ces documents, c’est alors un consensus lexical qui s’instaure, s’accordant sur la correspondance réelle des épithètes « basané », « aquilin », « épais ». Mais dans le cadre d’échanges entre la Suisse alémanique, Genève et le nord de l’Italie, on peut supposer que ces appréciations visuelles n’aillent pas forcément de concert, et nécessitent une lecture qui tienne compte du lieu d’émission.

Illustration 2 : Signalement de Philippe Colinz, Registre des signalements provenant de l’étranger, 26 mars 1776

Illustration 2 : Signalement de Philippe Colinz, Registre des signalements provenant de l’étranger, 26 mars 1776
  • 73 Denis (2003, p. 75).
  • 74 Denis(2003, p. 79).

39Néanmoins, le signalement de Philippe Colinz constitue une tentative d’organisation scientifique de son apparence physique. Il présente, par ces lignes dédiées aux éléments physiques distincts, un agencement de données ordinaires qui, conjuguées, caractérisent l’individu. La dernière partie, qui rapporte la coiffe et les habits se distingue du reste de la description puisqu’elle permet une reconnaissance de loin et comporte, une fois de plus, une grammaire de l’être au quotidien (« ordinairement »), servant à attirer l’œil de l’aubergiste, du garde aux portes de la ville ou du lieutenant. La ligne dédiée aux signes particuliers achève le portrait de Philippe Colinz. Elle laisse la place aux curiosités inclassables ou insolites. L’apparence de l’individu est cataloguée en rubriques rigides, placées dans ce « nouvel espace typographique »73. Or, plus l’apparence est déclinée selon des parties définies, plus l’information supplémentaire permet de concrétiser l’individu en le caractérisant. Les bijoux, les habitudes et les animaux sont les éléments de l’être au quotidien qui peuvent le trahir et aboutir à sa capture. Le portrait parlé n’est pas seulement l’image fixe telle qu’elle sera consacrée par la photographie judiciaire, mais l’« information datachronique »74 sur un homme en mouvement, ses particularités et ses habitudes.

40Complétant le corpus de signalements ponctuels, les États helvétiques émettent des livres de signalements. Imprimés annuellement semble-t-il, ces cahiers sont diffusés à large échelle. Ils participent à une forme de savoir commun et manifestent une tentative de contrôle sur les bandes criminelles organisées qui s’étendent sur plusieurs juridictions. La récolte d’informations sur le réseau auprès d’un accusé ouvre sur une qualité descriptive à la fois précieuse (la source d’information est au plus proche de la réalité) et à la fois douteuse (l’information émane d’un criminel). De ce fait, les cahiers de signalements de complices sont donnés tels quels, sans ajouts des connaissances judiciaires.

  • 75 AEG, Jur. Pén., H2 n° 1, cahier «Signalements d’une partie des voleurs et vagabonds dangereux» (178 (...)
  • 76 Voir Renneville (2000); Foucault (1994).
  • 77 Selon l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
  • 78 Foucault (1994 pp. 462-463).
  • 79 Debuyst (1995, p. 277).
  • 80 Voir signalement de Grenouille supra.
  • 81 Beirne (1993, p. 45).

41Dès 1780, de par la mobilité croissante des individus et l’augmentation de bandes criminelles de grands chemins, les autorités judiciaires semblent considérer le problème de la délinquance au delà de leurs limites juridictionnelles. C’est en couverture de l’un de ces cahiers de signalements75 qu’apparaît le terme « dangereux » qui, s’il légitime l’essor de l’anthropologie judiciaire76, n’est pas, en 1781, un terme de jurisprudence77. Il s’applique seulement à une manière grossière de vivre, et, selon la définition du Dictionnaire de Furetière, se dit d’un individu « lorsque sa doctrine ou ses mœurs sont corrompues, et qu’il y a danger à le fréquenter ». Ici encore, le terme renvoie à une définition vague qui porte tout au plus sur la méfiance que peuvent susciter certains individus, et non sur un comportement délictueux. Ce sera du ressort de la psychiatrie légale du XIXe siècle d’établir les signes de l’individu psychologiquement dangereux78. Tout comme les « malvivans », les gens « dangereux » de la fin du XVIIIe siècle sont essentiellement des individus peu recommandables. Ils n’ont pas nécessairement commis de délit important, mais, par leurs relations et leur mode de vie, ils apparaissent comme plus enclins au crime. S’ils font l’objet de mesures de contrôle telles que l’enregistrement et le signalement, c’est que la notion de dangerosité a pour « fonction latente »79 de placer une population sous l’œil de la justice. Ici le terme est à prendre selon la définition qu’en donne Furetière puisqu’il s’agit de descriptions d’individus qui fréquentent un criminel, et de ce fait sont dangereux. Ce petit cahier de 144 pages présente la population criminelle telle qu’elle est dénoncée par les criminels saisis. Ayant côtoyé le délinquant, le criminel complice connaît d’autant mieux ses habitudes et ses relations, et sa description donne véritablement une dimension biographique, voire romanesque, au signalement. Le livret est ordonné et présente un modèle de classification qui sert l’efficacité du contrôle. Il distingue en premier lieu les individus selon le sexe, puis selon l’ordre alphabétique. La consultation de ce livret est donc indissociable de l’outil-index en fin de volume. L’objet servirait alors, tout comme le registre, à vérifier qu’un individu ne soit pas classé comme dangereux sur un territoire plus large. Les descriptions sont de longueur et de qualité inégales. Elles sont rédigées en prose, et la lecture de ce document ouvre sur une population pour le moins insolite. Un second cahier, plus tardif, présente une organisation sensiblement différente. Sans index, ni classement par ordre alphabétique, une liste d’individus décrits selon les souvenirs du criminel nommé Blanchard, est retranscrite en discours indirect, modérant selon les cas l’exactitude de l’information80. Numéroté, chaque individu décrit est suivi par les personnes qui d’habitude l’entourent, femmes, enfants, ou compères, selon un schéma circulaire relationnel. L’ordre des rôdeurs répond à une chaîne de connaissance : Grenouille ayant été arrêté une fois avec Jean Mouton, qui lui-même aura été vu avec un autre brigand, etc. C’est bien plus la description d’un réseau de relations, d’une constellation criminelle, dont il s’agit ici que véritablement de l’énumération d’individus, les chiffres servant aux renvois dans le livret. Cette suite numérotée permet, lors de la capture d’un criminel, d’obtenir des informations supplémentaires sur ses complices, inscrits dans le livret. Cartographie des brigands sur les routes de Suisse, l’objet synthétise une urgence répressive. Le signalement indique dès lors une relation au milieu81 avant de porter sur une analyse de la personnalité du délinquant, inscrivant ainsi la culture signalétique dans le cadre d’une lutte contre le réseau criminel davantage que sur les figures individuelles de bandits notoires qui font rêver et terrifient l’imaginaire social.

Illustration 3 : Page de couverture du cahier de signalements « Signalements d’une partie des voleurs et vagabonds dangereux », Registre des signalements provenant de l’étranger, 1781

Illustration 3 : Page de couverture du cahier de signalements « Signalements d’une partie des voleurs et vagabonds dangereux », Registre des signalements provenant de l’étranger, 1781

Conclusion

42Les trois registres genevois permettent d’établir le développement de l’œil de la justice sur l’homme criminel. L’enregistrement signalétique et le signalement de correspondance (feuille volante ou cahier) constituent en effet les traces écrites de l’émergence d’un savoir judiciaire sur l’individu délinquant. Le registre judiciaire ne sert pas uniquement la rédaction d’avis de recherche ou de bannissement, mais fonctionne également comme instrument de savoir interne à une juridiction. Il permet, par la mise en page et l’index, de garder trace des peines attribuées, et plus particulièrement, il constitue un archivage continu des individus passés en justice. Ne répondant pas à l’écriture systématique de tous les délinquants bannis de Genève, le Registre des bannis et malvivans semble ne contenir que le nom des individus susceptibles de revenir sur le territoire. Créé dans un souci de vérification des ordres de retraits, ce registre répond à l’émergence de la notion de « récidive », considérée progressivement par les magistrats genevois comme une circonstance aggravante.

43Les notifications nominales de ce premier registre évoluent et contiennent, dès 1750, non seulement les données minimales de l’identification (nom, origine, profession) et le délit, mais également les circonstances de la capture. Ces dernières sont d’autant plus détaillées s’il s’agit d’un délit commis à plusieurs, et qu’il y a complicité. En outre, lorsque le délinquant est susceptible de déguiser son identité, comme c’est le cas de Riculfi, il présente un risque majeur pour les autorités judiciaires. Le Registre des visites instauré dans l’idée de prévenir les suppositions d’identité, est une tentative de capturer l’apparence des prévenus avant leur bannissement. Ici encore, le registre n’est pas tenu systématiquement et reflète une estimation selon les cas. Ajoutant à l’identification nominale les données minimales sur l’apparence (âge, taille, couleur du poil), le chirurgien s’adonne à un examen des signes du corps. À la recherche de la marque judiciaire, il devient le dépositaire du décryptage des cicatrices. Le corps se présente comme un nouvel espace de lecture qui informe sur le passé du délinquant. La visite préventive du chirurgien aux prisons offre les conditions optimales d’observation et cette mesure manifeste une tentative de saisir l’être de l’individu, contrant les pratiques du paraître. Et de fait, la capture écrite de l’homme criminel ouvre sur les données biographiques et comportementales. Les signalements reçus de l’étranger confirment cette tendance, recueillant les remarques des témoins et des connaissances du criminel recherché. Les cahiers de signalements donnés par les complices permettent en outre de saisir le quotidien du brigand, ses relations, ses habitudes, son lien au milieu.

  • 82 Voir note ajoutée au Registre des bannis et malvivans pour le cas de Françoise Thoise, cf. note 23.

44Descripteurs et lecteurs doivent s’entendre sur le lexique utilisé, mais également sur l’ordre descriptif. Les informations sur l’identité exigent une classification et une rationalisation des documents dont on peut ici distinguer trois formes : registre, signalement sur feuille volante et livret. Le registre signalétique s’inscrit dans la logique du casier judiciaire par l’index nominal, mais aussi par la disposition graphique de la page qui permet les renvois, et les ajouts82, assurant un suivi pénal. Les avis de recherche présentent une liste (en prose ou en rubriques) détaillant l’apparence selon un ordre défini (nom, origine, délit, traits du visage, signes particuliers), ordre qui correspond encore à la manière de voir aujourd’hui. Les livrets de signalements désignent une population cible et attestent le besoin d’un savoir commun sur le réseau criminel, étendu sur un territoire plus large.

45L’école du regard sur l’homme « dangereux » est fortement liée aux notions de « récidive » (puisque l’on cherche à connaître les antécédents criminels), et de « complicité » (par ces tentatives de maîtrise du réseau criminel). La République de Genève présente un cas particulier, où la disposition géographique (lieu de passage entre la France et les États helvétiques) joue un rôle prédominant dans la pratique et l’apprentissage des techniques de signalements. Néanmoins, l’identification se restreint à une population criminelle particulière, et ne peut être comprise comme un projet de contrôle global. Les inscriptions et démarches de recherches s’appliquent selon des critères qu’il serait malaisé de définir aujourd’hui. La récurrence des qualificatifs « malvivans » et « dangereux » nous porte à croire que la population cible n’est que peu définie et que les mesures d’enregistrement signalétique et de signalement sont régies par l’estimation personnelle des acteurs de la justice.

46La seule caractéristique commune entre les inscrits au Registre des bannis et malvivans et, plus tardivement, les criminels recherchés aux environs de Genève, demeure l’absence des individus soumis à l’exercice d’identification. Bannis ou en fuite, la population décrite ici fait défaut au regard. Contrôler les individus avant qu’ils ne soient chassés, ou dresser un signalement qui se donne comme un calque du parcours du criminel ne sont alors que deux manières de tenter de cerner l’insaisissable dangereux.

Appendice : Du portrait-parlé au portrait-robot

  • 83 Il s’agit de M. Aebischer, Service de l’Identification judiciaire, Police cantonale de Genève, Suis (...)

47Nous avons confronté la pratique du portrait-parlé du XVIIIe siècle aux technologies informatiques contemporaines dans l’idée de confirmer une même logique d’analyse et de regard dans l’exercice identificatoire. Le signalement de cette femme déguisée en homme datant de 1776 présente une gamme d’indications riche puisqu’il se réfère aux normes d’apparence à la fois des hommes et à la fois des femmes, et nous a semblé propice à l’expérience. L’exercice a nécessité des suppositions multiples de la part du portraitiste83 quant à certains traits de la criminelle, puisque le signalement écrit, bien qu’il soit détaillé, ne fournit que la description de quelques éléments du visage. En cas d’absence d’information, le portraitiste a déduit les traits probables, tenant compte de la moyenne d’âge, de l’hygiène, et de son propre imaginaire de la population criminelle du XVIIIe siècle. Le portrait-robot, à l’opposé du portrait-parlé, ainsi réalisé pointe une des faiblesses des techniques actuelles de signalement : l’obligation de « remplir les trous » du visage, puisqu’une représentation partielle du visage n’est pas autorisée. L’expérience a néanmoins démontré une même logique de regard des pratiques de la fin de l’Ancien Régime aux derniers programmes informatiques, puisqu’avant l’élaboration d’un portrait-robot, les témoins, ou les victimes, doivent encore remplir une feuille signalétique dont les rubriques rappellent le signalement de Philippe Colinz.

Illustration 4 :Portrait robot réalisé en mai 2006 à la Brigade de Police technique et scientifique de Genève d’après le signalement d’une femme déguisée en homme émis en 1776.

Illustration 4 :Portrait robot réalisé en mai 2006 à la Brigade de Police technique et scientifique de Genève d’après le signalement d’une femme déguisée en homme émis en 1776.

48Enfin, cet exercice pourrait s’appliquer à un corpus de signalements judiciaires du XVIIIe siècle, ouvrant ainsi sur une galerie iconographique de portraits de criminels, donnant à voir leur véritable visage.

  • 84 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 3 septembre 1776.

Une femme habillée en homme, grande de 4 pieds un pouce environ, les cheveux noirs, le teint très blanc, de belles couleurs, les yeux noirs, un petit bouton blanc à une paupière d’en-bas, le nez large et un peu rouge, les lèvres très vermeilles, la bouche petite, le menton court, le visage rond et gros, portant la tête un peu de côté, se tenant mal, se mord souvent les lèvres et en les mordant se raccourcit encore le visage, les dents assez bien, barbouillant beaucoup en parlant, la voix assez grosse pour une femme, la main grasse et potelée, une bague qui porte un chiffre, la jambe assez grosse, le pied ni trop gros ni petit en homme, assez gros pour une femme, son habit peut être cannelle doublé de bleu, la veste jaune et la culotte noire, mais il ne faut pas s’attacher à l’habit dont elle peut changer, en homme elle est mal faite et a le dos très rond, si elle reprend un habillement de femme, elle paraîtra mieux faite et a même assez bon air, et avec des souliers de femme, elle a 5 pied 3p. environ, les cheveux bien plantés, elle est grasse et a 22 ans84.

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Bibliographie

Sources manuscrites

Archives d’État de Genève (AEG) :

Jur. Pén., A n°7-8, Livre des Procès et sentences criminelles (1755-1791).

Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger (1774-1791), dont certains signalements imprimés.

Jur. Pén., H2 n°2, Registre des signalements et des visites faites à Genève de condamnés de prisonniers et de suspects (1775-1793).

Jur. Pén., H5 n°1-9, Registre des bannis et malvivans (1555-1794).

PC (Procédures criminelles 1e et 2e séries).

Sources imprimées

Bertillon, A. Collection des mémoires, articles de journaux et notices anthropométriques et statistiques publiées de 1881 à 1889 par Alphonse Bertillon, Paris (s.n. Ouvrage composé par l’auteur lui-même pour la Bibliothèque des Archives de la Préfecture de Police de Paris).

Furrer, N. (publ. par), Die Vierzigsprachige Schweiz, Zürich, Chronos, 2002, t. 2 : Materialen : signalements 1728-1890.

Références

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Zaremska, H., Les bannis au Moyen-Âge, Paris, Aubier, 1996.

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Notes

1 Caroline Cuénod, réalisatrice, auteur du moyen métrage «Le panoptique, une prison modèle» (2006), a notamment collaboré au reportage «Victimes d’honneur» (2007) qui traite des crimes de sang en Irak. Elle prépare actuellement un épisode pour l’émission documentaire «Strip-tease» (France 3). Cet article repose sur les recherches effectuées lors de la rédaction du mémoire de licence Identifier l’homme criminel. Pratiques du signalement et de l’enregistrement judiciaires à Genève au XVIIIe siècle, sous la direction du Professeur Michel Porret, soutenu à l’Université de Genève, Faculté des Lettres, en juillet 2006. Je tiens à remercier Marco ­Cicchini pour ses précieuses remarques.

2 Archives d’État de Genève (dorénavant AEG), Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, cahier «Blanchard et ses complices», p. 20.

3 Bertillon (1887, p. 273).

4 Dénomination courante dans le système judiciaire genevois pour désigner les enquêteurs de justice, chargés entre autres de mener les interrogatoires et d’ordonner l’expertise d’un chirurgien.

5 Roche (1993, pp. 63-64).

6 Pour les questions liées à la désertion à Genève, voir Cicchini (2005).

7 Notamment la peste de Provence (1720-1723) qui, conjuguée à la démobilisation de l’armée française et à la lutte contre le vagabondage, favorise l’essor des techniques d’identification pendant la période de la régence (1715-1724) (Denis, 2003, p. 41).

8 AEG, Jur. Pén., H5 n°1-9 (1555-1794). Les neufs volumes de ce registre comptent des copies et des extraits destinés probablement à être distribués aux capitaines de la garnison. Nous nous référons ici aux registres nos 2, 3 et 4 qui couvrent respectivement les années (1666-1745), (1745-1774) et (1774-1794) et sont les registres originaux. Ils contiennent quelque 4 000 noms.

9 D’après un sondage dans les fonds d’archives suisses (Vaud, Berne, Neuchâtel), le registre genevois apparaît comme un cas isolé. Les archives de Berne conservent un registre similaire, Controlle derjenigen, so von Mgh. Statt und Landen bannisiert worden (Archives d’État de Berne, B XVIII 490), mais plus tardif (1752-1783). Le Pays de Vaud, baillage de Berne au XVIIIe siècle, ne détient aucun registre de ce genre, ni la Principauté de Neuchâtel (Henry, 1984). En France, la période de la régence a vu naître une démarche semblable, bien qu’elle ne s’inscrive pas à proprement parler dans une logique pénale: le Registre contre les mendiants et vagabonds arrêtés dans le Royaume commencé en 1715 et abandonné en 1725 (Denis, 2003, p. 48).

10 Notamment le Papier Rouge de Dijon, initié au XIIIe siècle, qui réunit le nom des bannis, mais ne consigne que les plus dangereux (Gonthier, 1989). Il en est de même des registres de bannissement du Moyen-Âge qui ne consignent que les cas les plus graves (Zaremska, 1996).

11 AEG, Jur. Pén., H2 n°2 (1775-1793). Les pages ne sont pas numérotées, nous indiquons en référence la date de la visite.

12 AEG, Jur. Pén., H2 n°1 (1774-1791). Les pages ne sont pas numérotées. Nous indiquons en référence la date d’émission du signalement, et le cas échéant l’année supposée de sa réception en fonction de l’ordre de classement. En première page du registre sont collés deux cahiers numérotés, désignés ici sous les titres «Signalements d’une partie des voleurs et vagabonds dangereux» (1781) et «Blanchard et ses complices» (rédigé après 1783 selon une note précisant qu’un des individus «a déjà été signalisé sous date du 11 décembre 1783», p. 3).

13 Cicchini (2005); Denis (2006, p. 48).

14 Diderot, article «Registre (Jurisprudence)», in Diderot, D’Alembert, Encyclopédie (t. 14, 1765, p. 18).

15 Le premier volume du Registre des bannis et malvivans est préparé en 1555. Les pages sont enduites de couleur rouge, marquant certainement la mort civile qu’implique le bannissement (voir Gonthier (1989)). Cependant, ce recueil, qui atteste d’une démarche étonnement précoce, est demeuré vierge et ce n’est qu’en 1666 qu’un second volume au titre identique décline véritablement les noms des délinquants bannis ou chassés de Genève.

16 Le terme apparaît en 1762 dans le Dictionnaire de l’Académie française et désigne «un homme de mauvaise vie».

17 Boucher d’Argis, article «Lieutenant criminel de Robe courte», in Diderot, D’Alembert, Encyclopédie (t. 9, 1765, pp. 508-509).

18 Porret (1995, p. 111).

19 À titre de comparaison, si on considère le bannissement à Genève pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les affaires traitées par le Grand Criminel aboutissent pour les années 1755-1792 à 124 bannissements (Porret, 1995, p. 49), tandis que le Registre des bannis et malvivans indique quelque 1 200 peines d’exclusion (1756-1794).

20 Denis (2003, p. 61).

21 Denis (2003, p. 61).

22 AEG, Jur. Pén., H5 n°2, Registre des bannis et malvivans, p. 1, 23 juin 1666.

23 On sait que la sentence de bannissement est proclamée publiquement. C’est le cas notamment dans la Principauté de Neuchâtel, où la procession du banni se conclut par un «serment de bannissement» public par lequel le banni jure de ne plus revenir sur les terres (Henry (1984, p. 416)). Nous n’avons pas trouvé à Genève de traces écrites attestant de cette pratique, néanmoins, les cas fréquents comme celui de Françoise Thoise, inscrite le 3 août 1714 au registre, laissent croire que le bannissement est marqué par une forme de contrat entre les autorités judiciaires et le banni («Françoise Thoise, venue de Joux, pour violation du bannissement précédent, bannie de plus fort à peine de fouet public»). N’aillant pas obéi à cet ordre de retrait, la délinquante est accompagnée physiquement aux portes de la ville quelques mois plus tard («Plus menée hors de la ville par l’Exécuteur le 19 novembre 1714») (AEG, Jur. Pén., H5 n°3, Registre des bannis et malvivans, p. 53).

24 AEG, Jur. Pén., H5 n°4, Registre des bannis et malvivans, p. 10, 11 décembre 1775.

25 AEG, Jur. Pén., H5 n°3, Registre des bannis et malvivans, pp. 127-128, 30 mars 1770.

26 Porret (1995, p. xii).

27 Dubied (1999).

28 AEG, Procédure criminelle (dorénavant PC) 12686 (1775), procès-verbal de l’auditeur Jalabert, 7 février 1775. On notera que le Registre des visites dont il est question dans cette demande est commencé le 18 janvier avec l’inscription de Rey et Coudan, soit près de trois semaines avant cette note de Jalabert. Cette demande serait alors la justification écrite d’une pratique instaurée depuis peu.

29 L’augmentation croissante des pratiques de déguisement, de dissimulation d’identité et de faux papiers «prouve la réussite de l’apprentissage» des pratiques de contrôle et d’identification (Denis, 2003, pp. 596-609).

30 Porret (1995, pp. 80-81).

31 On note en effet au cours du XVIIIe siècle un déplacement du lieu de la marque judiciaire. Ce phénomène est relevé par Patrice Péveri pour la France. Considérant les conséquences de la marque trop visible sur le visage des criminels, les autorités judiciaires s’accordent semble-t-il pour marquer progressivement sur l’épaule et l’omoplate. Dès lors la recherche de la marque se fait par une recherche sur le corps, et ici, certainement, d’une mise à nu.

32 Il en est de même pour la description des marques de Pierre François Maillard. Le chirurgien ne se borne pas à la transcription de leur emplacement et taille mais explique leur nature («il a une cicatrice sur le front provenant d’un coup de pierre, et une autre à une main d’un coup de sabre») suggérant le genre de vie bagarreuse qu’il mène, renforçant le caractère dangereux de l’individu. La description de François Meyer comporte également des éléments sur la nature probable de la cicatrice: «Une cicatrice d’un pouce de long faite avec un instrument tranchant, inclinant à la partie moyenne gauche du nez vers la joue de haut en bas» (AEG, Jur. Pén., H2 n°2, Registre des visites, 19 février 1782).

33 AEG, Jur. Pén., H2 n°2, Registre des visites, 14 mars 1789.

34 Foucault (1994, p. 454).

35 Denis (2003, p. 79).

36 Denis (2003, p. 323); Péveri (2007).

37 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 1er février 1781 (Illustration 1). À noter que les deux autres, marqués, n’ont pas une description aussi exacte de leur passé criminel et qu’il soit précisé ici que malgré l’absence de marque, il s’agit d’un récidiviste.

38 Henry (1984, p. 233).

39 Denis (2003, p. 119).

40 Si la plupart de ces feuilles comportent les descriptions physiques de criminels, certaines énumèrent en détail les biens volés. Cette catégorie de signalement atteste la tendance répressive majoritairement portée sur les crimes contre les biens. Les signalements d’objets laissent supposer qu’aucune information n’ait été trouvée sur l’apparence du voleur et que la recherche des objets du larcin permettrait de mettre la main sur le voleur et éventuellement sur le réseau de recel.

41 Les lieux d’émission sont le bailliage de Gex, le Pays de Vaud, le Valais, la Principauté de Neuchâtel. À noter que certains signalements émis par les autorités genevoises sont également inscrits à même les intercalaires du livre.

42 À l’opposé des signalements de registre destinés à un usage interne, sur le territoire, tels que la fonction première du Registre des visites les établit, les signalements de correspondance nécessitent l’organisation la plus complète possible des informations sur le délinquant. Cette catégorie exige en outre un langage de persuasion, qui transmette à la fois les informations nécessaires, et à la fois les motifs de la recherche.

43 AEG, PC 12418 (1773).

44 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 16 avril 1776.

45 Diderot, article «Signalement», in Diderot, D’Alembert, Encyclopédie (t. 15, 1765, p. 186).

46 Article «Physionomie», in Furetière, Dictionnaire universel.

47 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 16 octobre 1774.

48 Comme dans le signalement de cet homme, âgé de 26 ans environ, qui précise qu’«il faut observer que ce jeune homme pourrait bien se déguiser» (AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 5 août 1778).

49 Éléments de ceinture, bagues et autres bijoux, ces valeurs volées ou troquées, participent souvent à l’identité du délinquant. Ce dernier, répondant lui-même à l’imaginaire d’une société parallèle, redessine son identité par un surnom et un costume, se construisant son personnage. Les descriptions de vêtements peuvent également indiquer le genre de mendiant dont il s’agit: «outil de l’aumône» (Denis, 2003, p. 38) ou déguisement servant à bénéficier d’un hébergement offert, comme ce chevalier de la Rive, aventurier, qui «portait à Lyon un ruban noir moiré sans croix passé à la boutonnière pour se faire croire Chevalier de Malte» (AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, «Signalement de deux aventuriers», 12 février 1767).

50 Sartoris, Éléments de la procédure criminelle, p. 498.

51 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 3 septembre 1776 (illustration 4). Voir appendice.

52 Le registre comporte des signalements aux appréciations telles que: «physionomie belle et gracieuse», «joli de visage», «visage agréable».

53 Article «Œil», in Furetière, Dictionnaire universel.

54 Article «Visage», in Furetière, Dictionnaire universel.

55 Véritable leitmotiv de l’anthropologie criminelle, l’œil serait la somme et le centre des trois types de vie de l’homme; animale, intellectuelle et morale. Selon Gaspard Lavater (1741-1801), initiateur de la physiognomonie, le bras révèle par son aspect extérieur la force, le front l’intellectuel, le moral et le sensitif étant transcrits dans les traits du visage, du nez et des joues. La bouche et le menton relèvent de l’aspect animal, et l’œil informe sur le tout.

56 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 16 août 1774.

57 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 6 mars 1779.

58 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 2 mai 1776.

59 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger (1774).

60 Matthieu Wunderer, marchant avec sa compagne, se reconnaîtra d’autant plus facilement qu’il promène avec lui «son fidèle chien Pomer, petit, de poil jaune, nommé Renard». AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 28 octobre 1774.

61 Porret (1995, p. 315).

62 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 4 mars 1776.

63 La recherche de Joseph Reffay présente une correspondance particulièrement marquée par l’urgence. Soupçonné d’avoir tué Christophe Mouton, Joseph Reffay s’est soustrait aux mains de la justice genevoise. Le 23 avril 1774, celle-ci envoie un avis de recherche aux pays voisins. Le bailli de Lausanne répond aussitôt, informant que la diffusion du signalement est en cours sur son bailliage. Les nouvelles reçues du pays de Gex le 28 avril renseignent sur la présence de Reffay quelques jours avant l’émission du signalement: «Il m’est revenu, Monsieur, que ledit assassin avait couché le dix-neuf de ce mois dans un cabaret de cette ville où il aurait été infailliblement arrêté si j’avais eu pour bon son signalement». Selon le lieutenant général de Gex, Reffay se serait alors enfui en direction de St-Claude où «il sera peut-être difficile de le découvrir parce qu’il n’osera pas se montrer attendu qu’il est banni de plus fort du Bailliage pour cause de vol». AEG, PC 12580 (1774); RC 1774, p. 230 sqq.; Jur. Pén. H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger.

64 Ginzburg (1980, p. 14). La formulation courante des signalements étaye cette hypothèse: «Vu jeune homme de 21 ans taille de 5 pieds 3 à 4 pouces bien fait, jolie physionomie» (AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, Signalement de Richard, Géomètre du Roi (cf. supra), 16 octobre 1774).

65 AEG, Jur. Pén., H2, n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 27 décembre 1778. Signalement rédigé ou recopié à Genève par Sarasin, syndic de la garde.

66 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger (fin 1778, début 1779).

67 Denis (2003).

68 Debuyst (1995, p. 20).

69 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 8 mai 1779.

70 Voir illustration 2.

71 Dans ce contexte, la mention des principes de chirurgie, art de la cicatrice, indiquerait qu’il aurait pu dissimuler les marques judiciaires sur son corps.

72 Denis (2003, p. 74).

73 Denis (2003, p. 75).

74 Denis(2003, p. 79).

75 AEG, Jur. Pén., H2 n° 1, cahier «Signalements d’une partie des voleurs et vagabonds dangereux» (1781). Voir illustration 3.

76 Voir Renneville (2000); Foucault (1994).

77 Selon l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

78 Foucault (1994 pp. 462-463).

79 Debuyst (1995, p. 277).

80 Voir signalement de Grenouille supra.

81 Beirne (1993, p. 45).

82 Voir note ajoutée au Registre des bannis et malvivans pour le cas de Françoise Thoise, cf. note 23.

83 Il s’agit de M. Aebischer, Service de l’Identification judiciaire, Police cantonale de Genève, Suisse. Portrait réalisé en mai 2006 (illustration 4).

84 AEG, Jur. Pén., H2 n°1, Registre des signalements provenant de l’étranger, 3 septembre 1776.

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Table des illustrations

Titre Illustration 1 : Signalements de Joseph Bourgeois, Philippe Payreroux et Hugues Vial, Registre des signalements provenant de l’étranger, 1er février 1781 (recto)
URL http://chs.revues.org/docannexe/image/355/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 96k
Titre Illustration 2 : Signalement de Philippe Colinz, Registre des signalements provenant de l’étranger, 26 mars 1776
URL http://chs.revues.org/docannexe/image/355/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 60k
Titre Illustration 3 : Page de couverture du cahier de signalements « Signalements d’une partie des voleurs et vagabonds dangereux », Registre des signalements provenant de l’étranger, 1781
URL http://chs.revues.org/docannexe/image/355/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 16k
Titre Illustration 4 :Portrait robot réalisé en mai 2006 à la Brigade de Police technique et scientifique de Genève d’après le signalement d’une femme déguisée en homme émis en 1776.
URL http://chs.revues.org/docannexe/image/355/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 15k
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Pour citer cet article

Référence papier

Caroline Cuénod, « Une signalétique accusatoire : les pratiques d’identification judiciaire au XVIIIe siècle », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, Vol. 12, n°2 | 2008, 5-31.

Référence électronique

Caroline Cuénod, « Une signalétique accusatoire : les pratiques d’identification judiciaire au XVIIIe siècle », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies [En ligne], Vol. 12, n°2 | 2008, mis en ligne le 11 février 2009, consulté le 04 juillet 2014. URL : http://chs.revues.org/355 ; DOI : 10.4000/chs.355

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Auteur

Caroline Cuénod

10, Rue Rosselet, CH-1202 Genève, cc@ccprod.ch

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Droits d’auteur

© Droz

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