Habitant de Lavanono regardant depuis sa pirogue le navire océanographique de l’expédition Atimo Vatae. Vision en abîme dans laquelle un bateau de recherche est aussi le symbole de la puissance économique des étrangers.(Cl. J.-G. Hamelin)
La Planète Revisitée - MNHN/PNI - Jean-Georges Harmelin
- 1 On décomptait plus d’une soixantaine de participants locaux et internationaux (avec une dominante f (...)
- 2 Cette étude s’inscrit dans le projet ANR “Expébiodiv. Étude pluridisciplinaire des grandes expéditi (...)
1En 2010, dans la lignée de l’expédition « Santo 2006 » (Trichet, Leblic 2008), des naturalistes du Muséum national d’histoire naturelle de Paris ont organisé une mission d’inventaire et de découverte des compartiments négligés de la biodiversité marine à Madagascar 1. L’expédition Atimo Vatae (Grand Sud) a couvert deux zones : les côtes et les fonds marins de la région Anosy, au sud-est, et ceux de la région Androy, dans l’extrême sud de la Grande Île. Ce texte, en procédant à une analyse de situations, interroge la perception des objectifs de cet échantillonnage par les Malgaches du Grand Sud qui y ont été confrontés 2.
2Le propos se situe non pas du côté de la compréhension d’une science (de la taxonomie occidentale avec ses méthodes et ses objectifs de classification du vivant (voir Dumoulin, Faugère et Mauz dans ce numéro)) mais de celui de la signification d’une pratique de collecte de spécimens de la faune marine. En effet, les habitants de Lavanono, village de moins de 700 habitants (Figure 1), où s’implanta le second module d’exploration du milieu marin en juin 2010 (Figure 2), se demandèrent surtout à quoi allaient être destinés les coquillages ramassés ? Aussi, la situation étudiée s’apparente-t-elle à ce qu’Appadurai nomme « commodity context » (1986 : 15), réunissant en un même lieu des acteurs qui n’ont que peu de compréhension réciproque de ce que représentent les objets qui les lient dans l’interaction. Ici ces objets sont essentiellement des coquillages parce que – pour des raisons qui seront explicitées – ils ont focalisé l’attention des locaux et occulté les autres espèces collectées.
Vue de Lavanono depuis le lodge des naturalistes (Fig. 1)
ISHM - La Planète Revisitée - MNHN/PNI
3Pour les habitants de Lavanono et du sud dans son ensemble, les coquillages n’ont guère de valeur d’usage. Ce sont des choses qui circulent : après achat par des amateurs de passage et/ou des intermédiaires, ils sont revendus à des collectionneurs. Les coquillages prêts à partir pour l’Europe sont donc avant tout des objets lafo (valant de l’argent). Comme nous allons le voir, cette circulation marchande –Sud/Nord – constitua la matrice interprétative des collectes des naturalistes. Au terme des quelques semaines d’interactions, la conversion de leur valeur marchande en valeur que l’on peut nommer « cognitive » (devenant objets de connaissance) n’a pas eu lieu. Il semblerait que le constat de Jean et John Comaroff (2010a : 21) faisant remarquer que « les significations et les valeurs attribuées aux actes sont souvent concrétisées dans des objets qui incarnent leur puissance respective de façon plus convaincante et moins intrusive que les mots » se soit vérifié. Malgré les tentatives d’explications des finalités de la collecte, la rencontre s’est soldée, au mieux, par l’idée que l’expédition servirait à créer une aire marine protégée après identification d’espèces endémiques et rares manankasina (réputées), sinon par une incompréhension des objectifs des naturalistes. Cette dernière eu pour effet d’entraîner une suspicion sur leurs véritables intentions, pouvant se transformer, chez certaines personnes, en conviction d’être en présence d’une entreprise commerciale.
Localisation des événements de récolte du 2e module, de mai à juin 2010 (Fig. 2)
MNHN
- 3 Dans un rapport du ministère de l’agriculture de l’élevage et de la pêche datant de 2003 concernant (...)
4Contrairement à ce qu’ont pu penser certains participants de l’expédition, les faibles taux et niveau de scolarisation (sous entendu une incapacité à saisir les attendus de cette science) 3 d’une population pauvre vivant à quatre jours de mauvaises pistes d’une capitale distante de plus d’un millier de kilomètres, ne peuvent être seuls invoqués pour expliquer le déficit de compréhension de la vocation scientifique de l’expédition. De taxonomie il fut à peine question avec les villageois du sud. Malgré les démarches accomplies, la communication à ce sujet fut lacunaire. Elle ne put subvertir les représentations relatives au commerce du coquillage existantes, par ailleurs bien ancrées. En réalité, la collecte de ces objets s’est inscrite dans une autre représentation plus englobante et prégnante : celle portant sur la production et le commerce mondial où les Malgaches occupent une place dominée. La mondialisation néolibérale s’invite donc ici comme cadre de compréhension de la perception des collectes, au même titre que les usages connus localement des coquillages. Les représentations de ce commerce et, au-delà, de l’économie mondiale seront ainsi au cœur du propos, mais sans « suivre la chose » (Marcus 1995 : 107), autre manière possible d’aborder la circulation des coquillages et les nouvelles formes de l’échange international.
Collectionneur installé à Lavanono montrant une revue dans laquelle il a publié des descriptions d’espèces (Fig. 3)
Ch. Demmer
5Bien que les scientifiques se soient attachés à extraire de l’océan algues, mollusques, crustacés, coraux, il était évident pour les villageois de Lavanono que seuls les coquillages avaient réellement de l’importance dans l’inventaire. Les naturalistes apparaissaient, comme tous les étrangers de passage (qu’ils soient touristes ou collectionneurs), friands des coquilles de cette région de Madagascar. Les habitants du lieu n’avaient aucun doute quant à l’attrait de la place pour des collectionneurs avertis, car au début des années 2000, un ancien directeur de banque italien était venu s’y installer, une partie de l’année, pour chercher des coquillages encore inconnus, auxquels il tente d’attribuer des noms et qu’il lui arrive d’échanger dans des circuits dédiés (Figure 3). C’est d’ailleurs l’un de ses collectionneurs qui attira les malacologues du MNHN vers cette zone, en vertu des découvertes originales qu’il y avait effectuées.
- 4 1 000 Ariary valent moins de 40 centimes d’euros. Un SMIC malgache est compris entre 80 000 et 100 (...)
- 5 Je cite ici des critères évoqués par deux collectionneurs italiens vivants à Madagascar.
6Face à cet engouement, dans une des régions les plus pauvres d’un pays où deux tiers des habitants vivent en dessous du seuil de la pauvreté, avec moins d’un dollar par jour (Banque mondiale 2010), les femmes se sont mises à chercher elles aussi ces coquillages pour les vendre. Elles tiennent prêts leurs sachets remplis de coquilles (volutes, cônes, porcelaines) triées selon leur taille, leurs formes et leurs couleurs pour des acquéreurs étrangers. Ces touristes, collectionneurs et autres marchands irriguent ensuite les réseaux d’amateurs connectés à Internet ou les bourses aux coquillages, après avoir acheté localement leurs pièces entre 1 000 Ariary et 5 000 AR 4. Là, les prix augmentent pour atteindre souvent autour d’une centaine d’euros – bien que cela puisse varier en fonction de multiples critères allant de la rareté en passant par l’endémisme, la taille et la couleur de l’objet, la réputation du collectionneur, l’étendue de ce qu’il a en stock ou encore l’état de ses coquilles (un coquillage vivant valant toujours bien plus cher qu’une simple coquille) 5.
Femmes de Lavanono. En quête de coquillages pour la vente (Fig. 4)
Ch. Demmer
- 6 Les monographies qui font état de données d’écologie culturelle concernant l’Anosy sont rares. La p (...)
7Avant cela, ces femmes ne s’intéressaient qu’à quelques espèces autoconsommées collectées en même temps que les poulpes : les mitres – fipe – et les escargots de mer – angaroha (Figure 4). Il n’existe aucun mot en langue vernaculaire pour qualifier les coquillages de manière générique. Le mot français est utilisé. Rares sont les personnes qui sont en mesure d’énoncer des noms vernaculaires pour des espèces non consommées ou pour témoigner d’une forme de classification (entre cônes et volutes par exemple). C’est pourquoi ces coquillages sont essentiellement dotés d’une valeur d’échange, acquise dans un commerce qui s’avère international. Les populations concernées sont surtout tournées vers les produits de la terre et l’élevage 6. Autour de Tolagnaro (Fort Dauphin) dans l’Anosy (lieu d’implantation du premier module d’exploration) on pratique avant tout une agriculture sur brûlis. La pêche – d’appoint – est tout de même soutenue, dans quelques communes, depuis 1998 avec le « Projet Développement Communautaire intégré de la pêche traditionnelle » qui rentre dans le cadre du Programme National de lutte contre la pauvreté. La pêche industrielle (thon, crevette, langouste) se développe peu à peu ; elle reste toutefois modeste (http://www.maep.gov.mg/anosy.pdf). En Androy (où se situe Lavanono) la population est majoritairement composée de pasteurs, éleveurs de zébus réputés, qui cultivent aussi du manioc ou du sorgho pour leur autoconsommation. La pêche vivrière (au capitaine ou à la carangue, voire aux tortues) comme le commerce (de langoustes vendues 6 000 AR pièce, de thons achetés entre 5 000 AR et 40 000 AR ou d’ailes de requins pouvant atteindre jusqu’à 100 000 AR) sont pratiqués, depuis le début des années 2000 par des associations soutenues elles aussi par des programmes d’aide au développement. C’est ainsi que pirogues, filets maillants, voire masques et tubas pour la plongée leur sont financés, par le Projet « FAO/pêche » ou par le programme de « Soutien au Développement Rural » (PSDR), alimenté par la Banque Mondiale. La vente est toutefois aléatoire et se pratique auprès de collecteurs le plus souvent non déclarés. À Lavanono, quelques migrants vezos, venus du sud-ouest, installés depuis moins de dix ans, renforcent cette petite communauté de pêcheurs par leur savoir-faire. Plus largement, les Vezos ont initié les Antandroy à la pêche en venant progressivement s’installer dans la région depuis une cinquantaine d’années. Malgré ces évolutions, l’océan continu d’être mal connu ; il est toujours considéré comme dangereux, ce qui en limite ses usages.
Les villages de la côte sud de Madagascar informés de la venue de l’expédition (Fig. 5)
IHSM - Eugène Ranaivoson
8Dans un tel contexte, l’attrait pour le monde marin des Vazahas (étrangers) installés temporairement à Lavanono, n’affichant par ailleurs pas d’intérêt particulier pour les poissons, a été immédiatement interprété par les habitants de ce village (et, sans nul doute au-delà, chez ceux informés du passage des scientifiques) comme une « affaire » habituelle. Cette recherche de coquillages devait être destinée soit à compléter des collections personnelles, soit à alimenter le marché international. La démarche d’information préalable à la tenue de l’expédition et d’autres événements ayant eu lieu durant le séjour des naturalistes à Lavanono ne parvinrent pas à contredire cette impression.
Mission de présentation. Les autorités de l’Anosy, l’écologue de l’IHSM et le traducteur de l’ethnologue (Fig. 6)
Ch. Demmer
- 7 Les CLIP sont des dispositifs réclamés principalement par les mouvements autochtones concernant tou (...)
- 8 Le Fokontany est un territoire qui abrite une entité politique de corésidents – le fokon’olona ou f (...)
9En 2008, lors des repérages des lieux de collectes, l’organisateur de l’expédition et le partenaire scientifique local (IHSM, l’Institut Halieutique des Sciences Marines) se mirent d’accord pour organiser une mission de sensibilisation destinée à informer les populations du passage de navires et de plongeurs, aux larges de leurs côtes. Bien que proche dans son intention du dispositif du consentement libre préalable et informé (CLIP) auprès d’autorités locales et/ou coutumières avant bio prospection, cette mission – qui se tint un mois avant les collectes – n’avait aucune visée contractuelle 7. Les autorités étatiques s’étaient déjà chargées d’autoriser légalement les collectes. La démarche relevait donc d’une forme de courtoisie, permettant de s’assurer de bonnes conditions de recherche (une « bonne collaboration » selon l’expression malgache utilisée pour la qualifier). Elle toucha huit communes et leurs « quartiers » (fokontany) 8 dans la région Anosy, contre douze dans la région Androy (Figure 5). Elle comprenait un représentant de l’IHSM chargé d’expliciter le projet en lieu et place de l’organisateur de l’expédition. Il y avait aussi les chefs des deux régions concernées par les collectes, accompagnés des responsables des services de la pêche et du développement rural (Figure 6 et Figure 7). Les maires des communes, les chefs des « quartiers » ainsi que deux représentants des associations de pêcheurs mises en place avec le PSDR étaient expressément invités, mais nombre de villageois assistaient aussi aux réunions sans y être officiellement conviés (Figure 8).
Mission de présentation. Le chef de région Androy, l’écologue de l’IHSM et le directeur des services de la pêche (Fig. 7)
Ch. Demmer
10Force est de constater qu’au regard du contenu de l’information divulgué, il fut difficile de se faire une idée précise des véritables enjeux de la collecte. En dehors de toute considération portant sur la diversité des objectifs scientifiques animant les participants de l’expédition (allant de la découverte d’espèces, à la compréhension d’un modèle biogéographique particulier, en passant par l’établissement de meilleures relations phylogénétiques entre espèces…) ou même en dehors de la diversité de leurs attentes (objectifs de découverte, de connaissance mais aussi de conservation ex situ), la traduction de ces finalités ne fut pas au rendez-vous. Les chefs de régions, nommés jusque-là par le gouvernement, étaient en campagne, devant désormais être élus. Ces autorités utilisèrent la présentation de l’expédition pour formuler aussi certaines promesses électorales, multipliant ainsi les sujets abordés lors des réunions. Les services de la pêche profitèrent quant à eux de cette mission pour sensibiliser les associations de pêcheurs à la nécessité d’immatriculer leurs pirogues (Figure 9). Concernant l’expédition, les divers intervenants insistaient volontiers sur la description des techniques de collecte qu’emploieraient les naturalistes ; surtout il leur arrivait de travestir ses objectifs. Ils affirmaient son caractère prospectif en vue de créer une aire marine protégée alors que cet aspect de la mission n’était qu’une éventualité lointaine. En Androy, où la situation alimentaire est très problématique, on évoqua souvent l’opportunité représentée par la recherche de lutter contre les famines chroniques des agro-éleveurs (ces derniers devant bénéficier ainsi d’une meilleure connaissance du milieu marin) :
« Vous faites la culture du maïs et du sorgho, mais il y a toujours des problèmes avec le temps, la sécheresse. Vous avez aussi des problèmes avec vos zébus. On vous les vole. Il y a peut-être une solution. Des Vazahas [étrangers] vont venir pour faire une analyse des fruits de mer. Vous, vous faites la pêche mais vous ne connaissez pas la mer. Par ailleurs le climat change, il faut regarder mieux ce qui se passe dans la mer à cause de cela. En Europe il y a la mer et dans plusieurs villes malgaches du bord de mer on est plus développé qu’ici. La mer est une richesse. Les gens qui vont venir sont des chercheurs qui vont étudier ce qu’il y a dans la mer, ce qui a de la valeur et qui peut rapporter de l’argent. Pour l’instant on ne sait rien. Vous demandez des pirogues, des filets… Ils se cassent dans la mer, sur les rochers .La richesse ce n’est pas la technique, pas les moyens de production, mais la ressource elle-même ».
Mission de présentation. Public d’Androy (Fig. 8)
Ch. Demmer
- 9 L’intégralité des réunions a été enregistrée ; les propos ont été traduits par Jérôme Sambo, guide (...)
- 10 L’une d’elle avait permis d’identifier autour de Fort Dauphin l’algue Euchema sp. dont l’agar agar (...)
11Dans ces propos, répétés de réunions en réunions, avec des termes très semblables 9, la recherche fondamentale cédait toujours le pas à la recherche appliquée ; les espèces marines étaient désignées clairement comme des « ressources » – vivrières ou marchandes, directement exploitables ou susceptibles de le devenir après transformation par les biotechnologies – plus qu’elles n’étaient des objets de connaissance. Cette présentation « parlait » d’autant mieux aux villageois que certains lieux de passage de la mission d’information avaient déjà fait l’objet de bioprospections 10.
Mission de présentation. Directeur du service de la pêche d’Anosy devant une pirogue immatriculée (Fig. 9)
Ch. Demmer
12Les naturalistes étaient donc présentés comme des « découvreurs », mais ne visant pas tant l’extension de la connaissance du vivant que la création de nouveaux marchés. Le Directeur du développement Régional de la région Androy aimait à rappeler que « ce sont les Blancs qui viennent dire ce qui a de la valeur (lafo) ». Ceci fait écho à ce que note Andrew Walsh (2004) au sujet du commerce du saphir dans le Nord Madagascar : du point de vue malgache, les Blancs (et les riches en général) disposent de connaissances concernant les rouages du marché qu’eux, populations pauvres, ignorent. Cette conviction ancrée dans l’absence de maîtrise sur le commerce mondial invite les Malgaches à se méfier des activités des Blancs (a fortiori quand elles concernent leurs ressources). Dans le cas présent, les explications données à propos de la future collecte semblaient toutefois conférer aux étrangers à venir la qualité d’experts au service de l’État et des populations plutôt que le statut de commerçants :
« Les chercheurs ne vont pas prélever de grandes quantités, seulement des échantillons. Échantillon : ça veut dire un. (...) Il ne s’agit pas de venir pêcher. Ces chercheurs sont comme des docteurs qui font une consultation, ils analysent l’état de la mer (…) Les plongeurs vont prendre des photos et vont faire analyser les échantillons dans le monde entier. (…) Ils ne prennent pas beaucoup. Ils n’exploitent pas ».
13Mais que resta-t-il de ces paroles chez les villageois lorsque peu de temps après ils furent réellement confrontés aux « collecteurs » de faune marine ?
Cérémonie d’ouverture à Lavanono. Sacrifice de zébu (Fig. 10)
La Planète Revisitée - MNHN/PNI - J.-G. Hamelin
- 11 Les informations (rapport, films, discussions) concernant cette cérémonie proviennent de David Dumo (...)
- 12 Les autochtones du lieu (les tompo, les maîtres, propriétaires ou encore gardiens), en liens avec l (...)
- 13 Depuis le milieu des années 1970, le courant relativiste en sociologie des sciences présente ces de (...)
14Lavanono, pourtant destinée à être la base d’exploration d’une quinzaine de naturalistes (chercheurs, étudiants, plongeurs et bénévoles) durant plusieurs semaines n’a pas fait l’objet d’une information plus soutenue que d’autres « quartiers » de communes devant être visités quelques heures. Pressé par le temps, le chef de la région Androy abrégea sa tournée juste avant de s’y rendre. Il profita d’un marché dans le village voisin pour organiser la présentation de l’expédition, en présence d’un certain nombre d’habitants de Lavanono. Les autorités locales (le maire de la commune de Tragnovaho et le chef du fokontany de Lavanono) restèrent sur leur faim. Les organisateurs de l’expédition, l’ayant appris, décidèrent d’organiser une fête le jour de l’arrivée des naturalistes sur le terrain ; les treize fokontany de la commune furent conviés à cette « cérémonie d’ouverture ». Près de mille personnes s’y rendirent 11. À cette occasion, un sacrifice de zébu suivi d’une bénédiction furent programmés afin d’apaiser les relations et de placer les sorties en mer des Vazahas (étrangers) sous la protection des ancêtres (Figure 10) 12. Cette cérémonie, marqua les esprits, conférant à la collecte une « haute importance » pour Lavanono mais aussi pour « la région, Madagascar et la Terre entière » selon les mots utilisés dans les discours du jour. Cependant, elle n’explicita guère plus le sens de la présence des Vazahas. L’objectif de l’expédition fut résumé en quelques phrases par l’organisateur de la mission : « nous allons étudier les animaux marins : algues, oursins, coquillages » ; ensuite, il précisa les techniques de collecte employées et les profondeurs des plongées (Figure 11). Les autorités locales parlèrent, quant à elle, de « collectes de coquillages ». Personne n’évoqua la vocation muséographique du MNHN (ce qui aurait permis de montrer que l’on n’a pas affaire à la constitution d’une collection privée, susceptible de circuler sur un marché). On ne chercha pas davantage à revenir sur les origines de la démarche de tels collectionneurs qui s’ancre pourtant dans une époque et une histoire en partie déjà partagée : celle où les savants et autres voyageurs de l’Europe du milieu du xviiie siècle se rendaient en pays lointains, ramenant des objets exotiques et avec eux des spécimens de la faune et de la flore qui occupaient une bonne place dans les cabinets d’histoire naturelle (Pomian 1987). Dans les discussions personnelles que j’ai pu avoir avec les villageois pour leur expliquer la vocation des musées, la mention de vitrines où l’on montre des objets semblait pourtant les éclairer sur le but de la collecte des naturalistes. Plus exactement, savoir qu’on collectait pour exposer les coquillages fixait pour eux une intentionnalité, même si celle-ci demeurait très étrange. Côté naturalistes, aucun parallèle ne fut tracé non plus entre la pratique des systématiciens ou taxonomistes qui identifient, nomment et classent les organismes vivants et d’éventuelles classifications ou cosmogonies locales (quand bien même celles-ci ne concernent en rien le milieu marin). Cependant il est probable que la mise en relation de ces deux approches aurait donné à comprendre, même partiellement, l’enjeu scientifique d’identification des espèces. La collecte serait plus sûrement sortie du cadre commercial pour apparaître comme une étape –indispensable – menant à un ordonnancement du monde. Mais pour les organisateurs de cette expédition marine, les paradigmes de classification de l’univers demeurent difficilement commensurables 13. Ceci explique en partie l’absence de volonté d’explicitations plus poussées.
Lors de la cérémonie, Ph. Bouchet organisateur de l’expédition, rappelle les buts de la mission et remercie les villageois pour leur accueil. (Fig. 11)
La Planète Revisitée - MNHN/PNI - F. Behivoke
15La journée « portes ouvertes » organisée en extrême fin de séjour se résuma à montrer des engins de collecte et de tri : les écologues de l’IHSM expliquèrent l’usage des instruments des plongeurs, des loupes binoculaires et des ordinateurs (Figure 12). Cela eut pour effet de renforcer la conviction sus mentionnée (celle d’une plus grande maîtrise des Vazahas sur l’économie) : ici ils démontraient leur importante capacité de prélèvement des ressources, non seulement en quantité mais aussi en qualité. Là où les femmes malgaches se contentent de collecter en bord de mer et les collecteurs amateurs par 30 mètres de fonds, les bateaux de l’expédition étaient capables d’échantillonner des espèces jusqu’aux accores du plateau continental à près de 1 000 m de profondeur. Les villageois pouvaient constater non pas – comme on le leur avait suggéré lors de la mission de sensibilisation –, qu’un nouveau marché s’ouvrait, mais estimer que celui des coquillages s’étendait, ce grâce à une supériorité technologique indéniable des étrangers.
Le laboratoire. Journée « portes ouvertes » (Fig. 12)
La Planète Revisitée - MNHN/PNI - E. Vandel
16Entre l’installation et le départ des naturalistes, hormis cette journée « portes ouvertes », les contacts avec les habitants de Lavanono furent assez rares. Le temps manquait : les collectes et tris étant menés dès le réveil jusque tard après la nuit tombée. La barrière linguistique joua aussi. S’y superposa une barrière matérielle ; le lieu de vie et de travail en laboratoire des membres de l’expédition se situait sur un site d’hébergement touristique clos, un peu en retrait du centre du village (Figure 14). De surcroît, il est tenu par un français entretenant des rapports complexes avec les villageois (fondés sur une certaine dépendance et méfiance réciproques). Tout ceci concourut à maintenir une distance entre les habitants et les naturalistes.
Le « marché aux coquillages ». Détail des stands (Fig. 13)
Ch. Demmer
- 14 Je signale ici mon rôle relativement proactif dans la tenue de la journée « portes ouvertes » et da (...)
17Une dernière interaction notable eut lieu cependant peu avant le départ de l’expédition ; un « marché » (ouvert aux seuls naturalistes) fut organisé devant le laboratoire 14. Il s’agissait de compléter la collecte afin de disposer de « doubles » mais aussi d’obtenir l’échantillonnage le plus exhaustif possible de la faune sous-marine du sud malgache. Ce « marché » dura plusieurs heures. Il rassembla toutes les vendeuses du village, soit 64 stands (Figure 13). Les femmes en repartirent ravies, après avoir vendu une partie de leurs collectes à bon prix.
L’entrée du lodge où résidaient les naturalistes (Fig. 14)
La PR - MNHN/PNI - B. de Reviers
L’organisateur de l’expédition et le collectionneur devant les stands (Fig. 15)
Ch. Demmer
18Pour certains membres de l’expédition, c’est lui qui fut responsable d’une interprétation commerciale des finalités de la collecte (confirmant le sentiment d’un intérêt poussé des naturalistes pour les mollusques à coquilles plutôt que pour d’autres invertébrés marins). L’une des personnes présentes exprima son mécontentement de voir circuler de l’argent juste devant le laboratoire de tri et de stockage des spécimens collectés : ce « marché » semblait salir sa représentation – très largement partagée dans le groupe – de la science désintéressée (au sens matériel du terme). Cette hypothèse simplificatrice de la contamination symbolique d’une pratique sur l’autre ne fait que souligner l’incapacité dont firent preuve les naturalistes, tout au long des trois semaines de leur présence à Lavanono, à lever l’incompréhension persistante des villageois face aux objectifs de l’expédition : « On nous dit que ce n’est pas du business, mais on ne sait pas ce que c’est ». Cependant ce déficit interprétatif n’est pas seulement imputable aux membres de l’expédition. S’il résulte en partie du caractère insatisfaisant des explications avancées pour les diverses raisons évoquées, il s’explique aussi par le fait que l’expédition avait tous les attributs d’une entreprise de collecte (ayant des buts lucratifs). Menée par des étrangers bien organisés et dotés de moyens financiers importants, cette dernière était fondée sur l’extraction de ressources naturelles qui allaient traverser les océans pour rejoindre l’Europe et y débuter en quelque sorte une nouvelle vie. Les visites fréquentes rendues aux naturalistes par le collectionneur italien installé à Lavanono, ainsi que sa présence tout au long de la séance d’achat des coquilles devant le laboratoire montraient qu’une proximité d’intérêts existait entre ces étrangers ; elle venait confirmer la possible circulation des coquillages sur un marché international (Figure 15). Faute d’explications plus convaincantes, l’interprétation marchande des finalités de la collecte trouva là peut-être à s’imposer, comportant l’avantage de s’inscrire dans des grilles de lecture connues. Les Vazahas, avec leurs équipements impressionnants et leurs bateaux n’étaient peut être, en fin de compte, que des collectionneurs ou des revendeurs qui « produisaient » eux-mêmes leurs coquillages. À moins que ces « découvreurs » ne préparent le terrain pour d’autres après eux qui viendraient disposer de nouvelles espèces à vendre ? Menée à cette échelle, avec une telle logistique humaine et matérielle, l’expédition n’avait indéniablement pas les moyens d’extraire des espèces rares parce qu’encore inconnues sur le marché – et donc chères – en grand nombre. En réalité, celle-ci s’apparentant formellement à un « business » international (et quand bien même il n’aurait pas été question de collecte de coquillages, d’un commerce ici connu), elle avait toutes les chances d’être perçue comme relevant d’une entreprise commerciale. Les réactions des habitants de la côte lors de la mission de présentation sont à comprendre en ce sens. Elles exprimèrent sous une forme angoissée, les faibles moyens de défense des Malgaches à l’ère de la mondialisation néo-libérale devant ce qui pouvait relever d’un pillage mené par des étrangers peut-être malveillants, dans un pays où le piratage des ressources terrestres comme marines est fréquent.
- 15 L’économie occulte renvoie à des pratiques impliquant la mobilisation de moyens magiques à des fins (...)
19Tous les membres de cette mission, sans exception, prirent systématiquement la peine d’insister sur le fait que les Vazahas qui circuleraient sur les bateaux ou sur les côtes n’allaient pas venir kidnapper les villageois pour les emmener travailler de force dans un autre pays ni les tuer pour récupérer certains de leurs organes : « N’ayez pas peur. Ne sautez pas dans les brousses. Il n’y a pas de trafic d’organe, pas de business. Dites le à tous. Ces gens ne s’intéressent qu’à la faune et la flore. Ils vont voir ce que l’on pourra manger et ce que l’on devra protéger et ce qui va servir comme médicament ». On m’expliqua que ce message était sans doute le principal à faire passer auprès des populations rurales. Mais au moment des collectes, quelques semaines plus tard, les discussions le soir au dîner entre les membres (Malgaches) de l’IHSM à Lavanono démontrèrent que la rumeur portait aussi chez les personnes éduquées. De fait, les journaux témoignaient régulièrement de trafics de foie, cœur ou sexe démantelés. Dans ce contexte, insister, lors de la présentation de la mission naturaliste, sur le passage de bateaux qui ne visaient en rien le trafic d’organes avait son importance. Parmi les auditeurs, il y avait toujours une personne pour rappeler qu’il connaissait des pêcheurs enlevés par des navires étrangers croisant au large. Manifestement les réunions rassurèrent. Les gens disaient que la présence des autorités signifiait que le « travail » des Vazahas était sous contrôle : il était licite, démarqué de l’économie occulte 15. Ce qui, aux yeux des locaux, ne signifiait pas pour autant que les activités de l’expédition sortaient tout bonnement de la sphère économique.
- 16 James Leach par exemple, rappelle que sur la Rai Coast en Nouvelle-Guinée, les Blancs sont souvent (...)
20Pour bien comprendre la difficulté à se départir de cette idée préalable, il faut dire quelques mots sur la manière dont les Malgaches abordent aujourd’hui l’économie mondiale et que révèlent précisément les rumeurs de vols d’organes pratiqués à une échelle aussi internationale que ne le sont les connexions économiques actuelles. Leurs craintes expriment métaphoriquement des inquiétudes fortes face aux changements économiques globaux qui affectent les rapports sociaux locaux (conduisant à la précarisation et la marginalisation). Luke Freeman pour Madagascar (2004), Julien Bonhomme pour l’Afrique de l’Ouest (2009) ou encore les Comaroff pour l’Afrique du sud (1999 et 2010) montrent que cette sorcellerie ne vient plus réguler des relations conflictuelles entre parents comme auparavant. Dans les univers sociaux post-coloniaux, cette sorcellerie se pratique entre étrangers – ce terme désignant tous ceux qui n’appartiennent pas à une communauté de référence locale. Elle symbolise l’extension sans limite du marché – qui transforme les corps en marchandise –, idée présente en germe au demeurant depuis la colonisation 16. L’extraction d’organes qui caractérise l’économie occulte inscrit dans la chair la violence des rapports marchands inégalitaires. L’imaginaire magique ancien remis au goût permet aussi de saisir pourquoi certains s’enrichissent quand d’autres s’appauvrissent toujours plus. Si les zombies sud africains dégagent une plus-value à l’état pur pour ceux qui les emploient (Comaroff 2010a : 30), ailleurs, les voleurs d’organes sont devenus riches suite à leur vente ou suite à leur transformation en médicaments onéreux ou encore après avoir donné ces organes à des êtres surnaturels capables de leur indiquer comment devenir fabuleusement riche (Freeman 2004).
- 17 Un employé sur un des bateaux de l’expédition rapporta qu’après avoir trouvé un coquillage, un étud (...)
21La peur des vols d’organes est donc très liée à une perception aiguë de l’occupation d’une position pour le moins asymétrique dans l’économie mondiale – celle de simples pourvoyeurs de richesse. L’annonce, de villages en villages de la tenue d’une collecte de faune marine effectuée par des Vazahas au sud Madagascar pouvait donc sans problème, par la proximité des signifiants, faire entrer cette pratique extractive dans le cadre d’une entreprise à but lucratif qui ne profiterait pas aux locaux. Ce sont surtout les bateaux qui figuraient sur l’affiche du Museum distribuée en grand nombre à l’occasion de cette tournée (Figure 16) et l’insistance sur les technologies de collecte de la part des personnes en charge de présenter la mission qui permettaient de tracer un tel parallèle. C’est à leur évocation que certains villageois intervenaient lors des réunions pour rappeler les disparitions de personnes au passage de certains bateaux. Dans l’imaginaire relatif à l’économie néolibérale, les moyens de transports sont la voie d’enrichissement par excellence. Cette vision reprend la doxa économique actuelle, selon laquelle la richesse des nations ne repose plus tant sur la production et le travail (de plus en plus dévalorisé) que sur les échanges et, surtout, la spéculation. Dans la nouvelle donne économique mondiale, faire circuler rapidement les marchandises « sans effort visible et par des moyens inconnus des gens ordinaires » (Comaroff 2010) serait plus efficace encore que de tirer profit des corps. Aussi, confrontés à un déploiement de moyens mis au service de l’extraction des coquillages et autres invertébrés, les habitants du Sud malgache, bien que rassurés par la méthode et la légalité de l’accumulation « des richesses » envisagée, pouvaient conserver l’idée que les collectes avaient une visée commerciale dont les bénéfices ne seraient pas partagés 17.
L’affiche distribuée lors de la mission de présentation, collée sur les murs d’une mairie (Fig. 16)
Ch. Demmer
22Ce qu’il faut comprendre ici, à l’instar de ce que souligne Walsh (2004) citant Harry West et Todd Sanders (2003), c’est que la suspicion concernant les activités des Blancs (et des dominants en général) fait désormais partie intégrante de la manière dont les plus pauvres appréhendent leurs relations avec les plus riches. L’absence de maîtrise sur l’économie mondiale contribue au recours à l’occulte mais aussi à la mise en doute de la parole de l’Autre. Aussi, peut-on imaginer que des explications mieux étayées concernant les finalités scientifiques de la collecte naturaliste dans l’Extrême-Sud de Madagascar n’auraient pas suffi à convaincre les Antandroy. À Ambondromifehy, dans le Nord, où l’on fait commerce du saphir, les gens mettent en doute l’usage de ces pierres dans la bijouterie/joaillerie comme on le leur explique ; ils préfèrent penser que les saphirs servent dans l’électronique, voire sont utilisés pour fabriquer un matériel militaire (Walsh 2004). En vertu de l’intérêt que ces pierres suscitent (et de leur valeur pour les étrangers), ils estiment qu’elles ont un rôle plus important dans l’économie mondiale que d’être conservées par-devers soi. Et même si l’auteur explique que la suspicion fait partie de ce commerce spécifique (où il faut apprendre à mentir pour tirer un bon prix de la vente d’une pierre), celle-ci se rencontre plus largement dans des échanges tout à la fois inégalitaires et fondés sur la disjonction entre fournisseurs et consommateurs de biens.
23Les villageois qui exprimèrent clairement leurs doutes quant aux finalités désintéressées de la collecte parlaient aussi d’elle comme d’un mystère. Ils pensaient qu’on cherchait à leur cacher sciemment ce qui était extrait de l’eau (Figure 17). À chacune de nos rencontres, ils m’interrogeaient sur ce que les hommes et les femmes observaient à travers leur loupe binoculaire, dans un lieu auquel ils ne pouvaient pas accéder. Ceux qui visitèrent le laboratoire lors de la journée « portes ouvertes » la veille du marché, à la fin du séjour des naturalistes, furent déconcertés de ne pas voir plus de coquillages. Deux attitudes se rencontrèrent alors. Il y avait ceux, déçus, qui espéraient se souvenir plus tard de leurs observations pour ensuite chercher puis vendre ces nouvelles espèces valorisées par les Vazahas (ces derniers demandèrent à avoir la liste des espèces collectées mais furent renvoyés aux publications ultérieures). Et puis il y avait ceux, suspicieux, qui se sentirent confortés dans l’idée qu’on leur cachait volontairement les spécimens parce qu’ils avaient une très grande valeur marchande.
Bac de tri dans le laboratoire (Fig. 17)
La Planète Revisitée - MNHN/PNI - L. Charles
24Il est fort probable que les coquillages furent nimbés d’une promesse d’enrichissement précisément parce qu’ils étaient insuffisamment visibles et, pour la plupart, inaccessibles en l’état actuel des techniques de collecte malgaches. Walsh (2004), le rappelle : les rapports asymétriques sont interprétés à Madagascar comme en d’autres lieux défavorisés comme étant la conséquence d’une répartition inégale des connaissances nécessaires à la maîtrise sur le fonctionnement du marché (la pauvreté limitant en retour aussi la possibilité d’accumuler des savoirs). Mais on peut aussi penser que le sentiment d’être tenu volontairement à distance des collectes par les naturalistes a été renforcé du fait même de la position dominée qu’occupent les Malgaches dans le champ économique, générant alors le sentiment que l’on cherchait à les tromper. Avoir vu dans le laboratoire autre chose que des coquillages (ou ne pas en avoir vu beaucoup) plutôt que de participer à la remise en cause d’une vision de la collecte comme entreprise de commercialisation des mollusques à coquilles, a pu conduire certains visiteurs à penser qu’ils avaient bien raison de se méfier de ceux (les étrangers) qui manifestement dissimulent ce qu’ils savent et font pour mieux asseoir leur domination.
25Cette suspicion ne s’accompagna pas de spéculations concernant l’itinéraire de circulation des coquillages ni de considérations sur leur prix futur alors même que les villageois ignoraient les prix que peuvent atteindre leurs coquilles hors de Madagascar (Figure 18). Les femmes interrogées estimaient que ce qu’elles vendent au mieux 5 000 AR vaut entre 30 000 AR et 60 000 AR auprès d’un amateur. Selon les collectionneurs européens locaux interrogés, certaines porcelaines rares peuvent, en réalité, atteindre 15 000 euros sur le marché international ; les cônes les plus chers peuvent valoir entre 1 500 et 2 000 euros en Europe et aux États-Unis, les prix médians les plus hauts se situant autour de 800 euros. Mais les bourses aux coquillages ne faisaient pas rêver. Peut-être, tout simplement, sont-elles méconnues ? Mais on peut aussi imaginer que ce commerce reste, aux yeux même des locaux assez modeste et peu lucratif ; la majeure partie des coquilles ne dépasse pas la centaine d’euros et n’a pas vocation à circuler largement. Les coquillages ne sont pas transformés pour être réintroduits dans des activités économiques génératrices de profit (contrairement à un minerai comme le nickel par exemple). De surcroît, dans les bourses aux coquillages ne s’échangent pas des titres mais des choses. On ne peut donc – même toutes proportions gardées – voir dans ces échanges une illustration d’une forme de « capitalisme de casino » (Susan Strange 1986) où se pratiquerait un enrichissement par la simple spéculation, sans travail, tel que l’exprime cette métaphore. C’est pourquoi la suspicion d’une forte valeur marchande des coquillages collectés par les naturalistes ne pouvait que concerner les spécimens eux-mêmes. Le chef de région Androy l’avait en quelque sorte souligné en disant que la richesse (de la mer) réside dans la chose trouvée ; il sous-entendait par là, la capacité des Vazahas à découvrir des marchandises nouvelles par des moyens hors de portée du commun des mortels (recours à la technologie) mais aussi leur pouvoir de conférer une valeur – potentiellement marchande – à des objets qui n’ont localement même pas de valeur d’usage (en mobilisant des connaissances).
Containers remplis de spécimens. Stockage à Fort Dauphin en attente du départ pour la France (Fig. 18)
Ch. Demmer