Les Humanités Numériques: une nouvelle discipline universitaire?

355082251_b5ea58e052_zA l’instar du numérique qui fait son entrée par tous les pores de la société, l’éducation, le commerce, l’information, etc., les Humanités Numériques (HN) semblent être partout et contaminent la plupart des projets de recherche en SHS. Mais qu’en est-il vraiment ? Quel rapport entretiennent les HN avec les SHS ? Il est bien connu que les pratiques en HN varient beaucoup selon qu’elles sont le fait de chercheurs en Lettres, en Histoire, en Géographie, en Art, etc. L’usage d’un terme générique ne doit pas cacher la disparité d’usage, d’outils et de conceptions en fonction des disciplines SHS. L’apparente unité semble désormais se fissurer au profit de pratiques individuelles, segmentées, liées à une approche scientifique ou à un objet particulier. Avec raison ?

 A mon sens, il y a là la preuve d’une conception encore imparfaite des HN, et surtout d’une confusion bien commode, qui règnerait en maître et nuirait à une définition scientifique et disciplinaire des HN. Pourquoi, contrairement aux autres sciences, les HN ne pourraient-elles pas être définies plus précisément ? Et dans ce cas, dans quelle mesure peut-on encore penser les HN comme une discipline naissante, qui pourrait avoir sa propre section CNU et ouvrir sur de nouvelles formations ? Certes, je ne fais ici que remuer une vieille question au sein des HN. Discipline, science, pratique, etc. ? Les essais de définition sont nombreux et ne satisfont personne. Mais il me semble qu’on continue à ériger en spécificité liée aux Humanités, un bouleversement qui agite chaque partie de la société. Je m’explique.

 Aujourd’hui, les HN sont le plus souvent le domaine de chercheurs et d’ingénieurs de recherche qui sont très à l’aise avec des outils numériques visant à faciliter la diffusion d’objets scientifiques (articles mais aussi œuvres anciennes, tableaux, base de données, etc.), mais aussi leur accessibilité (base de données et édition critique) et leur représentation (visualisation, nuage de mots, etc.). Bien sûr, cela facilite grandement le travail du chercheur et contribue à augmenter les échanges entre spécialistes dans le monde entier, mais aussi avec des personnes du milieu non académique. A l’entendre, les HN jouent donc finalement avant tout un rôle pédagogique. Et bien sûr, elles permettraient également quelques trouvailles dans la recherche en changeant la perspective, en créant de nouvelles questions de recherche ou parce qu’elles favorisent le dialogue et les échanges entre chercheurs.

 Mais en quoi l’utilisation de ces nouveaux outils diffère-t-elle des possibilités incroyables offertes par le développement de l’informatique ? par le passage de la machine à écrire aux logiciels de traitement de texte, ou au tableur ? Dans les deux cas, il s’agit d’augmenter la productivité du chercheur, de faciliter son travail, de modifier sa présentation et donc de favoriser potentiellement le changement de perspective, l’approfondissement d’une question, la découverte d’une hypothèse non envisagée jusque là. Bien sûr, les logiciels en HN contribuent particulièrement à répondre à des questions auxquelles on ne pensait pas pouvoir répondre ou bien à faire naître de nouvelles questions. Mais finalement, en quoi est-ce réellement différent ? Cela modifie le rapport à la recherche, et donc le rapport au savoir, mais est-ce spécifiquement une pratique de chercheur et notamment de chercheur en SHS ?

 A mon sens, non. Le développement du numérique a modifié la pratique du chercheur en SHS. Très bien. Quelle nouveauté ? Il a fait de même pour les chercheurs en Sciences et plus largement pour la plupart des secteurs de la vie quotidienne, pour les citoyens, les banques, l’alimentation, etc. Le numérique a modifié des pratiques, a fait naître de nouveaux besoins, a apporté des solutions à des problèmes qui n’existaient pas et à fait naître de nouvelles questions. Ce qui apporte de la nouveauté, c’est donc le numérique. Un constat que tout le monde a déjà fait. Alors dans ce cas, que reste-t-il des HN ? Pourquoi faudrait-il un nom à ces nouveaux usages ? En quoi se distinguent-ils d’un usage du numérique pour la recherche en SHS ? Pourquoi ne parle-t-on pas de « Sciences numériques », pour parler de cet usage du numérique par les chercheurs en Sciences dites « dures » ?

 Il y a aujourd’hui dans la communauté de chercheurs en SHS un usage du numérique qui permet les éditions en ligne critiques, la création de base de données, la visualisation de questions de recherche et qui crée de nouvelles questions de recherche. Mais il ne s’agit pas d’une nouvelle discipline, d’une nouvelle science. Le numérique a simplement favorisé une interdisciplinarité et une extension du réseau comme il l’a fait pour tout le reste.

 Par contre, les mutations sociales, culturelles, économiques, professionnelles qui sont induites par le numérique doivent faire l’objet d’études par des chercheurs spécialisés sur ces questions, habitués à mener des projets de recherche sur l’homme et la société, en capacité de comprendre des phénomènes contemporains par une analyse fine et une expertise sur des pratiques du passé. La société a besoin aujourd’hui de chercheurs aptes à comprendre ces mutations, à les anticiper, à les expliquer grâce à leur formation et à leur bagage intellectuel. Et c’est là que l’on pourrait parler d’HN.

 La confusion qui règne entre le numérique et les outils qu’il procure au monde de la recherche et les HN devient très gênante. Comme les Sciences de l’Information et de la Communication (SIC), les HN se caractérisent par leur caractère transdisciplinaire. Mais contrairement à elles, traditionnellement centrées sur le développement des nouveaux médias et leur impact dans la société (radio, journaux, tv, etc.), les HN se concentrent sur des objets numériques. On pourrait alors penser qu’elles ne seraient qu’une sous-section des SIC. Mais c’est négliger un autre aspect définitoire des HN : leur caractère prospectif.

 Les HN peuvent s’appuyer sur une histoire passée mais n’ont pour objet que l’hyper-présent ou le futur à venir. Elles servent à comprendre le monde de demain, à le faire advenir dans de meilleures conditions et à l’expliquer aux citoyens, aux dirigeants, etc. Le chercheur en Humanités est ici dans une toute autre situation par rapport à ce qu’il a l’habitude de faire dans sa pratique. Il doit inventer, comprendre et analyser en s’appuyant sur une solide culture classique scientifique qui le met en position de mieux anticiper les changements dans la société. Tel est, à mon sens, le rôle des HN. Bien loin des outils numériques utilisés pour notre recherche dans des secteurs disciplinaires donnés…

 Il est difficile aujourd’hui de valoriser la recherche en SHS, quand bien même chacun s’accorde à dire qu’elle est essentielle. Mais pourquoi ? Parce que le chercheur en SHS consacre son expertise à une traduction et une représentation d’un problème lié à une pratique humaine. En cela, il est le seul à même de jouer un rôle actif pour expliquer et anticiper les changements à venir. Le chercheur en SHS trouverait ici une nouvelle légitimation, un autre rôle et pourrait prendre une place d’expert méritée et qu’il est le seul à pouvoir réellement assumer, sans perspective commerciale ou orientation politique spécifique. Encore faudrait-il pour cela qu’il s’en saisisse ! Bien loin d’un usage numérique des SHS, les HN seraient donc la première science, dans les SHS, consacrée à une observation prospective du monde.

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Crédits d’image : Orginal als Siarale par Marco Braun, licence CC BY-NC 2.0


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2 réponses

  1. Max Kemman dit :

    “Pourquoi ne parle-t-on pas de « Sciences numériques », pour parler de cet usage du numérique par les chercheurs en Sciences dites « dures » ?”

    There are other examples of sciences talking about digital methods. Most known are “Digital Social Science” and “Bioinformatics”, a quick Google combining “digital” with other disciplines reveals existing Wikipedia pages for Digital Physics (https://en.wikipedia.org/wiki/Digital_physics).

    • Suzanne Dumouchel dit :

      Thank you for your comment! I totally agree with you and really thank you for those information. The question is, for me, why should we consider Digital Humanities as another scientific field and not another way of making Humanities? That’s the point for me, and the difference with “hard sciences”….

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