Comment écrire une thèse de linguistique (4)

Suite du billet n°1, du billet n°2 et du billet n°3 de cette série.

(6) Terrain
S’il existe de bon linguistes qui n’ont jamais ou peu fait de terrain (notamment dans des domaines comme l’indo-européen ou le sémitique, où la philologie domine), c’est néanmoins une expérience irremplaçable, qui permet à la fois d’acquérir la capacité d’analyser un système phonologique, de s’intéresser à l’ensemble des phénomènes grammaticaux de la langue étudiée, de s’ouvrir à l’ethnologie, et de devenir sensible à la qualité des données d’autres chercheurs de terrain (ce qui est crucial lorsque l’on effectue des recherches en typologie ou en linguistique historique).

Le premier terrain sur une langue inconnue ne peut pas durer moins d’un mois (je dirais même deux mois), car la première tâche du chercheur est d’apprendre à transcrire correctement la langue de façon phonémique, en d’autres termes, de créer une ‘orthographe’ cohérente qui représente correctement toutes les oppositions phonologiques de la langue et n’invente pas des oppositions imaginaires. Même pour des langues à la phonologie claire (celles où les phénomènes suprasegmentaux et les sandhis ne sont pas trop compliqués), il ne faut pas se leurrer: c’est une tâche difficile, qui demande de la part du doctorant une grande rigueur. Certains ne parviennent d’ailleurs jamais à effectuer les transcriptions correctement — l’ensemble de leur travail est alors difficilement réutilisable sans étude complémentaire.

On peut considérer avoir compris l’essentiel du système phonologique d’une langue lorsque l’on parvient à transcrire des histoires traditionnelles avec fluidité. D’après mon expérience, même dans le cas de langues où les segments sont bien distincts, il est quasiment impossible d’y parvenir en moins de trois semaines de travail quotidien intensif, à moins de bien connaître une langue très proche (par exemple, pour une langue tibétaine on peut accélérer le processus si l’on comprend les correspondances phonétiques entre le tibétain ancien et la langue moderne).

Le linguiste de terrain a une responsabilité assez écrasante lorsqu’il est le seul à étudier une langue négligée. S’il commet une erreur dans sa description (ce qui est très facile si l’on ne fait pas attention — j’en ai commis moi-même ma part, lorsque je relis mes premiers travaux sur le japhug) et qu’elle n’est pas corrigée par la suite, on risque de n’avoir pour toute documentation de cette langue qu’une image fautive, qui induira en erreur en boule de neige les typologues et les comparatistes qui voudront se servir de ces données. C’est la raison pour laquelle il est crucial d’effectuer le plus d’enregistrements possible, afin que d’autres chercheurs puissent revérifier les transcriptions, et il est préférable d’apprendre les bonnes pratiques qu’expose Alexis Michaud dans ce billet.

D’un autre côté, même avec le meilleur équipement d’enregistrement au monde, il est impossible de parvenir à transcrire correctement une langue si l’on ne la prononce pas soi-même et si l’on ne se fait pas corriger par ses informateurs lorsque l’on prononce mal. Tous n’ont pas d’ailleurs la patience de le faire systématiquement. Les enregistrements seuls sont difficilement réutilisables, car il n’est pas clair de savoir quels paramètres phonétiques sont distinctifs sur la seule base d’un enregistrement.

Il est dommage qu’il n’existe pas de manuels récents de linguistique de terrain expliquant comment effectuer l’analyse phonologique d’une langue. Les manuels de terrain, comme la « Basic Linguistic Theory » de Dixon, ont pour la phonologie un certain dédain: c’est probablement dû au fait que les auteurs de ces travaux ont travaillé sur des langues où la transcription est relativement intuitive et « facile ». Pour le doctorant qui étudie une langue difficile à transcrire (comme la quasi-totalité des langues oto-mangues, par exemple), il peut falloir plusieurs années avant de parvenir à correctement distinguer toutes les oppositions phonologiques, et tout le reste de la description (morphologie et syntaxe) ne peut s’effectuer de façon satisfaisante que lorsque la phonologie a été résolue. La phonologie ne doit donc pas être traitée à la légère.

Si le doctorant en linguistique de terrain a une responsabilité envers la communauté qui l’accueille et l’humanité en général de collecter le plus de données de bonne qualité possible, il doit aussi finir sa thèse. Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’un seul modèle pour effectuer le terrain. Dans l’école de Dixon et Aikhenvald, les doctorants effectuent d’abord un terrain de sept mois, puis en fin de thèse un terrain de trois mois pour corriger les données. C’est une manière de faire excellente, mais qui n’est pas nécessairement applicable à toutes les situations. Avec l’exigence croissante de finir la thèse en trois ou quatre ans (au moins en France), il me semble que la quantité de données minimale pour une thèse de linguistique de terrain devrait être de deux heures d’enregistrements originaux transcrits et glosés — la durée du terrain nécessaire pour y parvenir va varier considérablement selon la communauté.

(à suivre)

Ce billet peut être cité de la façon suivante: Guillaume Jacques, "Comment écrire une thèse de linguistique (4)," Panchronica, 09/04/2016, https://panchr.hypotheses.org/1043 (ISSN 2494-775X)


3 réflexions au sujet de « Comment écrire une thèse de linguistique (4) »

  1. Si certains linguistes sont contre la méthode d’enquête par élicitation, je ne vois pas comment on peut dans la pratique s’en passer pour étudier la phonologie. Il faut pouvoir étudier dans un premier temps la prononciation des mots en isolation et en diction lente, demander au locuteur de répéter, prononcer soi-même en faisant varier la prononciation pour tester les limites de l’acceptabilité, etc.
    Et en cas de doute, il vaut mieux noter une distinction, quitte à la supprimer par la suite, car à l’inverse si l’on a pas noté une distinction qui se révèle importante par la suite, on doit revérifier toutes les données.
    Enfin il faut rappeler que contrairement à l’impression que l’on peut retirer de la lecture de manuels comme « Basic Linguistic Theory » ou d’autres, l’étude de la phonologie ne se réduit pas à trouver une transcription adéquate et à donner un tableau de phonèmes dans un chapitre de thèse.

    1. Je suis tout à fait d’accord; le problème est que les linguistes de terrain et typologues s’intéressent presque exclusivement à la morphosyntaxe, et ont abandonné pour l’essentiel la phonologie aux phonologues générativistes (il suffit de voir le nombre infime des articles de phonologie dans Linguistic Typology pour constater ce déséquilibre dans notre discipline).

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *