Une nouvelle base bibliographique : pourquoi ? pour qui ? comment ?

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À une époque où la recherche intègre les immenses capacités des ressources numériques, alors que de plus en plus de pays jadis qualifiés d’ « émergents » voient leurs universités et leurs centres de recherche s’accroître tant en nombre qu’en qualité, et s’ajoutent aux pays d’ancienne tradition universitaire, et quand les chercheurs sont vivement incités à la production scientifique dans des colloques ou des revues dont la liste s’allonge chaque jour, chercher à fournir une bibliographie exhaustive d’un champ de recherche aussi vaste que l’Antiquité gréco-romaine revient à pécher par orgueil.

Il faut alors accepter de faire des choix, dont la pertinence pourra toujours être remise en cause. Les critères retenus sont avant tout exclusifs et de plusieurs ordres : on exclura en premier lieu les revues jugées trop peu scientifiques ; celles qui embrassent plus que le seul champ gréco-romain, et sont donc peu pourvues en articles intéressant ladite bibliographie ; celles pour lesquelles l’Antiquité gréco-romaine n’est qu’un ancrage spatio-temporel, et qui ne s’y intéressent qu’à titre complémentaire, voire illustratif ; celles qui sont publiées dans des langues rares ou des alphabets non latins ou non grecs ; celles dont la périodicité est irrégulière ; celles qui sont introuvables dans les bibliothèques fréquentées par les bibliographes ou qui leur demanderaient trop de temps à se procurer ; celles encore qui ont l’outrecuidance de s’intéresser aux cultures voisines du monde gréco-romain, pour elles-mêmes et non dans leurs rapports ou leurs liens avec la civilisation gréco-romaine. Il va sans dire que bien d’autres critères, plus ou moins objectifs, pourront être retenus pour exclure d’autres revues dont le dépouillement alourdirait le travail de bibliographes dont peu d’institutions, publiques ou privées, acceptent d’augmenter, sinon de préserver, le nombre bien peu élevé.

À l’inverse, pour ne pas dire « en contradiction avec ce qui précède », on attend que les communications faites dans le cadre de colloques ou de tables rondes soient dûment répertoriées, alors que bien souvent ces colloques font un état des lieux de la recherche sur un thème donné à un moment donné, et que les actes n’en paraissent que plusieurs années après. Pour continuer dans la même veine, on va jusqu’à demander la notification séparée des chapitres de companion books, dont la vocation première est de rassembler les acquis de la recherche sur un thème ou un auteur donnés, non de fournir de nouvelles hypothèses ou de nouveaux résultats.

En somme, on demande aux bibliographes qui répertorient les publications sur l’Antiquité gréco-romaine d’assurer la visibilité des adeptes des règles mercantiles qui incitent à une production toujours plus abondante – dont on n’osera pas dire ici qu’elle se fait nécessairement au détriment de la qualité – en particulier à l’occasion de colloques, dont l’organisation est un atout pour la carrière de l’organisateur, ou dans des revues toujours plus nombreuses, qui permettent à leurs directeurs toujours plus nombreux de faire valoir leur dossier de carrière. Cette visibilité se fait alors au détriment de chercheurs qui, par les thèmes qu’ils ont choisi d’étudier, ne peuvent intervenir dans les colloques ou écrire un chapitre de companion book, sans pour autant que leurs travaux soient de qualité moindre, ni moins novateurs, ni moins importants pour la recherche. Pour que la recette soit parfaite, on réduit le nombre de bibliographes, puis on donne la priorité à la quantité de notices plutôt qu’à la qualité de leur rédaction et de leur référencement, enfin l’on met en vente le résultat au profit d’une fondation privée.

Sombre tableau que celui de la bibliographie de l’Antiquité gréco-romaine où il apparaît clairement que des projets dont la nature même est de continuer d’exister pour assurer l’actualité de la connaissance, en se fixant un champ disciplinaire large, ne peuvent perdurer que dans certaines conditions rarement remplies : un nombre suffisant de personnes affectées au projet, formées aux règles bibliographiques parfois très pointues, capables de créer des indexations pertinentes et garantes de la qualité de l’information. Sans ces prérequis, le chercheur se noiera dans une multitude de références non hiérarchisées et aura tôt fait de ne plus utiliser une bibliographie qui lui fera davantage perdre que gagner du temps. Il se tournera ainsi plus volontiers vers d’autres outils, comme les bibliographies spécialisées dans un champ disciplinaire spécifique. Il suffira de citer par exemple : le Bulletin analytique d’Histoire romaine, DRoits ANTiques, la Bibliographie papyrologique, toutes trois en accès libre sur Internet. Ces bases, bien que très complètes chacune en son domaine, sont gérées par un groupe restreint de personnes qualifiées, mais leur spécialisation est un moyen de faire face, avec un nombre limité de personnes, à une bibliographie toujours croissante.

D’autres bases fournissent une bibliographie non exhaustive relative à un objet ou à un texte : c’est le cas de la base Mertens-Pack 3, qui référence les papyrus littéraires grecs et latins et leurs éditions et corrections, ou de la Leuven Database of Ancient Books, qui répertorie les manuscrits littéraires en latin, grec, copte, démotique et syriaque transmis autrement que par les bibliothèques et en donne les éditions. Mais l’objet premier de ces deux bases est d’inventorier des corpus d’objets matériels. Ce sont en effet surtout ces types de corpus qui sont apparus ces dernières années, et se sont multipliés sur Internet. Selon le mode et l’envergure de leur financement, ils visent de plus ou moins vastes corpus de textes ou d’objets et fournissent une information bibliographique associée de qualité variable. Parmi les grands projets assurés de manière pérenne, le projet Pinakes, qui se propose de référencer l’ensemble des manuscrits grecs antérieurs au 16e siècle, est incontournable ; outre une description de chaque manuscrit, les notices contiennent une information bibliographique relative à la codicologie du témoin, issue du dépouillement systématique de revues spécialisées. Le projet, du fait de son ampleur, est enrichi en permanence, mais l’adossement à une équipe CNRS fixe permet d’en garantir la poursuite.

Enfin, certaines institutions ont entamé un patient travail de numérisation des sources elles-mêmes, qu’il s’agisse de papyrus, de manuscrits médiévaux ou d’éditions imprimées. Pour exemple, citons les projets suivants : Advanced Papyrological Information System (APIS), vaste projet regroupant plusieurs institutions américaines et européennes visant à fournir les images des papyrus de leurs collections ; Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, qui donne un accès tant à ses collections de manuscrits qu’à ses imprimés ; le Münchener Digitalisierungszentrum (MDZ), aux objectifs similaires ; Internet Archive, où l’on trouve quantité d’éditions imprimées passées dans le domaine public. La liste de tous ces projets est trop longue pour être établie ici, mais elle montre le grand nombre de ressources offertes par Internet, parmi lesquelles il est parfois difficile de s’orienter.

Ces différents corpus, quelle que soit leur échelle ou leur spécificité, illustrent à eux seuls la nécessité pour les chercheurs d’avoir un accès simplifié, mais complet, aux sources sans lesquelles l’étude de l’Antiquité n’est plus qu’élucubration. Toutefois, un vide apparaît nettement entre les corpus d’objets d’une part, qu’il s’agisse de manuscrits médiévaux, de papyrus, d’inscriptions ou d’artefacts archéologiques, et la vaste bibliographie qui en est directement issue. La difficulté s’accroît lorsqu’il s’agit de relever, pour un texte littéraire donné l’ensemble de ses éditions, traductions ou corrections. Les philosophes antiques, par exemple, font régulièrement l’objet de « nouvelles » traductions modernes : sur quels manuscrits ou quelles éditions s’appuient-elles ? Quelle place est donnée aux éditions de fragments papyrologiques qui se trouvent être, dans la grande majorité des cas, les plus anciens témoins des textes grecs connus ? Quelle place est donnée aux traductions en langues orientales effectuées dès le 5e siècle en ce qui concerne le syriaque, et de là en arabe, après la conquête islamique ? Quelle place est donnée aux éditions de la Renaissance et de l’époque moderne, faites à partir de manuscrits dont l’identification est parfois incertaine, quand ils ne sont pas tout simplement perdus ? Dans le domaine de la littérature chrétienne, il est malaisé d’avoir accès à l’ensemble de la tradition d’un texte originellement grec mais traduit en latin, en syriaque, en araméen, en géorgien, en arménien et en slave : les outils de travail de ces diverses langues n’ont en général rien en commun et le chercheur omettra, sans qu’on puisse lui en faire reproche, telle ou telle tradition manuscrite pourtant ancienne et éditée dans des ouvrages dont il ignore tout.

 

La recherche en philologie des civilisations méditerranéennes antiques et médiévales ne manque ni d’études ni de corpus, mais de liens entre toutes les bases éparses qui ont vu le jour ces dernières années. Ces liens sont pourtant essentiels pour l’appréhension complète d’un objet d’étude tel qu’un texte littéraire : sans une bonne connaissance de sa transmission à travers les siècles et les langues, quel qu’en fût le support, il est illusoire de croire que l’on peut accéder à un état du texte proche de ce qu’il fut originellement. Ce patient travail nécessite des outils performants et en adéquation avec les besoins toujours plus exigeants de la recherche. Ainsi, une recherche pointue sur la paléographie des signes musicaux grecs requiert un accès à l’ensemble des sources manuscrites et imprimées des textes de théorie musicale et des partitions anciennes ; ces ressources, difficiles à obtenir du fait de leur rareté – certains traités musicaux grecs n’ont été édités que deux fois : en 1652 par Marc Meibom, puis en 1895 par Karl von Jan – ou par méconnaissance des références de manuscrits dispersés dans les collections du monde entier, pourraient ainsi être aisément accessibles dans une base qui indiquerait autant les éditions que les manuscrits utilisés, avec, le cas échéant, un lien direct vers leur image numérisée ou le catalogue qui indique où se procurer une reproduction.

Le grec et le latin continuent d’occuper une place centrale dans l’étude de l’Antiquité. L’apport majeur de ces deux cultures est indiscutable, en particulier pour ce qui concerne la littérature, qu’elle soit artistique, philosophique ou technique. Mais la diffusion de cette littérature, soit par copie d’originaux, ou par traduction, n’en est pas moins essentielle. Ainsi s’intéresse-t-on davantage aujourd’hui aux traditions textuelles en plusieurs langues, et à l’édition comparée de ces textes, comme en témoigne le colloque « Approaches To The Editing of texts with a Multilingual Tradition (ATTEMT) », qui s’est tenu à Londres en 2013, réunissant des chercheurs de différents champs philologiques. L’heure est souvent, dans les pays occidentaux, à la diminution de l’apprentissage des langues anciennes : la recherche actuelle prouve à quel point il est au contraire nécessaire de connaître non seulement le latin et le grec, mais encore des langues des civilisations voisines du monde gréco-romain qui se sont côtoyées ou mêlées pendant des siècles. L’exemple de Palmyre, victime d’une triste publicité récente, est éloquent : fondée, selon la légende, par le roi Salomon, elle est soumise à l’Empire romain, puis devient l’éphémère capitale d’un vaste empire oriental. Les ruines qui subsistent des premiers siècles de notre ère ont gardé le témoignage d’une culture sémitique fortement hellénisée. De même, les incendies de bibliothèques en Irak ou en Syrie nous rappellent cruellement à quel point la préservation du texte écrit demeure primordiale dans notre rapport au passé.

On relève par ailleurs un phénomène grandissant dans le monde de la recherche, à savoir l’utilisation d’outils de réseaux sociaux pour partager l’actualité de la recherche. En 20 ans, la communauté des chercheurs s’est largement familiarisée avec les outils numériques, y compris les plus récents. En 1993, les papyrologues innovèrent en créant une liste de diffusion permettant d’échanger sur des thèmes scientifiques, mais aussi d’annoncer les nouvelles parutions d’ouvrages. Leur dispersion dans le monde entier, à l’instar des collections de papyrus, leur permettait ainsi d’être rapidement informés et d’acquérir les livres dans les meilleurs délais. Depuis quelques années, le réseau academia.edu permet aux chercheurs, universitaires et étudiants de toute discipline de se tenir informés des progrès récents dans les thématiques de leur choix et de partager toute sorte de documentation scientifique. Il ne s’agit certes pas là d’une bibliographie raisonnée, mais la tendance est nette à l’implication du chercheur dans la promotion et la diffusion de sa propre production scientifique, quand, auparavant, seuls les comptes rendus d’ouvrages et les bibliographies assuraient cette publicité. Ainsi, même les revues à faible diffusion peuvent trouver un large écho dans la communauté scientifique, dès lors que les chercheurs prennent la peine de faire valoir leurs travaux. L’impérieuse nécessité de répertorier cette grande quantité d’études s’en trouve d’autant diminuée et incite à se concentrer sur des travaux par nature plus durables, à savoir les éditions de textes.

Cet examen de la situation actuelle de la recherche en philologie classique, tant au sujet des outils existants que des pratiques renouvelées par l’usage d’Internet et par les multiples possibilités qu’il a engendrées, a permis à l’équipe d’information scientifique du Centre Jean Pépin (UMR 8230 – CNRS) de définir et de conceptualiser un outil adapté à ces nouvelles conditions nommé « Information Philologique – Savoirs antiques » (IPhiS). Son objet est centré sur l’édition des textes littéraires grecs et latins, compris depuis leur composition jusqu’à leur réception antique, médiévale et contemporaine dans quelque langue que ce soit. Par édition, il faut entendre toute forme d’établissement du texte, depuis l’édition in extenso d’une œuvre, jusqu’aux corrections et révisions des passages jugés litigieux. Quiconque s’intéresse, par exemple, à certain texte de Galien aura donc accès en premier lieu aux éditions du texte grec, par ordre chronologique, puis aux éditions des versions en latin, en syriaque ou en arabe s’il y a lieu, ainsi qu’aux articles où sont débattus les lectures qui peuvent poser problème. De là, lorsque les données existent, un lien permettra de consulter directement en ligne le texte et la reproduction des éditions. Enfin, pour chaque édition, les manuscrits utilisés, s’ils sont identifiés, seront liés à leurs notices respectives dans les bases de manuscrits, d’où il sera possible d’obtenir d’autres liens vers des reproductions ou des informations complémentaires. Par ailleurs, un moteur de recherche avancée permettra d’effectuer des requêtes thématiques, de rechercher des éditions par date, par thème ou par éditeur, etc. Il s’agit donc de fournir aux chercheurs un outil unifié offrant des accès à l’ensemble de la documentation concernant les textes antiques, que l’intérêt soit porté au texte lui-même ou à sa tradition.

Cette entreprise, nouvelle dans le milieu de la recherche en sciences de l’Antiquité, et entièrement en libre accès, a aussi vocation à favoriser l’émergence d’outils dans les secteurs où ils font encore défaut. Mais il est important de souligner qu’un projet aussi vaste et de longue haleine s’enrichira au long des années, au fur et à mesure que les données seront accessibles librement en ligne. Il ne peut donc s’appuyer que sur une équipe pérenne, a contrario des politiques scientifiques à brève échéance. Si certains projets s’accommodent plus ou moins bien de financements à durée limitée, la création d’outils de recherche, leur continuel enrichissement et leur adaptation à l’évolution des méthodes, prouvent le caractère indispensable et structurant d’institutions stables dans leur politique et dans leur fonctionnement.


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