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Actualité de L'Homme Moïse et la religion monothéiste

Loi sinaïtique et loi psychanalytique

Raphaël Draï
p. 185-199

Résumés

Qu’en est-il de la relation historique et organique de la psychanalyse avec la Loi ? De quelle Loi la psychanalyse se réclame-t-elle ? Évitant de trop longtemps s’attarder sur deux débats voisins (psychanalyse et religion ; Sigmund Freud et le judaïsme), l’étude examine les relations de Freud avec la figure de Moïse. Puis elle se demande si l’on peut parler d’une « psychanalyse talmudique » et met en parallèle la loi psychanalytique et la Loi sinaïtique, talmudiquement explicitée. Découvrant des convergences entre la métapsychologie freudienne et la métapsychologie talmudique, l’auteur suggère de relire L’Homme Moïse et la religion monothéiste comme une anamnèse du savoir relatif à l’inconscient tel que la psychanalyse est en train de le mettre au jour.

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Texte intégral

  • 1  Le Monde, 12 mars 2000. La présente contribution s’inscrit dans une recherche continue sur les rel (...)

1Pour ne pas se réduire à un vain ressassement, une commémoration se doit d’être à la fois anamnèse et perspective. Surtout lorsqu’il s’agit de commémorer deux œuvres essentielles : la Traumdeutung (1899) et L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939). Pourquoi cette exigence ? Parce que le temps passe comme l’eau coule, oubliant et sa source et sa direction. La compréhension du temps présent en appelle alors à la relecture d’œuvres déterminantes qui permettent de mieux le comprendre et, en retour, de déployer des interprétations nouvelles de ces œuvres. Relier psychanalyse et interrogation concernant la Loi est devenu ainsi l’une des nécessités de la vie juridique et sociale contemporaine, confrontée, entre autres, à la nécessité de mieux « réguler » ce qu’il est convenu d’appeler l’évolution des mœurs et les mutations des paradigmes identitaires, en tout premier lieu celui de la parenté. Dans ce débat la psychanalyse ne saurait rester absente ou ancillaire. En France, les débats virulents sur le PACS ont révélé qu’à ce propos elle ne parlait ni d’une seule voix ni d’une voix concertante. Que sa propre « idéologie » demeure en elle une zone encore mal éclairée, peut-être mal analysée, au sens clinique, et dont on ne sait à quelle instance la rapporter ni à quelle topique la corréler. Au cours de ce débat, en effet, les psychanalystes ayant pris position publiquement semblaient avoir adopté, au nom de la Loi, un point de vue a minima conservatoire, au pire réactionnaire, quand bien même se prévalaient-ils de la défense de « l’identité humaine ». Aussi, l’un des leurs, estimant la mesure comble, a cru devoir leur administrer une « correction fraternelle » lorsque le discours jugé conservateur se réclama de Jacques Lacan. En rétorsion posthume, celui-ci se voyait traité de Fourier d’un crypto-thomisme autrement inavouable, camouflant « l’au nom du Père », théologique et confessionnel, implicitement névrotique, des prières de son enfance, sous « le nom du Père », leurre psychanalytiquement moins voyant1.

2Ces premières indications ne se réduisent pas à leur teneur anecdotique ou à leur éventuel impact polémique. Elles se rapportent à une interrogation d’un autre niveau, qu’on espère plus élevé, que rappellent précisément les deux œuvres commémorées. Autrement dit : qu’en est-il de la relation historique et organique de la psychanalyse avec la Loi ? De quelle Loi la psychanalyse se réclame-t-elle, autrement que de manière nominale ? Pour contribuer à ce débat l’on suivra l’itinéraire suivant.

  • 2  Cf. le commentaire du Maharal de Prague dans Derekh Hah’aym (La voie du vivant), 1977.

3En premier lieu l’on rappellera que cette interrogation ne date pas d’aujourd’hui, qu’elle est liée à la naissance même de la psychanalyse et à ses développements parfois torrentueux, ce que symbolise l’incessant face-à-face entre Freud et Moïse, que « l’homme de Dieu » (Dt 33, 1) fût sculpté dans le marbre ou conçu dans le fantasme. L’on confortera ensuite les acquis de cette première étape en relevant les convergences et souvent les homologies techniques et cliniques entre Loi au sens psychanalytique et Loi au sens talmudique, le Talmud consistant dans la mise en œuvre délibérative et décisionnelle des Dix paroles sinaïtiques transmises par la Tradition juive considérée également comme généalogie et anamnèse du contenu des Tables législatives, selon l’assertion des Pirkei Avot : « Moïse reçut la Thora (à partir) du Sinaï et la transmit à Josué qui la transmit aux Zekenim, etc. (PA 1 ; l)2. Dans une perspective métapsychologique, l’on tentera enfin de dégager les principales voies ouvertes par de telles convergences, de sorte que, loin de s’opposer de manière archéo-idéologique, et surtout artificieuse, ces deux approches de la Loi — aux deux noms —, en fissent ressortir nettement la fonction à la fois d’étayage et de déploiement de la pulsion de vie.

Freud, Moïse et Dieu

  • 3  Correspondance, Gallimard, 1967, p. 430.
  • 4  In Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, « Idées », 1971, p. 59.

4Évitons, avant tout, l’embourbement dans deux débats sans suite. D’abord, celui, de forme et d’intensité polémique variables, entre psychanalyse et religion, la religion étant présentée, in abstracto, comme névrose à vocation psychotique et la psychanalyse comme entreprise athée et fatale perversion de la jeunesse. Ensuite celui par lequel chacune des parties en présence, sous des dehors civilisés, tente de capturer l’autre et de la naturaliser sous sa propre identité. Ainsi Freud, qui a toujours déclaré sa qualité de Juif dans des lieux et dans des périodes où le néo-marranisme sévissait et où la persécution menaçait, ou même sévissait, s’est toujours opposé avec virulence à sa « récupération » dans le Gotha des célébrités du judaïsme à sa guise, ainsi que l’atteste sa lettre du 20 février 1930 à Roback 3. Freud se voulait, formellement, à la fois Juif et athée démontrant sans doute à ce sujet la pertinence de ses propres observations dans Le sens opposé des mots primitifs4.

  • 5  GW, XVII, p. 52.
  • 6  Étymologiquement, le préfixe grec meta se rapporte non pas à l’idée d’un dépassement mais au fait (...)

5Ce premier niveau, purement réactionnel, doit être dépassé pour des raisons d’un autre ordre. D’une part, s’agissant de son identité juive, au sens confessionnel ou ethnique, les affirmations de Freud ne se réduisent pas aux termes de la lettre précitée. Comme l’établissent maintes de ses autres lettres, notamment à sa fiancée et future femme, Freud faisait partie de ces Juifs qualifiés de « non pratiquants » mais qui, en réalité, pratiquent religieusement la non-pratique religieuse, avec un zèle et un côté systématique qui n’ont rien à envier aux observant les plus scrupuleux. D’autre part, la revendication simultanée de son identité juive par Freud se voulait rien de moins que psychiquement constitutionnelle, c’est-à-dire d’ores et déjà métapsychologique, si l’on définit, là encore a minima, la métapsychologie comme tentative de « désindividualisation » de la vie psychique, afin d’y reconnaître des constantes collectives, et peut-être des invariants. Ce n’est pas pour rien que la lettre adressée en ce sens et dans cette intention le 6 mai 1926 à l’Association Bnai Brtith (Les Enfants de l’Alliance) figure non pas dans sa correspondance mais dans ses Œuvres, avec un statut scientifique équivalent à ses travaux cliniques et autres essais métapsychologiques5. Identité juive dont on sait à présent que si elle est disputée dans une certaine historiographie idéologiquement « laïque » de la psychanalyse, elle ne faisait aucun doute pour Hitler. Cependant, 0 faut aller encore au-delà de la biographie « externe » de Freud, reconsidérer l’histoire de la psychanalyse elle-même, à vocation scientifique, pour y discerner l’incidence de la fameuse Loi à laquelle elle s’entrelace, la majuscule indiquant précisément son échelle métapsychologique dont le déploiement ne saurait cesser, comme l’indique, par essence, le préfixe meta6.

  • 7  On notera que ce concept est bien singulier. Il est sans doute le seul, dans toute l’histoire des (...)
  • 8  Psychopathologie de la vie quotidienne, PB Payot, 1968.
  • 9  Sur le mécanisme psychique de l’oubliance, in Sigmund Freud, OC III, PUF, 1989, p. 243.

6S’agissant de son auto-analyse7, Freud en relate les commencements dans la Psychopathologie de la vie quotidienne à propos d’un oubli qui, dit-il, l’affecta profondément lors de sa visite de l’église d’Orvieto8. De son propre aveu, ce « manque à se souvenir » ne se contenta pas de l’incommoder ou de l’agacer mais véritablement le tourmenta. Freud en donne d’ailleurs une seconde version, plus circonstancié9.

  • 10  L’Apocalypse en 1500 : la fresque de l’Antéchrist à la chapelle Saint-Brice d’Orvieto, in Fables, (...)
  • 11  Linda Donn, Freud et Jung. De l’amitié à la rupture, PUF, 1995.
  • 12  Cf. notre ouvrage, La sortie d’Egypte, l’invention de la liberté, Fayard, 1986.

7En nous limitant à ce que Freud en relate pour illustrer sa propre thèse, l’on se contentera de rappeler que cet oubli portait sur le nom d’un peintre italien du xvie siècle, Signorelli, auquel dans l’esprit de Freud se subrogeait sans cesse, de manière subversive, celui de Boltraffio. Pourquoi cet oubli suscitait-il une réaction si intense, quasiment suppliciant ? Pour tenter une explication, sinon l’analyse, d’un tel symptôme, ne doit-on pas, en bonne méthodologie, générale et freudienne, se rapporter à la scène que Signorelli avait représentée sur les murs de ladite église, scène dont Freud parle à peine de son contenu, comme pour « l’indifférencier ». Nous en savons pourtant un peu plus grâce à une magistrale étude d’André Chastel — indépendante de l’historiographie freudienne. La scène, refoulée pour sûr — et avec quelle violence ! — représentait... le Jugement dernier au cours duquel le Seigneur appliquant sa Loi, jugeait et condamnait à la géhenne Satan et l’Antéchrist10. Suivant l’interprétation d’André Chastel, outre son intérêt esthétique, cette scène se rapporte aux affrontements qui avaient ensanglanté Florence au temps de Savonarole. Pour en donner une idée encore plus claire, André Chastel présente en annexe de son étude un sermon féroce de Marsile Ficin qui témoigne de la violence et de l’exécration suscitée par le « prophète » florentin couleur feu et sang. D’où cette nouvelle interrogation : quelle sorte d’identification a opéré dans l’inconscient de Freud lors de la découverte — ou du décèlement — de cette scène, de l’irruptive vision d’un pareil jugement, à l’extrême ? Freud s’identifiait-il à Dieu, au Seigneur, ou à l’Antéchrist ? L’identification au Créateur est plausible si l’on se remémore les conflits et les scissions qui affecteront les débuts du mouvement psychanalytique et qui portaient sur les conditions de la création — quasiment ex nihilo — de celle-ci, notamment lors des affrontements avec Jung11. Cette hypothèse serait confirmée par la connexité des malaises qui se sont déclarés dans les deux situations. Répétons-le : l’oubli du nom de Signorelli suscite chez Freud une sensation quasiment suppliciant. Et lors de ses affrontements avec Jung, Freud par deux fois perdit, comme l’on dit, connaissance. Toutefois, l’autre hypothèse ne saurait être écartée : Freud s’identifiant, cette fois, à l’Antéchrist. L’invention de la psychanalyse, éprouvée comme transgression et hérésie, appelait-elle le châtiment suprême et risquait-elle la sanction inextinguible ? Pour soutenir cette autre hypothèse, il faudra se reporter à L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Freud y relate des craintes que peut estimer démesurées, disproportionnées, envers l’Église catholique en cas de divulgation prématurée des thèses contenues dans cet essai, comme si Freud avait été Savonarole, ou Luther… ou Moïse lui-même, mais un Moïse revenu d’Egypte, redevenu profondément juif12. Il faut alors rappeler ce que furent les relations « scientifique » certes, mais également transférentielles et quasiment personnelles, entre Freud et Moïse.

  • 13  Le Moïse de Michel-Ange, in Essais de psychanalyse appliquée, op. cit., p. 9.
  • 14  Correspondance, 1907-1926, Gallimard, 1969, p. 44.
  • 15  Comme ne cesse d’y insister Pierre Legendre, notamment dans ses Leçons, Fayard.

8Freud a consacré plusieurs études à l’homme de Dieu (et non pas l’homme-Dieu, ich haélohim), à l’initial récepteur de la Loi, de la Thora du Sinaï. Il ne signa pas la première, celle de 1914 dans laquelle, examinant le Moïse sculpté par Michel-Ange, il pensait y reconnaître, une fois de plus, à l’encontre de la perception commune, non pas l’impulsion expulsive d’une colère destructrice mais, au contraire, le geste décisif de son improbable maîtrise13. Pourquoi parler de relations transférentielles ? Dans l’histoire du mouvement psychanalytique, on l’a dit, Freud retrouve (l’a-t-il intentionnellement recherchée ?) la figure de Moïse, du conducteur tourmenté de son propre peuple aux réactions imprévisibles, mais porteur de la Loi, de l’Alliance du Sinaï, au moment où se produisent les dissensions avec Jung en direction de la nouvelle Terre promise : l’inconscient et la psychanalyse. Tenté par la parthénogenèse scientifique, Freud, quelque peu désarçonné, cherche-t-il auprès de Moïse un allié psychique ? Une référence ? Un précédent ? Une assurance ou une réassurance ? Contre quel danger ? Externe ou interne ? L’attitude personnelle, et même la posture de Freud face à la statue de Michel-Ange dans cette église de Rome nommée Saint-Pierre-aux-liens ne laissent pas d’intriguer. Pour un psychanalyste, que (ou qui) fallait-il lier, à partir de ce qui, selon Freud, se déliait gravement ? Quoi qu’il en soit, il faut bien se représenter l’improbable situation décrite par le fondateur de la psychanalyse : Freud se tenant face à la statue de Michel-Ange et tentant de soutenir son regard, à l’instar, dit-il, de la vulgaire canaille, du êrev rav, qui tant tourmenta Moïse après la libération de l’Égypte pharaonique, puis durant la quarantaine d’années que dura la traversée du désert. Tout autre que Freud, ayant décrit une pareille scène, n’eût-il pas été pris pour fou ? Les relations de Freud avec le Moïse nomophore n’en resteront pas là. Elles se développeront dans ce livre énigmatique, à la structure ternaire, feuilleté comme un mythe au sens de Lévi-Strauss : L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Ouvrage scientifiquement insoutenable et méthodologiquement désespérant. Une fois jeté sur lui l’équivalent du manteau de Noé, à le considérer de près ce livre constitué de trois essais, comme si la topique freudienne « en personne » s’y était projetée, commence par rien de moins qu’une tentative d’assassinat symbolique, exprimée sous la forme d’une semi-dénégation, puisque Freud se propose de déposséder le peuple juif de son grand homme, tout en s’excusant de devoir s’en acquitter. Mais il s’achève sur ce qui ne saurait être entendu autrement que comme une déclaration d’allégeance, voire d’amour, envers ce peuple, au regard de la fameuse identité psychique du fondateur de la psychanalyse, ainsi confirmée après avoir été avouée secrètement à l’Association Bnai Brith en 1926. Cependant, pour aussi suggestives qu’elles paraissent, ces indications biographiques, à quelque niveau qu’elles s’expriment, ne rendent pas compte des autres homologies — pour demeurer circonspect — entre psychanalyse et pensée juive, et notamment entre mode de pensée psychanalytique et mode de pensée talmudique à propos de la Loi. Forcer la note serait superflu. S’adressant à Karl Abraham, Freud n’a-t-il pas écrit, sans doute pour se démarquer de Jung : « ... quelque chose du mode de pensée talmudique ne saurait nous avoir quittés. »14Cette phrase est souvent citée. En pèse-t-on le poids réel ? Freud outrepasse là les limites d’une simple référence à une allusive « identité juive ». Il nomme exactement ce qui, depuis des siècles, la rend étrange, étrangère, unheimlich, et irréductible au monde occidental, romano-chrétien, c’est-à-dire — en langage freudien « sauvage » — au monde pagano-barbare : le Talmud15. Les formes de pensée talmudique et psychanalytique seraient donc intimement reliées, d’une part, à la constitution psychique des deux correspondants, veillant sur la résurgence du dépôt sacré et aux risques de sa dissipation, et, d’autre part, à leurs propres modes opératoires, techniques, et à l’exhaussion métapsychologique de ceux-ci ? Est-il possible d’aller au-delà de cette déclaration et des allusions qu’elle contient ? Allusions ou illusions ?

Peut-on parler d’une psychanalyse talmudique ?

9Ayant rappelé la finalité de cette démonstration comparatiste qui doit éviter les écueils de l’amalgame intellectuel et du concordisme affectif, il est indispensable de faire apparaître ce qui fonde, en réalité, l’homologie de départ entre Loi psychanalytique et Loi sinaïtique, talmudiquement explicitée. Et en premier lieu leur noyau commun. Laisser pleinement la parole à Freud, c’est minimiser les risques d’une interprétation altérante.

10Dans L’Homme Moïse..., Freud souligne que, tout bien pesé, la religion juive se caractérise par la maîtrise de la satisfaction pulsionnelle immédiate dont la colère ne serait que l’élaboration secondaire. La colère proprement dite se rapporte invariablement, inexorablement, aux décours de la libido. Ce que confirme la Loi juive lorsqu’elle énonce radicalement les trois interdits majeurs, et corrélatifs : le meurtre, l’idolâtrie et l’inceste. Dans le Talmud, ces trois interdits suscitent, au demeurant, les règles de leur propre prévention car la colère conduit bien à l’idolâtrie confusionnelle — d’où la sanction finale de Moïse lorsqu’il eut frappé le rocher aquifère au lieu de lui parler ainsi que Dieu l’y avait invité au titre de sa sanctification (Nb 20, 11).

  • 16  Cf. notre ouvrage, La Thora. La législation de Dieu, Michalon, 2000.
  • 17  Suivant le commentaire de Rabbi H’aym David Azoulay (Le H’ida).
  • 18  Cf. notre ouvrage, La communication prophétique, t.II : La conscience des prophètes, Fayard, 1993. (...)
  • 19  « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique  », PB Payot, 1971.

11Mais la Loi juive écrite (Thora chebikhtav), mise en œuvre par la loi orale (Michna et Guémara, formant ensemble le Talmud, la Thora chebeâl pê)16, ne se limite pas à ces défenses et empêchements. Elle comporte aussi, et indissociablement, comme y insistent Rabbi Akiva et ben Azzay, un versant positif qui s’exprime par le Grand Principe (Klal gadol) : « ... et tu aimeras ton prochain comme tien » (Lev 19,18), corrélatif de la Création de l’univers par Dieu, principe qu’il faut apprendre à dissocier du narcissisme primaire17Sans reprendre le débat sur une éventuelle éthique de la psychanalyse, et sachant le peu d’illusions que Freud nourrissait dans ce domaine sur l’aptitude de ses contemporains, particulièrement à l’intérieur du mouvement psychanalytique ; n’ignorant pas non plus la dévaluation capitale qu’il infligera au principe lévitique qualifié de credo quia absurdum dans Malaise dans la civilisation, l’on ne saurait toutefois omettre ni dénier l’éthique spontanée, ou naturelle, ou native, pour ne pas dire inconsciente, de Freud dans sa vie civile et dans sa pratique de la cure analytique18. L’on relèvera surtout l’une de ses contradictions à propos de la règle précitée du Lévitique. Dans sa « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », Freud imputera les défections, les scissions, sinon les trahisons qu’il eut à y affronter précisément à un... manque d’amour de ses élèves parricides19et, plus métapsychologiquement, à la pauvreté, manifestée dans ce milieu, de l’Éros qui lie face à Thanatos qui délie. Où l’on voit réapparaître le Moïse de la ligature, et de la liaison, de la liance et de l’Alliance, celui de Michel-Ange, posté dans l’église de Saint-Pierre-aux-liens (Bindung) dont Freud faisait réverbérer le regard dans ses propres yeux, comme s’il cherchait l’on ne sait quelle infusion de force contre l’on ne sait trop quelle confusion, conceptuelle et... autre, née dans le camp adverse.

  • 20  Le concept de culture étant entendu au sens qu’éclaire notamment Clifford Geertz, The interpretati (...)
  • 21  PB Payot, 1965.
  • 22  PUF, 1967.
  • 23  L’inchronisation de tels événements restant problématique et s’effectuant selon des temporalités s (...)

12Il faut approfondir encore le sens de ces homologies afin de rendre compte cette fois du matériau propre de la culture juive20où l’anthropologie et le droit se correspondent, comme dans Freud se correspondent Totem et tabou21et les essais réunis sous le titre La technique psychanalytique22. S’agissant de ce que l’on appellera l’anthropologie des pulsions dans la culture juive, relevons un écart avec l’anthropologie psychanalytique. Dans les deux corpus, un meurtre se situe à l’origine de l’aventure humaine. Pour la psychanalyse, ce meurtre est un parricide. Pour la culture juive, ce meurtre est un fratricide. Il faudrait analyser plus profondément le sens de cet écart — ou de ce déplacement — d’un champ de pensée et d’informations vers l’autre, en raison de ses conséquences sur la structure et le contenu de la Loi qui — de part et d’autre — est vouée à éviter les itérations et les expansions du meurtre originel et générique, quels qu’en fussent — ou furent23— l’auteur et la victime.

  • 24  Cité par le H’ida.

13Cela noté, des constats réciproques s’imposent concernant les dimensions véritablement psychanalytiques de la pensée talmudique et de l’anthropologie qui la « motive ». Confrontons-nous, en premier heu, avec le Midrach concernant le récit de la Genèse : « Et Lamech prit pour lui deux femmes... » (Gn 4, 19 et sq.). L’interprétation midrachique n’évoque-t-elle pas, en termes d’une clarté justement génésiaque, l’instauration de la horde polygame où sévit l’arbitraire révoltant ? « Lamekh (descendant de Caïn) s’adressa à la postérité de Chet (le troisième frère, né après le meurtre d’Abel, et destiné à se subroger à lui) et il voulut acquérir là une femme (icha). Les Chétides refusèrent. Ils ne voulaient pas s’unir matrimonialement aux Caïnides du fait que ceux-ci pratiquaient le meurtre et le pillage et que de ce fait ils étaient voués à l’autodestruction (khalia). Et Lamekh était puissant (guibor) et noble (sar). » Concernant les deux femmes finalement prises contre leur gré, Âda et Tsila, le Midrach poursuit : « L’une était mariée (liée) à un père et l’autre était mariée à un (son ?) fils. Et Lamekh voulut les prendre de force. Le père survint et heurta Lamekh qui en retour le tua. Et le fils tenta de secourir son père et infligea à Lamekh une blessure. Celui-ci le tua à son tour. Et Lamekh s’empara des deux femmes et il s’adressa à elles, du fait qu’il avait tué leurs époux respectifs et qu’elles refusaient de lui témoigner de l’amour (ou de l’affection : h’iba), de le glorifier, et qu’elles cherchaient plutôt à s’enfuir : « Sachez, à votre intention, que je tuerai quiconque vous épouserait comme j’ai tué un homme pour ma meurtrissure et un enfant pour la blessure qu’il m’a faite » (Gn 4, 23). Le Midrach n’en reste pas là. Du fait que Lamekh avait provoqué cette animosité haineuse, il enseigna à ses enfants le fourbissement des épées et le maniement de toutes sortes d’armes... de sorte que fut reconnue son exclusivité conjugale et « que tout le monde se tînt tranquille »24.

14Le Midrach se passe, en l’occurrence, de commentaire à visée anthropologique. S’il corrobore l’essentiel de la conjecture fondamentale de Freud dans Totem et tabou et dans L’Homme Moïse..., il marque néanmoins une légère différence avec elle : en ce temps des origines de l’Humain, les Caïnides n’étaient pas seuls. Ils devaient coexister avec les descendants de Chet dont ce même Midrach laisse comprendre qu’eux, en tout cas, observaient la Loi première — dans l’ordre chronologique et génétique — qui enjoignait l’interdit du meurtre et du viol — tous comportements qualifiés d’idolâtriques, c’est-à-dire permutant les positions du Créateur et de la créature, de la vie et de la mort, sans que cette permutation transgressive, une fois aboutie, ne s’avère réversible

  • 25  Cf. n. 3, p. 191.

15La convergence ainsi décelée se prolonge à présent du domaine archéo-anthropologique dans le domaine clinique et psychopathologique, à propos des rêves et de l’oubli, lequel a constitué le point de départ de notre exploration. On ne reprendra pas, en ce sens, l’analyse comparative systématique entre l’interprétation talmudique et l’interprétation psychanalytique des rêves25. La série des manifestations oniriques attachées à la figure et à la geste de Joseph — qui a également si fortement impressionné Freud — permet de vérifier que le rêve « biblique » se trouve engagé dans une relation véritablement antagonique avec l’oubli sous ces deux modalités corrélatives : l’oubliance par désinvestissement insensible (chekhikha) et la non-souvenance par refoulement (lo-zakhor). Dans certaines occurrences, le rêve réussit malgré tout sa percée par une levée du blocus portant sur le fait diurne contrariant. Il arrive aussi que ce rêve soit à son tour oublié et qu’un autre fait diurne en induise une nouvelle manifestation, témoignant de la persistance et de l’insistance de ses contenus, comme la Bible le relate à propos de Pharaon ou de Nabuchodonosor.

16Des manifestations psychopathologiques de l’oubli quotidien, le récit biblique passe à une assertion de caractère métapsychologique, celle qu’expriment les Proverbes de Salomon : « Acquiers la sagesse, dote-toi de l’intelligence et n’oublie pas... » (Pv 4, 5). À ce niveau de pensée, l’oubli est intégré dans le processus épistémique lui-même, comme l’une des ses phases prévisibles. Par suite, il faut ne pas oublier que l’on est porté à oublier, et organiser l’exercice de la pensée en fonction de cette donnée immédiate du principe de réalité psychique. D’où, là encore, dans la Loi sinaïtique, talmudiquement efficiente, les dispositions destinées à prévenir les intermittences de la mémoire, notamment par l’obligation, en toute argumentation, de citer ses sources et la généalogie de la transmission de tel ou tel enseignement (règle dite : lechem omro). De cette propension à l’oubli, nul n’est exempt, quel que soit son degré présumé d’élévation spirituelle. Elle est même suscitée par l’accomplissement de l’acte liturgique proprement dit, et par le destinataire de celui-ci, comme l’indique, notamment, ce passage du Traité des Serments (Chevouôt, IV) du Talmud de Jérusalem, à propos du service des Pontifes, des Cohanim, au Temple, passage qui confirme cet autre axiome de la métapsychologie talmudique des pulsions : plus élevé est le degré de sagesse, plus probable et plus forte est l’attaque pulsionnelle. À bon entendeur, quiétude interdite !

  • 26  Cf. notre ouvrage, La pensée juive et l’interrogation divine. Exégèse et épistémologie, PUF 1995 (...)
  • 27  Talmud de Jérusalem, traduction en langue française par Moïse Schwab, Maisonneuve & Larose, 1977. (...)
  • 28  Pour en marquer la gradualité.
  • 29  On retrouve là encore le principe de gradualité.

17Ce service ne pouvait s’accomplir qu’en état de tehora, terme que l’on traduit approximativement par « pureté », à condition de préciser que celle-ci présente deux caractéristiques. La tehora implique la distanciation et la déliaison de quoi que ce soit qui a, ou a eu, durant une période déterminée, toujours active, rapport et contact avec la mort ; et cela afin que la conscience accède réellement au degré de la conception et de la conceptualisation vivantes et vivifiantes, en direction de cette « pensée de pensée » par laquelle s’approche la Présence divine26. Autrement le cohen, pour ce qui le concerne, est déclaré en état d’impureté (toum’a) (Lev 21). Celle-ci ne se juge pas en gros et dans le vague. À la lettre, elle s’analyse sur les plans conscient et inconscient : « La connaissance des impuretés est de deux sortes qui se décomposent en quatre. » Indication importante : ne jamais se contenter de la première aperception d’une réalité, ni l’évaluer selon une échelle unique, en abrégé et en raccourci. Le processus de l’impurification doit être reconstitué selon son propre frayage pulsionnel, afin de susciter une réparation adéquate et efficace. Ainsi : « Un cohen devenu impur (au sens précédent) le sait, puis cette impureté échappe à sa pensée mais il sait qu’il mange un objet sacré (dévolu au service de la Maison de sainteté) »27 ou bien il ignore que l’aliment est consacré, mais il sait qu’il est dans un état impur, ou encore il ignorait l’un et l’autre en mangeant l’aliment consacré, ce dont il a eu connaissance ensuite (ou après coup) ; il sera passible du sacrifice (de réparation) ascendant et descendant28. « Si, devenu impur, il le sait, puis cette impureté échappe à sa pensée, mais l’homme se souvient de la consécration de l’objet, ou si l’état de la sainteté lui échappe, mais il se souvient de l’impureté, ou s’il oublie l’un et l’autre, puis entre dans la Maison de sainteté par inadvertance (ou par inconscience) mais après être sorti il se rend compte du fait fautif, il doit un sacrifice (de réparation) proportionnel à ses moyens » (I, l)29.

  • 30  Cf. Michna, traité £avim (Les pollutions pulsionnelles).

18Commenter ce passage demanderait une étude en soi. Pour le rapporter directement à la question posée : Peut-on parler d’une psychanalyse talmudique ? Et, une fois de plus, en récusant tout amalgame, l’on constate que la liturgie décrite n’ignore rien de l’existence d’un inconscient et de ses manifestations — l’on irait presque jusqu’à dire : de ses stratégies. L’inconscient n’est pas brut et aveugle mais intelligent et manœuvrier. Il s’adapte aux normes qui prétendent en être la contre-mesure pour les détourner de leur but et les « retourner » à son bénéfice. Il ne se désiste a priori devant aucun objet, serait-il affecté à un processus de sanctification. Bref, il ne respecte rien ! En retour, le processus de sanctification enté sur le Proverbe précité de Salomon l’anticipe et en intègre les mouvements avec endurance. Lorsque l’inconscient s’est manifesté, par exemple sous la forme de l’oubli, et que la conscience ne s’est pas complètement désistée, qu’elle a opéré après coup, il n’emporte pas disqualification « phobique » du processus sanctificateur mais en appelle à une action compensatrice et réparatrice, autrement dit à un contre-investissement, cette fois consciente. Comme pour les manifestations du pulsionnel dans la vie sociale30, la liturgie sinaïtique ne fait donc pas l’impasse sur l’inconscient. Elle n’en refoule pas les manifestations. Elle en élabore les sources et les traces (a)mnésiques lorsque celles-ci se laissent entrevoir.

  • 31  Cf. notre étude in Freud et Moïse, psychanalyse, Loi juive et pouvoir, Economica, 1997.

19Encore faut-il préciser que tout oubli n’est pas enté sur la pulsion de mort. L’oubli signifie parfois la prise en défaut d’une « conscience » égocentrée et rétentrice. D’où la règle dite de peah (Lev 19, 9) qui fait défense au moissonneur de revenir sur ses pas pour reprendre une gerbe qu’il y a oubliée. Un pareil acte manqué peut procéder non seulement d’un bon sentiment mais même du plus énigmatique de la conscience éthique lorsqu’elle devient, en quelque sorte, l’inconscient de l’inconscient pulsionnel31. D’où cette nouvelle question : face à tant de convergences entre Loi psychanalytique et Loi sinaïtique, n’est-on pas fondé à évoquer une arche métapsychologique qui relierait la métapsychologie freudienne et la métapsychologie talmudique ? Ce qui en a affleuré dans la lettre de Freud à Abraham et dans ce passage du Talmud de Jérusalem ne doit-il pas inciter à un approfondissement des fouilles ?

Vers une transmétapsychologie de l’inconscient ?

20Après ces différents constats, et dans la nécessité de forger des expressions risquant l’hyperbole, l’on est conduit à s’interroger : Freud a-t-il inventé le savoir psychanalytique, au sens générique, ou bien l’a-t-il (re)découvert à son tour, en substance et dans ses nouveaux contextes, quitte à l’avoir dénommé d’un nom personnel ? La question ne porte pas sur le droit de propriété d’une telle découverte, même si le commencement de L’Homme Moïse..., évoquant, on l’a vu, un risque de « dépossession », ferait dangereusement pencher vers une incrimination pour hold-up ! Le débat ainsi est d’une tout autre portée. Naturellement l’inconscient a préexisté à la psychanalyse freudienne et il lui survivrait sans doute mais, à nouveau, de manière ensauvagée. Il s’agit plutôt de se demander si, face à l’inconscient, ce que l’on appellera par commodité de langage : l’esprit, avec son mode opératoire électif, la pensée, n’a pas tendu vers les mêmes modes d’aperception et, précisément, d’analyse. Sinon, et pour user d’une simple comparaison, il faudrait postuler que l’Organon d’Aristote, La logique de Hegel, La théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, ne concernent pas le même esprit humain, et la Traumdeutung non plus. Parler de redécouverte à propos de la psychanalyse ne la relativise ni ne la diminue en rien. Il s’agit, au contraire, de souligner à la fois l’extraordinaire longue durée dans laquelle s’inscrit la question de l’inconscient — si longue en effet qu’il faut y intégrer l’axiome selon lequel « l’inconscient ne connaît pas le temps » — et la non moins extraordinaire patience et passion humaine requise pour en déceler les énigmes — d’où le premier chapitre « historique » de la Traumdeutung. Ces remarques, de caractère indissociablement épistémologique et diplomatique, sont faites par Freud en personne, tel qu’il s’exprime à présent dans le troisième essai, métapsychologique à sa manière, de L’Homme Moïse... Car, là encore, il faut relever à ce propos une véritable constante — que l’on pourrait éthiquement requalifier en fidélité — dans l’attitude, autrement déconcertante, de Freud.

  • 32  L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, « Idées  », 1986, p. 190.

21L’on se souvient de ses déclarations, sans équivoque, à l’Association Bnai Brith sur son « identité intérieure » (innere Identitât) et les échelles de sa « construction psychique » (seelische Konstruktion) allant au-delà du niveau métapsychologique entendu au sens « professionnel ». Elles sont confirmées par ce qu’il écrit cette fois dans ce troisième essai sur la topique psychique : « Il est exact que tout refoulé est inconscient mais il n’est plus exact de dire que tout ce qui appartient au moi est conscient. Nous nous rendons compte que la conscience est une qualité fugitive (...), que le moi est essentiellement préconscient (virtuellement conscient) mais que des parties du moi sont inconscientes. »32 La configuration du psychisme humain établie dans les années 1930 n’est pas close. Elle demeure ouverte à toute investigation psychanalytiquement vérifiable. Car la découverte freudienne n’est pas le pont de la rivière Kwaï. Et Freud poursuit son investigation.

  • 33  La même question se pose à propos de l’autre essai de Freud, « Au-delà du principe de plaisir...   (...)

22Ce que l’on désigne par le terme de « moi » l’est, avant tout, à titre individuel, au degré de cette focalisation égoïque, sachant néanmoins que « le ça est plus ancien que le moi, que celui-ci s’est développé à partir de lui comme une écorce sous l’influence du monde externe ». Laissant de côté la question portant sur l’origine et la localisation de ce monde externe, source d’impulsions vitales, contre-mortelles33 l’on prendra surtout acte de l’avertissement subséquent et conséquent livré par Freud, dans la suite de cette investigation : « Ce que cette représentation comporte de peu satisfaisant, et ce que je ressens aussi nettement que tout autre, provient de notre ignorance complète de la nature dynamique des processus psychiques. »

23Cette ignorance-là ne doit pas être ressentie comme un aveu d’impuissance mais plutôt comme une invitation à d’autres recherches. Freud s’y avance, à propos de la métapsychologie inhérente à sa propre exploration dans L’Homme Moïse..., avec cette véritable proclamation programmatique : « Dans la vie psychique de l’individu, ce ne sont probablement pas seulement des contenus vécus par l’individu lui-même mais aussi des contenus innés, des éléments de provenance phylogénétique, un héritage archaïque. Les questions qui se posent sont alors celles-ci : En quoi consiste cet héritage ? Que contient-il ? Quelles sont les preuves de son existence ? » En somme, Freud n’invite pas seulement à un développement de la métapsychologie freudienne, au sens de l’allégeance partisane et solipsiste, ce qui eût été scientifiquement débilitant, mais à une anamnèse du savoir relatif à l’inconscient tel que la psychanalyse, pour son immense part, est en train de le mettre au jour et à jour. Au regard de Freud, face à Moïse, constitution psychique et généalogie sont devenues indissociables. L’héritage archaïque en appelle à une archéologie de l’héritage. Pourquoi parler alors d’anamnèse et non pas simplement d’histoire, ou de généalogie, et même finalement d’archéologie ? Parce que l’anamnèse a directement maille à partir avec l’inconscient, tout comme les cohanim quand ils officiaient à l’intérieur de la Maison de sainteté, et sans doute en raison directe de cet office-là. Freud le confirme une fois de plus, en nous reportant à l’oubli du nom de Signorelli : « Ledit héritage archaïque inclut les différences entre individus de l’espèce humaine, lesquels représentent ce que l’on considère chez l’individu comme facteur constitutionnel. » Si l’on doit relever que dans le texte de Freud les mots « archaïque » et « constitutionnel » sont tous deux en italique, c’est pour marquer à la fois leur importance mais aussi leur liaison, leur transversalité. L’archaïque, comme son nom ne l’indique pas, n’est certainement ni dévitalisé ni obsolète, relégué dans un passé sans incidence actuelle. Freud précise : « Il s’agit d’un savoir originaire que l’adulte a ensuite oublié. » L’oubli n’est pas dissolutif. Il comporte, ainsi que l’établit la double vérification, psychanalytique et talmudique, sa dynamique propre. Ce savoir originaire, oublié mais rémanent, l’on dirait polyartésien, porte notamment sur la symbolique des rêves, symbolique que Freud qualifie par ailleurs de transcendante et d’ubiquitaire. Sitôt que l’oubli la concernant est levé, avec ces concomitantes censures, Freud le conjecture sans désemparer : « L’ampleur aussi bien que l’importance de l’héritage archaïque se trouveraient accrues de manière sensible. » Un héritage qui s’accroît ne doit donc pas s’entendre de manière banale. La question de l’ « héritage juif », en voie d’accroissement, de Freud, serait matière à controverses. Décréter que Freud est un Juif athée, comme si cet athéisme-là devait conférer ses véritables titres de noblesse scientifique à la psychanalyse et liquider les vues précédentes sur les relations entre archéologie de l’inconscient et constitution psychique méta-individuelle, serait trivial. L’athéisme est une position idéologique. L’idéologie se ramène souvent à la rationalisation argumentative qui asservit l’intelligence à des fins qui ne sont pas dignes d’elle. Reste la constitution et l’anamnèse envisagées selon leur amplitude réelle. D’où notre insistance sur la structure ternaire de L’Homme Moïse..., correspondant à la topique également ternaire : inconscient, préconscient, conscient, savamment élaborée par Freud. Sachant que la langue hébraïque se lit de droite à gauche, il faut se demander, par suite, dans quelle direction « lire » cette topique et comment y coordonner les trois essais séquences, réunis sous un unique titre, comme s’ils balisaient un véritable itinéraire, une véritable élaboration psychique dont l’homme-Freud (ha ich Freud, dirait-on en hébreu, avec cette étrange consonance du Ich, du Je, en langue allemande, et du ich, de l’individu-humain, que nomme la langue hébraïque) n’eût été que le révélateur :

Lecture

Lecture

hébraïque

courante

inconscient

lrc partie : Moïse, un Egyptien (tentative de dépossession)

conscient

préconscient

2e partie : Moïse fut un Égyptien (mise en question)

préconscient

conscient

3e partie : Moïse, son peuple et la religion monothéiste (restitution)

inconscient

24Il est sans doute une autre manière d’aborder la question du judaïsme inconscient de Freud, au sens de l’oubli d’un savoir originaire, pour reprendre la propre terminologie freudienne. Le Midrach atteste que l’existence d’un tel savoir est plausible. On en retiendra pour conclure, sans rien clore, deux exemples particulièrement intenses.

  • 34  Cf. notre ouvrage, La communication prophétique, op. cit., p. 415. inconscient

25D’abord, la fameuse dédicace de Jacob Freud sur la Bible, le Tanakh, offert (transmis ?) par lui à son fils. Cette dédicace est littéralement de facture maimonidienne. Elle appelle sur le fils chéri rien de moins que l’esprit prophétique, mais selon la conception hébraïque de la prophétie, de la nevoua, qui implique la préservation de la conscience vigile et n’entraîne aucune dépossession mentale ni nulle dislocation psychique34. Freud a-t-il refoulé ce texte qui relevait cependant des sources « externes » de sa perception psychique ? L’ombre du père risquait-elle de recouvrir la silhouette du fils en marche ? Le rêve dit de « l’injection à Irma » se place, lui, sur un tout autre plan puisque y apparaît, pour le coup, de manière saillante dit Freud, en relief endoscopique et intéroceptif, la structure de la trimé-thylamine, structure véritablement homothétique à celle de l’arborescence de la Création selon l’épistémologie kabbalique. Une telle homothétie pose de manière directe, inéluctable, la question « phylogénétique » de l’héritage sinaïtique de Freud, fils de Jacob Freud. Peut-on être fils sans devenir héritier ? On ne s’en tire pas en tuant le père, puisque dans ce cas son ombre indélébile s’inscrit dans un héritage forclos mais sans recours possible à aucun notaire.

  • 35  Talmud de Babylone, traité Meguilla.

26En conclusion de cette étude qui a commencé par la psychopathologie de l’oubli, on prendra garde d’oublier dans quelles conditions Freud fut contraint de quitter Vienne : à la suite des ultimes menaces de la Gestapo, de la police du Reich qui avait entrepris d’exterminer et d’anéantir le peuple juif in globo, croyants et incroyants, observant et athées. Pour Hitler, il ne faisait aucun doute que la psychanalyse ne fût une « juiverie », appelant en tant que telle l’annihilation. L’esprit humain reste encore béant face à une telle... liaison, et à ses conséquences. Néanmoins, il arrive que vos ennemis vous en apprennent plus long sur vous-mêmes que des années d’introspection. Il est vrai que ce dernier exercice didactique fait également se révéler, sous la pellicule de la civilisation et le vermis écaillé de la Kultur, la sauvagerie persistante et rémanente, inélaborée, que Freud imputera à des « barbares mal baptisés ». La Tradition juive a conscience de ces longues durées exterminatrices, de ces acharnements génocidaires itératifs à l’encontre du peuple sinaïtique35. Pour la seule raison qu’il avait accepté une Loi, la Thora, limitant les prétentions à la toute-puissance et enjoignant le renoncement aux satisfactions pulsionnelles, fugaces autant que dissipatives, qui font défection à la fonction réellement constituante de la conscience humaine pour assurer la pérennité de l’Etre. C’est au moment où il fut expulsé de Vienne, au risque de sa vie vieillie par l’âge et son cancer de la bouche mais perpétuellement rejouvencée par les nouveaux paysages apparus du savoir originaire, que Freud prit pleinement conscience, à sa façon, de ces mêmes longues durées. Face à Hitler, il n’aura pu tenir jusqu’au bout le rôle d’Akhnenaton-Moïse face aux prêtres de Amon, ressuscités dans des clergés et partis plus contemporains, dotés, eux, d’un « héritage » psychique d’une tout autre nature. C’est sans doute pourquoi, après avoir tenté de démettre Moïse, Freud l’a finalement remis à son poste, espérant secrètement qu’il ne maîtriserait plus son juste courroux. Car, en voyant de sa voiture de rescapé s’éloigner inexorablement le 19 Berggasse, Freud était convaincu que la « canaille », cette fois, était vraiment allée trop loin.

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Notes

1  Le Monde, 12 mars 2000. La présente contribution s’inscrit dans une recherche continue sur les relations entre psychanalyse, sciences humaines et anthropologie biblique. On en trouvera ci-dessous quelques jalons bibliographiques.

2  Cf. le commentaire du Maharal de Prague dans Derekh Hah’aym (La voie du vivant), 1977.

3  Correspondance, Gallimard, 1967, p. 430.

4  In Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, « Idées », 1971, p. 59.

5  GW, XVII, p. 52.

6  Étymologiquement, le préfixe grec meta se rapporte non pas à l’idée d’un dépassement mais au fait de se trouver « parmi  », dans une position de médiation assignée à une fonction de réunion et de lien. Ces deux conjectures ne s’excluent pas. On doit noter qu’en hébreu la racine mta se rapporte à une transmission de l’énergie créatrice du haut vers le bas, ces deux positions se trouvant alors corrélées. Cette conjecture n’exclut pas non plus les précédentes. Elle entre même en résonance avec elles.

7  On notera que ce concept est bien singulier. Il est sans doute le seul, dans toute l’histoire des découvertes scientifiques, à ne pouvoir se rapporter qu’à un seul individu.

8  Psychopathologie de la vie quotidienne, PB Payot, 1968.

9  Sur le mécanisme psychique de l’oubliance, in Sigmund Freud, OC III, PUF, 1989, p. 243.

10  L’Apocalypse en 1500 : la fresque de l’Antéchrist à la chapelle Saint-Brice d’Orvieto, in Fables, figures, formes, t. 1, 1978, p. 181.

11  Linda Donn, Freud et Jung. De l’amitié à la rupture, PUF, 1995.

12  Cf. notre ouvrage, La sortie d’Egypte, l’invention de la liberté, Fayard, 1986.

13  Le Moïse de Michel-Ange, in Essais de psychanalyse appliquée, op. cit., p. 9.

14  Correspondance, 1907-1926, Gallimard, 1969, p. 44.

15  Comme ne cesse d’y insister Pierre Legendre, notamment dans ses Leçons, Fayard.

16  Cf. notre ouvrage, La Thora. La législation de Dieu, Michalon, 2000.

17  Suivant le commentaire de Rabbi H’aym David Azoulay (Le H’ida).

18  Cf. notre ouvrage, La communication prophétique, t.II : La conscience des prophètes, Fayard, 1993. p. 382.

19  « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique  », PB Payot, 1971.

20  Le concept de culture étant entendu au sens qu’éclaire notamment Clifford Geertz, The interpretation of cultures, Fontana Press, 1993.

21  PB Payot, 1965.

22  PUF, 1967.

23  L’inchronisation de tels événements restant problématique et s’effectuant selon des temporalités sur lesquelles la pensée consciente n’a pas facilement prise.

24  Cité par le H’ida.

25  Cf. n. 3, p. 191.

26  Cf. notre ouvrage, La pensée juive et l’interrogation divine. Exégèse et épistémologie, PUF 1995

27  Talmud de Jérusalem, traduction en langue française par Moïse Schwab, Maisonneuve & Larose, 1977.

28  Pour en marquer la gradualité.

29  On retrouve là encore le principe de gradualité.

30  Cf. Michna, traité £avim (Les pollutions pulsionnelles).

31  Cf. notre étude in Freud et Moïse, psychanalyse, Loi juive et pouvoir, Economica, 1997.

32  L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, « Idées  », 1986, p. 190.

33  La même question se pose à propos de l’autre essai de Freud, « Au-delà du principe de plaisir...  ».

34  Cf. notre ouvrage, La communication prophétique, op. cit., p. 415. inconscient

35  Talmud de Babylone, traité Meguilla.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Raphaël Draï, « Loi sinaïtique et loi psychanalytique », Revue germanique internationale [En ligne], 14 | 2000, mis en ligne le 30 août 2011, consulté le 30 mai 2013. URL : http://rgi.revues.org/818

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Auteur

Raphaël Draï

Professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d’Aix- Marseille

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