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Comptes rendus / Reviews

Carlos Aguirre, The Criminals of Lima and their Worlds. The Prison Experience, 1850-1935

Durham, London (Duke University Press), 2005, 328 pp., ISBN 13 978-0-8223-3469-9.
Falk Bretschneider
p. 151-153
Référence(s) :

Carlos Aguirre, The Criminals of Lima and their Worlds. The Prison Experience, 1850-1935, Durham, London (Duke University Press), 2005, 328 pp., ISBN 13 978-0-8223-3469-9.

Texte intégral

1Le livre de Carlos Aguirre traite pour la première fois de l’émergence et de l’évolution historique du système carcéral péruvien en se fondant sur l’exemple des prisons pour délinquants masculins de la capitale du pays, Lima. Par une étude approfondie des discours pénitentiaires, des contextes sociaux desquels a émergé l’institution de la prison et, enfin, du quotidien à l’intérieur de ces institutions, l’auteur entreprend de montrer le caractère contradictoire du processus de modernisation du système pénal péruvien dont il souligne, dès l’introduction, l’échec total : au Pérou, l’instauration de la peine de prison n’a pas eu comme effet l’émergence d’un univers propice à la régénération et à l’amendement des criminels, mais, au contraire, elle a créé des « bastions d’autoritarisme et d’exclusion » (p. 1.) Pour rendre intelligible ce constat, Aguirre avance trois hypothèses : 1. L’échec du processus de modernisation tient, selon lui, d’abord à la faiblesse de l’État dans la réalisation de ses propres objectifs (ressources financières limitées, défaillances dans les mécanismes de recrutement et de contrôle du personnel, caractère patrimonial de l’administration, omniprésence de la corruption). 2. Il s’explique, ensuite, par une désinvolture étonnante de l’administration pénitentiaire envers les objectifs de la réforme, donnant lieu à des modes de gestion basés sur des coutumes traditionnelles davantage que sur des méthodes technologiques issues du savoir accumulé et propagé par la réforme pénitentiaire internationale. À ceci s’ajoute que les détenus ont eux-mêmes constitué un facteur majeur du monde pénitentiaire, subvertissant l’institution par des pratiques individuelles et collectives telles que le troc, l’appropriation des règles à des fins personnelles ou, tout simplement, la résistance ouverte. Pour Aguirre, les prisonniers furent loin d’être les victimes dociles d’une structure oppressante, mais des acteurs résolus et créatifs participant à façonner le monde dans lequel ils étaient contraints de vivre. 3. Enfin, l’évolution historique du pénitencier au Pérou s’inscrit dans les valeurs politiques, sociales et culturelles de la société englobante. Largement dominée par des pratiques d’exclusion selon les démarcations socioculturelles comme le genre ou la race, la société péruvienne s’est montrée peu encline à suivre l’appel à l’humanité du traitement des détenus et aux droits de ces derniers. En dépit de quelques évolutions évidentes (centralisation d’un contrôle social destiné à une surveillance et une répression accrue de la délinquance, progrès technologique quant à la sécurité des institutions pénitentiaires, instauration de méthodes plus efficaces d’identification et de classification des délinquants...), l’émergence de la prison au Pérou n’a pas conduit à un dispositif susceptible, au moins en théorie, d’assurer une transformation du malfaiteur en citoyen, mais, au contraire, a contribué à reproduire et maintenir un ordre social profondément marqué par l’injustice et l’exclusion.

2Cette vision, dans laquelle on reconnaît aisément une version renouvelée et moins idéologique de l’interprétation foucaldienne de la naissance de la prison, et qui tient mieux compte des logiques sociales des différents acteurs du monde carcéral et de ses contextes locaux, est ensuite illustrée dans trois parties basées sur un large fonds d’archives que l’auteur exploite avec finesse et une grande habileté analytique. La première d’entre elles étudie le surgissement, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, du problème de la criminalité comme objet de débat politique, en montrant notamment l’imbrication de ce dernier avec des discours stéréotypés sur la race, la vie urbaine et la morale des classes inférieures perpétuant des représentations de l’esclavage, aboli seulement en 1854. L’auteur retrace ensuite la naissance de la criminologie au Pérou, autour de 1880, mouvement à vocation scientifique inspiré d’abord par les théories biologistes à la Lombroso, mais assez vite converti aux approches faisant du ‘milieu social’ le facteur prédominant d’une explication du crime. Cette évolution ne marque pourtant pas une coupure radicale; elle fait, par exemple, de la prétendue disposition criminelle des Indiens et des Noirs le résultat de leur arriération sociale et culturelle. La partie se termine par un regard sur l’évolution des institutions policières à Lima.

3La deuxième partie du livre est dédiée à une étude de l’évolution des institutions pénitentiaires et des hommes qui y sont détenus. À l’exemple du pénitencier de Lima (construction en plan radial, inaugurée en 1862), de la prison de Guadalupe (où, pour 200 places, étaient incarcérées jusqu’à 700 personnes) et de la colonie pénitentiaire de l’île El Frontón, Aguirre décrit surtout les conditions déplorables de détention auxquelles les détenus étaient soumis : manque d’argent, despotisme, négligence, corruption et indifférence de la part des administrations, bâtiments insalubres, conditions hygiéniques catastrophiques, fréquente application de punitions corporelles... Des réformes entreprises durant les années 1920 ne changèrent rien au fond des choses. Les prisons péruviennes restent, selon les mots mêmes du président Augusto B. Leguía, les « centres d’une souffrance inutile » et les sites d’une « reproduction du crime » (p. 108). Ces conditions reflétaient, en partie, l’image que se faisaient des détenus les administrations et criminologues, qui les considéraient comme une entité humaine dangereuse, sans valeur et donc indésirable. Mais, l’analyse de Carlos Aguirre le montre bien, cette représentation de la population carcérale était loin d’être conforme à la réalité : divisée par de multiples fissures (de classes, races, origines, statuts légaux, âges…), la communauté des prisonniers était, bien au contraire, un corps social hautement fragmenté et hétérogène. Les prisons de Lima étaient, d’une certaine manière, les seules « véritables institutions nationales » en ce qu’elles représentaient, dans la composition de leurs détenus, la diversité sociale, ethnique, régionale et culturelle du pays.

4La vie quotidienne des acteurs de l’univers carcéral et leurs relations mutuelles constitue l’objet de la dernière partie du livre, consacrée au « monde qu’ils ont fait ensemble », c’est-à-dire aux interactions, négociations et transactions entre prisonniers, personnels et administrations. Il en ressort une multiplicité de stratégies d’adaptation, mais aussi d’appropriation des règles établies par les administrations, et surtout l’instauration et la reproduction d’un « ordre de coutumes » (p. 143) certes hautement arbitraire, mais laissant aux détenus de multiples marges de manœuvre pour s’adapter à la condition carcérale et pour échapper ainsi, par des modes d’accommodation davantage que par des actes de confrontation directe, à quelques-uns des aspects les plus inhumains de la vie en prison. Des relations informelles et illégales entre détenus et personnel afin de trafiquer de l’alcool ou de la coca ne sont qu’un exemple parmi d’autres montrant que le régime disciplinaire de la prison reposait largement sur des fondements fragiles et provisoires, inscrits dans des logiques sociales soustraites aux règles officielles de l’institution et donnant lieu à des relations de pouvoir en permanente reconfiguration. Ces situations n’excluaient pas le conflit et, le cas échéant, l’imposition des règles par la force de la violence; toutefois, elles rendent visible le fait que le monde de l’enfermement (comme l’a montré pour la première fois, il y a maintenant presque trente ans, Patricia O’Brien dans ses travaux sur la vie quotidienne dans les prisons françaises) n’est pas un monde clos, coupé de son environnement social et régi seulement par des règles octroyées. Carlos Aguirre renforce ainsi avec les résultats de son étude les doutes qui planent depuis quelque temps déjà sur une conception de la prison, née à la suite des travaux d’Erving Goffman, comme une institution totalitaire au sein de laquelle la vie des détenus n’est façonnée que par les dépravations identitaires provoquées par la structure de l’institution.

5Le livre de Carlos Aguirre se présente donc non seulement comme une analyse fine et richement documentée d’un cas quasiment inconnu de la plupart des historiens de la prison, mais il constitue également une importante pièce à verser au dossier d’une vision plus complexe de l’évolution historique de l’enfermement, basée sur l’étude des conditions locales, des contextes politiques, sociaux et culturels, et des logiques sociales des individus animant un monde carcéral qui a cessé de nous paraître comme une parfaite émanation d’un pouvoir disciplinaire sans auteurs ni acteurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Falk Bretschneider, « Carlos Aguirre, The Criminals of Lima and their Worlds. The Prison Experience, 1850-1935 », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, Vol. 15, n°2 | 2011, 151-153.

Référence électronique

Falk Bretschneider, « Carlos Aguirre, The Criminals of Lima and their Worlds. The Prison Experience, 1850-1935 », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies [En ligne], Vol. 15, n°2 | 2011, mis en ligne le 07 mars 2013, consulté le 20 juin 2017. URL : http://chs.revues.org/1299

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Auteur

Falk Bretschneider

EHESS
Falk.Bretschneider@ehess.fr

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