Comment ne pas parler des livres que l’on n’a pas lus

Écouter France Culture est un régal quotidien, et s’il ne fallait garder qu’une émission, ce serait évidemment Les pieds sur terre. Mais parfois, on y entend aussi des choses comme ça, dans la bouche de Vincent Ricordeau, co-fondateur de la plateforme collaborative KissKissBankBank :

Aujourd’hui après avoir encensé Piketty, on massacre Piketty, puisqu’il y a des étudiants, certains très jeunes, qui ont prouvé que ses bases de données, la façon dont il gérait les data, arrivait à des résultats qui étaient erronés.

Derrière Piketty, ce n’est pas ses formules mathématiques qui comptent pour arriver à prouver une chose. Il a montré assez clairement, et on a besoin de ça, que le système dans lequel on vit aujourd’hui, c’est-à-dire vers une maximisation du profit et une individualisation du profit, fait que ça crée des inégalités tellement dingues qu’on est revenu au même niveau qu’au XIXe siècle, et que potentiellement notre civilisation disparaîtra à cause de ça.

Donc du coup les mille pages de Piketty, qui sont très difficiles à lire d’ailleurs, n’ont de valeur pour moi que parce qu’elles montrent une direction. Si vous prenez Rifkin, également, […]

Les passages en gras sont de mon fait. S’ensuit le même style d’argument sur Rifkin. Allez écouter par vous-même, à la 21e minute environ du podcast de la dernière émission du sinon excellent Grain à moudre d’Hervé Gardette, qui conclut l’intervention de Vincent Ricordeau par ce propos laconique :

En général, quand on est critiqué, c’est aussi peut-être un signe de succès.

Avant de continuer, full disclosure : je ne connais aucun des protagonistes cités dans ce billet, et je n’ai pas lu le dernier ouvrage de Piketty. En revanche, j’ai pas mal manipulé les données Piketty/Saez, que j’ai souvent utilisées en cours, et j’ai lu quelques-uns des articles où elles apparaissent.

Enfin, il y a plusieurs années, j’ai écrit à Thomas Piketty pour lui demander quelques-unes de ses séries temporelles supplémentaires. Voici sa réponse (qui ne trahit rien de personnel : l’adresse email apparaissait sur son site Internet) :

piketty-email

Sur la forme, l’email ci-dessus n’est pas vraiment le genre d’email que l’on reçoit de la part de quelqu’un qui ne saurait pas “gérer ses data” ; c’est même plutôt l’inverse, Thomas Piketty étant l’un des rares chercheurs à diffuser publiquement et gratuitement la quasi-intégralité de ses données.

Mais sur le fond, il y a plein d’autres inepties dans le propos de Vincent Ricordeau, qui fait au passage la même erreur que de très nombreux commentateurs de Piketty, en lui attribuant la paternité intégrale des données utilisées dans Le capital au XXIe siècle. En réalité, comme l’indiquent plusieurs notes de bas-de-page, certaines sections de l’ouvrage utilisent les données WTID/WWID, qui ont mobilisé des dizaines de chercheurs1.

Histoire d’illustrer le fait que Piketty ne fait vraiment pas secret de la production collective des données présentées dans son ouvrage, écoutez les dix premières minutes de cette présentation, qui ne fait pas exception (j’ai trouvé plein d’autres podcasts où Piketty raconte strictement la même chose sur la nature collective des données de l’ouvrage, en citant d’ailleurs toujours les mêmes collègues, dans le même ordre) :

Le début du propos est peut-être le plus censé : effectivement, l’ouvrage de Piketty a été critiqué, notamment par un jeune économiste de 26 ans. Sauf que la critique en question ne porte à aucun moment sur la manière dont Piketty “gère ses data”, qui s’en sortent parfaitement indemnes2.

À ma connaissance, la seule critique de Piketty qui a porté directement sur les données est celle de Chris Giles (du Financial Times), et qui s’est à mon sens complètement trompé, alors qu’il avait correctement diagnostiqué les problèmes d’un modèle publié par le FMI dans un rapport de 2012.

Le plus drôle dans l’intervention de Ricordeau, c’est évidemment l’énorme “smoking gun” que j’ai grassé dans le dernier paragraphe : apparemment, dans la bouche de quelqu’un qui parle comme s’il avait lu l’ouvrage, les “mille pages” du Capital au XXIe sont “très difficiles à lire”.

Notez que juste avant, le même intervenant parle de formules mathématiques. Voici l’index de l’entrée “équations” dans l’édition américaine de l’ouvrage, avec les équations soulignées :

piketty-equations

L’équation la plus compliquée étant un produit, on peut supposer que ce n’est pas la formalisation mathématique de Piketty qui lui vaut ici le qualificatif de “très difficile à lire”. Ce doit donc être le texte lui-même. Voici donc un extrait pris au hasard dans l’édition française de l’ouvrage :

piketty-bouquin-1

Pas convaincu ? J’ai arbitrairement sélectionné cet extrait ? L’intervention de Vincent Ricordeau se situant à environ 21:30 du podcast de l’émission, voici la page 231 de la version électronique de l’ouvrage :

piketty-bouquin-2

Si vous avez déjà lu de l’économie, ne serait-ce qu’un papier NBER, le contraste devrait être saisissant. Et si vous n’en avez jamais lu, le texte devrait quand même vous indiquer quelque chose que presque tous les compte-rendus de lecture de Piketty indiquent par ailleurs : c’est très bien, et surtout très simplement, écrit3.

De mon point de vue, le seul obstacle sérieux à la lecture du dernier ouvrage Piketty est la longueur du manuscrit, qui est un peu plus court en langue anglaise (dans une traduction sublime d’Arthur Goldhammer), mais qui reste long.

Sur tous les autres points soulevés par Vincent Ricordeau, j’ai surtout eu l’impression qu’il avait autant lu l’ouvrage que moi, qui l’ai acheté mais pas lu, et j’imagine qu’une partie des auditeurs de l’émission a dû se dire exactement la même chose. Peut-être ferait-il mieux de se tourner vers un ouvrage plus court.

  1. L’équipe WTID/WWID inclut notamment Tony Atkinson. []
  2. La critique de Rognlie consiste, en gros, à rajouter un diviseur sur certaines mesures centrales, et à décomposer certains résultats. Il obtient, comme d’autres, des effets parfois plus faibles que ceux rapportés par Piketty, et un effet majeur du secteur immobilier, dont il tire une critique que je n’ai pas la compétence d’évaluer. Piketty a répondu à ce type de critiques dans plusieurs revues ; pour un excellent numéro spécial dans ce style, cf. celui-ci, en sociologie. []
  3. Piketty a expliqué plusieurs fois avoir écrit son livre pour un large public, en insistant sur le fait qu’il se sent moins économiste que chercheurs en sciences sociales, et que du coup. Si j’ai bien compris son parcours, qui passe par le MIT, il doit bien maîtriser les équations DGSE, mais écrire des modèles complètement abstraits ne l’intéresse pas. Une partie des réactions à l’ouvrage de Piketty s’explique d’ailleurs à mon sens par cette distance à la formalisation, mais il y a d’autres facteurs à considérer. []