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Habiter la Maison (épuisé)

Maisons du nord des Hautes-Alpes

L'habitat rural entre histoire et tradition
Marie-Pascale Mallé
p. 60-71

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Thèmes :

habitat
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Texte intégral

1L'habitat rural « traditionnel » reste pour beaucoup synonyme de l'habitat d'autrefois, un autrefois à la fois proche et immémorial, que l'on imagine noir ou idyllique, mais généralement immobile. Toutes les disciplines qui depuis plus d'un demi-siècle se sont passionnées pour le sujet ont, malgré la variété de leurs préoccupations et de leurs approches, étudié l'habitat rural dans une totale synchronie. La découverte du caractère sériel de cette architecture a fait se concentrer tous les efforts sur l'élaboration d'une méthode qui rende à la fois compte des caractères généraux de l'habitat d'un territoire et de la particularité de chaque maison, et la difficulté d'appréhender ce corpus dans une perspective historique a contribué à en maintenir l'analyse en référence à un passé sans épaisseur.

2L'étude de l'habitat rural du nord des Hautes-Alpes a obéi aux mêmes règles. Dans cette région ignorée par les géographes qui s'étaient pourtant passionnés pour les vallées voisines de la Savoie et de l'Isère comme par les ethnologues pour qui seul le Queyras semble avoir eu de l'intérêt, l'urgence était l'inventaire des formes. Pour le territoire allant de Briançon à Embrun et de la frontière italienne au sillon alpin, tout le bâti antérieur au cadastre napoléonien a été sommairement analysé et environ 300 monographies établies par le service de l'Inventaire. La description minutieuse des maisons a permis de définir des territoires, généralement une vallée ou un ensemble de vallées, où toutes les maisons avaient en commun un certain nombre de traits architecturaux et différaient profondément des maisons des territoires limitrophes, également semblables entre elles. On pouvait ainsi établir une typologie de formes, hiérarchisées, cartographiables... rassurantes dans la mesure où l'aboutissement de tout travail sur l'habitat rural paraît, aujourd'hui encore, être l'établissement d'une typologie.

3Un malaise subsistait cependant. La méthode de l'Inventaire général fondée sur la confrontation monographies/repérage ne permet de raisonner le choix des maisons étudiées que si la fonction de chacun des paramètres choisis est clairement définie. Implantation, matériaux, structure, distribution et décor sont-ils des critères également discriminants pour rendre compte de ce fossé que ressent tout chercheur entre l'énumération des caractéristiques de l'habitat d'un territoire et la particularité de chaque maison ? Comme la plupart des études sur l'architecture rurale, nous ne rendions compte que du paysage architectural actuel et la dimension historique restait la grande absente.

Difficultés d'une approche historique

4En ce qui concerne l'habitat rural, les éléments de datation sont rares et difficiles à interpréter. Si l'occupation des sites est attestée depuis le xive siècle au moins, les maisons qui existent encore aujourd'hui ne sont pas antérieures à la fin du xvie siècle, et ont été dans leur grande majorité construites entre 1750 et 1850. Mais même sur la période connue (du début du xviie siècle à 1914), il est bien difficile d'étudier l'habitat rural dans la diachronie.

5Les inscriptions datantes sont extrêmement nombreuses dans le nord des Hautes-Alpes, mais elles ont souvent été réemployées et peuvent célébrer une réparation importante ou un changement de propriétaire. Lorsqu'elles datent à l'évidence la construction de la maison, elles n'excluent pas les transformations postérieures difficiles à apprécier. La présence de formes architecturales datantes (fenêtre en accolade, croisée, escalier en vis...) est exceptionnelle, et là encore d'interprétation difficile dans une région où les archaïsmes sont très nets mais mal connus. On trouve des linteaux en accolade datés de la fin du xviiie siècle et des menuiseries de « style Louis XV » jusqu'en 1914. Seule la confrontation du cadastre napoléonien, établi pour les vallées étudiées entre 1810 et 1845, apporte des éléments d'analyse fiables, mais seulement pour la période la plus récente et les agrandissements en plan. Force est de constater que lorsqu'on peut dater un bâtiment, c'est le plus souvent grâce à une date portée et non grâce à des traits stylistiques ou architecturaux. Compte tenu de l'évolution de l'ensemble du bâti, une maison du xviie siècle ne se distingue plus d'une maison du xixe siècle1.

6Les géographes qui ont beaucoup étudié les Alpes du Nord avaient résolu le problème de l'interprétation historique par une hiérarchisation des formes : les plus rudimentaires seraient les plus anciennes et les plus élaborées les plus récentes. C'est peut-être en partie vrai, mais la simple observation du cadastre napoléonien montre que l'on a continué à construire jusqu'en 1914 les maisons les plus élémentaires en même temps que des demeures plus sophistiquées. Ainsi dans le Champsaur, si la tendance au cours du xixe siècle est à la multiplication des pièces d'habitation, au voûtement des étables et à l'agrandissement de la grange, certaines familles sont restées fidèles à la petite maison en rez-de-chaussée à la pièce d'habitation unique faisant fonction à la fois de cuisine et de chambre à coucher2.

7Un exemple mieux connu est celui de la maison de Saint-Véran et Molines. Les maisons y sont formées de trois éléments mitoyens : l'étable-logis en pierre surmontée de la grange en fûts de mélèze appelée la fuste, un espace de circulation formé de coursières dont le niveau inférieur s'appelle la court, et un corps de bâtiment en maçonnerie abritant la fougagne ou cuisine, la cave, et parfois des chambres (le caset). Ces trois corps de bâtiment construits en matériaux différents, comportant chacun une toiture particulière, ne sont structurellement pas solidaires. De nombreux auteurs en ont conclu que la maison queyrassine était à l'origine (non définie) formée de l'étable-logis-grange à laquelle se serait ajoutée à une date indéterminée la partie en maçonnerie, abusivement désignée dans son ensemble sous le terme caset. C'est par exemple l'opinion de J. Granlund3 qui, « appliquant à l'ensemble ainsi constitué (fuste, court, caset) le test de l'importance, constate que l'on pourrait se passer du caset sans nuire aux fonctions essentielles de la vie4 ». Il y aurait beaucoup à dire sur l'extension à la fougagne du terme caset, que les habitants de Saint-Véran réservent aux pièces d'habitation (poêle, chambres5) qui peuvent avoir été construites depuis la fin du xixe siècle en liaison avec l'abandon progressif de la cohabitation avec les animaux. Ce qui nous intéresse dans l'hypothèse de l'antériorité de la fuste sur le caset est le malaise qu'elle suppose chez ces auteurs convaincus de la « parfaite adéquation de cette architecture à un programme contraignant6 » devant le caractère apparemment superflu ou accessoire du caset et de la fougagne, cette pièce utilisée à la fois comme resserre à provisions, espace de rangement, et cuisine pour les grosses préparations culinaires comme la charcuterie et le fromage, alors que la préparation des repas quotidiens se faisait à l'étable.

8Les théories évolutionnistes à partir d'une maison élémentaire qui serait une stricte réponse aux « fonctions essentielles de la vie », et à laquelle se seraient ajoutés par la suite des espaces aux fonctions considérées comme accessoires par les chercheurs, s'apparentent aux théories de la plus parfaite adaptation au milieu auxquelles ont pourtant fait un sort les écoles de géographie d'avant-guerre. En mettant en évidence la variété des solutions d'adaptation aux contraintes climatiques et topographiques des maisons des Alpes du Nord, les géographes ont montré qu'il fallait partir de la solution adoptée, de la réponse aux besoins et non de la définition a priori de ces besoins. Il est curieux de retrouver dans les mêmes études une autre conception quant au programme socio-économique de la maison.

9Dans le cas du Queyras, les enquêtes auprès des habitants ont pu apporter une certaine confusion. Au moment où Granlund visite Saint-Véran, dans les années 50, une partie des familles ont totalement abandonné la cohabitation avec le troupeau, d'autres n'habitent à l'étable que l'hiver et s'installent l'été dans les pièces du caset. Granlund interprète la fougagne comme une cuisine d'été étroitement liée à la fonction d'habitation du caset, mais sans aucun lien avec le reste de la maison.

10Cela pose le problème de l'utilisation des enquêtes orales dans une perspective d'approche historique de l'habitat. Seules les personnes âgées peuvent aujourd'hui rendre compte du vocabulaire attaché à la maison ou de la fonction des pièces d'un bâtiment lorsque celui-ci était encore une exploitation agricole. Mais toutes les informations sont souvent traitées pêle-mêle comme relevant d'une très longue tradition. Or la mémoire ne remonte pas au-delà du début du siècle, c'est-à-dire à la fin d'une période de transformations économiques et démographiques qui ont profondément modifié la vie rurale des vallées haut-alpines. L'exode rural a été dans ces régions extrêmement important. Entre 1830 et 1918 la population des villages a diminué de trois quarts. Parallèlement, l'élevage a pris une importance croissante dans l'économie montagnarde, ce qui s'est traduit par l'augmentation des troupeaux, l'agrandissement des étables et des granges, l'abandon à la prairie de champs consacrés au xixe siècle à la céréaliculture. Un certain nombre de pratiques sont tombées en désuétude ou se sont modifiées. C'est particulièrement net en ce qui concerne les pratiques pastorales. Il est parfois difficile de distinguer les hameaux construits pour être des sites d'estive des anciens villages permanents abandonnés, réutilisés comme villages saisonniers depuis la fin du xixe siècle. De plus, l'effondrement démographique et le vieillissement de la population se sont souvent accompagnés d'une certaine démission. Par exemple à La Salle, dans la vallée de la Guisane, nous avons étudié la maison de deux frères âgés et célibataires, qui au mois de juillet vivaient dans l'étable et affirmaient y vivre toute l'année. Etaient-ils les derniers témoins d'un mode de vie semblable à celui des habitants de Saint-Véran ? Nous avons appris par la suite que tant que leurs parents ont vécu, la famille habitait la cuisine et les chambres et ne déménageait à l'étable que pendant les trois mois les plus froids de l'hiver, comme le faisaient au xixe siècle tous les habitants de la vallée. A la mort des parents, survenue en hiver à un moment où ils vivaient à l'étable, les deux frères n'ont plus réinvesti la cuisine et se sont contentés toute l'année du logement alors installé. Dans ce cas précis, il était facile de se rendre compte que la pratique de ces deux frères n'était pas significative d'un mode de vie ancien de la vallée. Il est parfois beaucoup moins facile de faire la part des choses et on peut aisément se laisser abuser.

11Les sources écrites pourraient éclairer l'histoire de l'habitat rural, mais elles ont été encore peu interrogées. Seuls sont connus les récits de voyageurs qui ne donnent que des évocations stéréotypées des « pauvres chaumières » dans lesquelles vivaient les paysans des Alpes, ou des textes d'intérêt général (documents fiscaux, règlements) qui apportent des renseignements précieux sur l'importance des villages ou l'évolution des matériaux, mais peu de chose sur la structure ou la distribution des maisons. Les textes qui permettent d'appréhender le fonctionnement interne de la maison (inventaires après incendie, actes notariés) sont d'accès difficile et ont rarement été interprétés en relation avec les enquêtes de terrain. Ainsi le terme fougagne dont nous avons évoqué la particularité pour le sud du Queyras peut se traduire dans tout le nord des Hautes-Alpes par cuisine. Un historien qui cherche à reconstituer une maison à partir d'un texte peut considérer qu'il sait ce qu'est une cuisine sans évaluer les réalités très différentes que ce terme peut recouvrir. En Vallouise, certaines maisons ont une cuisine haute et une cuisine basse ; on trouve au Villar-d'Arène des cuisines d'été et des cuisines d'hiver. La fougagne peut désigner une pièce réservée à certaines préparations culinaires, celle distincte de la salle de séjour où se préparent les repas quotidiens, ou être tout simplement synonyme de logis. Seule une confrontation entre les enquêtes de terrain, les textes descriptifs et les inventaires mobiliers peut éclairer l'évolution de la façon d'habiter, et par conséquent celle du bâtiment.

12La difficulté d'interprétation des sources écrites et orales et la remise en cause des thèses évolutionnistes à partir d'une maison élémentaire, ne doit pas pour autant faire croire que les maisons des Hautes-Alpes sont immuables. Tout au long du xixe siècle, elles reflètent une évolution constante liée aux mouvements démographiques, aux tendances du système agro-pastoral (agrandissement de l'étable et de la grange), à l'adoption de nouveaux modes de vie (extension du logis et différenciation des pièces d'habitation) et une sensibilité aux modes extérieures (les baies sont agrandies, les façades ordonnancées, et de nouvelles formes de décor adoptées). Cette évolution est moins facile à apprécier et à dater pour la période antérieure au xixe siècle, sauf pour quelques régions. Les typochronologies des baies en pierre de taille établies pour le Bas-Champsaur montrent que depuis la fin du xvie siècle les façades ont sans cesse été transformées. Mais ces renseignements restaient trop ponctuels, une autre approche était nécessaire.

13A défaut de pouvoir en préciser l'histoire, nous avons essayé d'aborder l'habitat rural construit entre le début du xviie siècle et 1914 par un autre biais. Est-il possible d'y déceler des éléments de permanence, et s'il s'agit bien d'une architecture traditionnelle au sens où l'ont définie les ethnologues7, de préciser ce qui relève de la tradition ?

Une architecture traditionnelle ?

14On qualifie volontiers de « traditionnelles » les toitures en ardoise qui subsistent dans le nord des Hautes-Alpes au milieu de la tôle ondulée et les aménageurs font de gros efforts pour trouver des matériaux de remplacement qui en rappellent la forme et la couleur. Or, on sait par les cahiers de doléances, qu'à la fin du xviiie siècle toutes les toitures de ces vallées étaient couvertes de chaume. L'ardoise jusqu'alors réservée aux édifices majeurs (église, maison commune...) ne s'est répandue que dans la deuxième moitié du xixe siècle, et parfois de façon plus tardive, pour un certain nombre de raisons dont il faudrait définir l'importance respective : l'enrichissement d'une population moins nombreuse, la baisse du coût des ardoises avec la diffusion des explosifs qui en facilitent l'extraction, la place plus grande prise par l'élevage et la nécessité de conserver la paille jusque-là consacrée à la réfection de la toiture pour le troupeau, une mentalité différente devant les risques d'incendie, ou encore l'incitation des compagnies d'assurances ou du pouvoir. La plus grande partie des toitures en ardoise ont été mises en place entre le second Empire et 1920. Cela n'a pas été un phénomène général, et dans de nombreux cas la tôle ondulée a remplacé directement le chaume entre 1930 et 19508. Il est vrai que dans la mesure où l'on a utilisé des ardoises locales, chaque vallée a développé des pratiques particulières. Dans le Haut-Champsaur, les ardoises de mauvaise qualité, épaisses, poreuses et très feuilletées sont taillées en biseau sur le pourtour afin de faciliter l'écoulement de l'eau. Dans la vallée de la Haute-Romanche soumise à des vents très violents, chaque ardoise est calée par une couche de paille qui empêche le vent de la soulever et la neige de s'infiltrer. Dans la vallée de la Durance où les ardoises de Châteauroux étaient réputées pour leur finesse et leur résistance, on peut voir sur les toits des frises décoratives d'ardoises-écailles. La taille, le poids, la surface de recouvrement, le mode de fixation des ardoises sont semblables dans une même vallée mais diffèrent dans les vallées voisines. On peut étudier minutieusement chacune de ces pratiques et les justifications qu'en donnent les habitants, mais s'agit-il de la tradition à laquelle fait référence la notion de modèle architectural ?

15Les réflexions qui ont été faites pour les toitures pourraient s'appliquer à la forme des charpentes souvent refaites lors du changement de couverture, à la présence de structures voûtées qui, peut-être anciennes dans certaines vallées, semblent s'être largement répandues à partir de la fin du xviiie siècle, ou aux matériaux de grange. Cet espace qui dans le nord des Hautes-Alpes occupe toujours la partie supérieure du bâtiment, est souvent formé de structures légères pour faciliter la ventilation du foin et limiter les risques d'incendie spontané. Selon les vallées dominent les empilages de fûts de mélèzes assemblés à mi-bois, les cloisons de planches ou de branchages, les pans de bois percés de jours. Mais la grange est la partie de la demeure qui a le plus souvent été modifiée soit à la suite d'un incendie, soit, au xixe siècle, pour en agrandir le volume. Les structures en fûts de mélèzes assemblés à mi-bois que l'on ne rencontre plus qu'à l'ouest du Briançonnais et dans une partie du Queyras, ont sans doute été beaucoup plus largement répandues, puis remplacées par d'autres matériaux plus facilement accessibles, différents selon les vallées.

16Force est de conclure que tous ces éléments extérieurs qui nous touchent par leur pittoresque, qui contribuent à donner aux paysages ruraux leur caractère distinctif, et que l'on cherche aujourd'hui à protéger au nom de la tradition, ne sont que le reflet du paysage architectural de la fin du xixe siècle. Le seul élément de permanence que nous avons pu déceler dans les maisons construites entre le début du xviie siècle et 1914, est la distribution des trois espaces principaux (l'étable, la grange-fenil, et le logis) et le mode de circulation de l'un à l'autre.

Evolution des formes, permanence d'une façon d'habiter

17Dans toutes les vallées du nord des Hautes-Alpes, les maisons d'agriculteurs sont des « maisons-blocs » qui abritent sous le même toit trois espaces bien différenciés : l'étable, appelée écurie, qui regroupe généralement vaches, brebis, mulet, cochon et volaille se trouve toujours au rez-de-chaussée ; la grange, divisée en différents niveaux pour le foin, la paille et le grain, occupe toujours la partie supérieure du bâtiment ; le logis (nous dirons pour simplifier la cuisine qui est souvent la pièce unique et toujours une pièce où l'on dort) peut se trouver soit au rez-de-chaussée, soit au premier étage.

18Toutes ces maisons de montagnes que les géographes ont pu appeler permanentes par opposition aux chalets d'estive, sont en fait habitées l'hiver. L'été, la famille se disperse sur tous les étages de végétation en fonction des travaux à accomplir ou de l'estivage des vaches et des brebis. Pendant les six mois d'hiver, bêtes et gens regagnent le village permanent. La principale activité agricole consiste alors à nourrir le troupeau, c'est-à-dire à transporter le foin de la grange à l'écurie.

19Dans ces régions rudes où les hivers sont rigoureux et l'enneigement important, les maisons présentent une variété de systèmes de circulation absolument étonnante entre le logis, l'étable et la grange.

20Dans le Champsaur, la Vallouise ou l'Embrunais, les espaces réservés aux hommes et aux animaux sont nettement séparés. Il n'existe pas de circulation intérieure entre le logis, l'étable et la grange, à laquelle on accède soit en faisant le tour de la maison (Champsaur, Bas-Embrunais), soit en façade par un système de coursières reliées entre elles par des échelles de meunier (Vallouise). Dans une partie du Queyras, le Briançonnais et la Haute-Romanche, le seul accès au rez-de-chaussée est un vestibule commun aux hommes et aux animaux qui distribue l'étable et le logis. Mais l'accès à la grange peut là aussi être intérieur ou extérieur, ce qui détermine des trajets complètement différents9.

21Nous avons ainsi défini des territoires où toutes les maisons obéissaient au même système de circulation quelles que soient l'altitude, l'importance de la demeure ou sa date de construction. Les formes ont pu évoluer, mais le fonctionnement des maisons est resté identique du xviie siècle au début du xxe. Les escaliers intérieurs des maisons à court du Briançonnais peuvent avoir des formes différentes (en vis, rampe sur rampe, droit ou en équerre), être construits en bois ou en pierre, et ornés de décors variés. Mais toutes les demeures de ce territoire comportent une court qui contient un escalier d'accès à la grange, structure absente dans le Champsaur, l'Oisans ou l'Embrunais. Les galeries de Vallouise peuvent être supportées par des consoles en bois, des arcs en pierre ou plusieurs niveaux d'arcades, les garde-corps peuvent être en bois tourné, en bois découpé, en ferronnerie ou absents, mais toutes les maisons ont une cuisine à l'étage et une circulation extérieure en façade par coursières.

22La cartographie des différents modèles de circulation permet de définir des aires de diffusion aux limites très strictes. Alors que pour les matériaux, la structure, ou le traitement des façades, on ne peut dégager pour chaque vallée que des dominantes, le modèle de circulation est contraignant. Ainsi toutes les demeures du hameau de Chamandrin, à la limite méridionale du Briançonnais sont des maisons à court, alors que quelques kilomètres plus au sud toutes les maisons du village de Prelles ont une circulation extérieure par coursières, comme on en trouve dans toute la Vallouise et le Haut-Embrunais.

23L'aire de diffusion d'un modèle de circulation coïncide rarement avec les régions géographiques et historiques que l'on se donne a priori comme objet d'étude. Le Champsaur ou le Queyras apparaissent comme des carrefours de modèles de circulation. Ceux-ci semblent s'être diffusés par des cols élevés et d'accès difficile, qui auraient été très fréquentés à la fin du Moyen Age, alors que les modes architecturales (forme des baies ou des escaliers) semblent s'être répandues à partir des grands axes de circulation régionaux et internationaux que sont les fonds de vallées. Ainsi on trouve dans la haute vallée de Champoléon et dans certains hameaux d'Orcières des maisons à cuisine à l'étage et escalier extérieur, semblables à celles des vallées limitrophes de l'Embrunais, alors que dans le reste du Champsaur, la cuisine est toujours au rez-de-chaussée.

24La définition des modèles de circulation ne doit pas être confondue avec une typologie de plans, même si la distribution en est l'un des paramètres discriminants. Il s'agit non pas d'identifier des formes, mais la façon dont une maison fonctionne. La permanence est dans la façon d'habiter, non dans la répartition des espaces. La comparaison de deux modèles de circulation au premier abord très semblables peut en donner une idée.

Les maisons à entrée commune aux hommes et aux animaux des vallées de la Guisane et de la Haute-Romanche

25De part et d'autre du col du Lautaret, s'étendent deux vallées dont l'habitat s'apparente à la grande famille des demeures à entrée commune aux hommes et aux animaux qui semble caractériser une partie du Briançonnais, du Queyras, de la Savoie et des Alpes italiennes. A l'ouest du col, la vallée de la Haute-Romanche est formée par les deux communes de La Grave et du Villar-d'Arène ; à l'est la vallée de la Guisane correspond au territoire du canton du Monêtier-les-Bains.

26A première vue, l'habitat de ces deux régions présente bien des ressemblances, dans l'aspect extérieur comme dans le plan. Nous avons volontairement choisi comme illustration deux maisons extrêmement simples (cf. photos p. 61) pour mettre en valeur les analogies de l'architecture de ces deux vallées. On aurait pu mettre en regard deux grosses maisons des bourgs du Monêtier ou du Villar-d'Arène, les similitudes auraient été aussi évidentes.

27Dans les deux cas, le seul accès au rez-de-chaussée est une porte unique qu'empruntent le troupeau comme les habitants de la maison. Cette porte donne dans un vestibule qui distribue d'une part l'étable, et d'autre part le logis formé d'une pièce unique divisée en cuisine et alcôve. L'étage et le comble sont occupés par la grange à laquelle donne accès une porte charretière percée dans le mur pignon. La grange communique avec une galerie de séchage qui court sur la façade sud.

28Deux détails distinguent les maisons de La Grave et du Monêtier. Dans la vallée de la Guisane, le vestibule appelé court contient un escalier qui permet d'accéder à la grange par l'intérieur. Cet escalier n'existe pas dans le corridor des maisons de la Haute-Romanche : le seul accès à la grange est extérieur. En revanche, celles-ci comportent un abat-foin, c'est-à-dire une trappe percée dans le plafond de l'étable qui permet de remplir de foin un placard situé dans l'écurie. Dans la vallée de la Haute-Romanche, la personne chargée de soigner les bêtes doit donc se rendre matin et soir à la grange en passant par l'extérieur, remplir l'abat-foin pendant qu'une autre personne répartit le foin dans les crèches et les mangeoires, puis revenir au logis en passant par l'extérieur. La pratique de la vallée de la Guisane est complètement différente. Il ne s'agit pas ici d'un trajet, mais d'un transport qui se fait à l'abri, par l'intérieur. La personne chargée de soigner le troupeau monte à la grange préparer un ballot de foin dans lequel la ration destinée à chaque catégorie d'animaux est préparée en brassée ou demi-brassée. Le ballot est roulé dans une pièce de toile, le bourras, et transporté par l'escalier intérieur à l'étable où le foin est réparti dans les mangeoires et les crèches.

29Il est étonnant de ne pas trouver d'abat-foin dans la vallée de la Guisane, alors que cette solution qui paraît si rationnelle est la règle générale à quelques kilomètres de là dans les hameaux de la Haute-Romanche. Les habitants interrogés dans les deux vallées furent catégoriques, au nom du même impératif : le milieu. Les familles de la vallée de la Guisane nous ont expliqué qu'il était impossible « dans ces régions » d'utiliser un abat-foin : la chaleur qui vient de l'écurie lorsqu'on ouvre la trappe, crée une condensation qui abîme le foin, provoque autour de l'abat-foin une formation de glace sur laquelle on peut glisser, etc. En revanche, les habitants du canton de La Grave ne nous ont pas cru quand nous leur avons dit qu'il n'y avait pas d'abat-foin dans la vallée de la Guisane. Tous les inconvénients avancés par leurs voisins leur semblaient minimes, et ils ont conclu, goguenards : « Vous avez mal regardé, on ne peut pas faire sans ça !»

30Il est intéressant de noter que le canton de La Grave où la circulation entre le rez-de-chaussée et la grange se fait par l'extérieur a un climat plus rude que la vallée de la Guisane, et que les villages permanents sont situés à des altitudes beaucoup plus élevées (plus de 1 800 m pour les hameaux de La Grave). La découverte d'une échelle pivotante fixée dans l'abat-foin d'une grosse maison du Villar-d'Arène nous a laissé penser que des échelles mobiles pouvaient pallier l'absence d'escalier intérieur. L'abat-foin pourrait avoir une double fonction : trappe à foin et espace de circulation. Cette idée a beaucoup amusé les personnes interrogées. Ils ont convenu qu'ils pourraient effectivement utiliser l'abat-foin de cette façon, et qu'ils y placent parfois une échelle pour transporter plus rapidement sur les galeries de séchage les blettes de fumier de moutons découpées dans l'écurie, qu'ils utilisent comme combustible. Mais ils nient le faire pour les soins du troupeau. La coutume est de passer par l'extérieur et de refaire après chaque chute de neige la trace à la pelle entre la porte du corridor et celle de la grange. La conclusion de l'entretien était souvent joyeuse : « Mais nous on est né ici, l'hiver ne nous fait pas peur. »

31Ainsi deux plans presque similaires cachent deux façons complètement différentes d'habiter la maison et d'y circuler. L'usage du bâtiment est une donnée fondamentale à recueillir dans ses moindres détails. Ainsi la court du Briançonnais et le corridor de l'Oisans sous leur similitude apparente ont deux usages différents. Le corridor de la Haute-Romanche est un simple lieu de passage, un sas isolant l'étable et le logis de l'extérieur, parfois doublé d'un second sas en ressaut sur la façade, le porche. La court du Briançonnais est un nœud de circulation mais également une resserre, un espace de rangement, parfois un atelier. On y trouve fréquemment un coffre ou des boundes à grains, du petit matériel agricole, parfois un rouet ou un établi de menuisier. C'est un lieu où l'on peut se tenir pour bricoler les jours ensoleillés de l'hiver et où l'on stocke provisions et objets avant leur rangement définitif.

32Les étables de la vallée de la Guisane comportent fréquemment une cheminée, parfois cassée et remplacée par un poêle, ou dont il ne subsiste que le conduit. C'est là que les habitants de la vallée vivaient pendant les trois mois les plus froids de l'hiver. Les écuries de la vallée de la Haute-Romanche comportent également une cheminée, mais malgré notre insistance, nous n'avons pu recueillir aucun témoignage ou souvenir d'une cohabitation hivernale avec le troupeau. Toutes les personnes interrogées nous ont affirmé que la cheminée ne servait qu'à faire tiédir l'eau glacée rapportée de la fontaine avant de la donner aux vaches et aux génisses, les brebis se contentant d'eau froide.

33Quel fossé entre la lecture d'un plan et la variété des pratiques et des discours de ces deux vallées voisines à l'architecture apparemment comparable !Les choses se compliquent encore si l'on tient compte des différences de trajet relevées dans certaines vallées pour le transport du foin destiné aux brebis et celui destiné aux vaches, ou des maisons apparentées à deux systèmes de circulation différents, un déménagement intérieur à la maison s'effectuant vers l'étable ou une cuisine d'hiver pendant les trois mois les plus froids, de Noël à mars.

34L'attachement à un modèle de circulation attesté depuis le début du xviie siècle, et à la fonction de certaines pièces qui peuvent paraître accessoires a perduré jusqu'à une date très récente. C'est ce que montre l'étude d'Eliane Faure10, sur un village des environs de Briançon, Villard-Saint-Pancrace, incendié en 1944. Les architectes chargés de la reconstruction se sont inspirés de l'architecture « traditionnelle » mais ont créé une division intérieure entre le logis et les parties réservées à l'exploitation, accentué la spécialisation des pièces et supprimée la court. Les habitants mécontents ont réinvesti la maison selon leur mode de vie traditionnel. Ils ont par exemple rétabli l'étable commune à tous les animaux et nommé court une pièce du rez-de-chaussée prévue pour les clapiers, dont la situation centrale permettait le même usage de distribution et de rangement. En revanche, au nombre des rares innovations des architectes dont les habitants de Villard-Saint-Pancrace se réjouissent, se trouve l'abat-foin, qui supprime les longues corvées quotidiennes de transport des ballots de foin de la grange à l'étable.

35Montrer que le seul caractère traditionnel de l'habitat rural du nord des Hautes-Alpes tient au fonctionnement de la maison et non à des traits architecturaux pose en même temps le problème des limites des études dont le sujet est l'architecture rurale. Les systèmes de circulation sont le témoin de la permanence d'une façon d'habiter la maison mais doivent être mis en relation avec d'autres aspects de la vie de chaque vallée : les relations de voisinage entre les habitants du hameau, le fonctionnement de la cellule familiale l'hiver pour les soins à donner aux bêtes, les rapports avec le troupeau (cohabitation, ou stricte séparation des espaces) ou l'idée que l'on se fait de l'environnement ou des contraintes hivernales.

36L'identification d'un caractère traditionnel, d'un élément de permanence, est également très importante dans une perspective d'approche historique qui apparaît souvent comme un puzzle dont il manquerait la plupart des pièces. C'est un fil directeur dans l'immense variété des aspects et des approches de l'habitat rural, un moyen d'en aborder la complexité. La définition des systèmes de circulation permet d'organiser la description de l'habitat d'une région en distinguant les caractères traditionnels et les traits évolutifs, de rendre compte de la relation complexe entre les variantes que sont les maisons étudiées individuellement et le modèle défini de façon théorique, de ne pas se laisser abuser par la notion de territoire défini a priori comme objet d'étude, ou par le caractère sensationnel de certains traits architecturaux. Seul élément de permanence repérable dans l'habitat construit entre le xviie siècle et le début du xxe, le système de circulation peut également être une piste non négligeable dans l'approche des sources écrites et orales.

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Notes

1Cf. B. Parent, 1984. « Note sur la datation de la maison alsacienne », dans La Revue de l'art, n° 65, p. 51 s.
2M.-P. Mallé, 1983. « L'architecture rurale du Champsaur », dans Le Monde alpin et rhodanien, n° 4.
3J. Granlund, 1957-1958. « Transformation de la maison sanvéranaise » dans Folk-Liv, pp. 13-37.
4Y. Dautier et J.-Y. Lossi, 1975. « Observations sur la maison queyrassine », réédité dans Le Monde alpin et rhodanien n° 4 bis, 1983.
5C. Amaud, 1983. « Une mémoire de Saint-Véran », Le Monde alpin et Rhodanien, n° 3, p. 18.
6Y. Dautier et J.-Y. Lossi, op. cit., p. 171.
7A. Rapoport, 1973. Pour une anthropologie de la maison, collection Aspects de l'urbanisme, Dunod, pp. 1-11.
8C'est le cas par exemple dans le Champsaur (information orale des habitants).
9Pour le détail des modèles de circulation repérés dans le nord des Hautes-Alpes, cf. M.-P. Mallé, 1983. « L'Inventaire de l'architecture rurale dans les Hautes-Alpes, problèmes méthodologiques et premiers résultats », dans Le Monde alpin et rhodanien, n° 4 bis, pp. 9-27.
10E. Faute, 1983. « La reconstruction d'un village sinistré : Villard-Saint-Pancrace (Hautes-Alpes) », dans Le Monde alpin et rhodanien, n° 4 bis, pp. 77-95.
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Pour citer cet article

Référence papier

Mallé M.-P., 1987, « Maisons du nord des Hautes-Alpes. L’habitat rural entre histoire et tradition », Terrain, n° 9, pp. 60-71.

Référence électronique

Marie-Pascale Mallé, « Maisons du nord des Hautes-Alpes », Terrain [En ligne], 9 | octobre 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007, consulté le 31 mars 2016. URL : http://terrain.revues.org/3186 ; DOI : 10.4000/terrain.3186

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Auteur

Marie-Pascale Mallé

Commission régionale de l'Inventaire Provence-Alpes-Côte d'Azur

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