- 1 La faible différenciation entre les activités administratives et politiques et une forte interpén (...)
- 2 Sur l’intérêt à utiliser les concepts de “profanes” et d’“initiés”, issus de la sociologie de la r (...)
1En septembre 1991, un groupe de chercheurs réunis autour de l’économiste Egor Gaïdar est invité à rédiger un programme de réformes radicales qui introduiraient l’économie de marché dans la nouvelle Russie postsoviétique. Peu de temps après, un nouveau Gouvernement est formé par le président Boris Eltsine et l’« équipe de Gaïdar » y occupe une place centrale. Egor Gaïdar est nommé vice-Premier ministre, puis Premier ministre par intérim, tandis que ses collaborateurs deviennent ministres. Ils sont dorénavant responsables de la mise en place d’un ensemble de réformes visant la sortie de l’économie russe d’une crise profonde. Pour ce faire, ces anciens chercheurs sont invités à mobiliser leurs savoirs académiques : ils font partie de ces spécialistes qui se sont investis pendant l’époque soviétique dans l’étude des systèmes économiques alternatifs à celui de l’Union soviétique, et tout particulièrement de l’économie de marché. Dans une Russie en pleine transition, leurs savoirs académiques leur permettent de revendiquer une position de pouvoir à côté de l’élite politico-administrative1. Ils remettent ainsi en cause le monopole des savoirs administratifs et politiques en tant que capitaux légitimes dans le cadre de la lutte pour des positions dominantes dans la hiérarchie étatique. La concurrence entre différents savoirs mobilisés par différentes fractions d’élites s’inscrit, dans ce contexte, dans des luttes symboliques pour la définition des positions “profanes” et “initiées” dans le “temple” du pouvoir2.
- 3 L’équipe de Gaïdar n’était pas la seule issue du monde académique de l’époque à proposer des progr (...)
2C’est sur la mobilisation des savoirs académiques comme fondement de l’accès des chercheurs réunis autour d’Egor Gaïdar au statut d’élite politico-administrative (Chevallier, 1997) dans la Russie du début des années 1990 que portera cet article3. Il ne s’agit pas ici de dire que la possession des savoirs académiques nécessaires à la réalisation des réformes était suffisante en elle-même pour la prise du pouvoir par les chercheurs réformateurs. Par ailleurs, le choix de Gaïdar (et non de Grigori Iavlinski, par exemple) par Eltsine pour réaliser les réformes libérales ne fera pas l’objet de cet article, d’autant que nous considérons ce choix comme un « pur produit historique » (Dobry, 2009 : XVII).
- 4 Pour une revue de ces travaux, voir Gel’man & Tarusina (2000).
3Ainsi, à rebours de l’approche dominante dans les travaux consacrés à l’étude des différents fractions d’élites dans la Russie des années 19904, nous nous centrerons non pas sur les éléments de continuité et sur la reconversion de la nomenklatura soviétique en élite politique, administrative et économique post-soviétique (Kryshtanovskaya, 1995), mais sur l’arrivée aux positions dominantes des acteurs issus d’autres univers. Il ne s’agit pas ici de réfuter le constat d’une forte reproduction de l’élite politico-administrative dans le cadre de la transformation post-soviétique, mais au contraire de lui apporter des éléments explicatifs, souvent manquants dans les travaux existants (Gel’man & Tarusina, 2000 : 321). Le recours à la théorie des champs et l’accent mis sur les savoirs des acteurs revendiquant les positions dominantes dans la hiérarchie étatique nous permettront de mieux comprendre les résistances au changement de la structure élitaire, qui se traduisent, entre autres, par le regain d’influence de la nomenklatura soviétique dans les années 1990 après une courte période de montée en puissance des acteurs issus d’autres univers (Radaev, 1994), et plus précisément du monde académique pour ce qui concerne le cas étudié dans cet article.
- 5 SPS est un parti libéral démocratique créé par Egor Gaïdar et ses collaborateurs en 1999 à la base (...)
4Nous mobilisons ici deux types de matériaux. Une partie des données a été recueillie lors d’une enquête de terrain réalisée dans le cadre d’un travail de recherche consacré à l’étude du parti politique SPS (Union de forces de droite)5. La réalisation des entretiens approfondis avec les différents dirigeants du parti appartenant à l’élite réformatrice (et l’attention que nous avons portée à leurs trajectoires et à leurs stratégies de positionnement dans le champ politique) nous ont poussé à nous interroger sur la mobilisation des savoirs académiques par ces anciens chercheurs dans le cadre de leur activité politique (nous nous sommes appuyés tout particulièrement sur les entretiens réalisés avec Egor Gaïdar, Andreï Netchaev et Leonid Gozman en 2008 et 2010).
- 6 Le rôle de ce séminaire dans la constitution du groupe des futurs réformateurs sera présenté plus (...)
5Cette enquête de terrain a été complétée par des sources secondaires : les biographies et les autobiographies, les interviews dans la presse notamment. Une série d’interviews réalisées en 2006-2010 par la revue électronique Polit.ru avec 12 représentants du réseau de chercheurs réunis dans les années 1980 autour d’Egor Gaïdar a été une source largement utilisée. Ces interviews ont été publiées à l’occasion de la célébration du vingtième anniversaire du séminaire tenu en 1986 par Gaïdar et ses collaborateurs à Zmeinaïa Gorka6. Les témoignages croisés recueillis par Polit.ru donnent des informations sur l’organisation du séminaire et, d’une manière plus générale, sur la constitution de l’équipe de Gaïdar et l’expérience des anciens chercheurs une fois au pouvoir.
6Pour apporter des éclairages sur l’accès des chercheurs au statut d’élite politico-administrative russe au début des années 1990, nous nous intéresserons d’abord à la constitution du groupe réuni autour d’Egor Gaïdar, et aux conditions de son entrée dans la haute fonction publique ; nous porterons ensuite notre regard sur la tension entre les savoirs académiques et les savoirs administratifs et politiques vécue par ces réformateurs une fois au pouvoir ; enfin, nous mettrons en avant les stratégies de légitimation et d’auto-consécration déployées pour se positionner au sein du champ politique russe en mobilisant les savoirs académiques.
- 7 Le Gouvernement de Gaïdar reste au pouvoir entre automne 1991 et décembre 1992.
7Le réseau de chercheurs en économie réunis autour d’Egor Gaïdar est né dans les années 1980. Beaucoup d’entre eux travaillent alors ensemble dans les mêmes établissements de recherche. Il s’agit tout d’abord de l’Institut scientifique de recherches systémiques de l’Union soviétique (Vsesoûznyj Naučno-Issledovatelskij Institut Sistemnyh Issledovanij ou VNIISI). Egor Gaïdar l’intègre en 1980 après sa soutenance de thèse. Avec certains autres jeunes chercheurs de son laboratoire, il s’investit dans l’étude des systèmes et des pratiques économiques des différents pays socialistes, en prêtant attention aux expériences de réformes qui y ont été réalisées. Petr Aven, le futur ministre des Relations économiques extérieures au sein du Gouvernement des réformateurs7, s’occupe, par exemple, de l’analyse des systèmes économiques en s’appuyant sur des méthodes mathématiques. Il travaille dans la même pièce que Gaïdar.
8Le premier petit noyau dur de ce qui deviendra le groupe de chercheurs réunis autour d’Egor Gaïdar est composé de collègues de ce dernier au sein du VNIISI. Après la participation de l’un d’eux à un séminaire de jeunes économistes à Leningrad (l’ancien nom de Saint-Pétersbourg) en 1983, le réseau s’élargit. Il commence à inclure quelques chercheurs de l’Institut de l’ingénierie et de l’économie de Leningrad (Leningradskij Inženerno-Ekonomičeskij Institut ou LIEI), dont Anatoli Tchoubaïs, le futur artisan de la privatisation des biens de l’État et un des plus proches collaborateurs d’Egor Gaïdar au sein du Gouvernement. La fusion des deux groupes de chercheurs, celui réuni autour de Gaïdar à Moscou et celui réuni autour de Tchoubaïs à Leningrad, inaugure une nouvelle étape dans la constitution de la future “équipe” des réformateurs. Des rencontres en dehors du contexte routinier du travail sont organisées et permettent une consolidation graduelle du groupe.
9Dans le même temps, le réseau continue à s’élargir à Moscou et à Leningrad. Des chercheurs travaillant au sein d’autres établissements que le LIEI sont repérés par Tchoubaïs. De nombreux nouveaux collègues de Gaïdar rejoignent le réseau à Moscou : en 1986, Gaïdar quitte le VNIISI pour intégrer l’Institut de l’économie et du pronostic du progrès technique et scientifique (Insititut Ekonomiki i Prognozirovaniâ Naučno-Tehničeskogo Progressa), créé à partir de l’Institut central de l’économie et des mathématiques (Central’nyj Ekonomiko-Matematičeskij Insititut ou CEMI). Andreï Netchaev y travaille avec Gaïdar, il deviendra ministre de l’Économie au sein du Gouvernement des réformateurs. Le ministre de la Science et de la Politique technique ou, par exemple, le ministre du Travail, sont également des anciens chercheurs issus du CEMI, tout comme Alekseï Golovkov, une vieille connaissance de Gaïdar qui mettra ce dernier en relation avec Gennadi Bourboulis, un collaborateur proche du président Boris Eltsine. C’est cette rencontre entre Gaïdar et Bourboulis qui jettera les bases de l’entrée de Gaïdar et de son équipe dans la haute fonction publique.
10Au milieu des années 1980, le réseau dispersé de chercheurs autour de Gaïdar et Tchoubaïs commence à se transformer en un groupe relativement consolidé grâce à l’organisation de séminaires communs. La première grande rencontre des différents chercheurs appartenant au réseau a lieu en 1986 à Zmeinaïa Gorka, non loin de Leningrad. Les participants ne se connaissent pas tous, c’est donc une occasion pour faire connaissance. Ils présentent leurs travaux en cours, et les débats s’organisent autour de la situation économique dans laquelle se trouve l’Union soviétique et des possibles réformes susceptibles de l’améliorer. C’est pour les participants une occasion de mener une discussion assez franche à propos de la situation économique du pays, de partager leur intérêt commun pour des théories sortant du mainstream économique soviétique, des analyses comparatives des différents systèmes économiques et des différentes expériences de réformes et, enfin, pour l’économie de marché.
11Ce premier grand séminaire est suivi par d’autres tout au long des années 1980. De nouveaux venus sont introduits. À côté des économistes apparaissent quelques chercheurs pratiquant d’autres sciences sociales :
- 8 À l’époque où Gozman est invité à rejoindre l’équipe de Gaïdar, il enseigne la psychologie à l’uni (...)
« À la fin des années 1980, on m’a invité à participer à un colloque avec des économistes que je ne connaissais pas et à y faire une présentation sur la psychologie des changements sociaux. C’était un sujet sur lequel j’écrivais beaucoup alors […]. J’ai fait quelques interventions dans le cadre de leurs réunions. Et, quand ils sont ensuite devenus le Gouvernement de la Russie […], Gaïdar m’appelle… », nous témoigne Leonid Gozman8, ancien conseiller de Gaïdar au sein du Gouvernement.
12Vers la fin des années 1980, les membres du groupe commencent à participer à de nombreux séminaires internationaux organisés à l’étranger et consacrés à la thématique des réformes en Union soviétique. Des liens sont noués avec des chercheurs étrangers dont, entre autres, Václav Klaus et Leszek Balcerowicz, deux économistes qui occuperont plus tard des postes politiques de très haut niveau en Tchécoslovaquie et en Pologne. Plus tard, les trajectoires politiques de Leszek Balcerowicz et Egor Gaïdar auront beaucoup en commun. Mais, au début des années 1990, l’arrivée au pouvoir de leur confrère Balcerowicz « produit un effet bouleversant » sur certains membres du groupe réunis autour de Gaïdar :
« Je le connaissais plutôt bien. Nous nous sommes rencontrés à Vienne. J’ai passé quelque temps avec lui dans le cadre d’un séminaire… Balcerowicz y prenait la parole. On a passé deux trois jours ensemble. [Ensuite] il rentre, et trois jours plus tard il est nommé vice-Premier ministre. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir à la nécessité de prendre le pouvoir » (entretien avec Petr Aven, <http://polit.ru/article/2006/12/12/aven1>).
13Ces réflexions sur l’accès au pouvoir sont stimulées chez les membres du groupe de Gaïdar par des contacts fréquents avec des hommes politiques dans le cadre du travail d’expertise et de consultation exercé en parallèle avec le travail de recherche purement académique.
14Egor Gaïdar commence à participer aux activités d’expertise auprès des hauts fonctionnaires soviétiques dans le cadre de son travail au VNIISI. Son laboratoire est ainsi impliqué dans le travail de la Commission pour l’amélioration du système d’administration de l’économie nationale, créée en 1984 auprès du Bureau politique du Parti communiste de l’Union soviétique. Cette commission comporte deux structures : un groupe de travail composé de hauts fonctionnaires du Comité étatique pour la planification, du ministère des Finances, du Comité étatique pour le travail, etc., et une section scientifique, réunissant les directeurs des principaux instituts économiques. La direction de la section scientifique est confiée au directeur du VNIISI et une partie du travail est réalisée par le laboratoire de Gaïdar. Le travail pour le Bureau politique du PCUS « ouvrait toutes les portes » (Gaïdar, 1997 : 207), permettant l’accès à des données, difficilement accessibles, sur la situation économique de l’URSS. Le groupe de chercheurs de Leningrad réuni autour de Tchoubaïs a été également impliqué dans cette activité d’expertise grâce à Gaïdar.
15Ce type de contact avec le monde politique n’était pas une exception pour Gaïdar et ses collaborateurs. Des rapports rédigés par certains d’entre eux finissaient sur le bureau d’hommes politiques de très haut niveau, dont Gorbatchev. Le statut d’élite académique en sciences économiques semblait aller de pair avec une certaine proximité des chercheurs avec l’élite politico-administrative dans l’URSS des années 1980.
16Le contact du groupe avec le monde politique ne se limitait pas au travail d’expertise. Ses leaders informels, Gaïdar et Tchoubaïs, eurent, avant leur entrée dans la haute fonction publique, d’autres expériences politiques. Vers la fin des années 1980, Gaïdar devint rédacteur en chef au sein du département de l’Économie de la revue Communiste, et porte-parole théorique et politique du comité central du PCUS, alors qu’Anatoli Tchubaïs fut nommé en 1990 conseiller économique et adjoint du chef de l’administration de Leningrad.
- 9 Il s’agit du coup d’État organisé en août 1991 par des forces réactionnaires destituant Mikhaïl Go (...)
- 10 Le choix du programme de réformes doit être pensé, entre autres, comme étant inscrit dans des lutt (...)
17En 1991, après sa rencontre avec Gennadi Bourboulis lors du putsch de Moscou9, Egor Gaïdar est invité à préparer un programme de réformes radicales, capables de transformer en profondeur l’économie russe. C’est la rupture drastique avec le système socialiste qui distingue les mesures proposées par l’équipe de Gaïdar des différents programmes de réformes mis en place auparavant, pendant la période de la Perestroïka, qui ont échoué à faire sortir l’économie soviétique d’une crise profonde. Au lieu de continuer à introduire des éléments de l’économie de marché au sein du système économique soviétique, ils envisagent la mise en place rapide d’un nouveau système économique à travers des mesures comme la libéralisation des prix, la libéralisation du commerce intérieur et extérieur, l’introduction du rouble convertible, la privatisation des entreprises, etc. Le programme de Gaïdar se distingue également par son projet de réaliser les réformes au niveau de la Russie et non pas de l’Union soviétique, contrairement, par exemple, au programme de réformes libérales « 500 jours » évoqué plus haut10.
18La question du choix du programme de réformes par Eltsine va de pair avec une réflexion sur les acteurs capables de les mettre en place. Dans ce contexte, la connaissance des institutions et des mécanismes économiques alternatifs à ceux de l’Union soviétique est un savoir valorisé. Un savoir que la plupart de professionnels de l’administration issus des carrières soviétiques ne possèdent pas.
19Pour travailler sur leur programme de réformes, Gaïdar et ses collaborateurs se réunissent en automne 1991 à la datcha gouvernementale n° 15. C’est là-bas qu’ils se consacrent, quelque temps plus tard, après la rencontre entre Gaïdar et Eltsine, à la définition de la composition du nouveau Gouvernement des réformateurs. Une large présence des chercheurs au sein du Gouvernement va de pair avec la désignation à certains postes ministériels des hauts fonctionnaires des anciens gouvernements de la République socialiste fédérative soviétique de Russie et de l’Union soviétique. De plus, une grande partie des anciens fonctionnaires soviétiques constituent le personnel des structures gouvernementales de la nouvelle Russie. Les chercheurs doivent alors rapidement faire face au décalage entre leurs propres savoirs et manières de penser et de faire, et ceux de ces professionnels de l’administration et de la politique.
20Le manque d’un certain nombre de savoirs pratiques nécessaires à l’exercice de la haute fonction publique est tout de suite ressenti par les réformateurs. Ainsi, « des idées [théoriques] doivent prendre forme de règlements, d’arrêtés, de décrets » (Gaïdar, 1997 : 314), donc être traduites en langage administratif et juridique.
« […] Egor m’a appelé et il m’a dit que la liste [des membres du Gouvernement] avait été adoptée par Boris Nikolaevitch [Eltsine] […], [que] dans un jour ou deux il fallait venir à Moscou et en arrivant avoir rédigé le décret sur la réorganisation du commerce extérieur. En principe, j’avais préparé tous les points [de la réforme] – cela m’a pris quinze minutes pour rédiger le décret. Mais il me manquait l’expérience de la rédaction des décrets proprement dit – de l’expérience bureaucratique. C’est pourquoi, quand je suis arrivé à Moscou, je voulais trouver quelqu’un qui possédait ce type d’expérience. J’ai appelé Boria [Boris] Fedorov, qui était à l’époque ministre des Finances de la Russie, et ensemble nous avons rédigé au propre le premier décret sur la libéralisation du commerce extérieur. » (Entretien avec Petr Aven, <http://polit.ru/article/2006/12/20/aven>)
21Faire équipe avec des fonctionnaires expérimentés en s’appuyant sur les connaissances pratiques de ces derniers pour réaliser ses idées théoriques est une stratégie qui semble porter ses fruits aux membres de l’équipe de Gaïdar. C’est l’astuce utilisée, par exemple, par le ministre de l’Économie Andreï Netchaev dans le cadre de la gestion de la politique économique dans le secteur du transport. Il s’appuie ainsi largement sur la collaboration avec le chef du département du Transport de son ministère, un vieux cadre soviétique, pour mener des négociations fructueuses avec son collègue au Gouvernement, un autre fonctionnaire soviétique de longue date occupant le poste de ministre des Transports. « Le tandem entre le jeune ministre macro économiste décidé et l’administrateur (khozâjstvennik) soviétique expérimenté constituait une force redoutable, et rare était le fonctionnaire sectoriel (otraslevik) capable de lui résister » (Netchaev, 2010 : 167-168). Réunir les deux types de savoirs permet à l’ancien chercheur et à son subordonné, venu au ministère après des années de travail au Comité étatique pour la planification, de dépasser leurs handicaps respectifs en joignant leurs forces. Ce type de collaboration ne va pourtant pas toujours de soi. Souvent, les anciens chercheurs se voient plutôt confrontés à l’incompréhension, au rejet ou à des résistances de la part des professionnels de l’administration.
22Le changement de leur rapport au temps fut un autre défi que durent relever les anciens chercheurs.
« Le scientifique planifie son travail à l’échelle des années, des mois, des jours. Un conseiller [travaillant pour un homme politique] mesure le temps en heures et en jours. Le chef du Gouvernement est obligé de compter le temps en secondes, au mieux en minutes. Réfléchir tranquillement quelques heures, discuter [de la question] sans hâte, c’est presque un luxe. Mettre une demi-heure pour faire une réunion importante, trois minutes pour contacter le ministère des Finances et donner des instructions, deux minutes pour déjeuner, une minute plus tard sortir du bureau et se précipiter pour prendre la parole au Conseil suprême [le Parlement de l’époque], c’est la norme. » (Gaïdar, 1997 : 301)
23Ce rythme de vie, qui comprend de longues heures de travail, ne concerne pas seulement la manière de gérer son temps dans la sphère professionnelle :
« Tu ne peux pas inviter un ami proche pour mener une discussion à 2 h 35 du matin pour lui consacrer sept minutes. Cela ne se fait tout simplement pas. [Cela a pour] résultat [que] le cercle de personnes que tu rencontres se réduit à celles que tu vois pour le travail. Tu n’as plus de temps à consacrer à des personnes, même les plus proches » (Gaïdar, 1997 : 301).
24Le décalage ressenti par les membres de l’équipe de Gaïdar entre les manières de gérer le travail quotidien dans la haute fonction publique et au sein du monde académique ne se réduit pas à la question de la gestion du temps. Ils doivent passer du travail individuel (même si celui-ci n’exclut pas une certaine collaboration avec des collègues) au travail de groupe, ce dernier impliquant une dépendance vis-à-vis du travail des autres. « La plupart d’entre nous étaient habitués à un certain individualisme et à la liberté de l’activité de recherche », explique Andreï Netchaev, qui relate ses difficultés à apprendre à maîtriser les relations bureaucratiques, autrement dit à obtenir les résultats recherchés en obtenant la coopération des autres. L’incapacité à acquérir le savoir pour gérer le travail des autres, pour leur imposer leur autorité fut pour les ex-chercheurs un obstacle qui mit fin au travail de certains d’entre eux au sein du Gouvernement. Anatoli Tchoubaïs évoque ainsi le départ de leurs postes de certains membres de l’équipe au sein du Gouvernement.
« Un de nos camarades est venu en janvier ou février 1992 à la réunion du Gouvernement avec un discours passionné : “Écoutez ! Voici, j’ai le projet d’un arrêté. Je l’ai rédigé et ça fait dix jours que je n’arrive pas à obtenir la réponse du Département ! Comment cela est-il possible ? Ça fait dix jours que je n’arrive à l’obtenir ! Quelqu’un doit rappeler le Département à l’ordre ! ”. Et moi, je dis : “Egor [en s’adressant à Gaïdar], s’il n’est pas capable de gérer les gens en deux heures, c’est un homme perdu. On ne pourra pas travailler avec une personne de ce type” […]. C’est une sorte de mentalité experte : “Moi je l’ai fait et pourquoi lui, il n’a pas fait [son travail]”. » (Entretien avec Anatoli Tchoubaïs, <http://polit.ru/article/2010/11/08/chubays>)
25Même ceux qui avaient acquis une certaine expérience dirigeante au sein des institutions de recherche et réussi, d’une manière générale, à endosser rapidement le rôle de dirigeant de très haut niveau et à imposer leur autorité, tel Egor Gaïdar, eurent des difficultés à acquérir certains types de savoirs permettant aux professionnels de l’administration de s’imposer auprès de la bureaucratie soviétique.
« J’avais une incapacité génétique à crier sur les employés. J’ai compris qu’il valait tout simplement mieux que je ne travaille pas avec ceux sur qui je devrais crier », témoigne Egor Gaïdar (Gaïdar, 1997 : 306).
26Le décalage entre les modes de communication, ressenti par les chercheurs au sein du Gouvernement, concernait non seulement la manière de dire les choses, mais surtout le langage utilisé pour le faire. Chercheurs en sciences économiques, habitués à utiliser le jargon et les références professionnelles, ils devaient apprendre à parler de questions économiques en utilisant un langage accessible aux personnes extérieures au monde de la recherche, à trouver un langage commun avec les professionnels d’un autre univers. L’usage de termes savants, tels que “dichotomie” par exemple, par les représentants du nouveau Gouvernement dans le cadre de leur prise de parole au sein du Parlement, agaçait les députés. Ces pratiques agissaient comme un marqueur social, en illustrant le décalage entre le montant de capital culturel possédé par les chercheurs venus au Gouvernement, et celui de la plupart des professionnels de la politique siégeant au sein du Conseil suprême. L’usage d’un langage non approprié était particulièrement gênant pour Egor Gaïdar. Car ce dernier jouait un rôle central dans le positionnement de son équipe vis-à-vis des autres acteurs du champ politique. Le recours par Egor Gaïdar, dans le cadre de ses échanges avec les parlementaires, à des concepts et des théories économiques pour justifier telle ou telle décision du Gouvernement, affaiblissait sa position au lieu de la renforcer. L’usage d’un langage étranger, non légitime dans le champ politique, dégradait encore plus les relations déjà troublées entre le Gouvernement et le Conseil suprême.
27Le même problème de décalage dans l’utilisation du langage mobilisé s’est manifesté auprès de certains autres types d’acteurs issus du monde politique ou administratif.
- 11 Mot qui normalement n’est pas utilisé dans le langage courant, et qui renvoie au langage savant.
« Une fois, j’ai même grondé Egor, un jour nous avons rencontré les directeurs [des entreprises d’État] : “Dites, Egor Timourovitch, peut-on faire cela ?” Et Egor répond : “C’est nullement [otnûd’ 11] évident, puisque…” Et moi je lui écris une petite note : “Egor, arrête de dire “nullement”, pour eux c’est un grand signe : “Étranger”. Ça les fait tiquer quand ils entendent ce mot. » (Entretien avec Anatoli Tchoubaïs, <http://polit.ru/article/2010/11/08/chubays>)
28L’illégitimité du langage savant ne fait que renforcer l’illégitimité générale des chercheurs au sein du champ administratif. Celle-ci est liée à leur défaut de capitaux administratifs soviétiques, et au défaut de savoirs en termes de gestion économique pratique par opposition aux savoirs théoriques. Pour être “pris au sérieux” par des dominants du champ administratif soviétique, il fallait justifier d’une carrière appropriée et d’une expérience pratique de l’administration, que ce soit au sein de la bureaucratie de l’appareil d’État ou au sein des entreprises soviétiques. Le décalage de statut entre le ministre du Combustible et de l’Énergie, Lopoukhine, chercheur venu du CEMI, et les directeurs des grandes entreprises du secteur énergétique affaiblit la position du haut fonctionnaire. Imposer sa volonté à un directeur d’une grande entreprise pétrolière, à celui qui « dirige des villes, des régions, la moitié de la Sibérie est sous son commandement » (ibid.), est une tâche difficile pour un jeune chercheur qui n’a aucune expérience de ce type. Le départ anticipé de Lopoukhine de son poste et l’arrivée au Gouvernement, comme vice-Premier ministre pour le secteur combustible et énergétique, de Viktor Tchernomyrdine, le très puissant directeur de Gazprom, peut être analysé comme un des exemples du recul des chercheurs face aux logiques propres au champ administratif.
29Les réformateurs, qui sont arrivés au pouvoir en s’appuyant sur leur capital académique, remettent en question des principes de base structurant les champs administratif et politique. Dans ce contexte, les chercheurs travaillant au Gouvernement sont étiquetés (Becker, 1985) par les fractions “réactionnaires” de l’élite politique et administrative comme « directeurs de labos » (zavlaby), un terme aux connotations péjoratives qui stigmatise leurs connaissances théoriques par opposition aux compétences pratiques des “vrais” administrateurs (khozâjstvennik) et hommes politiques. Une autre expression hautement dévalorisante est diffusée dans l’espace public pour désigner les réformateurs : « Les garçons en pantalons roses ». Il s’agit ici de stigmatiser, non pas tellement l’arrivée au pouvoir d’un monde étranger à la politique et la haute fonction publique, mais le manque d’expérience lié, entre autres, à l’âge. « Le ministère des Relations économiques extérieures, qu’est-ce que c’était ? C’était tout un empire. Les ministres des Relations économiques extérieures de l’URSS : Patolitchev, Satorian, chacun était toute une époque. Et voici qu’arrive Petia Aven, un intello de 35 ans avec des lunettes : « Je suis votre ministre ». Et avec lui son adjoint de 29 ans, Sereža Glaziev. C’était inimaginable. Pour tout bureaucrate soviétique standard de l’époque, c’était un choc » (ibid.). La jeunesse des ex-chercheurs élargit encore le fossé qui les séparait des acteurs prétendant au monopole de légitimité des capitaux administratifs et politiques dans les champs correspondants.
30C’est le monopole de légitimité des capitaux administratifs et politiques, garantissant l’accès exclusif au statut d’élite politico-administrative, qui est menacé par l’arrivée au pouvoir des représentants de l’élite académique. Le contexte de la fin de l’Union soviétique et des grandes transformations, bouleversant entres autres le système économique du pays, permet à ces nouveaux entrants de revendiquer la légitimité des savoirs académiques en tant que forme alternative de capital donnant accès au pouvoir.
31Le passage de l’“économie socialiste” vers l’“économie capitaliste”, du monopole du PCUS au pluralisme politique rend une partie des savoirs des professionnels de l’administration soviétique dépassés. Un nouveau type de savoirs est perçu comme nécessaire pour réaliser les réformes et gouverner le pays, et les chercheurs réunis autour de Gaïdar en revendiquent la possession. La connaissance des institutions et des mécanismes économiques de l’économie de marché, la capacité de penser les mesures concrètes visant la transformation du système et de donner des consignes précises pour leur mise en place constituent la force de l’équipe de Gaïdar. Une force qui lui permet non seulement d’accéder, mais aussi de rester un certain temps au pouvoir.
« Je me rappelle très bien, témoigne Petr Aven, la réunion qui a eu lieu au ministère des Finances à propos du taux de change monétaire […]. J’ai donc réuni des spécialistes en finances et je leur ai dit que le rouble sera convertible pour les opérations courantes, un taux, j’explique ce qui va influencer sa valeur [la valeur du rouble par rapport à d’autres monnaies]. Je leur raconte tout ça, ils m’ont écouté et ils me regardent comme un idiot et ils disent ensuite : “Nous n’avons pas très bien compris : et quel sera donc le taux de change – combien de dollars pour un rouble ?” […] Une quinzaine de personne est assise [devant] moi, ils sont tous plus âgés, tous des cadres dirigeants, tous des ministères de l’Union et des ministères russes, des personnes expérimentées, pas dupes, et ils me disent tous que cela [l’introduction d’un taux de change libre et non pas fixe comme à l’époque soviétique] n’est pas possible. Le rouble convertible ne peut pas exister […]. Quand, plus tard, je parlais des bureaux de change au Conseil suprême, c’était la même chose. Un docteur en sciences économiques [un député parlementaire] m’a dit que les bureaux de change et la libre vente des monnaies ne pouvaient pas exister, car il n’y aurait pas [pour cela] assez de dollars. » (Entretien avec Petr Aven, <http://polit.ru/article/2006/12/20/aven>)
32La connaissance du fonctionnement de l’économie de marché est alors définie par les anciens chercheurs au Gouvernement comme le savoir dont la possession légitime leur position de pouvoir. Les réformateurs se posent en initiés de la nouvelle façon de gouverner le pays. Les anciens cadres soviétiques ne la maîtrisent pas, ce qui leur réserve la place de profanes. La comparaison de deux membres de son Gouvernement proposée par Gaïdar est assez parlante à ce sujet :
Petr Aven « n’a jamais occupé de poste de fonctionnaire [avant], il n’a jamais administré autre chose que son bureau [sa table de travail]. Il faut avouer qu’Aven s’est montré être un mauvais gestionnaire […] alors que la place du chef d’un des principaux ministères était convoitée. Depuis le printemps 1992 nombreux étaient ceux qui la sollicitaient. Boris Nikolaevitch [Eltsine] me parlait de la question du remplacement d’Aven. L’argument principal était toujours le même : “… Egor Timourovitch, c’est peut-être vrai qu’il est un bon spécialiste, mais vous voyez bien qu’il n’est pas fait pour être ministre” […]. Pour moi, un fait fondamental rendait tous ses défauts insignifiants : il comprenait parfaitement le projet général des réformes et je ne devais pas contrôler ses actions visant la préparation de l’introduction du rouble convertible […]. Dans un certain sens, le ministre des Finances Vasili Bartchouk était tout l’opposé d’Aven : un fonctionnaire extrêmement expérimenté, qui a fait une carrière en débutant comme contrôleur fiscal régional dans la région de Khabarovsk et finissant par le poste de ministre des Finances, connaissant très bien son travail et capable d’organiser parfaitement le travail du ministère […]. En même temps, pendant assez longtemps il était incapable de comprendre et d’accepter une [simple] vérité évidente pour tout financier formé dans les conditions du fonctionnement de [l’économie de] marché : les crédits hors budget centralisés de la Banque centrale ont un impact aussi destructif sur l’économie que l’octroi des crédits directs [renforçant] le déficit budgétaire. Et cela voulait dire que je ne pouvais pas compter sur la justesse des décisions du ministère des Finances concernant un domaine très important de la politique économique. C’est pourquoi la dimension macroéconomique du travail du ministère des Finances exigeait de moi une attention et un contrôle constants » (Gaïdar, 1997 : 291-292).
33En se définissant comme ayant seuls accès aux savoirs nécessaires à l’élaboration et à la mise en place d’une politique économique et sociale dans le contexte de l’introduction puis du développement de l’économie de marché, les membres de l’équipe de Gaïdar déploient une stratégie de démarcation vis-à-vis des professionnels de l’administration et de la politique. Ce retournement de stigmate (Gaxie, 2008) peut être illustré, par exemple, par l’usage que fait Andreï Netchaev du terme « cours » (faire un cours sur telle ou telle question économique) en parlant de ses échanges avec ses collègues et ses subordonnés au sein du ministère de l’Économie. L’introduction de l’analogie entre sa relation avec les vieux professionnels de l’administration et une relation entre professeur et élèves fait partie de l’entreprise d’auto-consécration des anciens chercheurs.
34La critique, par les membres de l’équipe de Gaïdar, de la recherche d’un soutien populaire constitue un autre exemple du retournement de stigmate. Dans leur carrière politique, les anciens chercheurs ne s’appuient pas sur le soutien de la population pour mener des luttes de pouvoir, comme le font les professionnels de la politique, mais sur les instruments de légitimation propres à l’univers de chercheurs ou d’experts. La vérité (ou plus précisément la “vérité” scientifique au sujet du fonctionnement de l’économie) et non la volonté (et le soutien) du peuple constitue une source de légitimité pour eux. Le contraste est ainsi assez fort entre l’attitude du président Boris Eltsine, s’appuyant sur le capital politique (Bourdieu, 1981), et celle de son futur Gouvernement.
« Je me rappelle très bien, témoigne Anatoli Tchoubaïs, comment nous lui corrigions son discours [qu’il devait faire] au congrès [du Conseil suprême] en 1991 […]. Son discours disait : “Pendant trois mois, ça va être dur, ensuite ça ira mieux”. “Les prix vont augmenter un peu, mais ensuite ils vont baisser”. Nous essayions… de corriger tout ça – remplacer trois mois par cinq ans… Lui, il recorrige et met quatre mois. Nous, on lui remplace quatre mois par quatre ans. » (Entretien avec Anatoli Tchoubaïs, <http://polit.ru/article/2010/11/08/chubays>)
35La recherche du soutien du peuple par certains députés du Conseil suprême, proposant des mesures irréalisables selon Gaïdar, est dénoncée par ce dernier comme populiste. Dans le cadre d’une stratégie implicite de démarcation vis-à-vis de ces hommes politiques, l’équipe de Gaïdar se définit elle-même comme « Gouvernement de kamikazes », dont le but n’est pas de rester à tout prix au pouvoir mais de mettre en place des réformes douloureuses mais nécessaires. Il s’agit non seulement du positionnement des anciens chercheurs vis-à-vis des acteurs extérieurs à leur équipe, mais également des rationalisations et des justifications formulées pour soi-même. Ces dernières ne permettent pourtant pas toujours de masquer l’attrait pour le pouvoir, qui nourrit aussi leur investissement dans les champs administratif et politique. Ainsi, certains témoignent du désir de Gaïdar de garder son poste de chef du Gouvernement : « Il ne voulait être que Premier ministre » (Aven & Koch, 2013 : 234).
36Les motivations “réelles” des acteurs ne font pourtant pas l’objet de cet article, notre but étant d’analyser les stratégies implicites et explicites de positionnement des anciens chercheurs dans les champs administratif et politique. Il est d’ailleurs extrêmement difficile, voire impossible, de mesurer, par exemple, la part de l’aspiration à accomplir le travail de réformes commencé et la part du désir de rester au pouvoir dans la décision de ne pas quitter le Gouvernement prise par certains membres de l’équipe de réformateurs après le départ de Gaïdar du poste de chef du Gouvernement en décembre 1992.
37Le départ de Gaïdar, remplacé par un professionnel de l’administration, Viktor Tchernomyrdine, marque la défaite du premier dans la lutte pour le statut d’initié au sein des champs administratif et politique. Le Gouvernement de Gaïdar est très vite confronté à l’impopularité des réformes, qui sont difficilement vécues par la population et largement critiquées par différentes fractions d’élite politique, administrative, économique, etc. En s’appuyant sur le capital politique de Boris Eltsine pour exercer le pouvoir, les membres du Gouvernement de Gaïdar n’ont pas constitué de capital politique propre. La précarité de leur situation dans la hiérarchie étatique se traduit, entre autres, par le statut formellement détenu par Gaïdar : celui de Premier ministre par intérim (Eltsine occupant deux postes : celui de président et de Premier ministre). L’incapacité à obtenir le soutien du Conseil suprême (la majorité des députés au sein du Parlement est hostile aux chercheurs au pouvoir) dans le cadre du vote pour la nomination formelle d’Egor Gaïdar au poste du Premier ministre, un an après le début des réformes, met fin au Gouvernement de Gaïdar.
38La mobilisation des savoirs académiques reste une stratégie utilisée par certains chercheurs réformateurs pour revendiquer des positions dominantes au sein du champ politique russe une fois qu’ils sont obligés de quitter leurs postes au sein de l’exécutif. Trois principaux types de voies sont empruntés par les membres de l’équipe de Gaïdar après le départ de ce dernier : certains restent dans la haute fonction publique en acquérant le capital administratif ; d’autres entrent dans le monde des affaires, en s’appuyant sur leur connaissance de l’économie de marché et des règles du jeu économique qu’ils ont eux-mêmes contribué à mettre en place ; certains, enfin, tout en cumulant parfois des positions dans différents champs, participent à des luttes pour des positions dominantes au sein du champ politique. C’est en revendiquant la possession des savoirs nécessaires pour continuer les réformes que ces derniers, après leur départ de la haute fonction publique, se positionnent dans le champ politique. Certains d’entre eux, tel Egor Gaïdar, restent des acteurs influents durant la présidence de Boris Eltsine ou celle de Vladimir Poutine. Face à leur impopularité, Gaïdar et certains de ses collaborateurs, tel Andreï Netchaev, mettent en avant leur statut d’experts et leur influence sur le chef de l’État en s’investissant, par exemple, dans l’activité partisane. « Vous pouvez voter pour n’importe quel parti, mais de toute façon vous habiterez dans le pays où sont mis en place les programmes de l’Union des forces de droite », affirme un des slogans du SPS, le parti créé par Egor Gaïdar et ses collaborateurs. Cette revendication est bien fondée : le programme socio-économique de Poutine au début de sa présidence est préparé avec la participation active d’Egor Gaïdar et correspond, selon l’expression d’Andreï Netchaev, au « programme du SPS, à quelques exceptions près ». C’est d’ailleurs sur cette base que le SPS revendique le statut de deuxième parti du pouvoir.
39Les très faibles scores électoraux du SPS attestent pourtant, entre autres, que la mobilisation de ce type de capital ne donne plus à Gaïdar et ses camarades de parti qu’une place marginale au sein du champ politique. La fin de la crise liée aux transformations post-soviétiques de la Russie apporte une stabilisation des frontières entre les différents champs sociaux (Dobry, 2009) et une division plus figée du travail, limitant les possibilités de luttes des profanes pour la position d’initiés. Dans la Russie des années 2000, la stratégie de mobilisation des savoirs académiques comme fondement de l’accès au statut d’élite politico-administrative semble moins susceptible de porter ses fruits.