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Dossier

Une technique du vertige ?

Les usages du corps dans une pratique ascensionniste : la via ferrata
Eric Boutroy

Résumés

À partir de la problématique des techniques du corps, nous proposons d’appréhender la via ferrata, pratique sportive ludique et aérienne, comme une technique du vertige. L’analyse du corps sportif comme moyen d’action permet d’étudier puis de relativiser l’importance de la technicité ascensionniste dans l’activité. Ayant mis en évidence que c’est dans le jeu vertigineux que se définit l’usage du corps ferratiste, nous pouvons essayer d’y voir un principe structurant.

A technique of vertigo ? The uses of the body in a climbing technique : the via ferrata
From the stand-point of the body techniques (Mauss’ « techniques du corps ») this paper presents via ferrata rock-climbing as a vertigo technique. The analysis of the body engaged in sports as a means of action enables to study  and to put into perspective the importance of technicality in the climbing process. Having shown that it is in this breathtaking game that is defined the use of the climber’s body, it is possible to identify in it a structuring principle.

¿ Una técnica del vértigo ? Los usos del cuerpo en una práctica de escalada, la vía ferrata.
A partir de la problemática de las técnicas del cuerpo, proponemos aprehender la via ferrata, práctica deportiva lúdica y aérea, en tanto que técnica del vértigo. El análisis del cuerpo que practica deporte como medio de acción permite estudiar, y más adelante relativizar, la importancia que posee la técnica de escalada en el conjunto de la actividad. Habiendo puesto en evidencia que el uso del cuerpo ferratista se define en el juego vertiginoso, podemos intentar detectar aquí un principio estructurante.

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Texte intégral

1Proposer une étude ethnologique sur une pratique sportive contemporaine, c’est s’engager aujourd’hui encore dans un champ relativement controversé. Or, face à une classique lecture critique du phénomène sportif, qui en fait un sujet futile, voire manipulatoire, il peut être utile d’écouter Norbert Elias afin de l’aborder comme une « clé de la connaissance de la société. » (Cité dans Bromberger 1995 : 5).

  • 1  Baptisées par les experts APPN (pour Activités Physiques de Pleine Nature).
  • 2  Littéralement « voie ferrée » en italien.

2Pour le chercheur, le sport est un objet paradoxal : connu de tous, personne ne peut le définir précisément. Conscient de sa variabilité historique et de sa diversité synchronique, nous considérerons avec Michel Bouet (Pociello 1995 : 39) que le sport est « une recherche de compétition ou de performance dans le champ des activités physiques intentionnellement affrontée à des difficultés ». Prenant en compte les défis lancés à soi-même, cette définition permet de saisir un domaine mouvant. En effet, loin des disciplines traditionnelles, des sports se sont déployés depuis le début des années quatre-vingt dans les espaces de pleine nature. Utilisant de façon originale l’environnement à la fois comme support, ressource et parfois source d’inspiration, un grand nombre de pratiques sportives1 qui se déroulent dans les territoires de moyenne et haute montagne —de l’escalade au parapente, du VTT au canyonisme— ont récemment acquis une légitimité croissante. Ainsi en va-t-il de la via ferrata2 dans sa spécificité française.

3Ancrée dans l’histoire au long cours de l’alpinisme, nommée et apparue en tant que telle pendant l’entre-deux guerres dans les Dolomites italiennes, la via ferrata ne s’est implantée en France qu’au tout début des années quatre-vingt-dix. Cela n’a pas empêché un développement rapide : avec aujourd’hui plus de soixante-dix parcours et un nombre croissant de pratiquants, le ferratisme constitue bien dans l’Hexagone une activité émergente. Une via ferrata est en fait un itinéraire tracé dans une paroi rocheuse d’une étendue conséquente, et dont l’ascension est facilitée et sécurisée grâce à des aménagements particuliers (échelons, rampes, passerelles, etc.). Le cheminement est imposé par un câble à demeure —appelé également « ligne de vie »—, relié régulièrement au rocher et qui permet aux pratiquants de s’y accrocher pour prévenir les chutes. Ce dispositif affranchit le sportif de la cordée qui caractérise l’escalade et l’alpinisme; ainsi est-il possible d’évoluer dans le vide en autonomie. Équipé d’un matériel de protection individuel, le ferratiste escalade la falaise en s’aidant des artefacts à demeure puis redescend à pied par un sentier. Discipline ascensionniste et aérienne à la croisée de la randonnée pédestre et de l’escalade sportive, la via ferrata possède une identité propre qui, nous le verrons, trouve dans sa modalité française une évolution capitale. Pratique sécurisée, ludique et immédiate où le corps joue un rôle central, elle a pour intérêt de rendre relativement accessible au novice le terrain de jeu des grimpeurs.

4Par la biais de la problématique des techniques du corps (Mauss 1936), nous avançons ici l’hypothèse que cette pratique sportive doit être appréhendée comme une technique du vertige. Si, au premier abord, l’objectif de la via ferrata semble être l’ascension d’une falaise, nous allons tenter de montrer, par l’analyse de ses propriétés physiques et scéniques, que l’activité se définit fondamentalement comme une somme de moyens visant à perturber les perceptions et l’équilibre du pratiquant.

5Nous examinerons d’abord l’ensemble des procédés physiques (espaces investis, instruments, gestes) à l’œuvre dans la discipline pour saisir la particularité du jeu corporel et relativiser l’importance de l’escalade. Ce n’est qu’après avoir mis en évidence sa relation avec le vertige que nous pourrons essayer d’y voir un principe structurant de la technique du corps dont relève cette activité.

Du corps ascensionniste

6L’analyse des techniques du corps doit prendre en compte « l’ensemble des variables “extérieures” susceptibles d’influer sur la motricité » (Vigarello 1988 : 7). Partant du cadre global de la pratique, nous débuterons par l’étude du milieu dans lequel évolue le ferratiste afin de voir, d’une part, ce que révèlent les choix d’aménagement et, d’autre part, en quoi ils peuvent jouer sur les usages corporels3.

  • 3  Cette présentation est nécessairement simplificatrice et ne doit pas laisser croire à une vision dé (...)

L’influence de l’environnement

7Certes, la via ferrata se déroule dans ce qu’il est coutumier d’appeler un milieu naturel. Il reste que dans ce cas, nous sommes loin de la montagne « brute ». Ce type de site, même hors des stades, constitue un espace modifié par l’homme à un degré notable. Considérant qu’il n’est pas possible de dissocier les dimensions physiques et culturelles d’un système technique, nous articulerons les éléments naturels (relief, minéraux) et artificiels (aménagement, équipement) de l’environnement de cette pratique. Pour bien comprendre sa spécificité, il faut préciser dès le départ que la coûteuse4 installation d’un itinéraire est le résultat d’une décision institutionnelle qui associe acteurs économiques et politiques. Équipement touristique, une via ferrata est, explicitement, une production sociale pensée et élaborée à l’intention d’un touriste de montagne novice pour qui l’escalade est une action inhabituelle5. Sans préjuger de la composition de la population des pratiquants, il conviendra de garder cela en mémoire pour comprendre ce qui suit.

  • 4  Les prix varient entre 30 et 90 le mètre linéaire, pour un budget total s’échelonnant entre 23 00 (...)
  • 5  Cet aspect trouve un parfait exemple dans le guide d’aide à la décision réalisé pour le ministère d (...)

8Du choix d’un site à la topographie de l’itinéraire, les dispositifs mis en place doivent peu au hasard. La majeure partie d’entre eux sont situés dans les Alpes et implantés à proximité de sites touristiques, ce qui diminue la pénibilité de la pratique. Ainsi les marches d’approche (entre une et quinze minutes) sont-elles souvent réduites à leur plus simple expression. Le type de rocher (calcaire, granit), les zones d’installation (ville, basse vallée, moyenne montagne) et les paysages peuvent varier, mais les via ferrata n’en manifestent pas moins une unicité morphologique certaine. Celle-ci se repère tout d’abord dans les dimensions : il ne s’agit quasiment jamais de grandes faces, mais plutôt de falaises de médiocres qualités au sens tant rocheux, qu’esthétique, parfois de successions de portions rocheuses qui avaient été jusque là délaissées par les alpinistes et les grimpeurs. Les itinéraires sont courts —quelques heures de parcours pour quelques centaines de mètres de dénivellation— et, remarquons-le, de bien plus faible ampleur que leurs cousins dolomitiques. Ensuite, les via ferrata françaises possèdent un certain nombre de traits communs dans leur forme et leur composition. Commençons par noter qu’à de très rares exceptions près, l’itinéraire ne débouche jamais sur une cime. Mais les parois se caractérisent avant tout par leur raideur. Si le cheminement suit parfois des vires ou des failles, il s’affranchit la plupart du temps des lignes de faiblesses naturelles. On ne suit plus la « logique » du rocher, mais l’on se déplace verticalement dans des zones compactes. Cette ligne est comme un scénario où l’on retrouve globalement les mêmes éléments, avec quelques variations de dosage. Le parcours n’est jamais continu : il fait alterner zones de tension —traversées aériennes, passages verticaux (dalles lisses et dégagées) et déversants (surplombs)— et zones de repos (terrasses, portions couchées). Cette variété a pour effet de modérer l’engagement physique du pratiquant. Dans le même temps, on est loin de la simple marche où l’équilibre est habituel. La verticalité du support et l’exposition au vide induisent une succession de postures instables et imposent un constant maintien en équilibre du corps, aussi bien pour progresser dans la voie que pour ne pas chuter.

  • 6  Passerelle légère entre deux portions de falaise constituée de câbles tendues dans le vide. Les plu (...)
  • 7  Dispositif consistant en un câble tendu entre deux falaises. Le ferratiste s’y accroche avec une po (...)

9À côté de choix topographiques, ce type d’itinéraire exige un aménagement lourd de la falaise. Au cours de son élaboration, le parcours est dans un premier temps purgé de ses éléments instables (rochers branlants, arbres gênants). Dans un second temps, les installateurs fixent sur la paroi un certain nombre d’équipements. À côté du dispositif d’assurance —plusieurs centaines de mètres de câble gainé qui sert souvent de point d’aide—, tous les passages délicats font l’objet d’un travail particulier : taille de prises dans le rocher par perforation, fixation d’un grand nombre de prises artificielles (marches, barreaux, échelons, etc.). Ces derniers éléments, disposés en échelle, sont conçus de manière à offrir au pratiquant des prises standardisées, confortables et de préhension facile (grandes, saillantes et orientées dans un sens vertical). Ce second dispositif a pour fonction de gommer les difficultés afin de permettre au ferratiste d’évoluer dans des espaces aériens malaisés, voire extrêmes, qui autrement exigeraient une grande maîtrise de l’escalade. Mais l’artificialisation du milieu va encore plus loin. On trouve en effet dans les via ferrata un troisième type de dispositif technique dont l’objectif est moins de faciliter le déplacement que d’immerger explicitement le corps dans le vide. Ainsi, sur la via ferrata du Colombier —située dans la commune des Vigneaux (Massif des Écrins, Hautes Alpes)—, à une centaine de mètres du sol, le ferratiste finit par rejoindre une petite terrasse située sur une arête découpée, d’où se détache, sur la toile de fond du ciel, une échelle métallique haute de quatre mètres. Sa particularité est qu’au lieu d’être appuyée sur le rocher, elle fait face au vide. L’installation est faite de telle manière qu’il faut la remonter jusqu’au dernier barreau et s’y redresser pour pouvoir repartir sur le rocher. Sur d’autres parcours, ce seront des ponts suspendus, des ponts de singes6 ou des tyroliennes7. La plus sophistiquée de ces installations se trouve à Peille où les concepteurs ont tendu un filet fait de câbles tressés en croisillons et maintenus à un mètre de la paroi par des barres métalliques. Le pratiquant grimpe alors sous un grand toit, entre le rocher et le filet, face au vide. Ce dernier trait, absent des premières via ferrata, est aujourd’hui un élément non contournable des réalisations. Nous verrons bientôt en quoi il constitue le parangon du sens de l’activité.

10Par un processus croissant d’artificialisation, l’espace de la via ferrata est, on le voit, façonné selon une logique déterminante pour les techniques du corps : évacuer au maximum les contraintes de l’ascension pour permettre l’évolution en milieu vertical et favoriser l’insertion du corps dans le vide. Sans développer cette question, remarquons toutefois que cette activité se développe et s’inscrit dans une représentation prométhéenne de la montagne (Bozonnet 1992 : 155-236), qui fait du donné naturel un objet à façonner. Entre anthropisation et marchandisation, la nature est ici soumise par la médiation tech-nique à la volonté et au désir de l’homme. Nous considérerons alors la via ferrata comme une théâtralisation de l’espace sauvage, c'est-à-dire comme une activité dont l’efficacité repose principalement sur la mise en œuvre de moyens scéniques dont nous allons désormais examiner les implications corporelles.

Vers une posturalité inhabituelle

11Pour ne pas étudier des corps abstraits, il est nécessaire de repérer quelques traits identifiant les ferratistes. En nous appuyant sur les seules statistiques de seconde main (AFIT 1998) et nos propres travaux (Boutroy 2000), nous pouvons d’abord évoquer un profil somme toute classique dans le champ des sports de nature : population plutôt masculine, issue des classes moyennes supérieures d’origine urbaine et caractérisée toutefois par un recrutement plus ouvert que celui de l’escalade et de l’alpinisme. La via ferrata est une pratique occasionnelle; 50 % des ferratistes sont des débutants complets, et ceux qui se qualifient de pratiquants réguliers s’avèrent minoritaires. Enfin, si l’on trouve une proportion non négligeable de grimpeurs (30%) et d’alpinistes réguliers (16%), la majorité n’est pas familière des autres activités ascensionnistes. Ainsi retiendrons-nous que la plus grande partie d’entre eux s’initie au milieu vertical.

12Un des leitmotive de la via ferrata (martelé au long des articles dans les revues et plaquettes promotionnelles) est qu’il s’agit d’une activité simple. Certes, les quelques principes de l’activité sont élémentaires; toutefois, une règle du jeu réduite à l’essentiel masque une gestuelle plus complexe dont nous allons tenter de saisir la spécificité. Afin de décrire les aspects techniques de la via ferrata, nous commencerons par évoquer les dispositifs de sécurité pour ensuite porter notre attention sur les techniques liées à l’évolution en milieu vertical.

L’assurance

13L’équipement de protection indispensable est succinct : un casque et un baudrier8 sur lequel on accroche un absorbeur d’énergie relié à deux longes9 terminées par deux mousquetons autobloquants. Derrière ces fondamentaux, on va trouver un matériel assez commun formant l’équipement de base d’un randonneur un peu aguerri (principalement des chaussures rigides). Il est également possible, bien que ce cas soit rare en dehors de l’encadrement par un professionnel, d’utiliser une corde selon des modalités proches de l’escalade.

  • 8  Harnais individuel (utilisé notamment en escalade) prévu pour résister à des chutes importantes. (...)
  • 9  Les longes (empruntées à la spéléologie) sont des tronçons de corde dynamique (c'est-à-dire aya (...)

14La règle d’or est de rester relié tout au long de l’ascension à la « ligne de vie » par au moins une de ses longes (dans le jargon : être vaché). Comme le câble est régulièrement attaché à la paroi par des broches, à chaque fois qu’au cours de sa progression le ferratiste arrive à un point d’attache (tous les trois ou quatre mètres), il doit placer un de ses mousquetons dans la section amont du câble, avant d’enlever son deuxième mousqueton de la section aval. Ajoutons qu’il ne faut jamais se trouver à plusieurs sur une même portion de câble. En suivant ces principes, le pratiquant est continuellement auto-assuré. Mais la simplicité des préceptes contraste avec la nécessité d’acquérir une gestuelle compliquée. Dans la paroi, le dispositif sécuritaire est, pour le ferratiste, source de difficultés : blocage au-dessus d’un point par oubli de démousquetonnage, entremêlement des longes, maniement du matériel à une seule main, etc. Il est très rare, même lorsque les pratiquants sont encadrés par un guide, que cela fasse l’objet d’un enseignement. Ces problèmes, qui se posent sur le terrain, sont résolus de manière autonome. Au fur et à mesure des ascensions, par observations et expérimentations successives, le ferratiste va se familiariser avec les subtilités de l’auto-assurance : « lire » la ligne de vie (repérer par avance les points d’attache du câble, anticiper leur franchissement), intérioriser l’enchaînement des gestes (par exemple faire passer toujours la même longe au-dessus de l’autre pour éviter l’enchevêtrement), « apprivoiser » les mousquetons autobloquants (dont le maniement de la virole à ressort exige de la dex-térité), développer une ambidextrie relative, faire régulièrement glisser la longe mousquetonnée pour qu’elle ne se coince pas sur un relief ou dans un coude du câble, etc. C’est grâce à ce répertoire de micro-techniques permettant d’être plus efficace que le sportif va pouvoir s’affranchir du souci de sécurité pour porter son attention sur le cheminement.

L’évolution

15La comparaison des savoir-faire corporels mis en œuvre dans la via ferrata et dans l’escalade sportive10 permet de repérer les spécificités et la place de la technique d’ascension.

  • 10  Par commodité, le terme « escalade » renvoie à la modalité de déplacement. Lorsque nous faisons réf (...)

16Afin de mieux saisir les mises en jeu du corps ferratiste, commençons par nous laisser glisser sur une paroi pour observer des pratiquants en action.

« De la passerelle suspendue d’où je surplombe la scène, je peux observer le guide et son couple de clients, partis après moi, en train de remonter la longue diagonale ascendante qui traverse la dalle verticale ocre veinée de strates. Ce passage est assez impressionnant, nécessitant de franchir une arête avec sous les pieds une portion de falaise déversante faisant d’un jet plonger le regard cinquante mètres plus bas où bouillonne le torrent. La raideur et le fait de grimper de travers rendent cette montée assez délicate. Même si elle est riche en échelons, leurs décalages exigent du ferratiste des placements de pieds scrupuleux et inhabituels. » (note 21/07/1999, Via Ferrata de La Durance).

17Une fois le décor planté, nous allons découvrir une belle illustration de la différence d’habitus corporel entre un professionnel et un débutant. Ainsi, il apparaît clairement que la technique d’escalade n’a rien de naturel. Chez le guide de haute montagne, les mouvements et les positions manifestent l’acquisition d’un ensemble complexe de savoir-faire du corps, liés à un métier.

 « Sous la luminosité d’un soleil éclatant, le contraste entre le guide et les clients est criant. Le premier se tient quelques mètres au-dessus et assure ses clients. Au cœur de la verticalité, ses gestes sont rapides et précis : il tend la corde, déplace ses vaches [ses attaches], donne des conseils d’une voix forte mais posée (il faut couvrir le bruit du cours d’eau), remonte d’un pas, le tout sans aucune hésitation. Ses déplacements sont souples, il n’hésite pas à s’écarter des barreaux pour faire un appui en adhérence sur le rocher afin de mieux voir dessous. Ses positions sont toujours équilibrées et économiques : jambes droites, tension sur les pieds soulageant la sollicitation des membres supérieurs, talons en arrière pour éviter de forcer. Lorsqu’il est au repos, ses bras sont soit relâchés (il tient sur ses pieds et sa longe), soit complètement allongés (évitant des contractions de bras inutiles). »

18Le comportement de la cliente révèle à l’inverse qu’elle ne sait pas se servir de son corps dans ce milieu déroutant : elle monte péniblement, ses mouvements sont heurtés, son regard est fixé sur la paroi, ses positions sont instables, etc. Il met également en évidence que l’aménagement de la paroi n’empêche pas une relative difficulté de déplacement.

19Si l’on peut s’accorder avec David Le Breton pour dire que dans nos sociétés « les techniques du corps, même les plus élémentaires (marcher, courir, nager, etc.) reculent et ne sont que partiellement sollicitées au cours de la vie quotidienne » (1990 : 118), nous pouvons constater que l’escalade se trouve tout particulièrement évacuée. Le ferratiste, comme le grimpeur, va devoir apprendre à se placer et se déplacer de manière inédite. Défini sommairement, le déplacement en milieu vertical se fait par l’utilisation des mains et des pieds, ce qui permet d’attraper des prises ou d’y prendre appui. Mais l’analyse de la technique d’escalade permet d’améliorer sa description. Elle se fonde principiellement sur la lutte du corps contre sa propre gravité. Ce qui est simple dans la posturalité quotidienne —la station debout au sol— et la motricité coutumière —la marche— se raffine nettement avec le redressement du support. En passant de l’évolution horizontale du bipède à celle, verticale, en quadrupède, c’est l’ensemble du corps qui va être mis en jeu. De manière générale, l’escalade se fonde sur une succession de temps statiques et de temps de mouvements. Au départ, le corps doit se trouver en position équilibrée. Pendant le déplacement, il est engagé dans un déséquilibre maîtrisé qui doit aboutir sur une nouvelle position stabilisée. Parfois hyperstatiques à quatre points d’appuis (pour observer ou se reposer), les positions d’équilibre doivent régulièrement libérer un ou deux points pour permettre de chercher d’autres prises ou de manipuler les outils. Pour grimper, il faut également mettre en œuvre une série de schèmes cognitifs : repérer le cheminement de l’itinéraire, identifier les appuis, imaginer les mouvements et leur enchaînement, etc.

20Assurément, la via ferrata et l’escalade sportive partagent ces bases. Mais la similitude du mode de progression ne doit pas conduire à des erreurs de compréhension. Là où la via ferrata se fonde sur l’assistance de nombreux artefacts, l’escalade libre se définit par l’utilisation exclusive des appuis et des prises rocheuses. D’un côté on observe une tendance à l’adaptation du milieu au corps, de l’autre côté une adaptation du corps au milieu. Les contraintes formelles de l’activité ne peuvent dès lors être que fort éloignées. L’analyse des modalités d’ascension permet de saisir ces différences.

21L’artificialisation du milieu en via ferrata exige du pratiquant un répertoire gestuel restreint. Cette standardisation des préhensions a deux conséquences. D’une part, les prises aux formes crochetantes et aux surfaces importantes appellent des usages stéréotypés : poussée verticale du pied et crochetage naturel à pleine main. D’autre part, la latitude d’accroissement de la difficulté technique est limitée : variation autour de l’inclinaison du support, jeu réduit sur les prises (espacement des échelons, proportion d’appuis rocheux), sur le sens de déplacement, ou encore augmentation de la longueur de la voie. La gestualité inspirée par la disposition des prises est globalement proche de celle qui est mise en œuvre sur une échelle; cela suit une logique relativement habituelle. Sans empêcher un répertoire de placements exigeant et une dépense énergétique certaine, les mouvements restent assez répétitifs. De fait, il apparaît que la via ferrata se caractérise moins par les techniques d’escalade qu’elle met en œuvre que par les posturalités (position renversée, déséquilibre contrôlé) en milieu aérien qu’elle permet. Ce que nous exprime sans équivoque un pratiquant lorsqu’il nous dit : « moi je trouve que la via ferrata, c’est en fait une recherche du vide. Si tu vas dedans, c’est pas vraiment pour la progression, c’est pour avoir du vide dessous ».

22L’escalade sportive se caractérise au contraire par la nécessité d’acquérir un répertoire gestuel perfectionné. Confronté à l’infinie diversité morphologique du rocher, le grimpeur apprend à identifier (visuellement, tactilement) et à utiliser une grande variété de prises. Les préhensions de mains et de pieds se diversifient suivant la direction (verticale, oblique, inversée, etc.), la position (coincement, tendue, arquée, etc.) et appellent une éducation complexe du corps. Ce perfectionnement gestuel est accentué par l’apprentissage de mouvements inhabituels imposés par les contraintes du milieu : oppositions, transferts, regroupements, placement du corps sur un axe autre que vertical, etc. La trajectoire de déplacement ne se limite pas à la ligne droite, elle joue sur toutes les variations directionnelles. Offrant de riches possibilités de complexification, l’escalade libre se caractérise pour l’essentiel par le perfectionnement des techniques d’escalade.

23L’un des mérites de Marcel Mauss est d’avoir montré combien une technique du corps était susceptible de varier selon les contextes. Par comparaison avec l’escalade sportive, nous venons de décrire les spécificités des mises en jeu corporelles dans la via ferrata. Au regard de ces observations, il semble possible d’énoncer que ce jeu du corps se fonde moins sur un objectif à atteindre (le sommet) ou un perfectionnement technique (l’escalade) que sur l’expérience corporelle elle-même qu’il propose. En continuant à articuler physique et culturel, c’est cette dernière qu’il nous reste à analyser.

Au cœur du vertige

24Ayant appréhendé le corps du ferratiste comme moyen d’action, nous avons étudié puis relativisé l’importance de la technicité ascensionniste dans la via ferrata. Nous allons maintenant tenter de mettre en évidence que c’est dans le jeu vertigineux que se définit l’usage du corps ferratiste.

Généralités vertigineuses

25Il est frappant de constater que le mot vertige ne laisse personne indifférent. D’ailleurs —ne serait-ce que debout sur une chaise ou dans une attraction foraine— qui n’a jamais connu une expérience vertigineuse ? C’est une expérience élémentaire de l’être humain, « rappel brutal de notre humaine et présente condition terrestre » (Durand 1969 : 124). Nombreux sont les écrivains qui l’ont relatée au détour de leur œuvre. Gaston Bachelard, au cours d’une analyse des images de chute, cite Alexandre Dumas, Victor Hugo ou Johann Goethe, après avoir évoqué le souvenir d’une ascension de la cathédrale de Strasbourg, atroce dans sa brusquerie vertigineuse. « À peine redescendu sur terre, la joie de vivre m’est revenue sans mélange » (1948 : 345). Il existe une force du symbolisme vertigineux que l’on retrouve avec une vigueur particulière dans la littérature de montagne. S’il n’est pas dans notre propos de développer cet aspect, notons cependant que le vertige renvoie à un système de représentations influent. Mais dans le même temps, ce terme n’a rien d’une évidence et sa signification se trouble dans la diversité des usages et des contextes.

26Étymologiquement, le mot vient du latin vertigo qui signifie tournoiement, lui-même dérivé du verbe vertere (tourner). Pour le sens commun, le vertige renvoie à la peur (pouvant parfois devenir au contraire une attirance pathologique) de tomber dans le vide, ressentie par une personne située au-dessus de celui-ci. Dans un sens métaphorique, il peut exprimer le sentiment d’égarement, de trouble d’une personne qui est dans une situation qu’elle ne maîtrise pas. On parle alors d’avoir le vertige. Mais ce n’est pas la même chose que lorqu’on a des vertiges : on peut dans ce cas penser que l’interlocuteur est souffrant. Le sens originel, issu du champ médical, est, selon Le Robert (2000), celui d’une « impression par laquelle une personne croit que les objets environnants et elle-même sont animés d’un mouvement circulaire ou d’une oscillation, qui peut s’accompagner de trouble de l’équilibre ». Bien souvent, son emploi le confond aussi bien avec les notions de malaise, d’appréhension, que de déséquilibre. De la stricte utilisation médicale à l’usage métaphorique, du somatique au psychique, on voit que les définitions varient. Pour fonder notre réflexion, il nous faut donc mettre à plat cette hétérogénéité.

27Afin d’appréhender l’expérience vertigineuse en via ferrata, il convient de partir des données corporelles et de se faire une idée de l’origine physiologique de cette sensation. La première chose à comprendre est que le vertige ne peut être dissocié de son pendant : l’équilibre. D’un point de vue somatique, le couple équilibre/vertige dépend de la coordination des informations fournies par trois systèmes sensoriels (Quinodoz 1994 : 16).

  • L’appareil opto-cinétique qui fournit les indications optiques.

  • L’appareil proprioceptif qui, par des informations sur l’état des muscles et des tendons, renseigne sur la position et les mouvements du corps.

  • L’appareil vestibulaire qui, comprenant dans l’oreille interne le système otolithique et les canaux semi-circulaires, renseigne sur la position de la tête, la pesanteur et sur les mouvements du corps. C’est le plus important.

  • 11  D’après le professeur Häusler (Quinodoz 1994 : 14).
  • 12  Il s’agit d’une expérience extrêmement commune que tous les enfants ont déjà tenté, mais que l’on r (...)
  • 13  Dans notre perspective, cette crainte des grands espaces peut être interprétée, au-delà du risque l (...)

28Lorsque les informations véhiculées par les trois systèmes sont cohérentes, il y a sensation d’équilibre. Quand elles divergent, l’organisme a des difficultés à les intégrer. Il y a alors risque de voir apparaître le vertige. Le vertige peut donc être défini comme « une sensation erronée de mouvement du corps dans l’espace, ou de l’espace par rapport au corps. Il peut s’agir d’une sensation de rotation, de tangage ou de chute imminente »11. Cette disparité informationnelle peut avoir des origines pathologiques (par exemple la maladie de Ménière), notamment lorsqu’un des systèmes est lésé et fournit des informations aberrantes. Mais cette dissonance entre les informations peut aussi être générée par des conditions extérieures. Chacun sait qu’après avoir tourné rapidement sur soi-même dans le même sens, on sera soumis à un vertige fort (faisant tituber, voire tomber)12. Cela s’explique car l’appareil vestibulaire hyper-stimulé continue à indiquer un mouvement, tandis que l’appareil opto-cinétique signale un environnement stable. L’être humain dispose d’une certaine latitude à « corriger » ces incohérences. La concentration, l’expérience et l’entraînement jouent alors un rôle déterminant dans cette aptitude à valoriser un système d’information au détriment d’un autre. En bref, il existe quelque marge pour la socialisation de cette donnée physiologique. Ce schéma est complexifié par un certain nombre de manifestations subjectives telles que la peur du vide de type agoraphobique : angoisse face à l’inconnu, aux grands espaces13. Dans son travail, Danielle Quinodoz (1994), mettant en évidence la dimension psychique du vertige et ses interactions avec le corporel, nous indique qu’il est parfaitement possible de jouer avec cette expérience.

Les joueurs du vertige

29Nous avons montré ailleurs la centralité de cette notion dans les discours sur la pratique (Boutroy 1996 et 2000 : 72-74); il suffira donc d’évoquer ici, à titre d’illustration, la pérennisation de l’appellation elliptique « randonnée du vertige ». En revanche, arrêtons-nous quelque peu sur le discours des pratiquants. Le mot vertige apparaît rarement de façon explicite dans la bouche des ferratistes, et c’est par un certain nombre de détours qu’ils évoquent leur expérience vertigineuse. Derrière une référence abondante au vide, ou « gaz »14 (qui passe par tous les sens : on le « sent », le « voit », et même on le « goûte »), les descriptions se focalisent sur les traits objectifs du milieu : « aérien », « haut », « raide », « vertical », « suspendu », « plongeant », « profond », « aplomb, « surplomb », « dévers », etc. Ainsi en va-t-il lorsque sont articulés éléments concrets et sensibilité à cet environnement potentiellement troublant, comme dans ce souvenir :

  • 14  Terme synonyme de vide, emprunté au lexique de l’escalade et de l’alpinisme. Par extension, un pass (...)

« Après il y a une deuxième partie où on descend en léger dévers, et là c’est je dirais un environnement sombre et puis qu’on peut appeler presque glauque [rire] et très impressionnant. Moi qui fais de la montagne, euh… quand je suis arrivé là j’ai dit “Oh ! Ah, ah ! Quand même !” [nous lui demandons ce qui est impressionnant] Parce que c’est… c’est très… y a du gaz, y a vraiment du gaz. Et y a une paroi lisse en dessous qui est sombre. »

30De manière générale, le discours est riche en références aux perceptions et aux émotions servant de périphrases vertigineuse. Jusque dans l’observation des commentaires sur site (« regarde pas en bas ! », « Là, on tente un plongeon ? ») comme des expressions et des comportements (refus de regarder en dessous, corps collé contre le rocher, etc.), il est possible de percevoir la sensibilité au vertige à l’œuvre dans la pratique.

31Pour montrer que l’expérience corporelle de la via ferrata s’enracine dans l’expérimentation du vertige, retournons observer des pratiquants :

« Le passage de gauche commence par une longue traversée légèrement ascendante. Le nombre de marches métalliques se réduit et les mouvements doivent parfois être assez amples pour joindre deux prises artificielles. À quelques occasions, il est nécessaire de chercher pour les pieds de petits appuis sur le rocher. On évolue sous un mur orangé légèrement déversant. Dessous, la vue est aérienne car la paroi est surplombante. Je décide de m’engager derrière le “couple” que j’ai laissé me dépasser. Dès le départ de la bifurcation, le premier des grimpeurs lance un “Oah ! C’est dur”, suivi assez vite d’un “heureusement qu’on est ici ! Si celle là est facile, comment doit être l’autre ? !”. Le second visiblement peu réconforté par les commentaires de son compagnon hésite à s’engager. Après un encouragement de ce dernier, il se lance. Il avance plus lentement, peu à l’aise avec les manipulations, le corps collé au rocher. Il progresse dans un silence tendu et concentré. Chaque pas un peu délicat est ponctué d’un soupir appuyé. Au début, s’arrêtant pour souffler, il regarde en contrebas le flanc boisé dont les arbres, écrasés par 150 m de dénivelé, sont devenus des brindilles. Aussitôt il relève le chef et se fige, hagard, plaqué à la paroi, comme un insecte paralysé sous le regard d’un prédateur. Par la suite, à aucun moment il ne détournera la tête, n’observant même plus ses pieds (au grand dam de sa progression). »

32En prenant appui sur les analyses de Danielle Quinodoz (1994 : 17-18), nous pouvons « repasser » cette scène au ralenti sous un angle somatique. Le ferratiste se déplace ici à l’horizontale, le corps au-dessus du vide. Sur le seuil de la traversée, il s’arrête, s’immobilisant au bord de l’abîme (nous employons volontairement ce terme fort car il avoue être très sensible au « gaz »). Son appareil vestibulaire l’informe qu’il a une position de repos, son système proprioceptif lui signifie que ses pieds touchent le « sol » et qu’il est stable. Cependant, il regarde en dessous. Son appareil opto-cinétique lui donne alors des informations divergentes : il voit le sol bien plus bas. Il y a là une incohérence informationnelle, car deux sources lui font sentir le « plancher » sous ses pieds, tandis que la dernière lui indique que le sol est à 150 m en contrebas. Apparaît dans ces conditions, chez ce pratiquant impressionnable, une sensation de vertige. Le recours est dès lors de ne regarder que la paroi en face de lui. La concentration intervient aussi pour neutraliser l’émotion et corriger le processus somatique. Un autre pratiquant commente ainsi sa crainte du vide :

« Quand je suis arrivé au sommet je regarde, mais quand je monte les échelles, je regarde pas mes pieds en dessous. Je me stabilise sur ce qui est au-dessus, ou sur les marches. [...] C’est tout à fait bizarre parce que je peux très bien regarder celui qui vient juste en dessous, mais je regarde pas ce qui est en bas. C’est complètement dissocié dans mon esprit. Regarder l’autre en bas il y a pas de problème, mais moi j’aime pas regarder le fond de vallée ».

33Le ferratiste découvre généralement seul (et parfois inconsciemment) ces moyens de contrôle, mais nous avons entendu régulièrement des personnes expérimentées  donner ces conseils de base (surtout les guides à leurs clients).

  • 15  On peut aussi ajouter ceux où, au contraire, c’est la falaise au-dessus qui est déstabilisante. Par (...)

34À partir de cet exemple, il devient possible de préciser les interprétations précédentes. On se rend ainsi compte que l’organisation spatiale, posturale et motrice de la via ferrata vise à induire des situations qui sont des causes potentielles de troubles. Il peut s’agir des espaces dégagés où le regard plonge fatalement dans le vide15 : longue dalle verticale, traversée aérienne, pilier décollé, arête effilée… Ce seront aussi les passages où le corps se trouve en bascule (accentuée généralement par la nécessité de pencher la tête en arrière pour regarder la suite de l’itinéraire) : surplomb, dévers… Comme nous l’explique un pratiquant, les passages de désescalade sont également perturbants, car ils exigent de regarder en dessous :

« On commence par une descente, ce qui est assez rare en via ferrata et pas la chose la plus aisée. Descendre c’est plus impressionnant parce que… on voit moins l’endroit où on va poser les pieds. Quand on monte, on voit le rocher alors que quand on descend, il faut se pencher pour voir. »

35Il y a enfin les aménagements de troisième type, conçus expressément pour jouer sur les différents systèmes sensoriels. Lorsqu’un ferratiste se trouve sur une passerelle, ou un pont de singe, la vision n’est pas le seul sens qui intervient, les autres systèmes sensoriels fournissent aussi des informations, notamment à propos des mouvement du corps. Nous avons d’ailleurs remarqué le malin plaisir que peuvent prendre les membres d’un groupe à faire bouger la passerelle pendant qu’un des leurs traverse. Parfois, il arrive aussi qu’une personne arrivée au milieu de la passerelle fasse d’elle-même bouger le pont pour auto-déclencher ces perturbations sensorielles. Enfin, dans le cas d’une tyrolienne, s’ajoute à tout cela la composante d’accélération par l’intermédiaire de l’oreille interne.

36Là, deux remarques s’imposent. Premièrement, il ne s’agit pas de prétendre épuiser l’extrême variété des situations potentiellement vertigineuses, mais plutôt de montrer comment les passages décrits généralement comme perturbateurs peuvent être interprétés à partir du fonctionnement physiologique du vertige. Deuxièmement, les traits que nous venons de dessiner ne sont que des inclinations. Ainsi, s’il y a bien un mécanisme du vertige, le jeu avec celui-ci n’a justement, lui, rien de mécanique. Le pratiquant part de cette réalité pour l’accentuer dans certains cas, plus généralement pour tenter de la maîtriser grâce à l’expérimentation et l’expérience. Un passage pourra être vertigineux pour une personne et pas pour une autre. De plus nous n’avons, avec ce mécanisme, qu’un point de départ du vécu corporel du vertige. Tenant compte des aspects psychiques et du contexte social, nous considérerons que l’histoire des acteurs influe sur l’expérience vertigineuse de la via ferrata. Il demeure, comme l’avait indiqué André Leroi-Gourhan évoquant, par exemple, l’influence de la déambulation dans les manifestations religieuses (1965 : 104), qu’il est pertinent de tenir compte du rôle de l’infrastructure physique des comportements corporels.

  • 16  Nom grec du tourbillon d’eau, qui donne ensuite ilingos, qui signifie vertige.

37Roger Caillois, dans sa classique théorisation des jeux, proposait une classification générale en quatre grandes espèces : l’agôn, qui regroupe les pratiques de compétition, l’alea, qui concerne les jeux fondés sur le hasard et le destin, le mimicry, rassemblant les manifestations basées sur l’illusion et le déguisement, et enfin l’ilinx16, qui caractérise l’ensemble des activités reposant sur la poursuite du vertige. Selon lui, ces dernières « consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à une conscience lucide une sorte de panique voluptueuse » (Caillois 1958 : 67). Nous avons vu que sans solliciter la métaphore, la via ferrata relevait indéniablement de cette classe générale. Mais au regard de ce que nous venons de prendre en compte, il nous semble possible d’affiner cette catégorisation. Considérée à travers ses usages corporels typiques, la via ferrata pourrait bien relever de ce que nous appellerons une technique du vertige. En effet, sa pratique est le fruit d’une organisation raisonnée où chaque élément (milieu, instruments, postures et jeu corporel) est pensé toujours davantage en fonction d’un but : placer le corps, « premier et plus naturel instrument de l’homme » (Mauss 1936 : 371), en situation vertigineuse. Frustes et empiriques au départ, les procédés se raffinent progressivement pour croître en efficacité. S’appuyant sur un symbolisme fort, ils jouent sur les fondements de l’univers concret de l’homme (poids et équilibre) et mettent en jeu des mécanismes tant physiologiques que psychologiques. La via ferrata peut alors être appréhendée comme un ensemble de moyens transmissibles, mis en œuvre pour entraîner le plus efficacement possible un désordre temporaire de l’état corporel d’un sujet.

38Le chemin parcouru nous a permis de voir comment une activité sportive pouvait constituer un observatoire privilégié des techniques du corps. Il nous a rappelé également combien nous étions, aujourd’hui encore, redevables à Marcel Mauss de la justesse de ses leçons. Il est apparu clairement que dans la via ferrata, discipline ludique et de loisir, nous étions loin de ce rapport instrumental à un corps-machine forgé par l’entraînement que peut avoir le sportif de haut niveau. Pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans cette pratique, il nous a ainsi fallu chercher dans d’autres registres. En articulant dimensions physique et sociale, nous avons essayé de montrer que la via ferrata se définissait moins comme technique du mouvement que comme technique d’un état corporel particulier : le vertige. En réinterprétant une activité sportive à travers ses techniques corporelles, nous ne prétendons aucunement réduire la complexité du ferratisme. D’abord parce qu’il ne s’agit que d’une dimension d’un phénomène bien plus large; ensuite parce que notre analyse s’arrête sur une double interrogation.

39Si tel n’était pas notre propos, il demeure que comprendre un peu mieux l’infrastructure d’une activité ne présume en rien de ses fonctions et des raisons pour lesquelles des individus vont jouer avec le vertige. Pourquoi des gens décident-ils de quitter le monde de la plaine pour aller s’accrocher au milieu d’une paroi ? On peut penser que se jouent une rupture vis-à-vis de l’uniformité sensorielle quotidienne et un affrontement au mystère de la corporéité propre. Si l’on considère le vertige comme une source privilégiée d’émotions, bien des pistes s’ouvrent (Boutroy 2000). Dans le désordre vertigineux, en éprouvant et en s’éprouvant, le ferratiste peut conquérir une estime de soi qui lui permet de se valoriser socialement et symboliquement. Mais la via ferrata est également une pratique familiale et amicale. À travers une découverte mutuelle et un partage émotionnel, on peut penser que le ferratiste se relie aux autres en une sorte de communauté d’affects. La via ferrata, épreuve individuelle et collective extrayant pour un temps ses acteurs hors du quotidien, pourrait alors être comprise comme un moyen de rendre l’existence un peu plus pleine. S’égarer pour se trouver, tel est le paradoxe savoureux avec lequel semblent jouer les ferratistes, ce qui montre que l’expérience de soi, parce qu’elle peut et même doit être partagée, peut être considérée comme une manière de s’approprier le monde.

40Dans une perspective plus ouverte, il reste à tester la validité de la notion de technique du vertige. Nous avons proposé d’y voir une clé privilégiée de la compréhension de la via ferrata. Au-delà, dans quelle mesure pourrait-elle être un outil heuristique pour caractériser une part des activités humaines ? Aux yeux d’André Leroi-Gourhan, « l’acrobatie, les exercices d’équilibre, la danse matérialisent dans une large mesure l’effort de soustraction aux chaînes opératoires normales, la recherche d’une création qui brise le cycle quotidien des positions dans l’espace » (1965 : 103). Voyant dans ces activités fondées sur « un véritable arrachement au milieu quotidiennement vécu » (Leroi-Gourhan 1965 : 104), un instrument d’insertion dans l’existence et un foyer majeur de significations, cet auteur a ouvert un vaste champ d’investigation. Dans cette perspective, des domaines du sport à l’art en passant par la religion, bien des actes traditionnels paraissent jouer sur les tensions entre équilibre et vertige. Disposition commune à tous et en même temps susceptible d’être éduquée, phénomène universel et capable de variations culturelles, le vertige et ses techniques peuvent constituer un objet proprement anthropologique.

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Bibliographie

AFIT (collectif)
1998 Les via ferrata en France. Guide de savoir-faire. Agence Française d’Ingénierie Touristique.

Bachelard, Gaston
1948 La Terre et les rêveries de la volonté. Librairie José Corti.

Boutroy, Eric
1996 Les via ferrata en France. Étude de discours de la presse spécialisée. Rapport d’étude. Association pour la recherche, l’innovation et l’adaptation en montagne.
2000 Les joueurs du vertige. Via Ferrata : approche ethnologique d’une pratique sportive. Diplôme d’Études Approfondies, Université de Provence.

Bozonnet, Jean-Paul
1992 Des Monts et des mythes. L’imaginaire social de la montagne. Presses Universitaires de Grenoble.

Bromberger, Christian
1995 « De quoi parlent les sports ? », Terrain 25 : 5-12.

Caillois, Roger
1958 Les Jeux et les hommes. Paris : Folio Essais (n°184).

Durand, Gilbert
1969 Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : Dunod.

Le Breton, David
1990 Anthropologie du corps et modernité. Paris : Presses Universitaires de France.

Leroi-Gourhan, André
1965 Le geste et la parole II : La mémoire et les rythmes. Paris : Albin Michel.

Mauss, Marcel
1936 « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie. Paris : Presses Universitaires de France (« Quadrige ») : 363-386 (4ème éd. 1968).

Pociello, Christian
1995 Les Cultures sportives. Pratiques, représentations et mythes sportifs. Paris : Presses Universitaires de France.

Quinodoz, Danielle
1994 Le Vertige, entre angoisse et plaisir. Paris : Presses Universitaires de France.

Vigarello, Georges
1988 Une histoire culturelle du sport. Techniques d’hier… et d’aujourd’hui. Robert Laffont (« Revue EPS »).

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Notes

1 Baptisées par les experts APPN (pour Activités Physiques de Pleine Nature).
2 Littéralement « voie ferrée » en italien.
3 Cette présentation est nécessairement simplificatrice et ne doit pas laisser croire à une vision déterministe. De fait, les différents éléments de la via ferrata font système et s’influencent mutuellement.
4 Les prix varient entre 30 et 90 le mètre linéaire, pour un budget total s’échelonnant entre 23 000 et 135 000 .
5 Cet aspect trouve un parfait exemple dans le guide d’aide à la décision réalisé pour le ministère du Tourisme (AFIT 1998).
6 Passerelle légère entre deux portions de falaise constituée de câbles tendues dans le vide. Les plus délicates sont faites de seulement deux câbles : un pour les mains, un pour les pieds.
7 Dispositif consistant en un câble tendu entre deux falaises. Le ferratiste s’y accroche avec une poulie puis se lance dans le vide. L’inclinaison doit permettre au sportif de glisser, sans prendre trop de vitesse, jusqu’à la paroi d’en face.
8 Harnais individuel (utilisé notamment en escalade) prévu pour résister à des chutes importantes.
9 Les longes (empruntées à la spéléologie) sont des tronçons de corde dynamique (c'est-à-dire ayant une certaine élasticité) d’une longueur d’un mètre. Placé entre elles et le baudrier, l’absorbeur est un dispositif mécanique (spécifique à l’activité) permettant d’amortir la violence d’une chute. Son principe est de permettre le maintien d’une certaine longueur de corde qui coulissera en frottant lors d’un choc pouvant être extrêmement violent, dissipant ainsi son énergie.
10 Par commodité, le terme « escalade » renvoie à la modalité de déplacement. Lorsque nous faisons référence à la discipline spécifique, nous employons l’expression « escalade sportive » ou « libre ».
11 D’après le professeur Häusler (Quinodoz 1994 : 14).
12 Il s’agit d’une expérience extrêmement commune que tous les enfants ont déjà tenté, mais que l’on retrouve à l’œuvre dans les pratiques rituelles de certaines communautés : derviches tourneurs, voladores mexicains…
13 Dans notre perspective, cette crainte des grands espaces peut être interprétée, au-delà du risque lié à la chute éventuelle, comme un sentiment de perte absolue d’un décor familier (qui peut servir de miroir à l’acteur). Cette immensité prive la personne de référents visuels susceptibles de l’assurer dans son sentiment d’être soi.
14 Terme synonyme de vide, emprunté au lexique de l’escalade et de l’alpinisme. Par extension, un passage particulièrement aérien peut être qualifié de « gazeux ».
15 On peut aussi ajouter ceux où, au contraire, c’est la falaise au-dessus qui est déstabilisante. Par exemple, dans le cas d’une large vire se trouvant sous un très gros dévers, si le ferratiste debout (dans une position verticale confortable) lève la tête et concentre son attention sur la paroi qui le surplombe, il va ressentir très vite le sentiment de basculer en arrière (c’est encore la vision qui est responsable de l’incohérence).
16 Nom grec du tourbillon d’eau, qui donne ensuite ilingos, qui signifie vertige.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Eric Boutroy, « Une technique du vertige ? », Techniques & Culture [En ligne], 39 | 2002, mis en ligne le 29 avril 2005, Consulté le 26 février 2010. URL : http://tc.revues.org/167

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Auteur

Eric Boutroy

Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative (IDEMEC), MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge. 130394 Aix-en-Provence Cedex 2.

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Droits d’auteur

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