1En Nouvelle-Calédonie, l’horticulture des plantes à tubercules était l’activité économique principale, mais la pêche n’en occupait pas moins une place essentielle tant dans l’autosubsistance que dans les échanges des populations kanak. Ainsi, dans l’organisation socio-politique kanak, comme nous l’avons écrit ailleurs (Leblic 1989 : 109-123, 1993 : 90-106), la fonction de pêcheur n’en est qu’une parmi d’autres. Chaque unité de parenté est détentrice d’un rang et d’une responsabilité sociale, politique, religieuse telle que maître de la terre, guetteur-messager, gardien des magies, orateur. La fonction de pêcheur, associée à une autorité provenant de la possession de rituels et magies propitiatoires, et qui peut être cumulée avec un ou plusieurs statuts politiques (chef, ancien, guerrier...), est la seule à reposer sur une spécialisation purement technique.
2Sur ces chapitres, il en allait à l’île des Pins comme dans le reste de la Nouvelle-Calédonie ; et la pêche était une activité presque exclusivement masculine —tâche collective revenant aux clans pêcheurs qui assuraient la subsistance locale et les échanges coutumiers. Parallèlement, une pêche de moindre importance, individuelle et d’autosubsistance, était pratiquée par qui le voulait à la condition que ne soit pas visée la capture d’espèces coutumières.
3Les embarcations traditionnellement utilisées pour la pêche étaient des pirogues monoxyles. Seuls les clans pêcheurs, qui en connaissaient les processus de construction, pouvaient les fabriquer et en être propriétaires. On recense plusieurs types de pirogues :
4– vëkêkaré, ou pirogue double, également nommée dè-nye ou « vraie pirogue », qui n’existe plus depuis environ un siècle et qui permettait les grandes navigations et migrations, jusqu’à Tonga, comme en témoigne la tradition orale ;
5– béérëwè, la grande pirogue pontée à balancier : c’est ce modèle qu’utilisent encore aujourd’hui les pêcheurs de l’île des Pins ;
6– nyeyùre, ou petite pirogue non pontée à balancier, la seule pirogue que n’importe qui, pêcheur ou non, pouvait posséder et construire. Elle sert toujours pour se rendre dans les îlots où certains ont des champs ou pour pratiquer une petite pêche d’autosubsistance.
- 2 Dans des temps plus anciens, aux dires des pêcheurs rencontrés, il n’y avait que trois dè-nye.
7Chaque pirogue (vëkêkaré ou béérëwè) appartenait collectivement à un clan pêcheur. Il y en avait donc très peu. Vers le milieu du XXe siècle, on comptait les pirogues suivantes2 : les Kotëre possédaient la pirogue Arca ; celle des Apikëuwa était Saint-Joseph ; la pirogue Aruma appartenait aux Duèpéré ; la pirogue des Nokwâ était Nativité ; enfin, les Koicé possédaient la pirogue Étoile.
8Durant mon premier séjour à l’île des Pins, en 1983, j’ai pu assister à la fabrication complète d’une grande pirogue pontée, béérëwè. Notons que l’île des Pins et Goro étaient, à l’époque, quasiment les seuls centres de construction de pirogues.
- 3 L’emploi du terme « traditionnel » renvoie aux déclarations littérales des informateurs kanak, qui (...)
- 4 Innovation qui produit une forme intermédiaire entre la pirogue double et la pirogue pontée à balan (...)
- 5 Selon les pêcheurs, les embarcations pouvaient être autrefois plus grandes.
9La pirogue pontée traditionnelle3 comporte une coque surmontée d’un coffrage soutenant le pont, ou flotteur principal, nye, un balancier, wègè ou wègë, relié à la coque par les bras ou traverses, nùù (fig. 1). La pirogue béérëwè décrite ici présente une originalité par rapport à la pirogue pontée traditionnelle présentée sommairement ci-dessus : elle possède un balancier surmonté d’un coffrage4, tout en restant différente d’une pirogue double —vekêkaré—, puisque seule la coque supporte le pont, trèpètrèpè, et que la coque du balancier est nettement moins grosse que celle du flotteur principal. Cette modification a été introduite, à titre expérimental en quelque sorte, en raison de la taille exceptionnelle de cette pirogue : 14 mètres de long pour la coque principale, contre 7 à 9 mètres5 en moyenne pour les autres pirogues pontées de l’île des Pins. Les pêcheurs ont jugé cette innovation nécessaire afin de mieux tenir la tension de la voile —forcément importante puisque la taille de la voile est fonction de celle de la pirogue—, c’est-à-dire afin d’éviter que le balancier ne soit trop submergé en cas de fort vent, ce qui a pour effet de diminuer considérablement la vitesse de la pirogue tout en la faisant dériver, la rendant donc difficilement gouvernable. Le balancier, comme nous le verrons, a donc été creusé et ponté comme la coque. Plus léger et doté d’une plus grande flottaison grâce à l’air enfermé dans cet espace creux, il s’enfonce moins sous la tension de la voile.
Figure 1. Localisation de toutes les pièces composant la pirogue béérëwè, ainsi que leur nom dans la langue nâà kwênyii
- 6 Je n’ai pas connaissance de l’existence de courses traditionnelles à l’île des Pins.
- 7 Les piroguiers de l’île des Pins ont décidé de se regrouper en association vers 1981-1982, soit un (...)
10Cette pirogue étant destinée, entre autres finalités, à des régates6, on comprend aisément que la vitesse soit recherchée au premier chef. En effet, la construction en a été demandée par « Nouméa Voile », organisateur de la Semaine internationale de la voile qui a lieu chaque année et à laquelle les piroguiers de l’île des Pins participent au titre de l’Association des piroguiers qu’ils ont créée7.
- 8 Pour en savoir plus sur les embarcations utilisées en Nouvelle-Calédonie et leurs techniques de fab (...)
11La pirogue dont je vais analyser maintenant le processus de fabrication se trouve donc à mi-chemin entre la pirogue double, dont le pont est supporté par deux coques à peu près similaires, et la pirogue pontée traditionnelle dont le balancier n’est ni creusé ni ponté8.
- 9 Voir à ce propos les enseignements issus des travaux d’André Leroi-Gourhan (1952, 1971, 1973), de R (...)
12La méthode de description des techniques utilisée ici résulte des travaux effectués dans ce domaine par différents chercheurs9. Elle décompose toute activité en phases, opérations, actes et gestes. Ces unités rendent plus lisible la réalité dont elles constituent une première analyse. Au sein de chacune d’elles, il faut opérer une deuxième sélection qui ne retiendra que les traits pertinents du processus technique. En effet, une description trop fine peut être une surcharge nuisible à la compréhension. Cela implique que la description de chacune des huit phases —depuis l’acquisition de la matière première jusqu’à la finition et la mise en place du gréement— composant le processus de fabrication présenté ici n’est pas systématiquement poussée jusqu’au geste, point ultime de sa décomposition. Enfin, nous avons synthétisé sous forme de tableaux, empruntés à Pierre Lemonnier (1976 : 216) et déjà repris et discutés ailleurs à propos de la présentation du processus technique de fabrication d’un casier à homard à Molène (Leblic 1984), l’enchaînement des deux premiers niveaux d’analyse retenus (fig. 2).
13Je ne parlerai que des matériaux naturels acquis directement sur place, dans les forêts de l’île des Pins, c’est-à-dire les bois qui serviront à fabriquer les coques, flotteurs, perches diverses et fourches... Aujourd’hui, de nombreux matériaux sont achetés à Nouméa (clous, planches de contreplaqué, cordages, etc.).
14J’ai d’abord étudié l’acquisition du tronc pour la coque principale. Cette phase comporte de six à sept opérations, l’opération nommée « ébiaisage » n’étant pas toujours effectuée, comme nous allons le voir, car elle dépend de l’espèce de bois utilisée.
15Les pêcheurs repèrent et choisissent les arbres qui serviront à la construction. On utilise des bois différents pour les diverses parties de la pirogue : voyons d’abord ce qu’il en est pour la coque et le flotteur.
16Dans le cas observé, la coque est en bois de pin colonnaire, xere (Araucaria cooki), qui a été coupé dans la forêt d’Oro. Mais plus généralement, voici les facteurs pris en compte pour le choix de l’arbre :
17– sa taille, en vue de la dimension souhaitée de la pirogue ;
18– l’espèce, fonction de la taille : cela peut être du kaori, béréuru (Agathis sp.), du pin colonnaire, ou du kohu, ku (Intsia bijuga) ;
19– la qualité du tronc : il faut qu’il soit relativement droit —encore que ce ne soit pas ce qui importe le plus, comme nous le verrons ci-dessous— et qu’il ne comporte pas de branches adjacentes trop basses, car les marques laissées sur le tronc par ces branches constitueraient des points faibles pour la future coque. Le tronc qui sert pour la coque est dit « nettement plus fort » que celui du balancier, même dans ce cas où le balancier est creusé et coffré.
20Une fois les arbres repérés, ils sont abattus : c’est la deuxième opération. Couper, abattre un arbre se dit tè —tè ngee (té = abattre, ngee = arbre) ou vétè. Si la tronçonneuse électrique est d’usage courant aujourd’hui, il y a seulement quelques années, on employait la hache.
21On s’arrange pour couper l’arbre de façon à ce qu’il tombe au sol « du bon côté », c’est-à-dire le côté à creuser sur le dessus. Le « bon côté » est celui qui s’équilibrera au mieux avec le balancier dans l’eau et dépend de la forme du tronc.
22L’abattage n’intervient pas n’importe quand. Les pêcheurs tiennent compte du cycle lunaire : ils choisissent toujours la période de la « vieille lune », car selon eux, après la pleine lune, la sève des plantes descend vers les racines. Les arbres abattus pendant cette période sont donc censés contenir moins de sève dans leur tronc et, par conséquent, se conserver plus longtemps. Un arbre abattu « plein de sève » pourrit rapidement et ne pourra pas servir pour une construction appelée à durer longtemps. Les deux plus vieilles pirogues de l’île des Pins avaient trente ans en 1983.
23Le tronc doit être débarrassé de son écorce avant d’être travaillé pour constituer la coque. Cette opération, accomplie sut le lieu d’abattage, se fait à l’aide d’un bout de bois taillé en pointe carrée comme un burin, afin que son extrémité pénètre bien sous l’écorce pour la décoller.
Figure 2. Fabrication d’une pirogue double pontée : enchaînement des deux premiers niveaux d’analyse
Figure 2. Suite
Les phrases VIII et IX, non décrites dans l’article, ne sont pas détaillées ici
24Pour certaines espèces de bois, comme le kohu (Intsia bijuga), il est nécessaire également d’enlever le « biais », c’est-à-dire la couche située sous l’écorce (l’aubier), au-dessus du cœur, car seul ce dernier est conservé pour faire la pirogue.
25Une fois écorcé et éventuellement « ébiaisé », le tronc qui doit servir à confectionner la coque est sommairement creusé, sur le lieu d’abattage, de manière à l’alléger pour faciliter la sortie de la forêt. Trois procédés, chacun propre à une période historique donnée, peuvent être employés pour réaliser ce premier évidage.
26Le premier consiste à mettre le feu au tronc (on en contrôle la progression avec de l’eau). Cette méthode est ancienne et remonte au temps où les pêcheurs ne disposaient pas d’herminette. Cette opération comportait les actes suivants :
27– On commence par tailler le tronc grossièrement à l’aide d’une hache de pierre, de façon à former une première cavité, peu profonde, dans laquelle il est plus aisé de guider le feu.
28– On met le feu dans cette cavité.
29– Comme il ne faut pas que le feu brûle trop le bois —le creuse trop profondément à certains endroits—, on le guide en l’aspergeant d’eau de mer : on commence par mettre le feu à l’une des extrémités de la cavité, et on le fait ainsi progresser tout en l’éteignant aux endroits suffisamment creusés.
30– Lorsque le feu atteint l’autre extrémité, et que l’on juge le tronc convenablement creusé, on l’éteint complètement.
- 10 Les pêcheurs avaient emporté dans la forêt d’Oro un groupe électrogène pour actionner la tronçonneu (...)
31Le deuxième procédé s’effectue à l’aide d’herminettes et de barres à mines. C’est de nos jours la technique la plus courante, car tout le monde ne dispose pas d’une tronçonneuse électrique, outil caractérisant le troisième procédé. C’est la méthode qui fut employée dans le cas décrit ici ; elle consiste à entailler le tronc à la tronçonneuse10, ce qui permet d’en extraire des « tranches » et de commencer à creuser dans la cavité ainsi dégagée à l’aide des herminettes et des barres à mine.
32Pour cette pirogue, les pêcheurs ont ainsi passé une semaine dans la forêt d’Oro avant de l’en sortir. Sans la tronçonneuse, il aurait fallu un mois pour obtenir le même résultat.
33Une fois évidé et donc allégé, le bois peut être sorti de la forêt et traîné jusqu’au rivage. Dans le cas observé, le lieu d’abattage était distant de la mer d’environ un kilomètre. La forêt étant assez épaisse, les pêcheurs ont dû commencer par ouvrir un chemin, avant de remorquer les troncs jusqu’au rivage. Les lieux de coupe sont souvent fort éloignés du rivage, car c’est en plein cœur de la forêt que l’on trouve les grands arbres adaptés à ces constructions.
34Pour faciliter le halage —le bois sera tiré par une équipe de jeunes garçons et filles—, les pêcheurs installent devant le tronc toute une série de gaulettes de bois —déplacées au fur et à mesure de la progression— sur lesquelles glissera l’ébauche de coque.
35Une fois au rivage d’Oro, le bois des coques doit être remorqué jusqu’au rivage de Saint-Joseph, à Vao, où la construction se poursuivra. Le bois est transporté par mer, remorqué avec un bateau à moteur, qui remplace les pirogues jadis utilisées à cet effet.
36Les mêmes opérations sont effectuées pour le balancier, à l’exception de l’évidage. En effet, soit il n’est pas creusé —ce qui est le cas dans la fabrication traditionnelle—, soit il l’est directement sur les lieux de construction, car sa taille et son poids plus réduits ne justifient pas que ce travail se fasse en forêt.
37L’acquisition des autres bois qui serviront à fabriquer les perches, fourches, etc., pourra être faite au fur et à mesure de l’avancement de la construction. Je ne la détaillerai pas ici.
38L’ensemble de ces activités était autrefois l’objet de nombreux interdits et pratiques rituelles. De nos jours, la « coutume » préalable existe toujours. Il s’agit, pour les constructeurs et propriétaires de la future pirogue, de présenter des dons —ignames, tabac, argent, étoffe, etc.— aux petits chefs de l’île (traditionnellement, un représentant de chaque tribu aidait à sortir la pirogue de la forêt) ainsi qu’au petit chef du lieu d’abattage —la tribu de Truèté dans le cas qui nous occupe ici. Ce présent coutumier a pour fonction d’appuyer la demande d’autorisation d’aller couper le bois, un préalable indispensable à la bonne réussite de l’entreprise. On peut encore voir une vieille pirogue, restée dans la forêt de Gadji, entre Gadji et Wapâ : après l’avoir taillée avec « la pierre et le feu », et malgré leur grand nombre, ils n’ont jamais réussi à la faire bouger. La seule explication plausible pour les habitants de l’île des Pins serait une « coutume » mal faite ou non respectée. Et c’est pour eux rédhibitoire : il n’y a plus qu’à laisser la pirogue pourrir sur place !
39Beaucoup d’histoires entourent ces activités et il est parfois difficile de déterminer la part de la légende ! L’une d’entre elles, racontée par les plus âgés aux plus jeunes, concerne la « vraie façon » de sortir une pirogue de la forêt : les hommes devaient la porter sur les épaules, avec un vieux qui dansait dessus. Certains ont même ajouté qu’il était important que cela ne soit fait que par des hommes, car un passage devait être effectué dévêtu. Une autre histoire concerne l’évidage d’une pirogue par le feu dans la forêt d’Oro. Lorsque les hommes qui surveillaient la progression du feu souhaitaient aller se reposer, ils l’éteignaient. Mais souvent, quand l’un d’entre eux se réveillait, il s’apercevait que le feu était rallumé. Aussi alarmait-il ses camarades ; lorsque ceux-ci arrivaient à côté de la pirogue, le feu était à nouveau éteint. Cette histoire est significative de la « magie » prêtée à Oro. C’est un des endroits de l’île des Pins auxquels est attaché le plus grand nombre de croyances, superstitions et légendes. Il n’est pas rare, lorsque les pêcheurs s’y rendent afin de couper des arbres pour les pirogues, qu’ils entendent, le soir, comme des coups de tamioc ou de sabre d’abattis alors que personne n’y travaille : « Oro est encore hanté ! » disent-ils.
40Les deuxième et troisième phases —la fabrication de la coque proprement dite et celle du balancier— vont commencer ensuite à Saint-Joseph, simultanément. Pour la commodité de l’exposé, je les présenterai successivement.
41Cette phase va comporter huit opérations étudiées ici en détail. Celles-ci, hormis le fibrage, seront reprises à l’identique pour la fabrication du balancier de cette pirogue, comme nous le verrons ci-dessous.
42Les outils utilisés sont l’herminette creuse et la barre à mine (figs. 3 et 4). Durant une semaine, les pêcheurs ont évidé l’intérieur de la coque principale. Plusieurs personnes y travaillaient ; mais comme l’activité n’était pas régulièrement partagée —certains travaillaient moins longtemps que d’autres—, il est difficile d’évaluer le nombre exact de participants. En moyenne, je pense qu’ils ne devaient pas être plus de deux ou trois à creuser chaque jour avec leur barre à mine.
Figure 3. le pêcheur creuse la coque à l’aide de la barre à mine
Figure 4. Pendant que les uns terminent le creusage de la coque à la barre à mine, d’autres en égalisent le rebord à la hache
43Avant la fin de ce deuxième évidage, les pêcheurs vont procéder à la taille des extérieurs, de façon à pouvoir le poursuivre par la suite jusqu’à la limite maximale. Aussi vont-ils retourner le tronc afin de tailler l’avant et l’arrière de la coque.
44Pour retourner la coque, plusieurs hommes, munis de barre à mine ou de pieux de bois pouvant faire office de levier, se placent tous d’un même côté de la coque et mettent la pointe de leur « levier » sous celle-ci. Puis, à l’appel de l’un d’entre eux, ils unissent leurs efforts pour la faire basculer, en appuyant d’abord sur les leviers, puis en les relevant de façon à faire rouler le tronc d’un demi-tour. Enfin, ils le recalent pour qu’il ne bouge pas durant la suite du travail.
45Il s’agit de mettre en forme l’extérieur de la coque, c’est-à-dire de terminer la taille extérieure de l’avant et de l’arrière et d’achever le rabotage de l’ensemble.
46Pour tailler les deux extrémités de la coque, on commence à la hache, de façon à dégrossir la forme. Puis on continue à l’herminette plate, ce qui permet de préciser cette forme. L’avant est conçu pour fendre la mer sans ralentir la marche de la pirogue, tout en lui laissant un poids suffisant qui lui permettra de supporter la tension de la voile en vent arrière ; l’avant est donc plus dur que l’arrière, celui-ci n’ayant rien à supporter. La taille est affinée par un rabotage sur toute la longueur de la coque. La taille peut être décomposée en quatre actes, que nous allons détailler successivement.
47– Pour guider l’homme qui procède à la taille de l’avant et de l’arrière de la coque, on a tracé au préalable une ligne, à l’aide d’un crayon noir, qui représente l’esquisse de leur forme générale.
48– Puis on commence la taille à la hache. L’homme qui la manie se tient sur le côté de la coque, les jambes écartées, ce qui lui assure un meilleur équilibre ; il taille en lançant ses coups du corps de la pirogue vers son extrémité. Les premiers coups se situent donc au plus haut, et descendent progressivement vers le bas. De même, il commence généralement par les côtés pour se rapprocher peu à peu du milieu.
49– Une fois la forme générale donnée avec la hache, il continue la taille à l’herminette plate ; il peut ainsi achever cette opération en ôtant toutes les traces de coups de hache (fig. 5). Il procède de la même façon que pour la taille à la hache, à savoir : les côtés d’abord, du haut vers le bas, et progressivement en se rapprochant du milieu de la coque. En maniant l’herminette, l’homme se tient non plus sur le côté mais devant la coque : il fait face à l’extrémité de la coque, à l’endroit où il va tailler, les jambes écartées, pour ne pas se blesser avec l’herminette quand celle-ci arrive en bout de course.
- 11 Notons que la hache et l’herminette plate sont utilisées par les pêcheurs.
50– Enfin, le travail est parachevé au rabot (fig. 6). Dans le cas observé, c’est le menuisier de l’île des Pins qui s’en charge, car lui seul manie couramment le rabot électrique employé ici11. Le rabot est également passé sur certains points du tronc, sur les nœuds par exemple, comme sur toutes les petites imperfections du bois. Une fois cette taille extérieure terminée, la coque doit être « fibrée », à l’initiative du service de la Jeunesse et des Sports de Nouméa.
Figure 5. Après avoir retourné la coque, le pêcheur continue la taille de l’avant et de l’arrière
Figure 6. L’ensemble de l’extérieur de la coque est raboté pour obtenir un lissage parfait
- 12 Terme employé localement en français pour désigner l’action de recouvrir la coque d’une chape de bi (...)
51Cette opération n’existait pas dans la fabrication traditionnelle des pirogues. C’est une innovation récente, introduite afin de rendre la coque plus solide et notamment d’empêcher que le bois se gonfle d’eau et pourrisse.
52Il faut dire que la précédente pirogue —de mêmes dimensions— construite par le propriétaire dont il est question ici n’avait pas duré un an : la coque, complètement pourrie, était tombée en morceaux. Certains disent que les bois utilisés n’auraient pas été abattus à la vieille lune. Quoi qu’il en soit, le service de la Jeunesse et des Sports, qui a en partie financé la construction de la nouvelle pirogue, a préféré prendre toutes les précautions. Certains pêcheurs étaient sceptiques quant à l’utilité de cette nouvelle technique, car ils n’avaient pu en vérifier l’efficacité.
53En raison de son caractère nouveau et spécifique, cette opération fut effectuée par des ouvriers spécialisés venus de Nouméa pour l’occasion. En attendant leur arrivée, les pêcheurs ont retourné à nouveau le tronc afin de pouvoir terminer l’évidage de l’intérieur de la coque. Mais pour la commodité de l’exposé, et comme les opérations supplémentaires —deux retournages de la coque— que cette attente implique n’ont aucun caractère obligatoire pour la réussite de cette phase, nous allons rétablir l’ordre des opérations et traiter le fibrage avant l’évidage 3. L’opération de fibrage comporte quatre actes.
541) D’abord, les ouvriers demandent aux piroguiers d’étendre sur toute la surface de la coque une couche de bitume à l’aide d’un pinceau.
552) Puis ils recouvrent tout l’extérieur de la coque d’une chape de bitume armé, à base de toile de verre. Cette chape se présente sous forme de rouleau qu’ils déroulent au-dessus de la coque.
563) Le collage de cette chape sur la paroi de la coque enduite de bitume peut être décomposé en plusieurs gestes : le premier ouvrier chauffe au préalable, à l’aide de la flamme d’un chalumeau, d’une part la coque, d’autre part la bande de chape située au-dessus de la partie de la coque chauffée ; lorsque les deux surfaces sont bien chauffées, il applique la chape contre la coque ; pendant ce temps, le deuxième ouvrier la martèle de façon à ce qu’elle adhère bien à la coque, sans laisser de bulles d’air ; afin que la chape épouse bien la forme de la coque, des découpes sont faites à l’aide d’un couteau. Cela demande un grand soin, car le but de l’opération est de rendre la coque de la pirogue totalement hermétique en la recouvrant parfaitement de cette couche imperméable. Il est donc indispensable qu’elle soit bien ajustée.
57Ces gestes sont répétés jusqu’à ce que toute la coque soit recouverte par la chape. La progression est lente, car il est nécessaire que la paroi et la chape soient bien chaudes pour que l’adhérence se fasse dans de bonnes conditions. La première largeur couvre un peu plus de la moitié de la coque, en partant de l’un de ses bords, et la seconde vient chevaucher la première au milieu de la coque pour descendre jusqu’à l’autre bord.
584) Lorsque la coque est entièrement recouverte, les piroguiers enduisent à nouveau la chape d’une couche de bitume afin d’uniformiser l’ensemble et de rendre imperméable les jointures des découpes et des deux bandes de chape.
59Cette opération de fibrage a été réalisée en une journée, soit environ cinq heures de travail pour deux ouvriers et deux ou trois piroguiers. Son coût est de 40 000 F CFP (2 200 FF), sans compter la journée de travail des deux ouvriers, ainsi que leurs frais de déplacement jusqu’à l’île des Pins. Les piroguiers ont également enduit intérieurement et extérieurement le balancier creusé avec le reste de bitume, après en avoir passé une couche à l’intérieur de la coque, une fois celle-ci retournée, de façon à assurer une protection maximale.
60Cette opération est la même que celle nommée « retournage 1 », mais a pour objet, cette fois, de remettre la coque à l’endroit de façon à en terminer l’intérieur. Je ne la détaillerai donc pas.
61Le fond de la coque est plus épais que ses côtés, car c’est la partie de la pirogue la plus exposée aux chocs : c’est le fond qui est amené à racler les « pâtés » —formation corallienne à fleur d’eau, notamment à marée basse— durant la navigation ; il n’est pas rare non plus de s’échouer sur les récifs lorsque la mer est basse dans certains passages à faible profondeur d’eau... Et lorsque l’on remonte une pirogue sur le rivage, c’est encore le fond qui frotte sur le sable. Le pêcheur applique la paume de l’une de ses mains contre le bois, dans la coque, et l’autre à l’extérieur, face à la première, ce qui lui permet de « sentir » l’épaisseur de la paroi. Pour ce dernier évidage, seule la barre à mine peut être utilisée afin de ne pas percer la coque. Une surface plus épaisse, destinée à supporter le pied du mât, est ménagée au fond de la coque (fig. 7).
Figure 7. À l’arrière, dans le fond de la coque, on laisse une masse plus épaisse à l’endroit où le mât viendra reposer
62Les pêcheurs nettoient les parois intérieures à l’aide de leur barre à mine. Le brossage consiste donc à faire sauter tous les morceaux de bois qui dépassent des patois après l’évidage. Cette opération termine la phase de fabrication de la coque.
63Traditionnellement, une autre opération doit avoir lieu pour achever cette phase : il faut mettre la coque à tremper dans l’eau de mer durant deux à trois semaines afin de la protéger de l’attaque des tarets —mollusques (lamellibranches) au corps vermiforme, à coquille très réduite, qui creusent des galeries dans les bois immergés pendant longtemps. Aux dires des anciens, l’eau salée dégage en outre le jus du bois, ce qui permet une meilleure conservation. Mais si l’on est pressé, il est possible de remplacer ce séjour en eau de mer par une autre opération : on asperge le bois de la coque, sur toute sa surface, avec de « l’huile brûlée » (ou chauffée). Comme il est d’usage de protéger le bois de l’attaque des tarets en l’imprégnant de créosote —liquide huileux, transparent, désinfectant, contenant du phénol et du créosol, extrait de goudron—, on peut penser que l’huile employée présente les mêmes qualités.
64C’est cette dernière solution qui a été choisie ici par les piroguiers, pressés par le temps. Selon le menuisier, il aurait été possible de réaliser cette opération d’aspersion après le fibrage. En fait, l’aspersion d’huile chauffée fut première. L’immersion de la coque en dépit du fibrage témoigne de la part des pêcheurs d’une certaine défiance envers ce nouveau procédé.
Figure 8. Les différentes dimensions de coque de la pirogue
65Toutes les opérations, fibrage excepté, furent répétées plusieurs fois : d’une part pour la coque, comme nous venons de le voir, et d’autre part pour le balancier qui, étant creusé, implique les mêmes opérations. Je ne les reprendrai pas ici. Rappelons simplement que c’est pour mieux résister à la tension de la voile que le balancier a été creusé (fig. 9) ; les balanciers pleins ont en effet tendance à s’enfoncer dans la mer lorsque la tension est trop forte. Traditionnellement, le balancier était plein. Sa fabrication ne comportait alors que deux opérations : la façonnage de sa forme (avant et arrière) et l’immersion, ou l’aspersion.
66Il a fallu trois semaines de travail pour terminer les fabrications de la coque et du balancier. Les pêcheurs peuvent maintenant passer à la phase suivante : le coffrage de la coque —et du balancier pour la pirogue en question.
Figure 9. En raison de la grande taille de la pirogue, les pêcheurs ont creusé le balancier afin qu’il flotte mieux
67Le coffrage de cette pirogue a été réalisé en planches de contreplaqué achetées à Nouméa et acheminées à l’île des Pins par le bateau de marchandises reliant Nouméa à Kuto deux fois par mois. Absente de l’île des Pins au moment où les pêcheurs ont réalisé le coffrage de la coque principale, je ne suis pas en mesure de décrire cette phase en détail. En revanche, j’ai assisté au coffrage du balancier. J’appuierai donc ma description sur ce dernier.
68Avant de mettre en place les tasseaux verticaux qui serviront à fixer les planches du coffrage, on commence par raboter le bord de la coque afin qu’il soit bien droit. Les montants verticaux, au nombre de onze par côté, sont disposés régulièrement dans la petite pirogue.
69L’opération suivante consiste à couper des planches à la bonne dimension. Elles sont parfois rabotées jusqu’à l’ajustement parfait à la coque. On peut alors les mettre en place avec un niveau. Pour chaque montant vertical, après en avoir bien réglé la verticalité à l’aide du niveau, on trace son emplacement sur le contreplaqué en vue de percer —à l’aide d’une perceuse électrique— la planche afin de la fixer sur les montants.
70Chaque côté latéral du coffrage étant constitué de deux planches de contreplaqué superposées au milieu de la longueur de la coque, leur extrémité est rabotée en biseau pour qu’elles s’emboîtent bien, sans produire un supplément d’épaisseur. À l’avant et à l’arrière, une planche ferme le coffrage.
71On procède ensuite à la pose définitive des planches du coffrage. Le rebord de la coque et les montants verticaux sont enduits de glu ; puis on place les planches de contreplaqué et l’on perce les montants verticaux à l’endroit précis où ils doivent maintenir le coffrage grâce aux trous déjà faits dans les planches. Le coffrage est alors vissé sur les montants.
72La dernière opération est la mise en place de joints —petite baguettes de bois— à la base du coffrage, le long de la coque. Ces joints sont, d’une part, maintenus par une sorte de mastic —» Epiglass épifil »— qui renforce l’étanchéité, et d’autre part, cloués. Une fois achevé le coffrage de la coque et du balancier, les pêcheurs peuvent réaliser la phase suivante : le pontage de la pirogue.
73La première opération est la mise en place à niveau des soutiens de pont. On dispose ensuite la première planche du pont contre le coffrage. Le coffrage et la coque n’étant pas rectilignes, il est nécessaire d’ajuster la planche à la forme du coffrage. Pour cela, on place les deux premières planches à cheval sur le coffrage, bien alignées de façon compenser la sinuosité avant de poser d’aplomb les autres planches du pont. Puis, par-dessous, on trace la marque du coffrage ; afin de placer les planches du pont bien droites, on tend un fil de nylon d’un bout à l’autre de la pirogue. Les supports de balanciers sont alors rabotés dans le but d’assurer une bonne horizontalité des planches.
74Pour obtenir la longueur adéquate, deux planches sont mises bout à bout ; elles sont coupées de sorte que le raccordement, en biais, se trouve sur une des traverses qui supportent le pont. Après la mise en place des planches, on cloue des montants de bois à cheval sur les différentes planches afin de bien solidariser l’ensemble.
75Les bras du balancier sont déjà rattachés au coffrage de la coque. On les fait entrer dans les trous prévus à cet effet dans le coffrage du balancier. Il faut parfois les raboter pour qu’ils s’ajustent correctement. Il est ensuite nécessaire d’ajuster le balancier pour qu’il soit bien droit. À cette fin, on mesure l’extrémité de chaque bras sortant de l’autre côté du coffrage, qui doit être égale à 25 cm —les bras ont tous la même dimension.
76Les deux bras du milieu sont placés légèrement plus haut que les deux bras extérieurs, sans doute pour que leurs extrémités ne plongent pas dans l’eau lors de la navigation. Le balancier mis en place, on dispose les tasseaux de bois de la façon suivante (fig. 10).
● bras reliant la coque principale au balancier
□ tasseau
Figure 10. Mise en place du balancier
77On peut ensuite fermer les extrémités du coffrage. Pour terminer cette opération de mise en place du balancier, on fixe solidement chaque bras aux montants verticaux qui maintiennent le coffrage. En effet, chaque bras se trouve entre quatre montants verticaux (fig. 11). Si l’on considère le bras arrière du balancier, B et C sont les montants intérieurs —vers le milieu de la coque— et A et D sont les montants extérieurs —c’est-à-dire ceux situés vers la fermeture latérale du coffrage. On maintient le bras en place par un câble tendu et une barre boulonnée qui traverse d’une part le bras, et d’autre part les deux montants A/B —on agit de même pour C/D. Puis on entoure les montants B et C d’un filin tendu. On procède pareillement pour le morceau du bras se trouvant entre B et C, et à l’aide d’un double crochet, on réalise une tension entre le bras et le filin tendu entre B et C. Cette opération est répétée pour chaque bras.
Figure 11
78À l’intérieur du coffrage, au niveau des tasseaux 2, 5, 7, 10, 12 et 15 (voir fig. 10), on rajoute un tasseau vertical qui est collé et cloué contre le coffrage, tout en étant placé également contre les tasseaux horizontaux. Là commence l’opération de pontage du balancier. On place une planche sur les tasseaux horizontaux —deux planches pour la longueur du balancier— de façon à réaliser un petit pont de chaque côté du coffrage. Comme pour le pontage de la coque principale, les deux planches sont jointes en biseau, à cheval sur un montant horizontal.
79Pour terminer le balancier, on scie les montants verticaux qui dépassent du coffrage, ainsi que le bout des planches du mini-pont. Puis on perce des trous dans le coffrage pour amarrer correctement le balancier.
80Ensuite, sur le coffrage, au-dessus du mini-pont et parallèlement à celui-ci, on trace un trait en vue de poncer tout ce qui se trouve au-dessus de ce trait. Afin que le trait soit bien parallèle au pont, on appuie le crayon sur un morceau de bois que l’on fait glisser tout le long du pont. Tous les trous —au-dessus des clous, des vis, etc.— sont alors bouchés avec de « l’Epiglu » afin que le coffrage soit bien étanche. Enfin, on ferme le dessus du coffrage du balancier.
81De chaque côté du coffrage du balancier, contre le rebord inférieur, on a fixé des sortes de poignées, au niveau de chacun des quatre bras, de façon à pouvoir maintenir ensemble, à l’aide d’un cordage, la planche-pont, le bras du balancier et le corps du balancier. Puis, contre le coffrage, sous chaque bras, on place une planchette de contreplaqué —bien découpée à la forme du bras— collée sous le pont, qui servira d’une part à boucher les trous parfois trop grands du coffrage, et d’autre part à consolider le coffrage à cet endroit-là.
82Cette opération termine la fabrication proprement dite de la pirogue. Il ne reste plus maintenant que quelques finitions et le gréage (mise en place et amarrage du mât, etc.), phases qui ne sont pas décrites ici. Enfin, la pirogue sera bénie avant sa première mise à l’eau.
83L’appropriation du domaine maritime kanak repose donc sur une spécialisation technique. Les croyances et rituels interviennent peu aujourd’hui dans la construction navale, surtout dominée par la « coutume ». La magie de certains lieux, les traditions ancestrales ne sont pour autant pas complètement oubliées (Leblic 1998) ; mais des choix, idéologiques, symboliques, ont été faits. C’est peut-être ce qui a permis à l’innovation de trouver un chemin entre tradition et modernité. Ainsi le balancier a-t-il été creusé pour améliorer les performances de la pirogue ; mais les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances des constructeurs. L’innovation est possible mais pas toujours souhaitée : un vieux conflit que les Kanaks semblent avoir résolu à leur manière : ouverts à l’innovation, ils restent parfois dubitatifs quant à son efficacité. Mais cette expérience permettra à d’autres innovations de prendre le relais, car toute nouveauté est un apprentissage.
84Rappelons que dans la société kanak, le savoir est cumulé sur des générations, ce qui confère aux constructeurs une compétence particulière. Cette connaissance est la base nécessaire à toute société pour développer une construction navale adaptée à ses besoins, sans cesse en évolution sous la pression de peuples dominants ou de l’économie de marché.
85Pourtant, malgré les innovations, les caractéristiques traditionnelles de la pirogue demeurent presque inchangées. On peut donc retracer une histoire navale, riche et maîtrisée tout au long des siècles.
Petit glossaire technique en nââ kwênyii