Joue-la comme Barthes: mythes et affiches de la campagne municipale à Paris

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Le printemps approche et la vie s’ébroue. Les élections municipales françaises auront lieu les 23 et 30 mars 2014, l’occasion d’une revue d’effectif avec l’aide de Roland Barthes.

Dans Mythologies (1957), série de courts articles réagissant à l’actualité d’alors, le sémiologue en devenir démonte, par une analyse acérée, accessible et humoristique[1], le mythe du “naturel” auquel, en bon lecteur de Marx, il oppose l’Histoire. Certaines analyses demeurent tout à fait pertinentes comme nous allons le voir dans une lecture croisée de l’article Photogénie électorale au regard des affiches de la campagne municipale parisienne 2014 pour l’exemple[2]. Il faut bien sûr garder en tête que l’article a été écrit dans les années cinquante (1954-1956), juste avant que les Mad Men n’envahissent notre quotidien (et ne fixent les canons de la mode bourgeoise des années 2010).

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Voici comment Barthes ouvre son article : Certains candidats-députés ornent d’un portrait leur prospectus électoral. C’est supposer à la photographie un pouvoir de conversion qu’il faut analyser. D’abord, l’effigie du candidat établit un lien personnel entre lui et les électeurs ; le candidat ne donne pas a juger seulement un programme, il propose un climat physique, un ensemble de choix quotidiens exprimés dans une morphologie, un habillement, une pose. La photographie tend ainsi a rétablir le fond paternaliste des élections, leur nature «représentative», déréglée par la proportionnelle et le règne des partis (la droite semble en faire plus d’usage que la gauche). Dans la mesure ou la photographie est ellipse du langage et condensation de tout un «ineffable» social, elle constitue une arme anti-intellectuelle, tend a escamoter la «politique» (c’est-à-dire un corps de problèmes et de solutions) au profit d’une «maniére d’être», d’un statut socialo-moral. On sait que cette opposition est l’un des mythes majeurs du poujadisme (Poujade à la télévision : « Regardez-moi: je suis comme vous »). 

Secret story au FN

Pierre Poujade, figure tutélaire du corporatisme (conservateur par essence) des petits commerçants opposés aux grandes surfaces et à l’impôt, est alors une célébrité mondiale qui eu le droit à la une du Time Magazine du 19 mars 1956. Il apparaît à Barthes comme à la pointe de cette iconophilie qui privilégie le paraître au programme.

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Où en est-on soixante ans plus tard ? Le seul candidat à la Mairie de Paris en 2014 à ne pas avoir sa bobine sur l’affiche est paradoxalement Wallerand de Saint Just, le candidat du Front national et du Rassemblement bleu marine, cache sexe de la fille à papa Jean-Marie. Le candidat s’appuie ainsi sur la seule notoriété nationale de Marine Le Pen et n’a aucun besoin d’afficher sa bouille sang bleu de noblesse de robe (il est avocat) qui pourrait, au contraire, faire fuir les électeurs populaires.

L’iconographie n’est est pas moins signifiante avec une pâle esquisse de Marianne au bonnet phrygien bleu rouge de Paris, et certainement pas du rouge égalitariste et révolutionnaire de la Commune, pour ne pas heurter la frange la plus réactionnaire de ses électeurs sans doute. Cet anachronisme a tout de la récupération qui fait office de stratégie de normalisation de la franchise Le Pen.

Une candidate mineure pour le Parti de gauche

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Danielle Simonnet est une femme qui, comme il se doit dans un parti affichant un patriarcat virulent comme son omnipotent lider mediatico, ne saurait être autorisé à partir en campagne que dûment chaperonnée par un homme de la famille. Suprême honneur pour la candide candidate, vu l’enjeu capitale de sa campagne, le mâle en chef lui même s’impose sur les affiches là ou Marine Le Pen, cheffe tout aussi incontestable, appose un simple sigle d’une discrétion toute féminine. Une présence sans doute rassurante pour les électeurs conservateurs communistes toujours soucieux de la propension hystérique de la gente féminine.

Infantilisé par la figure protectrice et bienveillante du patriarche, au regard plein de douceur (pour une fois) et de fierté pour sa petite dernière, la candidate s’affiche irrémédiablement dans une candidature de témoignage, telle une bonne œuvre ou un loisir créatif de bonne femmes. Si les chances en sont minces évidement et si rien n’est retiré aux convictions et à la pugnacité qui sont les siennes, il apparaît que la candidate putative n’aspire peut-être pas tant que ça, à devenir Maire de Paris. Il aurait fallu a minima tuer le pater maximo pour nous y faire croire.

Barthes précise: L’usage de la photographie électorale suppose une complicité: la photo est miroir, elle donne à lire du familier, du connu, elle propose à l’électeur sa propre effigie, clarifiée, magnifiée, portée superbement à l’état type. C’est d’ailleurs cette majoration qui définit très exactement la photogénie : l’électeur se trouve à la fois exprimé et héroïsé, il est invité à s’élire soit même, à charger le mandat qu’il va donner d’un véritable transfert physique : il fait délégation de sa «race». La femmes soumises auraient ainsi leur candidate.

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Il serait néanmoins injuste de ne pas signaler l’effort du Parti de gauche de ne pas trop personnifier la campagne. L’affiche commentée ici est celle d’un meeting contrairement à celle des autres partis car d’affiche de campagne générale je n’ai point trouvé. Mais aussi, loin d’escamoter la politique, les affiches de campagne du Parti de gauche sont, au contraire souvent dédiées au seul programme (ici la parité), ce qui aurait sans doute plu au Barthes des Mythologies.

Un candidat bien eelv

Et Barthes de poursuivre : Les types de délégation ne sont pas très variés. II y a d’abord celui de l’assiette sociale, de la respectabilité, sanguine et grasse (listes « nationales »), ou fade et distinguée (listes MRP). Un autre type, c’est celui de l’intellectuel (je précise bien qu’il s’agit en l’occurrence de types «signifiés» et non de types naturels: intellectualité cafarde du Rassemblement national, ou «persante» du candidat communiste. Dans les deux cas, l’iconographie veut signifier la conjonction rare d’une pensée et d’une volonté, d’une réflexion et d’une action: la paupière un peu plissée laisse filtrer un regard aigu qui semble prendre sa force dans un beau rêve intérieur, sans cesser cependant de se poser sur les obstacles réels, comme si le candidat exemplaire devait ici joindre magnifiquement l’idéalisme social a l’empirisme bourgeois. La grille d’analyse de Barthes semble ici avoir vieilli. On l’a vu, le candidat de la liste “nationale” ne s’affiche plus et l’on cherche dans cette campagne municipale toute trace d’un intellectuel fut-il blafard. Le dernier type, c’est tout simplement celui du «beau gosse», désigné au public par sa santé et sa virilité. Et pour ça on est servi.

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Christophe Najdovski est le bogosse de cette campagne, un mec canon, entre deux âges, alliant une capacité double et certaine d’attraction : d’une part pour les jeunes filles romantique à la recherche d’une épaule mûre (rides d’expression) dans la tempête de catastrophes qu’est désormais l’existence (épuisement des ressources, pollution généralisée, fin de civilisation, etc.) mais aussi (la démocratie est une affaire de compromis) pour les femmes plus raisonnables, sensibles aux gages de respectabilité des cheveux poivre et sel de ce Georges Clooney parisien. Ce gendre idéal respectable sans notoriété particulière certes mais loin du cliché baba-cool fumeur de joint attirera sans doute, se sont certainement dit les communiquants écolos, de nouveaux électeurs venus du centre, avides de confort de vie et de gentrification.

Paris décomplexé

Barthes ajoute : Certains candidats jouent d’ailleurs superbement de deux types à la fois: d’un côté de la feuille, tel est jeune premier, héros (en uniforme), et de l’autre, homme mur, citoyen viril poussant en avant sa petite famille. Car le plus souvent, le type morphologique s’aide d’attributs fort clairs: candidat entoure de ses gosses (pomponnés et bichonnés comme tous les enfants photographiés en France), jeune parachutiste aux manches retroussées, officier barde de décorations. La photographie constitue ici un véritable chantage aux valeurs morales: patrie, armée, famille, honneur, baroud.

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Le candidat “homme mûr, citoyen viril” existe, il s’appelle “Charles Beigbeder, Entrepreneur et tête de liste pour le 8ème, père de 3 enfants”[3] à la tête des recalés de droite sous l’étiquette “Paris libéré” dont le programme précise “Ancrage dans des valeurs résolument de droite : mérite, travail, réussite, famille, entreprise.” Son problème est qu’étant dissident, il ne peut réellement apparaître comme le candidat de l’ordre. De toute façon il n’a pas d’affiche et il s’en fiche.

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Il vous invite à le rejoindre avec tous les candidats de Paris Libéré à leur soirée amicale qui se déroulera le Mardi 18 Mars à 19h30 au club 79 (22 rue Quentin Bauchart 75008, métro Georges V). Pioché sur Yelp cet avis pour vous donner envie : ”Que dire du Club 79 ? Argggggggghhhhhhhh !! Très malsain, remplis de vieux pervers qui viennent à la recherche de viande fraîche. Impossible de se débarrasser de vrais boulets durant toute la soirée.”  Paris très libéré, je commence à comprendre.

Une héritière ça ose tout

Barthes définie alors trois typologies photographiques qui, ont le verra sont toujours d’actualité: La convention photographique est d’ailleurs elle-même pleine de signes. La pose de face accentue le réalisme du candidat, surtout s’il est pourvu de lunettes scrutatrices. Tout y exprime la pénétration, la gravité, la franchise : le futur député fixe l’ennemi, l’obstacle, le « problème ».

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Anne Hidalgo, candidate du Parti socialiste, du Parti communiste, du Parti radical de gauche et de Génération écologie, dauphine désignée du maire sortant serait de cette dernière trempe. Je suis l’héritière indiscutée, j’en impose avec ma respectabilité, ma crédibilité et mon sérieux. Je vous regarde dans les yeux, sûre de mes forces et de mes compétences. Cette droiture est renforcée par un lettrage forcément capital mais, gauche  oblige, oblique tout de même. Pourtant cette inclinaison contradictoire avec le reste de l’affiche apparaît surtout comme  un effet de manche raté. Loin d’une quelconque déviance, Paris ose surtout l’ordre établi. En poussant plus loin, on pourrait même y trouver une trace de masochisme subliminal obligeant les électeurs potentiels à prendre face à l’affiche le port de tête si souvent incliné de sa principale concurrente à suivre. Et si derrière le masque du contentement, Anne prisonnière de son rôle appelait la défaite au secours de sa liberté ?

L’illuminée ambidextre

Et notre sémiologue du jour de finir : La pose de trois quarts, plus fréquente, suggère la tyrannie d’un idéal: le regard se perd noblement dans l’avenir, il n’affronte pas, il domine et ensemence un ailleurs pudiquement indéfini. Presque tous les trois quarts sont ascensionnels, le visage est levé vers une lumière surnaturelle qui l’aspire, l’élève dans les régions d’une haute humanité. le candidat atteint à l’olympe des sentiments élevés. Ici toute contradiction politique est résolue: paix et guerre algériennes. progrès social et bénéfices patronaux, enseignement « libre » et subventions betteravières, la droite et la gauche (opposition toujours «dépassée» !), tout cela coexiste paisiblement dans ce regard pensif, noblement fixe sur les intérêts occultes de l’Ordre.

Ce trois quart centré est l’apanage de Nathalie Kosciusko-Morizet. Candidate en complet décalage, elle tente dans cette campagne la réconciliation inédite des bohèmes et des bourgeois. Pour faire oublier la droite forte de Nicolas Sarkozy, dont elle fut la porte parole lors de la dernière campagne présidentielle perdue, et qui lui est acquise si elle arrive en tête de la droite au premier tour, elle compose une muse rêveuse à souhait au teint de porcelaine afin d’attirer le vote de quelques créatifs culturels embourgeoisés qui ont fait par deux fois déjà la victoire du maire sortant.

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Se voulant moderne, elle a fait choisir son affiche lors d’un concours créatif arbitré par les réseaux dits sociaux, ceux-là mêmes qui firent la victoire du moderne des modernes Obama. Mais qui se laissera berner parmi ceux dont les amis sont ces photographes professionnels et pourtant précaires qui travaillèrent une fois de plus gratuitement avant d’être jetés sauf un seul, et encore pour un prix 1 500 € inférieur aux droits d’auteur en cours. Les électeurs de l’affiche eux ne s’y sont pas trompé, préférant l’authentoque proximité bourgeoise de la première à une révélation collectiviste abracadabrantesque ou même à la liberté échangiste promise.

Du storytelling, comme ils disent

Comment ne pas voir ici cet ordre libéral du monde dont l’art du storytelling fit d’Obama certes le premier président noir d’une nation blanche mais toujours le pantin des industriels tout juste financiers, le prisonnier des militaires de la foire du drone et la marionnette des espions compulsifs. Car ce que pointait les Mythologies de Barthes dans les années cinquante n’était qu’un début comme nous le souligne  Magali Nachtergael dans L’intime au pouvoir, De «Photogénie électorale» à l’ère du storytelling.

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Les candidats se sont adaptés aux nouveaux moyens de communication pour emporter les suffrages nécessaires, en suivant parfois des tendances initialement utilisées dans le monde de la publicité. Lorsque ce dernier s’est emparé d’une technique narrative, le storytelling, pour vanter les mérites d’un produit et faire passer un message sur l’identité et les valeurs véhiculées par l’objet, le principe s’est étendu aux personnes. Ainsi, les techniques du récit ont commencé à s’inviter dans le jeu politique, sous diverses formes, en mêlant toujours plus les menus faits du quotidien aux grands actes politiques pour retrouver le goût d’une geste épique, avec des fragments de vie privée.

[…]

Ces histoires, reprenant en chœur les détails de la vie privée des personnages publics, ont une fonction politique, en effet, celle d’alimenter un fantasme de la transparence intime au point d’en produire des fictions à valeur morale. Cette fictionnalisation de l’intimité face au pouvoir engendre à son tour des constructions mythologiques : storytelling de masse, elles sont une forme perverse de propagande donnant l’illusion d’une transparence intérieure impossible et d’un accès direct à la véritable identité des personnes. En fait, elles font croire à des vertus indéfectibles des hommes politiques, extirpées des tréfonds de leur être, en narrativisant jusqu’à leurs contradictions. Selon l’adage aristotélicien, il importe surtout que le récit soit vraisemblable – sans se demander s’il est seulement possible.

Raymondo – 20 mars 2014 – Paris


[1] Dans le Jules César de Mankiewicz, tous les personnages ont une frange de cheveux sur le front. Les uns l’ont frisée, d’autres filiforme, d’autres huppés, d’autres huilés, tous sont bien peignés, et les chauves ne sont pas admis, bien que l’Histoire romaine en ait fourni un bon nombre. Ceux qui ont peu de cheveux n’ont pas été quittes à si bon compte, et le coiffeur, artisan principal du film, a su toujours leur soutirer une dernière mèche, qui a rejoint elle aussi le bord du front, de ces fronts romains, dont l’exiguïté a de tout temps signalé un mélange spécifique de droit, de vertu et de conquête. (Les Romains au cinéma)

[2] Par respect pour la digestion de nos lecteurs, nous nous limiterons aux chefs de file des candidats par arrondissement, candidats au poste de Maire de Paris élu par un collège restreint des élus d’arrondissement.

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