De Jeanne d’Arc à Jeanne d’Oc

Ce billet est un extrait d’une communication proposée au colloque international de Montpellier tenu en avril 2012 à propos de Jeanne d’Arc dans le Midi de la France et publié aux éditions Michel Houdiard1.

jeanne d'arc couv

Nous nous interrogions, à partir des sciences de l’information et de la communication (SIC), sur la circulation des signes de représentations de Jeanne d’Arc dans le midi et leurs échos toulousains. Dans le prolongement d’une recherche sur la mise au jour et l’utilisation des signes du Moyen Age dans l’espace public,

mais aussi dans les discours médiatiques et surtout à partir d’objets de patrimoine, nous avons  cherché à questionner la présence (ou l’absence) de l’image de Jeanne d’Arc (clichés récurrents, stéréotypes élaborés aux 19e et 20e siècles, images contemporaines) à Toulouse, participant ainsi aux études actuelles de réception, de postérité, de circulation et d’usages du patrimoine.

Cette étude de la circulation des signes johanniques formant une partie du « décor de l’histoire toulousaine » ou suggérant  une « médiévalité » parfois réinterprétée de manière moderne, s’inscrit dans une approche sémiotique définie par rapport à l’organisation matérielle des signes du patrimoine médiéval dans l’espace public, dans la rue, sur les places, à propos des moyens de transport collectifs (métro avec sa station ou bus avec son terminus sur la Place Jeanne d’Arc). La contamination des représentations des figures locales de la résistance par la figure nationale de Jeanne d’Arc est déclinée d’une manière tout à fait originale dans la peinture de Jean-Paul Laurens dans la salle des illustres du Capitole.

Jeanne d’Arc : de l’objet d’histoire à l’ « être culturel »

Notre parcours interprétatif revient sur les marques de transformation que la figure nationale de Jeanne d’Arc subit par la circulation de ses signes. Elle est en effet à la fois, ou successivement, un objet d’histoire et un objet de patrimoine. C’est aussi une légende, un mythe et un « être culturel », c’est-à-dire un objet qui circule dans le social et dans la culture, qui les transforme en les rencontrant. La notion d’« être culturel » est ici empruntée à Yves Jeanneret (2008)2 pour qui c’est un complexe qui associe des objets matériels, des textes, des représentations et qui aboutit à l’élaboration et au partage d’idées, d’informations, de savoirs, de jugements. On pourrait rajouter qui participe à « peupler les têtes » de modèles, de références, d’images.

Nous avons essayé d’appliquer cette grille de lecture à Jeanne d’Arc dont nous envisagions de repérer les signes visuels. Dans ce parcours de conversion référentielle des documents iconiques nous suivons les signes nomades de l’épée ou de l’étendard, symboliques de la chevalerie dont Jeanne d’Arc est une figure inversée, ou le signe des Voix entendues ou révélées. Observons donc ces signes matériels qui convoquent des objets chargés à la fois de connaissances objectives et d’imaginaires. Ce patrimoine, incarné par des signes matériels, notamment des images, fait l’objet d’interprétations qu’il s’agit de décrypter. Ce corpus d’images qui circule dans l’espace public selon des modalités d’énonciation et de réception qu’il convient d’expliquer, procède d’une « approche triviale » des objets culturels, c’est-à-dire que nous allons observer les changements de sens que les signes johanniques proposent quand ils circulent et qu’ils sont utilisés dans d’autres circonstances que la seule évocation de Jeanne d’Arc elle même.

Il s’agit alors d’essayer de comprendre si et comment ces images nationales modèlent des images toulousaines dans notre hypothèse d’une Jeanne méridionale. Dans notre enquête, nous avons constaté une présence assez faible de la représentation de Jeanne d’Arc :

– trois statues dans les églises toulousaines (une à la Daurade, la 2e  à la cathédrale Saint-Etienne et la 3e dans l’église de la Dalbade),

La dauradeSaint-Etienne

– deux vitraux dans le chœur de l’église des Minimes

Minimes1Minimes2

– et la statue équestre, sur le boulevard.

Statue Jeanne d'Arc

C’est finalement assez peu mais notre enquête pourrait certainement être complétée. Devant cette relative absence et pour essayer tout de même de comprendre le processus d’élaboration éventuel d’une Jeanne méridionale nous avons mis en rapport ces signes johanniques nationaux avec d’autres représentations. Nous avons en effet été frappé par les rapprochements que l’on pouvait faire avec les attributs de la figure féminine repérée sur les peintures du Capitole, symbolisant, entre autres signes, la résistance toulousaine face aux armées de Simon de Montfort. Cette réutilisation des signes johaniques, interprétée à réception et aujourd’hui, est un exemple de la force symbolique de ces signes et de leur circulation.

 Echos toulousains des signes johanniques

Observons d’abord une des images de la salle des illustres du Capitole, le panneau peint par Jean-Paul Laurens, intitulé la muraille ((Voir le livre sur le Capitole publié en 2001 par les éditions Privat)).

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Il montre les préparatifs des toulousains pour résister aux troupes de Simon de Montfort. François de Vergnette3 a étudié cette image en mettant en exergue les sources que le peintre Jean-Paul Laurens avait consultées pour composer le panneau. Cette scène, réalisée en 1895 représente, comme le fait remarquer François de Vergnette, le peuple des héros anonymes. Parmi eux une inconnue, qui apparait de dos, dans une robe blanche au centre de la composition, nous apparait comme une figure inversée de Jeanne d’Arc. En effet de nombreux éléments rappellent les signes iconiques accompagnant la Pucelle dans la tradition picturale du XIXe siècle. Les voix et saint Michel mais aussi l’épée et l’étendard sont présents dans les nuées dans la partie supérieure droite de l’image : on peut y voir une scène allégorique de l’univers johanique.

Quand il peint cette toile à Toulouse, Jean-Paul Laurens travaille aussi par ailleurs à un ensemble de six aquarelles destiné à un décor à fresque de l’église de Domrémy, présentant un cycle de la vie de Jeanne d’Arc4. Il manipule donc déjà, ou peut avoir à l’esprit, ces signes nationaux de Jeanne d’Arc qu’il pourra exprimer plus officiellement avec une autre œuvre, le décor peint de trois panneaux à l’Hôtel de Ville de Tours de 1901 à 1903.

Pour représenter la scène toulousaine de résistance à l’envahisseur, il est possible que, consciemment ou pas, il ait réinvesti ces objets signifiants. Dans la partie supérieure du tableau on voit donc deux saints bénissant et même incitant le peuple toulousain à la révolte, au combat, à la résistance. Saint Michel sonne du cor pour cet appel et tient un étendard et un autre saint nimbé, vêtu d’une robe, brandit une épée. On retrouve là quelques uns des signes importants de la Jeanne nationale à savoir les voix et la présence de saint Michel, l’épée et l’étendard. Tous ces éléments ne sont pourtant pas suffisants pour y déceler une référence à Jeanne d’Arc. L’apparition d’une Jeanne méridionale prend sens dans la double décontextualisation (géographique et chronologique) qui explique ou appelle les transformations (inversion par exemple) et les détournements. En effet, en plus des éléments communs, c’est l’évocation d’une femme, inconnue qui combat et résiste à l’envahisseur, dans une figure inversée de Jeanne, elle-même convoquée par ses signes dans les nuées, en haut de l’image.

Cette déconstruction des processus de stéréotypage à l’œuvre dans les discours spécialisés (ici visuels ou plastiques) nous amène à identifier cette figure féminine qui prend forme dans cette image à partir de traits identitaires récurrents. L’analyse de cette déconstruction des signes johaniques et de leur métamorphose dans une figure féminine toulousaine permet de rendre apparentes plusieurs  caractéristiques de ces processus de transformation. Tout d’abord, la présence des figures de représentation de Jeanne d’Arc (la combattante, la prisonnière et la martyre) témoigne d’une éventuelle (con)fusion des modèles (Vierge Marie, Marianne) qui s’articule à partir de la question de l’identification d’un pays à un personnage (la France, la ville de Toulouse). Puis, phénomène de syncrétisme « classique » si l’on peut dire, l’étendard, l’épée, les voix, la présence de saint Michel, patron des chevaliers, attributs récurrents du personnage historique, constituent un  double pivot narratif pouvant soit renvoyer à la figure visuelle de Jeanne d’Arc, soit articuler la relation mythique que les sociétés entretiennent avec leurs propres héros. En Angleterre Saint-Georges serait surement venu guider la résistance du héros local. A Toulouse c’est (peut-être) Jeanne d’Arc qui est convoquée pour inspirer cette toulousaine anonyme et ses semblables cathares pour combattre l’envahisseur Montfort venu du Nord (comme Jeanne d’Arc elle-même combattra les Anglais) !

Construction d’un récit par l’image

La composition de cette image-récit joue ici sur le sensible, la fiction plus que sur les connaissances historiques5. Le poème composé par le peintre lui-même fait mention de voix qui enjoignent la toulousaine à se battre contre l’envahisseur Montfort et à défendre Toulouse6

Pour comprendre cette image-récit, on doit prendre en compte le détournement inconscient de modèles plus lointains et la persistance de dispositifs correspondant à une culture, des croyances qui semblent révolues. Inscrite dans cette relation inter-iconique, la figure émergente de la toulousaine anonyme, souligne la reconversion des signes nationaux de Jeanne dans  une « Jeanne méridionale ». Reconversion opérée à travers les notions de combat et de résistance mais aussi de beauté et d’absolu dans un niveau second de signification proposé par ces signifiants inversés toulousains. La défense de la ville, la résistance cathare, la figure féminine viennent s’articuler sur des signifiants johanniques (voix, épée, étendard).

 Émergence d’une « Johanne d’Oc »

 La rencontre des signifiés toulousains  avec les signifiants johannique provoque l’émergence d’une Jeanne méridionale mythique que l’on pourrait nommer « Johanne d’Oc », incarnation de la figure féminine de la Ville. L’inversion des signifiants est le symptôme de la circulation et la transformation de ces signes :

L’inversion féminin / masculin : la Jeanne historique est habillée en homme quand elle combat, la Jeanne méridionale combat en robe blanche chez Laurens ou en « pastoure » notamment dans l’image de Paul Pujol ou de sa reprise par Moretti sous les arcades de la « galerue » de la place du Capitole.

L’inversion intérieur / extérieur : la défense intérieure de Toulouse par l’anonyme toulousaine face à l’invasion des armées de Simon de Montfort, alors que Jeanne d’Arc arrivant de l’extérieur vient reprendre la ville d’Orléans occupée par les anglais.

L’inversion anonymat / notoriété : Jeanne d’Arc est une « star » dès son épopée et devient une légende très vite. Un siècle et demi plus tard Michel de Montaigne fait un détour au cours de son voyage en Italie pour voir sa maison à Domrémy. A Toulouse c’est une anonyme, parmi d’autres anonymes du peuple toulousain, qui combat et tue l’ennemi. Elle est représentée de dos.

L’inversion de la chronologie : d’habitude les historiens ou la propagande politique reprennent la symbolique de la résistance et l’épopée combattante de Jeanne comme un exemple et la projette sur des époques postérieures pour évoquer la résistance aux prussiens en 1871 ou aux allemands en 1914 ou 1940. L’ennemi allemand remplace l’ennemi anglais. Dans l’image toulousaine la comparaison est faite dans l’autre sens, en remontant le temps si l’on peut dire. Les combats de 1429 sont utilisés dans une inversion chronologique pour illustrer ceux de 1218 opposant le peuple occitan (et cathare) aux armées venues du Nord (et donc de France) de Simon de Monfort.

Dans l’image de Jean-Paul Laurens, on peut considérer que des fragments de signes johanniques sont convoqués dans cette image-récit ou la composition mêle histoire (ce que l’on sait), légende (ce que l’on croit savoir) et mythe (ce qu’on ne peut pas vérifier mais qui participe aussi de l’explication).

L’illustre Jeanne d’Arc, figure nationale incontournable à la fin du XIXe siècle, mais relativement absente dans l’espace public toulousain, vient s’imposer d’une autre manière, plus subtile, en investissant le légendaire toulousain au Capitole mais aussi aujourd’hui en imposant le nom de Jeanne d’Arc dans l’espace public des transports urbains toulousains.

Fraysse_placeJdA

 

  1. Fraysse Patrick, 2012. Illustrer Jeanne d’Arc dans le Midi : circulation des signes johanniques et échos toulousains. In Amalvi Christian & Deramond Julie (dir.).  Jeanne d’Arc entre la terre et le ciel du Midi, Regards méridionaux sur la bonne Lorraine, actes du colloque international de Montpellier (10 et 11 avril 2012). Paris : Michel Houdiard Editeur. p. 232-243. []
  2. Jeanneret Yves, Penser la trivialité, volume 1 la vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès Lavoisier, 2008, 266 p. []
  3. Vergnette François de, Le décor de Jean-Paul Laurens à la salle des Illustres du Capitole de Toulouse et ses sources historiques et littéraires : une histoire à la fois romantique, érudite et populaire, In Toulouse, capitale méridionale, 2010, p. 1035-1044. []
  4. Des Cars Laurence, Catalogue d’exposition Jean-Paul Laurens (1838-1921), peintre d’histoire, Réunion des musées nationaux / Musée des Augustins, 1997, p.44 []
  5. Fraysse Patrick, Images du Moyen-Age dans la ville : l’inscription spatiale de médiévalité, Communication et langage n°171, mars 2012, p. 3-18. []
  6. ” Au loup ! crie une voix. Tout Toulouse travaille, Charpentiers aux montants, Maçons à la muraille ; Tuiles ; terres, briques, Planches et chevrons S’entrecroisent sur le rempart, Nid de frelons… Au loup ! crie encore la voix. Au nom de la Sainte Croix, Lâchez vite le mangonneau… Au loup ! La pierre est bien assez ronde, Elle saura frapper où il faut. Posez tous sur le levier. Poème rédigé en occitan par Jean-Paul Laurens, 1895 []

Une réflexion au sujet de « De Jeanne d’Arc à Jeanne d’Oc »

  1. Chère carnetière, cher carnetier,
    Nous avons particulièrement apprécié votre billet. Pour que la communauté puisse plus aisément le découvrir, nous avons décidé de le mettre en Une d’Hypothèses.
    Bien cordialement,
    L’équipe d’Hypotheses.org

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